Une question qui agite les historiens de la gastronomie est celle de sa naissance. Les uns remontent aux premiers traités culinaires : enfin, non pas aux quelques ouvrages latins ni au Viandier de Guillaume Tirel au XIIIe siècle, mais à cette vague de publications de la fin du XVIIe jusqu’à la Révolution qui voit se multiplier et se diffuser plus de deux cents manuels1. D’autres évoquent plutôt la naissance des premiers restaurants parisiens ; mais lequel choisir : celui de Lamy, au Palais Royal, fondé en 1770, celui de Boulanger en 1765, ou plutôt La Grande Taverne de Londres de Beauvilliers, en 17822 ? Pascal Ory, pour sa part, postule que « la gastronomie est née en France, à la fin du XVIIIe siècle, ou plus exactement, à l’extrême début du XIXe siècle […] de l’œuvre de Balthasar Laurent Grimod de La Reynière »3. Cette datation quelque peu fluctuante est problématique : s’agit-il du début d’un type d’établissement différent des aubergistes et des traiteurs ? d’une démocratisation progressive des arts culinaires jusqu’alors réservés à l’aristocratie ? La naissance d’un discours critique permettant au public de choisir ? La notion de démocratisation, à l’heure où les grandes tables demeurent financièrement peu accessibles au plus grand nombre, ne semble plus guère pertinente. La naissance des restaurants constitue au plus un tournant sociologique et historique qui va permettre aux critiques gastronomiques de développer une analyse qui, à l’instar de l’Almanach des gourmands (1803), fondera aussi un rapport économique entre clients et prestataires de services.
Selon cette dernière conception – tout à fait pertinente – d’une solidarité entre l’art du cuisinier et celui du critique culinaire, ce sont les auteurs, tels Grimod de La Reynière, Cadet de Gassicourt et Brillat-Savarin qui créent « la science gastronomique », expression autrement plus délicate que « la science de la gueule », selon la définition de Montaigne, mais qui valait bien la « gastrologie » selon l’expression de La Mothe Le Vayer. Ces appellations, bien qu’elles n’aient guère fait date, signalent déjà une préexistence du débat ou du discours sur l’art culinaire, bien avant l’invention du mot « gastronomie » par Joseph de Berchoux en 1801. L’apparition du mot sous la plume du poète – et sa fortune dans le lexique français – couronne en fait un siècle et demi de débats autour de la cuisine et des arts de la table français. Les ouvrages de Grimod de La Reynière, comme ceux de Brillat-Savarin, sont certes datés du début du XIXe siècle, mais ils sont aussi les produits d’une pensée d’hommes du XVIIIe siècle, tributaires de dix lustres de Lumières et d’anti-Lumières4. D’ailleurs, Pascal Ory le rappelle :
Ce n’est pas un hasard si les deux premiers législateurs en la matière, Grimod de La Reynière et Cadet de Gassicourt, adoptent explicitement la même démarche : celle de détenteur du savoir culinaire ancien, chargé d’initier les parvenus à des plaisirs longtemps réservés5.
La réalité sociologique des restaurants est donc bien relativement neuve, mais le savoir gastronomique des autorités – au sens propre, auctoritates – s’est construit sur au moins un siècle et demi de réflexions dont ils sont les héritiers. Leur rôle est celui de passeurs.
Cette ambiguïté de la naissance se retrouve ainsi dans la conception actuelle de la gastronomie, notamment de la gastronomie française, difficilement définissable : est-elle cet ensemble de techniques qui s’inculquent, se pratiquent et se transmettent, ou bien un art fondé sur la création et l’innovation constantes ? S’emblématise-t-elle davantage dans la traditionnelle blanquette de veau (créée en 1734 mais toujours proposée par les restaurants « typiques » pour touristes), ou dans les inventions d’un Gagnaire ou d’un Ducasse ? Les débats qui présidèrent au classement de la gastronomie française au patrimoine immatériel de l’humanité, l’échec des spécialistes à définir cette notion pour lui préférer « le repas gastronomique des Français » l’année suivante6, m’ont amené à postuler ailleurs7 que la gastronomie, concept très français, ne pouvait naître que des débats toujours plus animés du long 18e siècle, et que le mot de Berchoux finissait par synthétiser avec toutes leurs contradictions.
