Dans son étude récente sur les ego-documents à l’époque moderne, Sanjay Subrahmanyam s’intéresse à la notion de personne liée à un ensemble de possibilités non exclusivement restreintes à l’Europe1. Il propose notamment une confrontation des thèses de Jacob Burkhardt2, selon lequel l’écrit autobiographique participe à la naissance de l’homme moderne et celle de Stephen Grennblatt3 pour qui l’individu se crée dans un espace régi à la fois par ses propres désirs et la pression de l’État. Prenant appui sur cette réflexion, le questionnement cherche ici à interroger le recours à la première personne dans la littérature de voyage de la seconde moitié du XVIIe siècle comme élément structurant diverses figurations du moi. Cette étude s’appuie sur les anecdotes issues de trois textes à visée mémorielle écrits par Jean-Baptiste Tavernier4, François Martin5 et François Bernier6. Alors que la France cherche à se démarquer de ses concurrents européens, elle met en place la Compagnie des Indes orientales pour favoriser son développement économique et politique. Le récit de voyage, genre littéraire alors en vogue devient un support propagandiste valorisant pour l’identité française. Par ailleurs, l’expression de soi permet aux voyageurs de témoigner du rayonnement français tout en s’assurant du bon déroulement de l’implantation coloniale en Inde.
Envisager l’écriture du « je » en voyage permettra l’émergence de l’autoportrait de l’homme de la première modernité. En effet, l’ensemble des anecdotes étudiées donne à voir une succession d’images qui se rejoignent pour participer à la construction d’une identité littéraire française. Alors que l’imaginaire oriental connaît un essoufflement, l’inscription dans l’univers indien cherche à ranimer le cadre fictionnel oriental au sein de la littérature française. Le voyageur-narrateur se met en scène au sein de récits à la première personne qui examinent la société indienne. Il opère ainsi un jeu de masques à travers la description authentique de ce qu’il observe lors de ses pérégrinations et une image fabriquée pour la consommation publique. Un nouvel ethos viatique émerge alors, selon lequel le voyageur devient le passeur littéraire d’informations authentiques sur cet ailleurs nouveau au sein duquel il serait profitable de s’installer. De fait, le lecteur sédentaire se retrouve indirectement propulsé dans la position d’un observateur critique ayant accès à des informations de premier ordre qui affirment la supériorité française. Jean-Baptiste Tavernier se présente comme un curieux qui s’inscrit dans le processus d’individualisation en donnant à voir les bizarreries des pratiques dévotionnelles hindoues. François Martin se met en scène dans une enquête aux prémices du roman policier afin de démanteler un réseau nuisible à la Compagnie française. Enfin, François Bernier utilise son statut d’épistolier, pour dresser la chronique de l’empereur Aurangzeb. Il s’appuie alors sur le motif de la cour indienne pour se hisser au rang d’informateur privilégié de son lectorat français. Les trois voyageurs-indicateurs nous invitent donc à nous interroger sur le rôle du soupçon en tant qu’outil à double résonance : il est à la fois politique, en permettant de faire émerger la France en Inde, et littéraire, en introduisant alors l’Inde en France.
Le processus d’individualisation de Tavernier : vers le mélange de deux systèmes de valeurs opposées
Le recours au topos littéraire de l’horreur incarnée par les pratiques religieuses de l’Autre permet au voyageur de faire émerger le contraste sociétal souligné par Louis Dumont « dans l’interaction des cultures, ou plus précisément dans la diffusion de la culture-civilisation moderne parmi les cultures périphériques »7. Les références au corps permettent au voyageur de matérialiser l’Autre et de se recréer soi-même grâce à un effet de miroir inversé. L’écriture de la pérégrination devient une ressource narrative pertinente pour présenter à la fois des pénitents hindous comme des personnages inquiétants et un décor macabre découvert par le voyageur lors de ses errances sur le territoire indien. Ainsi, Jean-Baptiste Tavernier propose de dresser le portrait des brahmanes perçus comme de sinistres pénitents. Introduisant sa description lorsqu’il détaille les castes hindoues, le voyageur souligne insidieusement le rapprochement qu’il serait possible de faire entre la sorcellerie et eux.
