Dans une lettre du 20 novembre 1629, Descartes adresse à Marin Mersenne une réflexion en demi-teinte concernant la possibilité d’élaborer une langue artificielle parfaite :
Or, je tiens que cette langue est possible, et qu’on peut trouver la science de qui [sic.] elle dépend, par le moyen de laquelle les paysans pourraient mieux juger de la vérité des choses, que ne font maintenant les philosophes. Mais n’espérez pas de la voir jamais en usage ; cela présuppose de grands changements en l’ordre des choses, et il faudrait que tout le monde ne fût qu’un paradis terrestre, ce qui n’est bon à proposer que dans le pays des romans1.
Pour Descartes, l’élaboration d’une langue philosophique s’inscrit dans le prolongement d’une rénovation des sciences dont elle dépendrait, mais qu’elle pourrait en retour favoriser (de cette langue est espérée non seulement la possibilité d’une communication universelle, mais aussi un progrès dans notre jugement sur les choses, in fine dans les sciences elles-mêmes). Descartes reste conscient de son caractère utopique, non pas qu’elle soit irréalisable intrinsèquement selon lui, mais plutôt parce qu’elle serait inapplicable dans la réalité, en raison d’un ordre social réfractaire. Lieu du bien, non-lieu : le fantasme de l’uglossie traverse tout le XVIIe siècle2. Mais de fait, cette langue philosophique n’a jamais régi la vie de communautés humaines ailleurs que dans des fictions littéraires, dans le « pays des romans », particulièrement dans le corpus de ces voyages imaginaires que la critique moderne a rassemblés sous le label générique d’« utopies », la présence d’une langue parfaite constituant justement un critère de sélection et d’élection à cette catégorie critique.
Cela devait pourtant être l’objet d’une science. Avec les échanges entre Descartes et Mersenne, le projet d’édifier une « panglossie » répondant à la recherche d’une « pansophie » développé par Jan Amos Comenius dans sa Via Lucis (publiée en 1668, mais rédigée deux décennies plus tôt), ou encore l’effervescence des language planners anglais rassemblés dans le cercle de Samuel Hartlib au milieu du siècle, s’ouvre le principal chapitre de la recherche des langues philosophiques3. Alors que l’usage du latin comme langue internationale commençait à être remis en question, et que la quête d’une langue adamique primitive, longtemps cherchée par les humanistes dans l’hébreu4, commençait à s’épuiser, on admet la nécessité d’élaborer des langues artificielles a priori, à même de palier les déficiences des langues naturelles – langues a priori qu’il convient de bien distinguer des langues universelles a posteriori développées par les linguistes du XIXe siècle à partir des langues existantes. La plupart des projets du XVIIe siècle partagent une volonté de rétablir une correspondance ébranlée entre les mots et les choses, formulée par Francis Bacon lorsqu’il préconise l’adoption de « caractères réels » (real characters) désignant non des lettres ou des mots, mais directement les choses ou les notions5 ; ou par Comenius lorsqu’il postule que le lexique doit réfléchir la composition du réel, ce qui suppose l’univocité totale6. En conséquence, la plupart des language planners – comme les appellent les historiens des idées aujourd’hui – partagent (à quelques exceptions près) une conception nominale et morphologique de la langue idéale, qu’ils envisagent comme un ensemble de substantifs censés désigner les éléments premiers, les classes essentielles ou bien les objets singuliers du monde. La syntaxe, quant à elle, était vouée à une simplification radicale, voire à être remplacée par des modèles combinatoires algébriques ou algorithmiques, au bénéfice de la régularité. « Rien n’empêche de penser qu’on puisse faire avec les mots ce qui a déjà été fait avec les chiffres », écrit Robert Boyle à Hartlib7. Les propositions pour rendre les lettres convertibles et opérables arithmétiquement ne manquaient pas8. Dans son application enfin, la langue philosophique projetée par ces penseurs devait être aisée à apprendre, universellement compréhensible et prononçable, remédiant ainsi à la confusio linguarum régnant sinon depuis la Chute, du moins depuis Babel. L’ambition rationaliste, on le sait, a souvent été portée par des projets irénistes, ou par un dessein prophétique, parfois même messianique, de refondation du corps politique.