Aussi aurait-on pu légitimement s’attendre à ce que le poème de Berchoux rendît hommage à l’œuvre de réhabilitation des philosophes, aux travaux des savants du siècle des Lumières. Or, cet auteur ne cesse de critiquer cette période et fonde son discours sur un retour à l’Antique. Toutefois, je n’en postule pas moins que sa poétique est nourrie des discours du siècle qui vient de s’achever, mais que cet héritage se manifeste à travers une lecture des Lumières très sélective, dans une œuvre, La gastronomie ou L'homme des champs à table, qui se donne explicitement pour une parodie de L’homme des champs, ou les Géorgiques françaises de Jacques Delille.
La première partie résumera succinctement la thèse selon laquelle la gastronomie est davantage un concept, finalement assez abstrait, qui résume des débats en contradiction qui ne pouvaient naître que dans la France des Lumières, puis j’aborderai le texte de Berchoux de façon dialectique : sur son opposition affichée aux Lumières, et puis dans la troisième partie, sur ce qu’il doit à la pensée du XVIIIe siècle afin de montrer combien sa lecture sélective tend bien vers une entreprise de (re-)fondation.
L’idée avant le mot
De 1650 à la Révolution, les manuels culinaires se propagent dans toute la France, notamment par le biais de la bibliothèque bleue, littérature de colportage qui diffuse l’idéal de raffinement parisien dans les provinces. La question passionne et entraîne nombre de débats. Pour les auteurs, il s’agit alors de prendre cet engouement en considération, témoin la préface du Manuel des officiers de bouche (1759) qui débute ainsi : « Quoi ! dira-t-on peut-être, encore un ouvrage sur la cuisine ? Depuis quelques années le public est inondé d'un déluge d'écrits en ce genre »8. Au-delà du traité pratique, le manuel défend la conception de la cuisine de son auteur et il ennoblit ainsi l’art de la bouche en lui conférant une portée plus philosophique : esthétique, morale ou politique, le plus souvent. Tous ces débats, déjà amplement étudiés, sont en effet à resituer dans une vision plus globale du XVIIIe siècle. A l’instar des débats sur les arts et métiers, sur les sciences et sur la littérature, désormais encadrés par des autorités institutionnelles telles que les diverses académies, notamment, la cuisine française devient l’objet d’une construction discursive qui vise à son institutionnalisation dans un esprit qui relève d’une forme de classicisme. Le XVIIIe siècle relève en effet de ce que l’on nomme parfois le grand âge classique. C’est la période à laquelle se théorise le siècle de Louis XIV, où se figent certains des grands modèles artistiques9 jusqu’à la révolution romantique. Il s’agit de prolonger – avec plus ou moins de succès – l’apogée d’une ère moderne en établissant comme principe l’adéquation du goût avec la perfection d’une civilisation reposant sur une fixation idéologique, politique et esthétique.
Les préfaces deviennent un passage obligé, de plus en plus important10 où se cristallisent parfois des querelles d’écoles. Souvent les auteurs en délèguent la rédaction à d’autres écrivains plus expérimentés. C’est le cas de Marin confiant sa préface des Dons de Comus (1739) aux jésuites Brumoy et Bougeant, ou de Menon laissant celle de La Science du Maître d’hôtel cuisinier (1749) au janséniste Foncemagne. Celui-ci l’intitule « Dissertation préliminaire sur la cuisine moderne », conférant à l’instar de ses prédécesseurs une dimension philosophique à la défense de l’art culinaire. Dimension nécessaire puisque deux préoccupations reviennent avec insistance dans ces textes liminaires : la question du goût – du bon goût – et celle de la gourmandise. Les deux questions sont intimement mêlées, notamment dans les écrits des moralistes du siècle précédent11. La gourmandise est à la fois une entorse aux mœurs mesurées de l’honnête homme12 et un péché. Mais le dix-huitième siècle est aussi celui du raffinement et du luxe à la française, dont l’hégémonie européenne conquise sous Louis XIV est perpétuée dans les cercles mondains sous la Régence et jusqu’à la Révolution. Il s’agit alors d’être friand, selon le mot de l’époque – gourmet dirait-on de nos jours13. Cette réhabilitation de la gourmandise s’inscrit dans une philosophie du progrès – celle du Mondain de Voltaire – dans une vision de l’homme placé au centre du spectacle de la nature pour en jouir – celle de l’article « Encyclopédie » de Diderot. Il s’oppose à une conception chrétienne faite d’ascèse et de mortification, mais aussi aux progrès de la science médicale sur la question de la digestion.