Cette caste est la plus noble de toutes, parce que c’est d’entre les Bramines qu’on tire les prestres & ministres de la loy. Mais comme ils sont en grand nombre, & qu’ils ne peuvent pas tous aller étudier en leur Université, ils sont presque tous ignorans, & par consequent tres superstitieux, ceux d’entr’eux qui passent pour les plus spirituels estant les plus insignes sorciers8.
Bien qu’il montre le prestige de la caste hindoue, le voyageur révèle son caractère irrecevable par le public français en s’appuyant sur le topos de la bêtise de l’Autre. De fait, dénué de connaissances et donc de raison, celui qui est dépeint comme le représentant des Hindous est déterminé, d’après le voyageur, par un ensemble de superstitions infondées. D’un point de vue terminologique, Tavernier sépare les « Bramines » des « Fakirs » ; les seconds incarnant une sous-catégorie des premiers. Il propose une série de trois illustrations commentées afin d’expliquer au mieux le déroulement des pénitences hindoues constamment reliées à des éléments jugés dégradants par le regard occidental. Ainsi, la « fiente de vache » permet aux dévots d’obtenir la chaleur d’un feu mais aussi leur lit de fortune, constitué par la cendre qui leur sert de « matelas » et le « ciel [de] couverture »9 : le recours à la métaphore aide donc le voyageur à matérialiser le dénuement des mystiques hindous. En effet, au-delà de leur aspect repoussant, notamment analysé par Frédéric Tinguely10, les Fakirs de Tavernier semblent chercher à toujours plus choquer le lecteur par leurs pratiques dévotionnelles. Le voyageur rend compte de ces dernières par le biais d’une théâtralisation du discours descriptif. Il donne donc à voir la dévotion hindoue non pas comme un acte religieux mais comme un spectacle étrange et rebutant.
Pour donner plus de satisfaction aux curieux, & leur faire voir plus distinctement les choses, j’ajoûteray icy d’autres figures de ces mémes penitens lesqelles j’ay fait dessigner sur les lieux au naturel. La pudeur a voulu que j’aye fait cacher les parties qu’ils n’ont point de honte d’exposer en veuë ; car en tout-temps & dans la campagne & dans les villes, ils marchent tout nuds comme ils sortent du ventre de leurs meres ; & bien que les femmes s’en approchent par devotion pour prendre du bout des doigts & baiser fort humblement ce que l’on a honte de nommer, on ne remarque en eux aucun mouvement de sensualité mais au contraire sans regarder personne & roulant les yeux d’une maniere affreuse, on diroit qu’il sont ravis en extase11.
La description des pénitents intervient comme un objet de curiosité qui oriente le lecteur. Les Hindous sont ici représentés comme des personnages de papier enclins à des pratiques décrites par une gradation allant vers toujours plus de répugnance12. Ainsi, Tavernier développe l’ethos d’un gentilhomme soucieux de satisfaire son public français en lui offrant le récit de coutumes horrifiques. S’il s’agit de produire un texte plaisant pour le lecteur, il est aussi question de l’inviter au moyen de faire société avec la civilisation indienne. La conceptualisation individualiste13, allant de connivence avec les enjeux capitalistes de l’entente franco-indienne, impose le personnage rationnel face aux aberrations des autochtones. Le voyageur parle au nom de ceux qu’il décrit : il ne transcrit pas fidèlement leur voix mais impose un portrait dépréciatif par le biais de son récit. De fait, il s’impose au sommet de la pyramide sociale fictionnelle qu’il met lui-même en place.
