Les Poésies pastorales de Fontenelle, publiées en 1688, devaient à l’origine paraître seules. L’éclatement de la Querelle au début de l’année 1688 pousse Fontenelle à revoir sa stratégie d’édition, et à proposer un « montage éditorial […] pour répondre à la circonstance polémique »1 : aux Poésies pastorales sont annexés le Traité sur la nature de l’églogue ainsi que la Digression sur la Anciens et les Modernes, et c’est la seule Digression sur les Anciens et Modernes qui est restée sous la lumière. Ce montage éditorial a eu plusieurs conséquences :
1. la première consiste à brouiller l’ordre chronologique, à s’éloigner de la genèse de l’œuvre, et à lire le recueil des Pastorales en réalité a posteriori, à rebours, en essayant de trouver dans les Poésies pastorales des traces, des signes de la modernité de Fontenelle.
2. cette lecture à rebours se heurte à la forme des Poésies pastorales : onze églogues (c’est-à-dire des poésies pastorales où l’on introduit des bergers qui conversent ensemble), qui s’inscrivent très clairement dans un genre et un cadre hérités de l’Antiquité : dans le préambule de l’églogue V, Fontenelle évoque les modèles que sont Théocrite et Virgile :
Le Berger qui jadis hérita le hautbois
Du grand Pasteur de Syracuse2.
C’est ce qui a causé très certainement l’oubli de ces Poésies pastorales, tant leur lien avec l’Antiquité a pu paraître en désaccord avec précisément la défense des Modernes, et plus largement le statut généralement conféré à Fontenelle, depuis les Entretiens sur la pluralité des mondes (parus en 1686) : celui de vulgarisateur des théories scientifiques de Descartes.
3. Il est donc nécessaire de revenir au projet initial des Poésies pastorales, en les dissociant de la Digression pour les regarder plus objectivement, et essayer de comprendre ce qui se joue dans cette deuxième moitié du XVIIe siècle – de façon moins conflictuelle qu’on pourrait le croire – entre auteurs et Auctoritates.
Le Mercure galant d’août 1687 présente ainsi les Poésies pastorales à paraître :
M. de Fontenelle qui a laissé échapper ce petit Ouvrage [il s’agit des Entretiens] se prepare à nous donner dans fort peu de temps un Recueil de ses poésies sur divers sujets. Il y a des Epîtres à la manière d’Ovide qui sont d’une très grande beauté3.
Il est intéressant de voir que les Poésies pastorales sont placées sous l’autorité d’Ovide, et non sous celle de Virgile ou Théocrite comme c’est pourtant le cas au sein même du recueil des Poésies pastorales, ou dans le Discours sur la nature de l’églogue. Pourquoi énoncer le seul Ovide ? Pourquoi convoquer Ovide comme modèle – alors qu’on attendrait Virgile ou Théocrite – sans que l’on sache précisément à quelle œuvre le critique fait référence ? Le poète des Amours et de L’Art d’aimer – deux œuvres assez éloignées des églogues fontenelliennes – est aussi l’auteur des Héroïdes, ce recueil de lettres d'amour fictives qui reprennent des éléments mythiques, et sont écrites, pour la plupart, par des héroïnes mythologiques ou quasi-légendaires, se plaignant de l'absence ou de l'indifférence de l'être aimé. Mais ce « modèle » – si c’en est bien un – demeure bien loin du cadre bucolique. Et ses personnages, inscrits dans une temporalité mythique, n’ont pas la simplicité ni l’innocence des bergers de Fontenelle, qui évoluent dans un cadre bucolique minimal, et qui disent et redisent le plaisir qu’ils ont à aimer et à être aimé en retour.
Depuis le XVIe siècle, (comme l’explique Pascale Chiron dans son article « Traduction et "conversion" des épîtres héroïdes d’Ovide à la Renaissance »4), « les Héroïdes paraissent être un miroir exemplaire des préoccupations humanistes propres à la Renaissance : leurs traductions et adaptations posent la question de l’illustration de la langue française, mais aussi celle du statut de la fable antique et de son utilité morale au xvie siècle ». Et même si les églogues ne sauraient être comparées à des épîtres, cependant c’est la même question centrale du style, de la voix du poète qui se fait entendre à travers les représentations de la passion amoureuse qu’en font les personnages.
