Appel à contribution-n°18-2025-L’imaginaire du remords (XVIIe-XIXe siècles)

Numéro à paraître au 2e semestre 2025

Nicolas Frery

« Présence obsédante et qui nous harcèle sans pitié »1, le remords s’oppose selon Jankélévitch au regret à la façon dont l’irréparable se distingue de l’irréversible : le remords est la conscience douloureuse de ne pouvoir défaire ce qui a été fait (« what is done can not be undone »)2, alors que le regret est le désir de revivre un temps définitivement révolu. Là où le regret suppose une esthétisation du passé, dont découle le chant doux-amer de la nostalgie, Jankélévitch soutient que « le remords n’est pas une émotion inspirante » et se révèle-même « l’anti-poésie par excellence » parce qu’il « se détourne avec horreur de la forme imagée, de la figure expressive, et n’a d’autre interlocuteur qu’un revenant muet et sans visage »3. À quelles conditions existe-t-il pourtant une poésie, sombre et tourmentée, du remords ? En quoi le remords, pensé par la tradition chrétienne comme un salutaire aiguillon moral4, constitue-t-il un aiguillon poétique et fictionnel ?

Chez Baudelaire, que Claudel tenait pour « le plus grand poète du XIXe siècle, parce qu’il est le poète du remords », le travail du remords constitue un objet poétique privilégié, de « Remords posthume » à « L’Irréparable ». La comparaison, récurrente dans Les Fleurs du Mal, entre le remords qui ronge le cœur et le ver qui ronge le corps, a des antécédents bibliques5 en même temps qu’elle rend le remords à son étymologie : il est une morsure de l’âme. Cette figuration du remords comme « un souvenir vivant et dévorant »6, un « parasite »7 qui absorbe l’énergie vitale, s’articule avec d’autres métaphores structurantes. Le remords accable à la façon d’un fardeau impossible à alléger (« que c’est lourd, un remords ! »)8, il souille telle une tache que l’on ne saurait effacer, il hante à la manière d’impitoyables Érinyes. Surtout, le remords a une voix aussi bien qu’un regard. Le « cri des remords qui punit en secret les crimes cachés »9 est le revers douloureux de la « céleste voix » qu’est la conscience. « Pourquoi y a-t-il une voix dans le sang, une parole dans la pierre ? »10, demande Chateaubriand dans le chapitre du Génie du christianisme intitulé « Du remords et de la conscience ». Quant à l’imaginaire scopique, il n’a pas fallu attendre le Caïn de La Légende des siècles pour penser le remords comme l’effort désespéré pour se dérober à un regard impossible à soutenir. L’individu en proie aux remords aspire à se dissimuler aux autres et à lui-même, quitte à s’anéantir (« où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale »11). Comment ces métaphores topiques, puissamment remotivées dans certains textes, interfèrent-elles pour construire un imaginaire du remords à la fois cohérent et pluriel ?

L’étude de ces images récurrentes permet de préciser la signification du remords dans l’éventail des « sentiments hostiles »12. On pourra réfléchir à l’intériorisation du châtiment que suppose le remords : à quel titre cette sanction intérieure passe-t-elle pour plus insoutenable que les plus sévères peines ? Nous invitons en particulier à interroger le remords dans son rapport à la temporalité. Le remords est par excellence « anachronisme paradoxal », celui d’un « passé qui s’éternise »13. « Le souvenir de ses fautes lui était toujours présent »14, lit-on dans l’Histoire d’une Grecque moderne au sujet de Théophé hantée par son ancienne condition de fille du sérail. C’est que le remords s’épanouit dans l’itération, le ressassement. L’écoulement temporel est privé de valeur consolatrice : « le remords », écrit Staël, « est la seule douleur de l’âme que le temps et la réflexion n’adoucissent pas »15. Si le remords implique une rétrospection douloureuse et une constante actualisation du passé, il est aussi lié à la virtualisation. L’individu dévoré par la mauvaise conscience raisonne à l’irréel du passé (« ah, si j’avais… »). De quelle façon se rêve-t-il un passé autre que celui qui l’obsède ? Est-ce que cette réécriture du passé est solidaire d’une réinvention de soi dans le présent et dans l’avenir ? Car la question décisive est de savoir si malgré la hantise du « il est trop tard »16, le remords peut être surmonté de façon à se libérer d’un passé aliénant. Peut-on être autre que la personne que l’on a été ?