Le domaine de l’alimentaire et celui de la science sont intimement liés depuis l’antiquité : ce n’est évidemment pas une nouveauté du siècle des Lumières. Mais cette période, marquée par la naissance de la science moderne, a connu une forte contamination de l’ensemble des savoirs par l’approche scientifique14. Le discours culinaire prend donc progressivement une autre dimension tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles. Et les préoccupations savantes autour de l’alimentation peuvent être classées en deux principales catégories15 : celles qui relèvent de la chimie et de la médecine ; celles qui ressortissent à des considérations socio-économiques, les deux domaines se rejoignant régulièrement.
Dans les années 1740, une polémique naît : elle oppose les tenants de la « nouvelle cuisine » fondée sur une approche quasi-scientifique, qui cherche la « quintessence » du goût, aux partisans d’une cuisine plus traditionnelle, refusant cette « chymie » des aliments. De part et d’autre, les recettes finalement se ressemblent et chacun prétend prôner l’authenticité de la recette, la mise en valeur de l’aliment et de son goût spécifique. Le débat participe à fonder la gastronomie comme lieu de réflexion mais aussi de revendication et ce, du moins en France, pour longtemps. Béatrice Fink l’a baptisée avec humour « la querelle des bouffes ». Cependant, l’expression qui l’inspire fait référence à la querelle des bouffons qui opposera partisans de musique française et partisans de musique italienne quinze ans plus tard ; et ce serait plutôt dans la lignée de la querelle des Anciens et des Modernes qui clôt le XVIIe et ouvre le XVIIIe siècle, qu’il conviendrait de situer cette controverse. Il s’agit en effet, une fois de plus, de définir le bon goût, relativement aux questions de modernité et d’évolution, par rapport à une tradition et une identité françaises16. Et la politisation du discours sur la gastronomie naissante, la posant en véritable patrimoine national est sans doute un élément capital dans le processus d’artification du culinaire à la française.
Nombre d’argumentations sont en effet fondées sur les notions de « mœurs des nations » ou de « génie français », inspirées en cela de la théorie des climats de Montesquieu, reprise par l’abbé du Bos et qui connaîtra une véritable fortune avec Madame de Staël au tournant du siècle pour fonder le Romantisme naissant. Il est intéressant de noter que Montesquieu est à la fois créateur de cette théorie et théoricien de la notion de goût dans divers ouvrages et articles17. Le relativisme des Lumières permettant de mettre en valeur la diversité des mœurs et des cultures est rapidement asservi à une démonstration de l’excellence française, de son hégémonie dans tous les domaines, et donc dans celui de l’art culinaire. Là, se cristallise aussi la confrontation entre les deux nations rivales que sont la France et l’Angleterre18. La défense du terroir français – à l’instar de celle de la langue française19 – devient alors cause nationale20.