Aux prémices du roman policier : la réhabilitation du moi à travers l’enquête de François Martin
Héritier des mémorialistes humanistes, François Martin met en scène un « je » qu’il décide de rendre social et moral : il s’agit de persuader le lecteur du bien-fondé des actions menées par le narrateur-personnage. Ainsi, en héritier des mémorialistes du siècle précédent, le voyageur met en place une stratégie rhétorique qui instaurerait un débat entre le domaine public et le domaine politique. « L’étude de la personne dans les Mémoires passe par celle de la figuration du protagoniste dans les conflits qui l’opposent à la société, représentée par ses institutions et en particulier par celle du pouvoir politique »14. En effet, François Martin, produit un texte de premier ordre pour l’écriture de l’histoire de la France en Inde mais, par le biais de ses Mémoires, il témoigne également d’une indignation affirmant une modification dans la représentation de la première personne. S’inscrivant dans la continuité de La Rochefoucauld et du Cardinal de Retz, le mémorialiste propose le récit de l’Affaire Macara15 : un texte hybride, à la lisière du récit d’aventure et d’espionnage alors en vogue16, structuré par une trame aux prémices de l’intrigue policière. Il s’agit pour Martin de raconter sa mission, ordonnée par Caron, pour retrouver le traître Macara17. Le personnage est présenté comme ayant fait défaut à la Compagnie française en dilapidant l’argent français dont il avait la charge. Le voyageur joue sur les différents degrés de la tension narrative rendue omniprésente et favorisée par la pérégrination de Surate à Masulipatam où a été envoyé Macara. En effet, la mise en récit commence par une exposition de la situation critique dans laquelle se trouve Surate : aux difficultés commerciales rencontrées par la Compagnie, s’ajoute la menace d’un assaut de Shivaji qui pourrait profiter de la situation18. Par ailleurs, ayant montré qu’il est urgent de relancer les affaires commerciales de la France, Martin rend compte des tensions internes aux relations diplomatiques entre les divers personnages qu’il présente. Au centre du récit se trouve donc Caron comme superviseur du projet qu’il délègue, pour mieux les diviser, à deux émissaires : le sieur Goujon et le sieur Mariage. L’insertion de la première personne se fait progressivement. La première occurrence qui renvoie à Martin, le révèle en tant que médiateur, représentant de Caron, dans la résolution du conflit entre les deux futurs envoyés19. De cette manière, le narrateur instaure un resserrement narratif autour de la première personne du singulier, afin de mettre en place l’ethos héroïque de son personnage20 : en plus d’être celui qui amène des solutions, il prend l’initiative de proposer une modification du plan de Caron et devient l’adjuvant de Goujon. Ainsi, en passant de simple « attaché » du comptoir de Surate, à l’un des « gens de tête et d’autorité pour mettre Macara à la raison », Martin amorce le parcours initiatique qui va l’amener à devenir le héros de l’histoire. Cette « héroïsation actantielle »21 joue donc un rôle charnière au sein de l’anecdote car c’est par son biais que l’auteur montre sa promotion narrative.
François Martin donne à son récit une organisation structurelle, correspondant à la fois à la linéarité du récit d’aventure et à l’écriture policière. En effet, la pérégrination du voyageur de Surate à Masulipatam est rapportée comme un parcours semé d’embûches grâce auxquelles les Français, et particulièrement le narrateur, peuvent s’illustrer par leur bravoure. Cependant, la tension narrative est installée de manière progressive : il s’agit d’abord de montrer que les conditions géographiques sont mauvaises,22 puis le danger de circuler sur les traces de Shivaji et ses troupes23. Enfin, Martin trouve, avec « les rencontres de péage », le principal élément narratif qui entraîne le conflit et met les Français en danger.
Nous croyons à la vérité que le firman que le roi de Golconde avait accordé à la nation, nous exemptait de tous droits dans ces terres, ce qui nous fit tenir ferme. Je pris la tête des charrettes avec quelques-uns de nos gens, le reste était avec le sieur Goujon incommodé pour lors de goutte, nous fûmes arrêtés par la barrière qui était fermée et, sur ce que je me mis en état de la faire ouvrir par force, le gouverneur visa sur moi avec une espèce de poignard nu à la main, je le repoussai d’un coup de bout de pistolet que je lui portai dans l’estomac. L’action de l’un et de l’autre pensa porter les deux partis à en venir aux mains ; des principaux habitants du lieu qui suivaient le gouverneur et notre courtier se jetèrent à la traverse et empêchèrent le désordre ; cependant nous fîmes passer nos charrettes et le reste du train qui prit la campagne ; notre courtier resta pourtant dans le bourg ; il accommoda l’affaire moyennant 13 roupies qu’il paya, il nous vint joindre ensuite à deux cosses de là. […] Le reste du train était à une cosse de là où le sieur Goujon ayant appris que j’étais resté derrière l’avait fait arrêter pour m’attendre ; je le joignis et lui contai mon aventure24.