L’étude de textes canoniques (le monologue d’Auguste dans Cinna, le vol du ruban dans les Confessions, l’épisode de Petit-Gervais dans Les Misérables) pourra s’enrichir de la comparaison avec d’autres textes, moins attendus, où s’exprime la conscience de la faute. L’extension chronologique retenue (XVIIe-XIXe siècles) permet d’apprécier la permanence et l’inflexion d’un imaginaire dans des contextes idéologiques et esthétiques variés. Elle est en particulier précieuse pour s’interroger sur la progressive laïcisation du remords. Bourdaloue, dans son sermon « Sur le remords de conscience », considère le remords comme « une grâce », « un secours que Dieu donne à l’homme afin qu’il puisse agir et mériter pour le ciel »17. Chateaubriand se fait l’écho de cette tradition en tenant le tribunal de la conscience comme une « preuve de l’immortalité de notre âme »18. La thématisation du remords s’émancipe cependant de plus en plus des cadres chrétiens et des rassurantes continuités entre remords, confession et repentir. Si, chez Zola, Thérèse Raquin est un roman du remords, il s’agit de « remords purement physiques », qui tiennent à un tel point à un « simple désordre organique » que l’auteur hésite à employer le mot19. Cette mise en question d’un discours traditionnel sur le remords – en amont même de la critique nietzschéenne de l’ascétisme – invite à interroger en parallèle les remords stratégiques ou hypocrites, la théâtralisation de la culpabilité qui masque un endurcissement dans la faute. En quoi le cynisme se définit-il comme l’inaccessibilité (réelle ou proclamée) au remords ?

Quels que soient l’orientation et le corpus retenus, l’hypothèse que nous souhaitons avancer est celle d’un imaginaire du remords qui est solidaire d’une poétique du remords. S’il est des poètes du remords, il existe aussi des « tragédies du remords »20, non moins que des romans de la culpabilité où la hantise de la faute, propice au travail sur les strates temporelles, la répétition, la coloration fantastique, constitue une matrice narrative. La bonne littérature peut-elle se passer de la mauvaise conscience ?

Calendrier prévisionnel

Les propositions (limitées à une page) sont à envoyer à l’adresse nicolas.frery@gmail.com avant le 15 septembre 2024. Les réponses seront communiquées dans les jours qui suivent et les articles seront attendus pour le 15 mai 2025.

1 Vladimir Jankélévitch, La Mauvaise Conscience [1936], Paris, Flammarion, « Champs Essai », 2019, p. 74.

2 Dernière réplique de Lady Macbeth, héroïne du remords par excellence (Shakespeare, Macbeth, acte V, scène 1).

3 Vladimir Jankélévitch, L’irréversible et la nostalgie, Paris, Glammarion, « Champs Essai », 1974, p. 273

4 « Serions-nous assez aveugles pour considérer comme une peine insoutenable l’aiguillon qui nous pique, et pour vouloir nous en délivrer » (

5 Isaïe, 66:24 ; Marc, 9:48. Voir à ce sujet Nicolas Fréry, « Ver et remords : une comparaison baudelairienne », Romantisme, n°191, 2021, p. 76-89.

6 Zola, Thérèse Raquin, éd. Henri Mitterand, Paris, Flammarion, « GF », 1970, p. 239.

7 « Une pensée qui torture un homme échappe aux conditions de la pensée ; devient un autre, un parasite » (Valéry, L’Idée fixe ou deux hommes à la mer

8 Delphine de Girardin, Lady Tartuffe, éd. Sylvain Ledda, Flammarion, « GF », 2022, acte I, scène 6, p. 61.

9 Rousseau, Émile, livre IV, dans Œuvres Complètes, dir Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p.

10 Chateaubriand, Génie du Christianisme, éd. Maxence Caron, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2021, p. 131.