La question est alors de se demander ce qui fonde le jugement esthétique énoncé dans le Mercure galant, et qui insiste sur cette « beauté » des Poésies pastorales. Quelle est cette « manière » réputée propre à Ovide et à Fontenelle qui serait digne d’être louée et admirée ? Et plus précisément, en ce qui concerne le recueil des églogues : pourquoi le cadre pastoral, tel qu’il est utilisé par Fontenelle, serait-il en adéquation avec un usage particulier de la parole, réputée ovidienne ? C’est cette écriture pastorale « à la manière d’Ovide » (telle qu’elle est vue à travers le prisme de la Renaissance) qui va finalement permettre de définir les traits de plume de Fontenelle, en accord avec le goût de l’époque (de cette fin du XVIIe siècle).
Il s’agira, dans un premier temps, de montrer que Fontenelle propose, après la somme qu’est l’Astrée, une épure de la pastorale, de façon à ne faire entendre que les voix des personnages, selon un mode théâtral. Ensuite, dans une deuxième partie, il conviendra de se pencher sur la rhétorique de la passion amoureuse chez Fontenelle : dans ce cadre épuré, Fontenelle tient à distance la rhétorique de la passion amoureuse déceptive d’Ovide pour privilégier douceur et transparence. Et c’est ainsi que nous tâcherons de démontrer dans un dernier temps que Fontenelle propose dans ses Poésies pastorales une nouvelle façon de considérer la fable mythologique.
L’épure fontenellienne : la voix au cœur du texte
On peut commencer par noter un goût pour la brièveté commun aux traducteurs d’Ovide du XVIe siècle et aux écrivains de la fin du XVIIe siècle : les traducteurs d’Ovide du XVIe siècle retrouvent chez Ovide « un certain idéal de brièveté » (par exemple Charles Fontaine qui donne la préférence aux Héroïdes sur les Métamorphoses).
Fontenelle choisit, dans les Poésies pastorales, de s’éloigner du roman pastoral (dont le modèle par excellence est L’Astrée5) pour revenir à la forme originelle de l’églogue versifiée telle qu’elle est pratiquée par Théocrite dans ses Idylles. Fontenelle écrit bien des « petites pièces », conformément à l’étymologie de l’idylle : en effet l’eidyllion est un « diminutif comme l’est aussi epyllion »6. Dans un recueil composé seulement de dix, puis onze églogues, Fontenelle fait le choix d’une forme brève, en accord avec les jugements critiques émis, à partir des années 1660, sur les romans longs et complexes. Ainsi Sorel, dans De la connaissance des bons livres, explique de la manière suivante le nouvel attrait pour le genre de la « Nouvelle » :
Il faut que nous considérions encore que depuis quelques années les trop longs romans nous ayant ennuyés, afin de soulager l’impatience des personnes du siècle, on a composé plusieurs petites histoires détachées qu’on a appelées des « Nouvelles » ou des « Historiettes ». Le dessein en est assez agréable, on n’y a pas tant de peine à comprendre et à retenir une longue suite d’aventures mêlées ensemble7.
Les églogues des Poésies pastorales traitent d’un « petit sujet » (les amours des bergers), « peu chargé d’intrigues » (les bergers ne s’adonnent qu’à leurs amours). Le point de départ à l’écriture des Poésies pastorales est indissociable d’un pacte de lecture (« Quand je lis d’Amadis les faits inimitables […] Mais quand je lis l’Astrée », OC, t. 2, p. 325) posé clairement dans le préambule de l’églogue I8. La prise en compte du goût des lecteurs est exhibée comme condition première. Le genre ancien de la pastorale est épuré des excès romanesques, et ne peut alors que plaire au goût de l’époque, puisqu’il répond à la nécessité de « soulager l’impatience des personnes du siècle » par sa simplicité de forme et de ton. La forme brève qui est considérée comme l’apanage d’Ovide apparaît alors comme la plus à même de plaire au public mondain contemporain de Fontenelle. En effet, les destinataires des églogues sont tous des nobles : les églogues I et V sont adressées à un certain « Monsieur », la troisième à « Madame ». C’est seulement dans l’églogue « A Madame la Dauphine » que la destinataire est nommée : il s’agit de Victoire de Bavière, devant laquelle le je-poète affirme avoir chanté « Ces airs d’une Muse champêtre […] Victoire le voulut, se délassant peut-être / De ces airs que sans cesse elle entend » (OC, t. 2, p. 323).