L’idée de gastronomie française qui se construit au XVIIIe siècle naît à la fois d’une volonté de théoriser ce domaine du savoir afin de lui conférer ses lettres de noblesse, et de la production de tout un imaginaire qui déborde les écrits des professionnels pour envahir la littérature et les arts. Car plus qu’une réelle définition, le discours « pré-gastronomique » des Lumières s’avère surtout un débat dans lequel se répondent diverses conceptions : au conflit opposant les adversaires des plaisirs de la bonne chère aux défenseurs des arts de la table, se superpose une série de querelles qui alimentent cet art qui naît autant de la pratique des chefs que de la « littérature » (au sens large) qui s’en empare ou qui en est saisie. De ce fait, lorsque le mot de gastronomie apparaît, « l’art de régler l’estomac » est déjà l’art de régaler le goût et les autres sens : un mot qui concrétise dans ses signifiés tous les discours contradictoires des Lumières. Paradoxe d’une activité à mi-chemin entre l’art et la science, c’est dans cette oscillation qu’elle se pose en patrimoine immatériel, dépassant déjà le simple cadre d’une liste de recettes préétablies ou de quelques techniques. Et c’est cet esprit si particulier, qui caractérise bien les Lumières françaises, qui fait sa spécificité : un art – dans tous les sens du terme – perpétuellement moderne mais qui s’institue dès sa naissance en forme aboutie, en un classicisme. La gastronomie française n’est donc pas qu’un art de la table, mais le lieu d’un discours ou plutôt d’un débat qui la fonde et la renouvelle perpétuellement.
Tristes Lumières
Le poème de Berchoux ne se défend qu’en note de vouloir « attaquer » l’abbé Delille, dont il adopte certaines caractéristiques poétiques, au-delà d’une composition en alexandrins répartis en 4 chants : il partage avec son hypotexte un même goût pour l’épithète homérique, la référence aux Anciens, selon une même esthétique néo-classique, quoiqu’elle soit ici gazée par la parodie et donc la gaieté du poète. Mais, justement, cette gaieté alimentée par les jouissances excessives chantées à chaque page, le distingue de l’épigone de Virgile, dont il se différencie en ouverture en en clôture du premier chant :
Je ne suis point jaloux du poète lyrique
Qui semble se nourrir de fleurs de rhétorique ;
Qui, plein de son sujet, sans en être moins creux,
Parle souvent à jeun le langage des Dieux.
Qu’un rival de Virgile amoureux des campagnes,
Fasse à l’Homme des Champs aplanir des montagnes,
Et l’instruise dans l'art de jouer aux échecs :
Pour moi de tels sujets sont arides et secs.
Je me suis emparé d'une heureuse matière :
Je chante l’homme à table et dirai la manière
D’embellir un repas ; je dirai le secret
D’augmenter les plaisirs d'un aimable banquet,
D’y fixer l'amitié, de s’y plaire sans cesse21.
L’attaque est violente et porte à la fois sur la forme et sur le fond. Dans la lignée de Jean-Jacques Rousseau, Delille écrit sur les plaisirs et les travaux des champs, ce qui ne peut convenir à un aristocrate anti-Lumières tel que Joseph de Berchoux. Car, Rousseau incarne pour lui ces plaisirs simples et frugaux chantés dans La Nouvelle Héloïse (1761). Il y prêche une économie des plaisirs et l’illustre à travers les repas servis par Julie dans la petite utopie de Clarens. La fête des vendanges est ainsi l’occasion de renouer avec l’imaginaire de la pastorale dans une cadre réaliste qui fleure la bonne santé :
On dîne avec les paysans et à leur heure, aussi bien qu’on travaille avec eux. On mange avec appétit leur soupe un peu grossière, mais bonne, saine, et chargée d'excellents légumes. […] Le souper est servi sur deux longues tables. Le luxe et l'appareil des festins n'y sont pas, mais l'abondance et la joie y sont22.
Voilà tout ce que dit détester Berchoux et contre quoi il ne cesse de s’insurger au long de ses quatre chants23. Le premier conseil qu’il donne, dans son poème didactique, consiste à avoir un château « dans l’Auvergne ou la Bresse ; Ou plutôt près de Lyon »24, ensuite de se doter d’un bon cuisinier qui sache diriger toute l’équipe des nombreux commis et serveurs. Les listes d’aliments qui s’accumulent dans chaque chant et les énumérations de vins luxueux n’ont rien de la frugalité rousseauiste. Et cette abondance semble même s’exhiber selon un principe d’antithèse provocatrice avec le philosophe et Delille. Un autre conseil se répète, celui d’éviter, voire de chasser tout empêcheur de déguster en rond : tout fâcheux25, les bourgeois aux discours ennuyeux et, par-dessus tout, les valétudinaires toujours à la diète, et donc tout discours médical :
N’associez jamais aux plaisirs d’un banquet
Ces êtres délicats et valétudinaires,
Qui, du dieu d’Épidaure esclaves volontaires,
Sont toujours à la diète, et toujours trop prudents,
N’osent pas se livrer à des goûts innocents.