11 Racine, Phèdre, acte IV, scène 6, v. 1277.

12 Aurel Kolnai, Les Sentiments Hostiles, trad. Olivier Cossé, Belval, éditions Circé, 2014.

13 Vladimir Jankélévitch, La Mauvaise conscience, op. cit., p. 71.

14 Prévost, Histoire d’une Grecque moderne, éd. Alan Singerman, Paris, Flammarion, « GF », 1991, p. 233.

15 Staël, Delphine, éd. Simone Balayé et Lucia Omacini, Genève, Droz, 1987, seconde partie, lettre XIX, p. 335.

16 C’est sur ces mots que se clôt « L’Horloge » de Baudelaire, et donc la section « Spleen et Idéal » des Fleurs du Mal.

17 Bourdaloue, « Sur le remords de conscience », op. cit., p. 147-148.

18 Chateaubriand, Génie du christianisme, op. cit., p. 131.

19 « Enfin, ce que j’ai été obligé d’appeler leurs remords, consiste en un simple désordre organique, en une rébellion du système nerveux tendu à se

20 Dosmond, Simone, « Cinna, tragédie du remords », La Licorne, n°20, « L’obsession de la faute dans la littérature française du XVIe siècle au XXe

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Garguilo, René. « L’obsession de la faute dans Thérèse Raquin : la laïcisation du remords », La Licorne, n°20, « L’obsession de la faute dans la littérature française du XVIe siècle au XXe siècle », 1991, p. 113-122.

Hecquet, Michèle, « Crimes sans châtiments », Georges Sand. Littérature et politique, éd. Martine Reid et Michèle Riot-Sarcey, Nantes, Plein Feux, 2007, p. 99-111.

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1 Vladimir Jankélévitch, La Mauvaise Conscience [1936], Paris, Flammarion, « Champs Essai », 2019, p. 74.

2 Dernière réplique de Lady Macbeth, héroïne du remords par excellence (Shakespeare, Macbeth, acte V, scène 1).

3 Vladimir Jankélévitch, L’irréversible et la nostalgie, Paris, Glammarion, « Champs Essai », 1974, p. 273

4 « Serions-nous assez aveugles pour considérer comme une peine insoutenable l’aiguillon qui nous pique, et pour vouloir nous en délivrer » (Bourdaloue, « Sur le remords de conscience », dans Sermons, t. III, Paris, Rigaud, 1716, p. 147)

5 Isaïe, 66:24 ; Marc, 9:48. Voir à ce sujet Nicolas Fréry, « Ver et remords : une comparaison baudelairienne », Romantisme, n°191, 2021, p. 76-89.

6 Zola, Thérèse Raquin, éd. Henri Mitterand, Paris, Flammarion, « GF », 1970, p. 239.

7 « Une pensée qui torture un homme échappe aux conditions de la pensée ; devient un autre, un parasite » (Valéry, L’Idée fixe ou deux hommes à la mer, dans Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 197).

8 Delphine de Girardin, Lady Tartuffe, éd. Sylvain Ledda, Flammarion, « GF », 2022, acte I, scène 6, p. 61.

9 Rousseau, Émile, livre IV, dans Œuvres Complètes, dir Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p. 597.

10 Chateaubriand, Génie du Christianisme, éd. Maxence Caron, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2021, p. 131.

11 Racine, Phèdre, acte IV, scène 6, v. 1277.

12 Aurel Kolnai, Les Sentiments Hostiles, trad. Olivier Cossé, Belval, éditions Circé, 2014.

13 Vladimir Jankélévitch, La Mauvaise conscience, op. cit., p. 71.

14 Prévost, Histoire d’une Grecque moderne, éd. Alan Singerman, Paris, Flammarion, « GF », 1991, p. 233.

15 Staël, Delphine, éd. Simone Balayé et Lucia Omacini, Genève, Droz, 1987, seconde partie, lettre XIX, p. 335.

16 C’est sur ces mots que se clôt « L’Horloge » de Baudelaire, et donc la section « Spleen et Idéal » des Fleurs du Mal.

17 Bourdaloue, « Sur le remords de conscience », op. cit., p. 147-148.

18 Chateaubriand, Génie du christianisme, op. cit., p. 131.

19 « Enfin, ce que j’ai été obligé d’appeler leurs remords, consiste en un simple désordre organique, en une rébellion du système nerveux tendu à se rompre. L’âme est parfaitement absente, j’en conviens aisément, puisque je l’ai voulu ainsi » (Zola, Thérèse Raquin, op. cit., p. 60).

20 Dosmond, Simone, « Cinna, tragédie du remords », La Licorne, n°20, « L’obsession de la faute dans la littérature française du XVIe siècle au XXe siècle », 1991, p. 31-40.