Cette épure est également sensible dans le traitement du topos pastoral, qui permet au lecteur d’imaginer l’environnement naturel des bergers à partir d’éléments simples. Et d’églogue en églogue, c’est le même décor qui est évoqué : une « campagne », un « côteau », ou un « vallon », où l’on peut trouver « un bois », de façon plus large « des forêts », ou de façon plus réduite « un buisson », ce qui suppose la présence « d’arbres ». Les bergers se déplacent à travers « la plaine », où l’eau est présente : « un ruisseau », une « rivière » ou des fontaines. Ces plaines sont proches de « la colline » ou de façon plus large de « monts ». Le cadre pastoral est réduit à un trait, à une esquisse, tout d’abord parce qu’il s’agit d’un lieu supposément connu du lecteur, et donc dont la description précise est inutile. Ensuite, Fontenelle explicite dans son Discours sur la nature de l’églogue que « les chèvres et les brebis ne servent de rien » sinon à créer « des représentations agréables »9. Il s’agit alors d’évoquer la campagne, mais évidée des choses de la campagne. Le topos se mue en cliché, en cadre structurant, en simple décor. En affichant que le topos n’est qu’un code textuel permettant au lecteur de reconnaître un genre littéraire, Fontenelle révèle une prise de distance ironique avec le topos littéraire qu’il réutilise. Comme le dit le Philosophe des Entretiens sur la pluralité des mondes, il n’est plus besoin de décrire un château à partir du moment où le nom « château » a été prononcé :
Je sais bien qu’avant que d’entrer dans le détail des conversations que j’ai eues avec la Marquise, je serais en droit de vous décrire le château où elle était passée l’automne. On a souvent décrit des châteaux pour de moindres occasions ; mais je vous ferai grâce de cela10.
A partir du moment où le mot « campagne », ou « bois », ou « buisson », a été écrit, ce terme suffit à lui seul à produire une image mentale propre à reconnaître l’espace pastoral, ainsi que le topos littéraire, révélant que l’important n’est pas contenu dans des realia, mais dans la voix qui le fait exister.
La référence aux épîtres (toujours dans la présentation faite dans le Mercure galant) suppose que le personnage – et donc le poète –, maîtrise, au-delà des différences de genres, l’art de la présence, de façon quasi théâtrale. Dans les épîtres d’Ovide, Pascale Chiron précise :
L’héroïne peint au vif ses sentiments, et son discours emploie le procédé de l’evidentia11 pour mieux frapper son interlocuteur en lui mettant sous les yeux le spectacle de sa passion […] La rhétorique théâtrale de la passion, telle que les Héroïdes la mettent en scène, s’adresse au destinataire fictif de la lettre, mais plus certainement au lecteur que nous sommes, appelé à écouter le discours de la passion, comme si la lettre était lue devant nous à haute voix12.
Le lointain et le fictif mythologique semblent s’actualiser grâce à une écriture qui mime l’oralité. Or c’est précisément cet « art de la présence » qui est développé dans l’églogue, et qui provient d’une double influence.
Bien sûr il y a l’influence des églogues de Virgile et Théocrite, mais se superpose à elle l’activité de librettiste de Fontenelle. En collaboration avec son oncle Thomas Corneille, Fontenelle écrit les livrets de Psyché dès 1678, de Bellérophon en 1679, pour une musique de Lully. Il compose en 1689 le livret de Thétis et Pélée, et en 1690 celui d’Enée et Lavinie, cette fois-ci pour une musique de Pascal Colasse (secrétaire de Lully dès 1677). Les Poésies pastorales, publiées en 1688 mais vraisemblablement commencées dès 1684, sont le fruit d’un processus qui prend sa source dans le travail de collaboration avec les musiciens Lully et Colasse13. Les Poésies pastorales sont donc influencées par un art de la mise en scène, visible tout d’abord dans l’organisation du recueil : le je-poète entre en scène « dans un bois qu’arrose la Seine », et le spectacle s’achève dans la Xe églogue sous les applaudissements de spectateurs tellement émus devant les propos d’Iris et Tircis qu’ils se sont métamorphosés en « nymphes et sylvains » :
Les Nymphes, les Sylvains dans leurs grottes obscures,
Témoins de ces ardeurs si fidelles, si pures,
Leur applaudissoient à l’envi14.
Pour mettre en évidence cet art de la mise en scène, il faut s’éloigner de l’analyse macro-structurelle pour se pencher sur un élément essentiel, l’appel à l’œil du lecteur. Les traducteurs humanistes des épîtres d’Ovide utilisent le verbe « voir » : c’est le cas de Saint-Gelais, lorsqu’il traduit la lettre de Phèdre à Hippolyte :
Et pas n’avons ceste epistre trassee
Sans fort plourer comme de dueil lassee
Or te supply quant ma lettre verras
Et que ce bien et honneur me feras
Qu’aussi tu voyes, ou au moins fais semblance
De veoir mon pleur et ma grant doleance.
Charles Fontaine, selon Pascale Chiron, « gardera aussi ce verbe de perception visuelle » :
Toy donc lisant jusqu’au bout mes douleurs,
Pense d’y voir pareillement mes pleurs15.
Dans les églogues, Fontenelle joue de la même façon avec l’œil du spectateur16, en compliquant encore le rapport entre ce qui est écrit, vu et entendu.