Le bien de leur santé les occupe sans cesse ;
Ils calculent l’effet des mets qu’on leur adresse.
Ce gibier est trop lourd, et cet autre malsain ;
Telle chose convient, ou nuit au corps humain
Ils savent, sur ce point, s'appuyer de sophismes,
Et du docteur de Cos citer les aphorismes.
En se privant de tout, ils pensent se guérir,
Et se donnent la mort par la peur de mourir. (p. 36)
Vade retro Hippocras, le docteur de Cos et autres tristes Tronchin. De la science, Berchoux ne retient que l’Histoire – et encore, celle de l’Antiquité principalement26 – et quelques notions d’Histoire naturelle :
Admirez la nature, habile, ingénieuse,
À varier ses dons, d'une main généreuse ;
Qui, du nord au midi, prodiguant ses trésors,
Nourrit des végétaux, organise des corps
Que l’homme fait servir au soutien de sa vie.
De ces êtres nombreux connaissez la patrie.
Sachez tout ce qui peut nous servir d'aliment.
Soyez naturaliste en ce point seulement.
Fuyez la botanique et sa nomenclature.
N’allez pas dans vos champs, épluchant la verdure,
Sur une herbe inutile exercer votre esprit,
Vous transir dans un pré pour faire l’érudit,
Feuilleter Tournefort, Adanson ou Linné,
Et sur un Aconit pâlir une journée. (p. 46)
Ce savoir est sélectif27, parodiquement certes, mais nettement contre la pratique de l’herboristerie, d’un Rousseau s’extasiant lui aussi sur le lacerpitium rencontré au pied de la montagne du Justicier Clerc28. Il renoue avec un spectacle de la nature, à la façon de l’abbé Pluche ou des frères Clerc, plaçant l’homme au centre d’un monde créé pour lui, selon un finalisme outrancier à l’image de ces derniers qui pensaient le nez destiné à porter des lunettes.
Un reproche envers les Lumières revient à plusieurs reprises dans La Gastronomie, celui d’avoir entraîné malheurs et mélancolie. Réactionnaire, Berchoux demande que soit évitée la politique comme sujet de conversation à table, et ce jusqu’au toast :
De porter des toasts, suivez l’usage antique ;
Mais vous ne direz pas d’un ton démagogique :
Puissent tous les mortels, mûrs pour la liberté,
Vivre dans les liens de la fraternité !
Puissent dans tous les lieux que le soleil éclaire,
Les principes bientôt répandre leur lumière. (p. 59)
Mais, peu après, il suggère, qu’au dessert, on se moque des apports du siècle des Lumières :
Vous pouvez cependant, libre de leurs fureurs,
Parler de votre siècle, et rire de ses mœurs.
« Que vous semble, messieurs, du siècle des lumières ?
Je pense en vérité que nous n’y voyons guère ».
Je préfère le temps où l'on ne voyait rien…
[…]
– Messieurs, avez-vous lu la nouvelle brochure ?
Que de biens sont promis à la race future !
Une femme nous dit et nous prouve en effet,
Qu’avant quelques mille ans l'homme sera parfait ;
Qu’il devra cet état à la mélancolie.
On sait que la tristesse annonce le génie…
– Nous avons déjà fait des progrès étonnants.
Que de tristes écrits, que de tristes romans !
Des plus noires horreurs nous sommes idolâtres,
Et la mélancolie a gagné nos théâtres. (p. 60)
Les pointes faciles de la conversation mondaine glissent vers l’attaque ad hominem ou feminam : l’on comprend, en cette fin du chant IV, que les attaques précédentes contre la mélancolie visaient Germaine de Staël, héritière des Lumières qui avait notamment publié en 1788 Lettres sur les ouvrages et le caractère de J.-J. Rousseau. Cette remarque s’inscrit dans une vision historiciste, à laquelle la gaieté tout aristocratique, la légèreté jouisseuse de Berchoux constitue une réponse, voire une tentative de dévier la ligne dite progressiste de l’Histoire.