Après s’être présenté comme le vainqueur d’un duel, François Martin devient le conteur d’un récit d’aventure. Cette organisation narrative ponctue la narration entière : les combats et embuscades sont traitées par le mémorialiste comme une péripétie qui à la fois retarde l’avancée de l’intrigue majeure et offre au lecteur un spectacle, écrit de manière à favoriser son identification à l’héroïque personnage principal.
Cependant, le récit est également construit autour de l’enjeu narratif qui se resserre en même temps que les personnages approchent de Macara. Au fil de la progression viatique, l’intrigue s’organise autour des trois pôles incarnés par le sieur Goujon, Macara et le rappel de l’état de la Compagnie suite au vol commis par ce dernier ; ils rejoignent alors les trois pôles caractéristiques de l’écriture policière avec le criminel, la victime et le détective25. Par ailleurs, en rédigeant ses mémoires, François Martin parvient à retranscrire l’intimité qui l’unit à Goujon. Ainsi, l’écriture du « je » ne sert pas à recréer le monde indien, mais bien à donner au narrateur le rôle du « témoin des actions du détective et [devenant, plus précisément,] son double fictionnel »26. En effet, l’usage du discours indirect permet ici au mémorialiste de rendre compte des négociations et des enjeux auxquels Goujon a dû faire face avant de confirmer l’arrestation de Macara. L’état de la situation narrative apparaît donc à travers la plume de Martin qui retranscrit la progression de la pensée de son acolyte. Cette forme d’écriture de l’intime permet aussi à Martin de dresser indirectement le portrait moral de Goujon qui, associé à lui, apparaît comme un honnête homme, afin de mieux l’opposer à Macara : il s’établit alors la mise en parallèle de deux personnages, l’un constituant l’image inversée de l’autre. La mort de Goujon permet au voyageur de faire l’éloge funèbre de celui-ci : « C’était un homme d’esprit et de bon sens, un fond d’honneur désintéressé et zélé pour le service ; on peut même dire que ce grand zèle, pour n’avoir pas été bien ménagé, lui fit du tort »27. Alors que le portrait moral de Macara le présente comme un personnage rusé et malveillant, Martin explique : « un juge des principaux et qui a opiné en sa faveur a dit en bonne compagnie qu’à la vérité qu’on reconnaissait bien que Macara était un très méchant homme et fourbe, mais que la procédure qu’on avait faite à Masulipatam contre lui n’était pas dans les formes […] »28. Ainsi, bien que les personnages sachent que Macara est coupable, il est relâché à cause d’un défaut de procédure.
Il s’agit également pour le narrateur de mettre au jour l’ensemble des réseaux de renseignements en usage. Dans ce récit, c’est le fait de maîtriser l’information qui structure les jeux de pouvoir. De cette manière, le second portrait moral de Macara permet à l’auteur de mettre le personnage au centre de l’intrigue en dévoilant son autorité cachée par la détention de données qui le rendent indispensable, à la fois pour les Français et pour les Indiens29. Selon Martin, c’est suite à la découverte des accointances de Macara avec les instances gouvernementales, que Goujon le voit comme un « suspect » et décide de son arrestation. L’affaire Macara devient alors une affaire d’État avec ses menaces de guerre : le personnage confirme dès lors la place centrale qu’il occupe dans les échanges diplomatiques entre les deux camps. L’enjeu de sa libération devient également un motif narratif permettant l’introduction des aventures françaises. En effet, Martin relate la tentative d’évasion du prisonnier qui intervient dans la narration pour déclencher l’action, à travers la bataille qui s’ensuit entre ses complices et ses gardiens. Le résultat de ce conflit armé est principalement centré autour d’un jeune Français : « un commis qui nous avait suivi quoiqu’indisposé, nommé Fromentin, garçon de cœur, […] fut attrapé de deux balles de mousquet et d’un coup de sabre qui le couchèrent sur le carreau […] »30. Ce personnage, qui n’intervient dans la narration qu’à travers sa mort violente, semble prendre le poids d’un emblème représentant les couleurs françaises. De cette manière, l’anecdote, cadencée par une structure narrative oscillant entre lenteur et accélération de l’action, présente, à travers le meurtre du commis, le risque encouru par la France aux Indes. Il semble donc que Martin, en tant que confident de l’envoyé de Caron, propose en fait un récit d’investigation, à travers lequel se dessine le futur échec de la présence française en Inde. En effet, si l’histoire de Macara se termine par l’évocation des conséquences positives de l’affaire sur la réputation française aux Indes, Martin lui ajoute un épilogue piquant, qui remet en question tout le fonctionnement des renseignements français, pour mieux en dénoncer la faiblesse31.