Dans l’églogue I, le je poète s’adresse à l’œil du lecteur, en se mettant en scène en train de lire ou « d’Amadis les faits inimitables » (OC, t. 2, p. 325), ou l’Astrée. Mais il se met aussi en scène en tant qu’auditeur : dans l’églogue « A Madame la Dauphine », le je-poète « entendi[t] des voix qu’[il] cru[t] reconnoître ; / C’étoient Lise et Cloris » (OC, t. 2, p. 321). A partir du moment où le lecteur a lu le vers liminaire de l’églogue esquissant le décor de la pastorale, le « sas »17 vers un autre monde est activé, et le lecteur peut entrer dans le monde de la fiction pastorale, et voir des personnages s’animer sous ses yeux. Il peut également les entendre, puisque c’est seule la forme dialoguée qui est utilisée (même les monologues se muent en dialogues). Une impression constante de brouillage est instaurée entre ce qui est écrit, vu et entendu. C’est l’églogue VI, qui à cet égard est certainement la plus représentative : les bergers Adraste et Hylas endossent tour à tour le rôle de Ligdamis, transformant alors Ligdamis en une figure d’autorité. Adraste demande ainsi à Hylas : « As-tu vu de ses vers ? », ce qui suppose que les vers aient été écrits. Il y a donc, dans cette églogue, échange vertigineux entre ce qui est dit et ce qui aurait été supposément écrit, mais dit à Climène à l’occasion de son départ ou de son retour, sans que l’on sache, lequel de l’écrit ou de l’oral, est premier.
Cette place essentielle accordée à l’oralité est renforcée du fait que dans les Poésies pastorales, tous les personnages sont poètes et chanteurs, et que ce qui permet de faire naître le chant, c’est précisément l’amour. Les bergers, sous l’effet de l’amour, se métamorphosent en chanteurs. Le berger Ligdamis, dans l’églogue VI, est considéré comme maître dans l’art de chanter l’amour : « mais il aime / ; il aime, et fait ces vers que tu trouves charmans » (OC, t. 2, p. 358). La simplicité du rapport cause / conséquence (il aime, donc il fait des vers) est mise en évidence par la quasi simultanéité des actions. Le fait d’aimer a un prolongement évident : le chant d’amour. Les Poésies pastorales, comme les Epitres d’Ovide, permettent de développer une rhétorique de la passion amoureuse. Ce sera l’enjeu de la deuxième partie.
Loin de la déception ovidienne, la douceur et la transparence fontenelliennes
Pascale Chiron rappelle que l’intérêt pour Ovide repose sur des qualités qui sont « celles que l’on veut reconnaître à la langue française » : « Ovide est perçu par les traducteurs des Héroïdes ou des Métamorphoses comme un auteur au style doux, facile, naturel ». Quel meilleur lieu pour retrouver cet idéal de douceur et de facilité que précisément dans le cadre de la pastorale ? En effet, choisir la poésie pastorale, c’est remonter le temps pour revenir au moment de la naissance de la poésie telle qu’elle aurait été inventée par ces bergers qui imaginent la façon dont les premiers hommes devaient vivre. Dans le Discours sur la nature de l’églogue, Fontenelle reprend une théorie très commune (et que développe Longepierre dans ses Idylles), qui consiste à penser que la « poésie pastorale est apparemment la plus ancienne de toutes les conditions, parce que la condition de Berger est la plus ancienne de toutes les conditions »18. Sur le plan historique, se placer dans l’espace arcadien, c’est changer le regard que l’on peut avoir sur la poésie, en renversant la flèche du temps, et inverser le célèbre jugement de La Bruyère : « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent »19. Il ne s’agit donc pas alors de se placer après les Anciens, mais d’une certaine façon, avant même les Anciens, en remontant à la source. A ce titre, l’ouverture de l’églogue « A Madame la Dauphine » est significative : le je poète se présente en train de « march[er] dans un bois qu’arrose la Seine » (OC, t. 2, p. 321), c’est-à-dire à l’origine de l’écriture poétique : le « bois » représente l’un des topoï arcadiens, et la Seine, en évoquant une eau qui « arrose », pourrait peut-être évoquer « la figure mythique de la source [qui] était devenue le symbole de la poésie bucolique »20.