Table rase, table garnie : une fondation entre rupture et héritage voilé
Aussi le recours au style néo-classique n’est-il pas un simple choix esthétique, mais il participe bien d’une démarche idéologique. En ces temps postrévolutionnaires – le texte compte quelques allusions à la période et notamment à la Terreur –, il convient de refonder une Histoire de la sociabilité qui fasse table rase de ces tristes Lumières en revenant aux origines de la civilisation : à l’Antiquité. Le chant premier offre « un abrégé de la cuisine des Anciens », reprenant implicitement le topos de l’âge d’or, un comble pour cet ironiste qui débuta sa carrière sur ce vers : « Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ? »29
Ce retour aux origines évite néanmoins « ces siècles obscurs trop voisins du chaos », le temps des bergers trop rustres de Théocrite qui inspirèrent Rousseau et Delille. S’il remonte à Homère, c’est pour critiquer cette époque de frugalité, tout en évoquant les conséquents appétits des héros de L’Iliade et de L’Odyssée (p. 14). Il retrace ensuite une histoire des premiers progrès de l’art culinaire, en passant par l’influence des Perses, non sans se moquer du brouet spartiate, et, tel un Condorcet gastronome, fait débuter la civilisation à Athènes :
Athènes, si long-tems de la gloire amoureuse,
Fit fleurir tous les arts dans son enceinte heureuse.
On n’y négligea point le talent séducteur
De compliquer un met pour le rendre meilleur.
Des hommes précieux, doués d’un vrai génie,
Surent à la cuisine appliquer la chimie. (p. 16)
Le dernier terme n’est pas sans évoquer la querelle des bouffes30. Si la suite du texte démontre une préférence pour une cuisine « authentique », l’expression est à entendre comme l’amorce de l’éloge de l’art du cuisinier qui va suivre. Sur ce point, les Anciens de Berchoux s’opposent aux préconisations diététiques d’une partie des Lumières, celles que l’on lit dans L’Encyclopédie où Jaucourt, traite certes le « goût » comme « le plus essentiel des cinq sens »31, mais définit la « gourmandise » comme « un amour raffiné et désordonné de la bonne chère »32. Jaucourt se montre encore plus sévère à l’article « Cuisine » où il note :
Ainsi la cuisine simple dans les premiers âges du monde, devenue plus composée et plus raffinée de siècle en siècle, tantôt dans un lieu, tantôt dans l’autre, est actuellement une étude, une science des plus pénibles, sur laquelle nous voyons paraître sans cesse de nouveaux traités sous les noms de Cuisinier français, Cuisinier royal, Cuisinier moderne, Dons de Comus, École des officiers de bouche, et beaucoup d’autres qui changeant perpétuellement de méthode, prouvent assez qu’il est impossible de réduire à un ordre fixe, ce que le caprice des hommes et le dérèglement de leur goût, recherchent, inventent, imaginent pour masquer les aliments33.
C’est exactement le processus inverse que chante Berchoux, qui semble oublier que tout une partie des philosophes des Lumières ont loué comme lui les progrès de l’art culinaire et, à l’instar de Voltaire dans Le Mondain, ont chanté le cuisinier :
Allons souper ! Que ces brillants services,
Que ces ragoûts ont pour moi de délices !