Bien que Martin souligne le fait que Macara est arménien, tout en accusant l’Arménie d’être le terreau de la fourberie, il montre bien que l’Inde reflète le théâtre de l’impossibilité à faire appliquer la justice française sur un coupable avéré. Le genre des mémoires permet ainsi à l’auteur de s’interroger sur l’application morale de la loi. Il s’appuie alors sur le topos de la ruse, utilisant la religion pour mieux tromper le monde : de cette manière, le Macara de Martin use du même stratagème que l’Aurangzeb de Bernier et le Shivaji de Thévenot et Carré. L’anecdote de l’affaire Macara permet donc à Martin d’utiliser la première personne pour mieux mettre la France en valeur, au sein de conflits diplomatiques en terre indienne. Par ailleurs, la mise en place d’une écriture de soi permet l’élaboration d’une intrigue « policière » : c’est alors l’importance du réseau de renseignements et d’échanges d’informations, pour mieux devancer l’adversaire, qui est révélée par l’auteur.
Le voyageur-informateur : le cryptage du statut d’épistolier
Grâce à sa position de voyageur, Bernier bénéficie d’une place de choix pour alimenter son observation de la cour indienne et soigne particulièrement l’ambiguïté de son statut d’épistolier. Il écrit avoir obtenu une place à la cour où il put séjourner durant huit ans. Alors qu’il était employé en tant que médecin par Dara Shikoh, le frère d’Aurangzeb, il entre au service du ministre Daneshman Khan avec lequel il entretient un dialogue interculturel, basé sur un échange de connaissances philosophiques et scientifiques. De cette manière et comme l’a souligné Frédéric Tinguely : « il deviendra pour l’Europe entière le fidèle chroniqueur de la guerre de succession déclenchée par la maladie de Shah Jahan, l’interprète averti des manœuvres imaginées par Aurangzeb afin d’évincer aussi bien Dara que ses autres frères, Sultan Shuja et Murad Bakhsh »32. Le voyageur souligne la particularité de son statut au cœur de son récit rétrospectif : « j’entreprends ici d’écrire, m’étant trouvé à quelques-unes des plus considérables occasions et ayant séjourné huit ans à la cour du roi »33. Il apparaît donc que l’auteur sorte quelque peu de son rôle d’observateur d’un peuple lointain, pour mieux entrer dans celui d’aède justifiant ses dires par des formulations du type « j’ai entendu dire » ou « j’en ai vu d’autres qui soutiennent […] »34. Il se justifie en utilisant le topos du narrateur qui rend compte de propos rapportés35. Composant à partir d’une forme oralisée du discours à diverses occasions, Bernier en tant que poète, « ne peut s’empêcher, au terme de son œuvre, de la rattacher à l’actualité. Ainsi, pour reprendre la distinction de Benveniste, le poème héroïque est un « récit » encadré par un « discours », celui-ci resurgissant par endroits dans celui-là. […] »36. Cependant, l’auteur semble privilégier la fonction métalinguistique du langage qui sert la dimension politique du récit et lui permet quelquefois de préciser son projet d’écriture. Ainsi les formules comme « j’ai cru devoir dire », « je dirai » ou « je ne dirai pas », « je ne sais pas » ou même « laissons le »37, parsemées tout au long de la narration, sont un moyen pour le voyageur d’intervenir au sein de cette dernière pour mieux prouver la véracité de ses propos38. « Ainsi, le poète se montre conscient de faire une entorse au principe de l’effacement […] »39. Pourtant, en plaçant en second plan la fonction émotive du langage,40 Bernier garde une distance avec son récit et trouble le lecteur qui ne sait pas comment il se situe, ni s’il cautionne la conduite de ses personnages.