Or ce qui caractérise la poésie pastorale, c’est précisément l’idée de tranquillité et d’oisiveté qui lui est associée. Françoise Frazier, dans son Introduction aux Idylles de Théocrite, précise que l’adjectif edyllion (qui a donné notre « idyllique »), a été formé sur l’adjectif edus, qui signifie « doux ». En remontant à la source de la poésie, Fontenelle remonterait à la naissance d’un style dont la caractéristique est la douceur. Avant Ovide, Fontenelle se place déjà comme écrivant « à la manière d’Ovide ». Cela permet de sortir de la Querelle des Anciens et des Modernes, et de présenter le style doux et naturel (ce que les Modernes du XVIIe siècle appellent le style moyen ou médiocre21) comme une évidence, comme une sorte d’évidence universelle qui n’est alors plus l’apanage des seuls Anciens.
Les personnages de bergers présentés dans les Pastorales sont issus d’un fonds mythologique. Les noms des habitants font entendre leur origine arcadienne. Le berger de l’églogue IV porte le prénom du roi de l’Arcadie, Arcas. A travers les prénoms Lycas et Licidas, on peut entendre le mont Lycée, montagne d’Arcadie22. Les prénoms Sylvain, Sylvanire et Sylvie rappellent le fait que l’Arcadie était peuplée de nymphes et de sylvains. Le prénom du berger Daphnis de l’églogue X, fait penser au souffrances de Daphnis chantées par le berger Thyrsis dans l’Idylle I de Théocrite23. Dans l’églogue X, Tircis et Iris sont applaudis par les divinités qui règnent en Arcadie, à savoir les Nymphes et les Sylvains.
Fontenelle redit le mythe arcadien, mais en le mettant à distance, en adoucissant nettement sa violence érotique. Le modèle récurrent des intrigues arcadiennes est celui de l’amour des dieux Pan ou Apollon pour des nymphes qui fuient leurs avances. Jacqueline Fabre Serris, dans son ouvrage Rome, l’Arcadie et la mer des Argonautes, explique que dans les Métamorphoses d’Ovide24, « il s’agit, à chaque fois, d’une nymphe qui se dérobe par la fuite au désir masculin »25. Le personnage éponyme de l’églogue IV est précisément Daphné, (cette fois, dont le nom rappelle la nymphe poursuivie par Apollon) dont la beauté et le comportement sont loués par son amant-poète Palémon : Comme la nymphe de la mythologie, la bergère « Daphné fuit ses Amants, elle vit retirée »26. La trame narrative des fictions arcadiennes est bien présente, à savoir « l’adresse (trop) empressée » des amants, et la fuite de la nymphe. Chez Ovide, cette fuite se conclut par une métamorphose27. Mais ici la fuite de la bergère Daphné ne s’achève pas sur sa disparition, mais au contraire sur sa distinction : « je crois Daphné plus aimable » (OC, t. 2, p. 348). Il ne s’agit plus d’un combat mortel, d’un corps à corps qui repose sur la violence, mais d’un combat entre deux bergers qui disputent un prix d’amour : « Redis-moi le combat ardent, quoique paisible, / Que se livrèrent les Bergers » (OC, t. 2, p. 344). La reconnaissance des personnages peuplant la bergerie ne se fait pas seulement à l’aune du topos, du cadre dans lequel ils évoluent, mais bien à l’aune de la seule parole, d’une voix qui célèbre la douceur qu’il y a à aimer.
Fontenelle trouve ainsi dans le territoire pastoral un espace approprié où l’amour peut se vivre en toute innocence, du fait de l’« innocente droiture » (OC, t. 2, p. 351) des bergers qualifiés dans l’églogue VI d’« innocents Mortels » (OC, t. 2, p. 361). L’amour des bergers peut alors se vivre, se dire, se chanter et se proclamer en toute candeur. En effet, tous les bergers s’appliquent au « soin de voir, de plaire et d’être remarqué » (OC, t. 2, p. 326). Les bergères usent des « secours innocents » (OC, t. 2, p. 327) de la nature pour se parer de fleurs : l’artifice de la parure n’en est plus un. Les jeux amoureux sont à la rencontre de l’authenticité et du mensonge. Silvanire épie dans l’églogue II les « mille jeux amoureux » de Mirène et Zélide : « Une innocente offense, une feinte surprise » (OC, t. 2, p. 334). Si « l’offense » est « innocente », c’est qu’elle « ne nuit point »28, et donc qu’elle est présentée comme immédiatement caduque, et ne saurait persister dans le temps. Si la « surprise » est « feinte », c’est qu’en réalité elle n’existait pas. Les contraintes liées à la temporalité (un passé méconnu ou un futur désagréable) sont aplanies dans un présent qui dénoue les conflits aussitôt qu’ils sont énoncés. L’espace même du texte poétique29 composé de ces Poésies pastorales peut alors se lire comme un locus amoenus, fait de « Mille innocens combats et de vers et de chants » (OC, t. 2, p. 371). C’est dans ce seul espace langagier que la transparence de la parole peut s’afficher, et en particulier la transparence de la parole féminine :
Que sans feinte avec moi votre cœur se déclare :
Entre Belles je sais que la franchise est rare ;
Mais elle doit ici régner dans vos discours30.
