Depuis la fin du XXe siècle, l’étude des minores, ces œuvres ou ces auteurs « oubliés » par l’histoire littéraire, n’a cessé de progresser. Il s’est d’abord agi d’une approche économétrique qui comptait, par exemple les ouvrages relevant de tel genre (le roman au XVIIIe siècle, les « petits » moralistes du XVIIe…), de telle plume (les autrices de l’âge classique). Ces listes ont pu donner lieu à de véritables dictionnaires, précieux outils dont la portée reste toutefois à relativiser : la liste ou le catalogue, rappelle Florence Lotterie à propos des femmes des Lumières, « a si souvent servi, à l’époque, de cache misère aux soi-disant “champions des femmes” »1. Mais elles ont contribué à la mise en lumière d’auteurs influents en leur temps, d’œuvres qui furent de véritables best-sellers, comme Le Spectacle de la Nature de l’abbé Pluche ou les Lettres d’une Péruvienne de Françoise de Graffigny. Ainsi, certains auteurs sont redevenus des objets d’étude à part entière, et non plus abordés simplement dans le cadre d’une mise en relation, comme des témoignages de la vie littéraire et intellectuelle de leur temps. Ce qui est désormais relativisé, c’est la série de choix opérée par l’histoire littéraire, comme discipline, et donc comme facteur de la postérité : une série de canons, socle d’une culture commune, valorisés et transmis par l’école. Inversement, il ne s’agit pas de revaloriser à l’excès l’importance de tel écrivain déjà considéré comme mineur à son époque. Si Montmaur, poète excentrique de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe demeure jusqu’au XIXe siècle le parangon du parasite, il était de son vivant, et dans les anthologies qui ont suivi, un véritable poète mineur2. Tiphaigne de La Roche cristallise bien, dans ses étranges fictions d’inspiration scientifique, les idées en contradiction du milieu du siècle des Lumières, mais son succès n’a jamais été tel que son influence sur ses contemporains pût être clairement établie3.
Là réside la première ambiguïté de ce que l’on appelle des minores : les uns sont négligés de leur vivant, faute d’un réel succès, les autres l’ont été au fil du temps pour des raisons diverses qui ne sont pas toujours aisées à établir. Cette question recoupe ainsi l’épineux problème de la valeur d’une œuvre, a fortiori à une époque où nombre de canons ont été déconstruits (le goût actuel ne repose plus sur la tekhnè fondamentale des Belles Lettres). En quoi le théâtre d’Édouard Pailleron – réédité de nombreuses fois de son vivant et régulièrement joué et adapté jusque dans les années 1930 – serait-il plus « daté » que celui de l’apparemment indémodable Ibsen ? Comment juge-t-on qu’une œuvre est oubliée4 ? Les minores, à proprement parler, désignent les œuvres qui ne sont connues que des milieux littéraires, logiquement à distinguer des auteurs qui furent connus du grand public puis ont sombré dans l’oubli. Mais les deux phénomènes peuvent se télescoper d’étrange façon : la poésie baroque d’un Tristan L’Hermite demeure en quelque sorte une référence, tandis que ses tragédies ont progressivement été éclipsées par celles de Corneille et de Racine5. L’on suppose généralement que Mmes Riccoboni et de Graffigny ont vu leur place minorée en raison de leur genre – mais elles figuraient naguère encore dans les anthologies de lycée – ; que les poètes de la fin du XVIIIe siècle ne correspondent plus à un goût actuel, remodélisé par le romantisme. Mais Voltaire, déjà, par ses nombreuses plaintes, semblait lui-même dire et regretter que la poésie fût devenue un genre mineur dans la France du XVIIIe siècle :
Les vers ne sont plus guère à la mode à Paris. Tout le monde commence à faire le géomètre et le physicien. On se mêle de raisonner. Le sentiment, l’imagination et les grâces sont bannis. Un homme, qui aurait vécu sous Louis XIV, et qui reviendrait au monde, ne reconnaîtrait plus les Français ; il croirait que les Allemands ont conquis ce pays-ci. Les belles-lettres périssent à vue d’œil. Ce n’est pas que je sois fâché que la philosophie soit cultivée, mais je ne voudrais pas qu’elle devînt un tyran qui exclût tout le reste.6
Certains amuïssements, voire effacements sont plus récents : que l’on pense à Anatole France, Henri de Montherlant, André Maurois qui disparaissent peu à peu des librairies et des anthologies scolaires. Les exemples choisis ici invitent aussi à une mise en perspective de ces minores avec des majores (en leur temps, puis) oubliés. L’Astrée – en dépit de la déconsidération dont souffre le genre romanesque – relève clairement, en tant qu’œuvre au succès et à l’influence retentissants7, des majores, quand les poésies pastorales de ses admirateurs des XVIIe et XVIIIe siècles ressortissent à un « petit » genre, destiné à un public aussi restreint que choisi.