Matérialisant le lien des personnages entre eux, la lettre en tant que support narratif est primordiale dans la chronique et plus globalement dans les Voyages de Bernier. En effet, le recours à la lettre comme moyen de communication plus ou moins biaisé structure le récit, sous la plume du voyageur. Shah Jahan est d’abord évoqué tel le « Roi du monde », puis il perd de sa superbe et devient « ce roi malheureux »41 et « ce bon vieillard »42, au fur et à mesure du récit et de sa perte d’influence face à l’avancée de ses fils. Bernier accentue, par le recours hyperbolique à la répétition de « tout », son impuissance : « se voyant toujours entre les mains de Dara, il se vit obligé d’acquiescer à tout ce qu’il voulait et lui remettre dans les mains toutes les forces de l’État, et commander tous les capitaines de lui obéir »43. L’urgence dans laquelle il se trouve est rendue par l’auteur à travers l’architecture du récit, structuré par un rythme syntaxique soutenu. Ainsi, Bernier rapporte qu’alors qu’il vient de cloîtrer Shah Jahan à l’intérieur du sérail, Aurangzeb adresse un courrier à son père, afin de se disculper et pour prouver sa bonne foi. Selon l’auteur, il le rend public avant de le faire parvenir à son destinataire. Il y explique les raisons qui l’ont poussé à agir contre son père qui, malgré toute sa chaleur paternelle et sa préférence marquée en sa faveur, s’est prononcé comme étant un support à Dara.
J’ai entendu dire sur ce billet qu’effectivement Shah Jahan, dès la nuit même que partit Dara, lui avait envoyé des éléphants chargés de roupies d’or et que ce fut Raushanara Begum qui trouva moyen d’en donner avis à Aurangzeb […]. J’en ai vu d’autres qui soutiennent qu’il n’est rien de tout cela et que le billet qu’Aurangzeb fit ainsi voir n’était que pour jeter un peu de poudre aux yeux du peuple et tâcher de se justifier en quelque façon d’une si étrange action, et en jeter la faute sur Shah Jahan et sur Dara, comme ayant été forcé d’en user de la sorte. Ce sont des choses qu’il est assez difficile de bien découvrir au vrai44.
L’auteur semble alors se positionner en fidèle chroniqueur, soucieux de rendre compte des faits de manière objective. Il donne d’abord une version puis l’autre des propos que lui auront rapportés ses indicateurs. Cependant, il devient impossible au lecteur de définir le degré de vérité de cette anecdote. Bernier avoue lui-même ne pas avoir obtenu de réponse satisfaisante, étant donné qu’il n’est pas censé avoir lu ce billet écrit par l’empereur.
Le narrateur de la chronique d’Aurangzeb adopte un regard omniscient grâce auquel il prétend rendre compte de faits véridiques qu’il donne à voir à son lectorat. Il peut par là même, faire part des intentions des personnages ou de documents officieux dont il retranscrit le contenu comme s’il en avait pris connaissance. De cette manière, il peut exposer le plan des conspirateurs, donnant l’impression au lecteur d’être lui aussi mis dans le secret : de même qu’Aurangzeb, il peut prévoir les situations à venir. Comme l’a démontré Marie-Christine Pioffet, s’appuyant sur la Relation de la Nouvelle-France de Paul Lejeune :
L’omniscience du narrateur n’est, somme toute, concevable que dans un récit d’imagination. […] Loin de toujours se confiner dans une optique restreinte, les chroniqueurs étalent l’étendue de leur horizon […] Plus qu’un effet de style, l’élargissement de la focalisation répond à un besoin de « mise en spectacle »45.
Ce statut du narrateur se retrouve notamment lorsqu’il explique l’entrée en campagne d’Aurangzeb contre ses frères.