Loin des fastes de la Cour, loin des grandes figures mythologiques, Fontenelle peut imaginer un amour idéalisé, défini dans le Discours sur la nature de l’églogue de la manière suivante :
Quel amour ? Un amour plus simple, parce qu’on n’a pas l’esprit si dangereusement raffiné ; plus appliqué, parce qu’on est occupé d’aucune autre passion ; plus discret, parce qu’on ne connoît presque pas la vanité ; plus fidèle, parce qu’avec une vivacité d’imagination moins exercée, on a aussi moins d’inquiétudes, moins de dégoûts, moins de caprices ; c’est-à-dire, en un mot, l’amour purgé de tout ce que les excès des fantaisies humaines y ont mêlé d’étrange et de mauvais31.
Si la Cour d’un côté fascine, c’est parce qu’elle éblouit. Dans l’églogue « A Madame la Dauphine », le je poète a voulu voir la Cour, présentée ainsi :
N’attendez-pas de moi que je vous représente
Combien de ces beaux lieux la pompe est éclatante ;
Je fus, à leur aspect, interdit, ébloui ;
Ces prodiges divers ont troublé ma mémoire32.
Mais tout le travail du poète consiste précisément à faire aimer plus encore la merveille des hameaux. Il y a le merveilleux aveuglant et éblouissant de La Ville, mais celui-ci apparaît comme une chimère qui pétrifie. En opposition, le hameau ne blesse pas le regard, il joue avec lui de façon à le charmer en douceur. A la rhétorique de l’héroïsme éclatant (audible dans la rime bien connue entre « cœurs » et « grandeurs »33) lui est opposée une rhétorique de la douceur et de l’ombre : le « charme secret » (OC, t. 2, p. 325) […] du « fond d’un bocage impénétrable au jour » (OC, t. 2, p. 361). Les jeux de clair-obscur permettent de laisser le regard se reposer quand le narrateur désigne les danses des bergers dans l’églogue I :
Ici, sous des rameaux exprès entrelacés
Où jouaient les rayons dont ils étaient percés34.
Ou bien, dans l’églogue II :
Tandis que le soleil brûlait la terre aride,
Sous un ombrage épais des Amants retirés,
Du reste des mortels se croyaient délivrés35.
Car une trop grande luminosité conduit à ne plus rien voir du tout, alors que paradoxalement les jeux d’ombre et de lumière permettent de guider le lecteur vers ce qui est dans l’ombre, vers ce qui est a priori caché : les valeurs qui règnent dans les hameaux et qui rendent cette contrée agréable, et propice au bonheur. La simplicité ne se donne pas à voir immédiatement, il faut avancer du regard vers elle, et c’est précisément ce qui rend ses attraits puissants.
Ces discours simples, innocents et naturels de bergers permettent au lecteur de plonger au cœur d’une intimité qui se donne à voir, à travers le prisme d’un fonds culturel antique fabuleux. C’est cette articulation entre plongée au cœur de l’intime (qui fonde le succès des Epitres d’Ovide) et présence du fabuleux merveilleux qu’il convient d’analyser maintenant.
Poésies pastorales et nouvelle façon de considérer la fable mythologique
Pour bien saisir la question de l’interprétation de la fable (au sens large), il est nécessaire de revenir sur deux prérequis. D’abord, Pascale Chiron explique :
Les Héroïdes, même « fabuleuses », ont cet attrait pour l’humaniste renaissant de pouvoir servir de leçons de vérité morale, d’autant mieux reçues qu’elles sont courtes et imagées […] Dans la réédition de la traduction de Saint-Gelais de 1546, Françoys de Villiers s’adresse au lecteur et l’incite à « n’interpreter ces presentes epistres comme elles sont couchees, mais selon l’inteligence moralle »36.
Dans sa thèse Fables, mythes, contes : l’esthétique de la fable et du fabuleux (1660-1724), Aurélia Gaillard souligne l’unicité herméneutique de la fable au milieu du XVIIe siècle :
Les diverses approches du fabuleux, théologique, rhétorique, poétique ou philosophique, convergeaient toutes autour de 1660 dans la même volonté de donner la Fable à décrypter au travers d’une grille de lecture allégorique. La Fable n’était alors admise que parce qu’elle révélait autre chose qu’elle-même37.