Qu’un cuisinier est un mortel divin !34
Berchoux, qui pourfendra Voltaire en 1814, dans son Voltaire ou le triomphe de la philosophie moderne, oublie-t-il sciemment ces vers célèbres ? Feint-il de ne se souvenir que du Voltaire au régime, physiquement et peut-être philosophiquement convaincu des bienfaits du végétarisme35 ? Toujours est-il qu’il semble bien lui répondre, dans un implicite dialogue des Anciens et des Modernes, lorsqu’il choisit ses références antiques, en évitant de citer les philosophes récents :
Je sais que Pythagore et Plutarque, et mille autres,
De mes goûts, sur ce point, ne sont pas les apôtres ;
Et que, s'intéressant au sort des animaux,
Ils voudraient nous réduire aux simples végétaux. (p. 34)
Son histoire de la cuisine des Anciens procède donc selon une énumération des grands noms de gourmands antiques, des auteurs grecs oubliés (Mitœcus, Actidès, Philoxène, Hégemon de Thasos et Timbron de Mycène, Archestrate, p. 5-6) aux empereurs et consuls romains : Numa, Tarquin, Lucullus dont il fait un véritable panégyrique. Il multiplie les anecdotes au sujet d’Antoine et Cléopâtre, d’Apicius, évoque Claude et ses champignons, Caligula et Incitatus, son cheval, Domitien convoquant le Sénat pour une recette de Turbot, autant de récits36 permettant tantôt de louer les plus insensées marottes gastronomiques, tantôt de détailler des listes d’ingrédients ou de recettes. D’où l’expression d’une nostalgie qui n’est qu’à moitié parodique, mais s’avère bien sincère dans la satire des Lumières qu’elle propose :
Hélas ! nous n'avons plus l’estomac de nos pères.
Il en faut convenir : les progrès des lumières
Et de la vérité, la hauteur des esprits,
Semblent avoir changé nos premiers appétits.
Bons humains du vieux tems, race d'hommes robustes
Notre siècle vous fait des reproches injustes
Sur vos antiques mœurs : notre siècle a grand tort.
Certes, je le sais bien, vous n'aviez pas encor
Atteint l’âge avancé de la mélancolie ;
Mais vous digériez bien, et je vous porte envie. (p. 28)
Mauvaise foi de réactionnaire ? Berchoux critique à deux reprises les manuels culinaires de référence au siècle précédent, les mêmes que critiquait l’Encyclopédie pour ses excès : Le Cuisinier français de La Varenne (1651)37 et Les Dons de Comus de François Marin (1739), « catéchisme ordinaire / De l’artiste grossier, du valet mercenaire, / Qui pense avoir atteint le sommet de son art, / Quand il sait apprêter une omelette au lard » (p. 32). Or, la préface de ce dernier ouvrage chante les mêmes plaisirs que ceux qu’il loue ici38.
Mais il ne faut pas prendre trop au sérieux ce poème qui s’achève sur l’ivresse de son auteur39 et conclut : « Un poème jamais ne valut un dîner » (p. 64). Le gourmand et gourmet Berchoux loue le terroir français dans toute sa richesse que traduit sa poétique de l’accumulation. Il préconise aussi un art de la conversation qui consiste à parler de gastronomie tandis que l’on mange, un principe d’ailleurs retenu dans la définition du « repas gastronomique des Français » à l’Unesco. La campagne qui l’intéresse, il la vit au sein d’un château – ce que lui reproche ironiquement la lettre préliminaire d’un lecteur anonyme reproduite en tête de l’ouvrage40. Il se rapproche davantage de la tradition anacréontique de la fin du 18e siècle, représentée notamment par Parny et Bertin. Littérairement et philosophiquement, le poème de Berchoux est un texte qui, dans son rapport au siècle des Lumières, partage les ambiguïtés de ce début de 19e siècle qui voit émerger le romantisme : s’il s’oppose déjà à la mélancolie naissante, c’est pour lui proposer un remède, dont useront bien l’orgiaque Byron, les gourmands Balzac, Gautier et Dumas. Mais la fibre néo-classique du poète royaliste et réactionnaire le pose en fondateur jovial et badin d’une société qui renouerait avec l’âge d’or au moyen de la gastronomie, pour exorciser les tristes progrès des Lumières. Les plaisirs qu’il chante sont ceux d’une aristocratie recomposée autour d’un savoir vivre peu démocratique. L’héritage des Lumières, il ne peut l’admettre tant il pourfend ici et ailleurs les conséquences de cette pensée trop rationnelle à son goût, ce qui ne l’empêche aucunement de se parer des lettres de noblesse que ces penseurs ont conférées à la gastronomie qu’il chante. La naissance du mot, sous sa plume, résume peut-être donc au mieux, la problématique de la définition même du mot : si sa paternité est avérée, sa généalogie se perd dans des querelles historiques vaines, mais si dignes d’alimenter les conversations à table comme les alexandrins d’un poète.