[Mir Jumla] écrit à Aurangzeb qui était pour lors dans le Daulatabad, la capitale du Deccan, à quelque quinze ou seize journées de Golconde, lui faisant entendre que le roi de Golconde le voulait perdre lui et sa famille, nonobstant les grands services qu’il lui avait rendus, comme tout le monde savait, ce qui était une injustice et une ingratitude inouïes ; que cela l’obligeait d’avoir recours à lui et de le prier de le vouloir recevoir sous sa protection ; qu’au reste, s’il voulait suivre son conseil et se fier en lui, il disposerait les affaires de telle sorte qu’il lui mettrait tout d’un coup entre les mains et le roi et le royaume ; il faisait la chose facile : « Vous n’avez, disait-il, qu’à prendre quatre à cinq mille chevaux de l’élite de votre armée et avancer à grandes journées vers Golconde, faisant courir le bruit par le chemin que c’est un ambassadeur de Shah Jahan qui s’en va en diligence pour des affaires considérables trouver le roi de Bhagnagar […] » Il ajoutait qu’il ferait cette entreprise à ses dépens et lui offrit cinquante mille roupies par jour (c’est environ vingt-cinq mille écus) durant tout le temps de la marche46.
Le récit construit le personnage d’Aurangzeb pour en faire un ambitieux qui n’hésite pas à trahir ses frères et à convoquer la complicité d’un émir pour mieux entrer dans la course au pouvoir. En effet, le narrateur devient le seul relais entre le cadre indien et le lecteur français : il se fait décrypteur d’un évènement historique en exposant tout d’abord la situation mensongère dans laquelle se glisse le futur empereur. Cependant, la méthode d’usurpation est transmise de telle manière, qu’elle plonge le lecteur dans la confusion : l’alternance du style direct et indirect permet une mise en abyme élaborant une superposition des voix. En fait, Bernier prétend copier la missive envoyée à Aurangzeb alors qu’il est peu probable qu’il ait eu l’occasion de la lire. Il suppose donc des faits dont il a eu connaissance bien après leur conclusion ; mais les fondements officieux de celle-ci devaient être gardés secrets. Le voyageur, en se faisant le transmetteur des lettres de cour, offre une transposition du système de communication français sur l’indien. Il propose alors une réflexion politique et morale en donnant à voir les abus générés par le tyran indien, qui devient l’allégorie de l’État français, il se permet de reproduire indirectement, pour mieux le dénoncer, l’absolutisme de Louis XIV47. Ainsi, bien qu’il soit rigoureux dans sa recherche de vraisemblance, enrichie notamment par la conversion des monnaies, le narrateur fait part d’éléments confidentiels qui ne peuvent qu’être imaginés par lui. D’abord confondus, Jumla et le narrateur se distinguent par la simulation d’entrée dans le dialogue entre les deux personnages mise artificiellement en place par Bernier pour mieux asseoir son statut d’informateur privilégié.
L’écriture du « je » en tant qu’expression d’une identité perçue principalement à travers son appartenance à la France, dévoile donc les enjeux de la maîtrise des informations en terre indienne. Ainsi, la narration à la première personne permet à l’auteur d’entrer dans la fiction tout en s’appuyant sur la forme authentique du témoignage. Par ailleurs, l’expression de soi permet au voyageur de recréer son expérience indienne tout en dévoilant ses intentions narratives : Tavernier veut apparaître sous les traits d’un « aventurier bourgeois », en opposition aux personnages indigènes qu’il décrit comme des objets de curiosité. En revanche, François Martin réactualise le récit d’aventures grâce à une intrigue énigmatique, pour mieux montrer les faiblesses de l’installation française en Inde. Enfin, François Bernier utilise le motif indien pour élaborer une critique du modèle absolutiste français. Grâce à l’écriture du « moi », le voyageur se fait enquêteur au service de son pays et principal représentant d’une France qui cherche sa place en Inde. S’articulant sous l’influence de l’épopée, des mémoires ou de la résolution d’intrigues, le récit montre qu’il a besoin du territoire indien pour exister : à travers le renouvellement littéraire en Inde, se dessine un nouvel imaginaire narratif français.