Il y aurait quelque chose à aller chercher derrière le voile mensonger de la fable. Mais en réalité, Fontenelle remet en cause ce pacte de lecture – comme il le fait aussi dans Les Nouveaux Dialogues des Morts38 – dans la première et la dernière églogue. Dans l’églogue « A Madame la Dauphine », les deux bergères Lise et Cloris essaient de déterminer la nature d’une apparition fabuleuse. Elles tâchent de juger une fable qui est toute entière contenue dans un corps. C’est le corps d’une fable qui est jugé et la façon dont on doit l’interpréter. Mais la réponse n’est pas à trouver en-dehors même du texte poétique, et Lise et Cloris sont renvoyées dos à dos, car la solution ne peut être donnée que par le poète, c’est-à-dire par l’intrusion d’un autre regard. De façon plus évidente encore, dans la dernière églogue, Tircis et Iris jugent le comportement des autres bergers, dont les noms ne sont pas inconnus du lecteur. Sont-ce les mêmes personnages ? Sont-ce des personnages différents qui portent le même nom ? On ne peut le savoir, mais une hésitation se crée, qui invite le lecteur à lire autrement, à lire à rebours les églogues précédentes, au lieu de porter le regard vers « autre chose » (pour reprendre l’expression d’Aurélia Gaillard).
Ainsi, la fable arcadienne ancienne est constamment soumise au jeu de la mise en perspective. Le jeu de la perspective suppose implicitement une comparaison, un parallèle39. Encore une fois, les première et dernière églogues sont, sur ce point, fort éclairantes. Dans la première églogue, à la manière de ses Nouveaux Dialogues des morts, les bergères du passé arcadien dialoguent avec un poète contemporain du règne de Louis XIV, et semblent même se mouvoir à l’intérieur de l’espace louis-quatorzien :
Cette Cour, dont LOUIS prend plaisir à répandre
Les biens dont est comblé ce rustique séjour40
Il y a alors une sorte d’horizontalité des mondes – et non plus une verticalité entre les mondes –. Il n’y a pas de voile à soulever, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de transcendance à découvrir, mais un œil à exercer : comment s’effectue donc cet accès à l’intimité ?
Nous avons pu observer dans notre première partie la voix et une forme de théâtralité. Il s’agit donc d’un leitmotiv fontenellien : comment ne pas songer à la métaphore de l’opéra déjà présente dans les Entretiens41 ?
Certaines églogues privilégient la vue d’ensemble ; d’autres offrent le spectacle d’un duo amoureux, en privilégiant en ce cas le spectacle de l’intimité. Cependant, bien souvent, il s’agit d’un « moment d’intimité dérobée »42, involontaire dans le cas d’Iris de l’églogue X : elle a surpris Alphise « A qui Daphnis mettoit ses longs cheveux en tresse » (OC, t. 2, p. 377). Mais les bergers « Lycas et Thamire étoient là » (OC, t. 2, p. 369), alors que les bergères Sylvie et Florise se croyaient pourtant « Dans des lieux si solitaires » (OC, t. 2, p. 366). Quant à Silvanire, dans l’églogue II, « Un jour elle épia Mirène avec Zélide » (OC, t. 2, p. 333). Dans l’églogue V, on assiste même à toute l’installation de l’assemblée des amours autour du tendre spectacle que sont les retrouvailles d’Iris et Eraste :
Elle [Iris] vient, mille Amours arrivent avec elle,
Qui de ce rendez-vous apprenant la nouvelle,
D’un désir curieux avoient été touchés,
Prêtent à leurs discours une oreille attentive ;
D’autres à qui de loin la voix à peine arrive,
Pour savoir ce qu’on dit, observent les regards43.
Ce spectacle de l’intimité du couple, découvert à la dérobée, derrière un buisson ou un arbre, crée « une proximité intrusive »44 à l’instar de celle vécue par le lecteur derrière le livre. Dans l’églogue IX, « Sur la fin d’un beau jour, aux bords d’une fontaine, / Corylas sans témoins entretenoit Ismène » (OC, t. 2, p. 372).
Pour l’auteur de l’Histoire des Oracles, l’intérêt de l’écriture de la fable est évidemment renouvelé, non seulement par rapport à la tradition ovidienne, mais aussi relativement à celle de la première partie du XVIIe siècle. Mais il va même plus loin : il essaie de mettre en scène, tout au long des églogues, la façon dont une pensée naît, et va passer progressivement du ressenti à sa transcription langagière.
Comme Fontenelle prend soin, dès le préambule de l’églogue I, de préciser que ses bergers ne sont que de « douces chimères » et des « fantômes vains » (OC, t. 2, p. 326), le problème n’est plus de savoir s’il y a une vérité ou non dans la pastorale. La question abordée est de proposer une « réflexion sur la forme du raisonnement, […] une mise en œuvre du naturel de la pensée qui va de l’imagination aux idées plus abstraites »45 : et ce « naturel de la pensée », s’effectue précisément sur le mode de la rêverie46. Comment les pensées naissent-elles ?