De là, une seconde ambiguïté qui tient aux raisons de ce choix de sujet de recherches : un soupçon récurrent repose sur l’idée qu’à propos des « grands auteurs », tout aurait été dit et l’on vient trop tard… – ce que les chercheurs démentent régulièrement. Cependant la raison du retour en grâce de tel auteur mineur – C. J. Dorat plutôt que Charles Duclos, Caylus plutôt que l’abbé Olivier… – peut poser question sur nos propres pratiques, nos influences, les courants qui les sous-tendent. Dès lors, une autre perspective d’approche pourrait s’avérer féconde : il s’agirait d’étudier les circonstances qui, par le passé, ont fait resurgir des minores (l’exemple sans doute le plus connu étant l’intérêt des romantiques pour ceux que Théophile Gautier appelait « les Grotesques ») et d’en confronter le processus à d’autres « retours ». Mentionnons parmi les redécouvertes récentes célèbres : l’Histoire d’un Voyage en terre de Brésil de Jean de Léry, les Lettres portugaises, Tiphaigne de La Roche, les frénétiques et « petits romantiques », comme les « petits naturalistes ».
Ce dossier ne vise évidemment pas un bilan exhaustif sur la question ; il s’agit principalement de contribuer à un bilan d’étape sur les problématiques que font naître ces minores et leur étude. Elina Galin s’intéresse à Georges et Madeleine de Scudéry, dont les romans ont commencé à être déconsidérés dès le XVIIIe siècle8. Son étude porte plus spécifiquement sur le portrait de Panthée dans Artamène ou le Grand Cyrus et dans Les Femmes illustres ou les harangues héroïques. Ce que l’on appellera le roman héroïque dès les années 1660 permet aux Scudéry l’héroïsation de personnages féminins qui s’inscrit dans une conception à la fois de la littérature galante du Grand Siècle et relativement à une idée de la sensibilité masculine. L’amuïssement de l’importance des Scudéry dans l’histoire littéraire – notamment lansonienne – n’est donc pas seulement le reflet de l’importance d’une nouvelle poétique romanesque mais peut-être bien le reflet d’une certaine idéologie. Toujours sur le XVIIe siècle, mais en l’abordant sur le temps long de sa réception, Caroline Mogenet étudie le phénomène de minoration des femmes dramaturges dans les discours historiographiques des XVIIIe et XIXe siècles. Or, ce phénomène ne relève pas, comme on pourrait s’y attendre, d’un discours dépréciateur masculin à l’endroit des femmes dramaturges (Marie-Catherine Desjardins, Anne de la Roche-Guillhen, Antoinette Deshoulières et Catherine Bernard) : l’autrice montre qu’il relève en fait d’une véritable stratégie de la louange de leurs romans ou de leurs poésies, opérant une assignation au genre par le genre, une minoration faisant ainsi du théâtre classique un genre masculin.
L’article d’Emilie Cauvin s’intéresse lui aussi à la réception à la fin du XXe siècle de deux autrices, en proposant une analyse comparée de préfaces : celle des Conversations d’Émilie de Mme de Tencin (SVEC) par Rosena Davidson et celle des Lettres de Mistriss Fanni Butlerd de Madame Riccoboni, par Raymond Trousson pour son édition des Romans de femmes au XVIIIe siècle (Robert Laffont). Le choix de ces discours d’escorte permet de souligner les paradoxes du geste de présentation de romancières dites mineures : entre une neutralité critique qui prend le risque de conforter cette minoration et une lecture élogieuse qui peut trahir un manque d’objectivité.
Dans son article sur Berchoux, Guilhem Armand poursuit son étude de cet auteur9 oublié, dont on n’a retenu que le mot-titre du poème qui fit son succès. Il analyse comment le poète passe de la gloire littéraire à son effacement progressif de l’histoire littéraire et gastronomique. Ce phénomène ne serait pas seulement dû à l’évolution du goût vers la sensibilité romantique (laquelle fait passer de mode le poème didactique), mais tiendrait aussi à la façon dont Berchoux a orienté sa carrière littéraire sur les plans poétique et idéologique, se faisant lui-même un poète mineur : nostalgique d’un âge d’or où la gaieté régnait, vilipendant sans cesse l’air du temps « mélancolique », l’amer réactionnaire s’est de lui-même mis au ban des gastronomes et de ses lecteurs.
Les deux derniers articles sont consacrés à ceux que l’on appelle les « petits romantiques » selon deux approches complémentaires. Guillaume Cousin étudie la façon dont certains de ces écrivains ont élaboré eux-mêmes un « ethos mineur » par comparaison avec les grands modèles que sont Lord Byron et E.T.A. Hoffmann. Il analyse, notamment à travers la figuration de l’auteur en alchimiste raté, comment ils inscrivent l’échec au cœur de leurs œuvres, dans une écriture qui reflète les angoisses de toute une génération d’écrivains. Aurélia Cervoni, quant à elle, se concentre sur Pétrus Borel, sans doute le plus célèbre des « petits romantiques ». Et c’est justement sur les raisons de cette (relative) célébrité qu’elle s’interroge : « qu’est-ce qui l’a sauvé de l’oubli ? » Son hypothèse quant à cette situation unique dans l’histoire littéraire, tiendrait à l’image que l’auteur s’est constituée et qui s’est ensuite élaborée autour de sa personne et de son œuvre : une sorte de mythologie de l’auteur mineur.