C’est la question que Fontenelle se pose au début du Discours sur la nature de l’églogue :
Lorsque je fis les Eglogues que l’on vient de voir, il me vint quelques idées sur la nature de cette sorte de Poésie ; et, pour approfondir encore plus la matière, je m’engageai à faire une revue de la plus grande partie des Auteurs, qui y ont acquis quelque réputation. Ces idées, et la critique de ces Auteurs, composent tout le Discours que je donne ici47.
Fontenelle « n’introduit pas un extérieur à la poésie, la circonstance mise en avant par Fontenelle n’est d’abord que celle des poésies »48. Cependant, la façon dont Fontenelle présente ce passage du sensible à la réflexion demeure mystérieux : que se cache-t-il derrière le pronom impersonnel « il me vint » ? Et ces « quelques idées » doivent bien être formulées dans un langage plus clair qu’une vague formulation indéfinie. C’est le problème même de la traduction49, de la transcription des sentiments en mots qui est posé ici : et opter pour la pastorale, c’est comprendre le rôle même de l’écriture dans ce travail de médiation des sens vers la réflexion. Les églogues permettent alors de remonter le temps, et de comprendre comment l’écriture – ou la parole, ou le chant – a pu naître. Le prologue de l’églogue « A Madame la Dauphine » est à ce titre intéressant puisqu’il ouvre le recueil, et permet de mette en scène le je-poète, au moment précisément où l’écriture d’une scène pastorale est en train d’apparaître sous ses yeux :
Dans un bois qu’arrose la Seine,
Je marchois sans tenir une route certaine,
Et rêvois presque sans objet ;
Un beau jour, un ruisseau, les leurs de nos prairies,
Suffisent pour causer nos douces rêveries50.
Or si le fait de rêver est bien posé, le contenu de la rêverie, lui, est presque vidé de sa substance (« presque sans objet »), de façon à insister sur le peu de matière qu’offre la pastorale, réduite à trois topoï géographiques : « un beau jour, un ruisseau, les fleurs de nos prairies ». Et pourtant, ce « presque rien »51 est suffisamment puissant pour qu’il ouvre sur un tout, un recueil composé d’onze églogues. Ce paradoxe d’un « presque rien » offert aux lecteurs est souligné dans le préambule de l’églogue IX : « Dans des vers sans objet, sous des histoires feintes, / Vous parler de desirs, de tendresse, de plaintes » (OC, t. 2, p. 371). Le fait est énoncé, mais comme évidé de sa substance (« sans objet ») avant d’être reformulé à l’aide cette fois des topoï narratifs de la pastorale (les « désirs », la « tendresse » et les « plaintes »). Le discours de la pastorale apparaît alors comme un chaînon manquant, un langage qui permet de dire ce qu’on serait incapable de dire sans lui : « Et que prétends-je donc ? Je ne le sais pas bien » (OC, t. 2, p. 371). Ainsi, si Fontenelle semble écrire au naturel, avec simplicité et évidence, ce qui est depuis le XVIe siècle la qualité attribuée au style ovidien, il dépasse cette catégorisation en montrant que cette simplicité – qui apparaît de façon si évidente dans la pastorale – est en réalité un passage obligé pour se dire, se comprendre, et se placer agréablement sous le regard des autres.
Fontenelle se place donc comme héritier du regard que les écrivains de la Renaissance portent sur Ovide, en assumant, dans le cadre de la pastorale, le style moyen, c’est-à-dire un langage qui se donne à voir avec naturel et simplicité. C’est ce qui a fait dire à Diderot que « Fontenelle écrit purement sans écrire »52. L’épître, comme l’églogue, sont ces genres artificiels qui savent se faire oublier pour donner l’impression d’une plongée au cœur de l’intime du sentiment amoureux. Cependant, Fontenelle s’éloigne des ravages de la passion mortifère et privilégie un bonheur peut-être plus simple, plus en demi-teinte, mais qui offre l’avantage de s’imaginer valable pour toute la vie. Il offre surtout, dans ses églogues, une réflexion sur la façon dont une pensée naît : il y a un irréductible du cœur, un « je ne sais quoi » qui ne peut trouver meilleure traduction que par le topos convenu de la pastorale. Fontenelle est bien un héritier d’Ovide, mais dans cette recherche de l’origine du sentiment amoureux, il dépasse les frontières génériques et historiques pour proposer des réponses universelles, par-delà la Querelle des Anciens et des Modernes.