Qu’on le situe en marge ou à la pointe de ce mouvement profondément « utopiste », au sens large, le genre littéraire des voyages imaginaires a tout naturellement hébergé des propositions plus ou moins originales, des exemplifications ponctuelles, voire de véritables systèmes étudiés dans une perspective générale par Émile Pons9, Paul Cornelius10 ou Lise Leibacher11, tandis que Paul Knowlson s’interrogeait dans un article séminal sur leurs relations avec les traités philosophiques proprement dits12. Knowlson concluait sur l’idée que la langue des Australiens de Gabriel Foigny (La Terre australe connue, 1676), notamment, ou celle des Sévarambes de Denis Veirasse (Histoire des Sévarambes, 1677), manifeste des connaissances d’« amateurs éclairés », quoiqu’elles ressemblent à des esquisses en comparaison des trois cents pages de l’Essay on the Real Characters de John Wilkins (1668), peut-être la réalisation la plus aboutie parmi les traités. On ne sort pas de cette conception purement réflexive ou illustrative du texte littéraire dans les considérations que Marina Yaguello accorde aux voyages imaginaires, qui traduiraient les « mythes » et les « fantasmes » linguistiques de l’époque13. Or, ils méritent une autre lecture : la fiction utopisante ne s’est-elle faite conscience critique des projets de langues philosophiques artificielles et universelles ? N’est-ce pas plutôt leur prise de distance qui fait l’intérêt des meilleures uglossies littéraires de l’époque, suggérant la faille de l’idéal qu’elles convoquent non pas naïvement, mais dans un esprit d’examen ?
Les fictions « utopiques » de la première modernité ne sont pas toujours ce qu’on croit, ou ce que nos catégories génériques nous font croire14. De nature ambiguë, elles sont souvent partiellement ou massivement satiriques, et leur ironie est elle-même double : elle ne porte pas seulement sur notre monde vu d’un ailleurs amélioré, mais sur l’ailleurs utopique lui-même, renvoyant à notre monde par des réflexes allégoriques bien ancrés. La mise en œuvre de sociétés fondées sur des règles idéales par une rationalité abstraite y constitue une modalité parmi d’autres d’un travail de la fantaisie parfois imprévisible, qui peut se retourner en satire. Enfin, l’intérêt pour les langues autres s’y manifeste aussi bien sous l’espèce de langues expliquées, aux principes supposés transparents, que sous l’espèce de langues opaques, exotiques, résistantes à l’interprétation. L’extrait pseudo-épigraphique de langue utopienne fourni par Thomas More en annexe à la seconde édition de l’Utopia (1516) en est l’exemple même : conçu en hommage à la langue grecque, ce mirage linguistique de l’humaniste, qui le contamine étrangement par le persan, résiste à tout déchiffrement15. Que dire des dérives linguistiques de l’utopie rabelaisienne, si étroitement connectée par ses origines à la création de More ? Ainsi lorsque Pantagruel rencontre Panurge et l’écoute se présenter et demander à boire en diverses langues, dont le « langaige des antipodes », le « langaige lanternois » ou celui du « pays de l’Utopie »16. Composés dans des sabirs difficiles à déchiffrer, ces non-langues offrent l’exemple d’une résistance à toute tentative de rationalisation17. La polyglossie des voyages utopiques restera au XVIIe siècle une marque du goût de leurs auteurs, souvent eux-mêmes voyageurs et polyglottes, pour les langues naturelles, pour le mélange, la diversité et l’imperfection linguistique.
Il y a là un facteur de résistance à l’impérialisme des projets émanant de la révolution scientifique, qu’il convient de jauger en examinant trois cas de mise en œuvre ironique de langues imaginaires parfaites chez Cyrano, Thomas Urquhart (en l’occurrence auteur non d’un voyage imaginaire, mais d’un traité imaginaire donné à lire en tant que fiction utopique), et Gabriel Foigny, que nous confronterons à l’intertexte des ouvrages philosophiques contemporains, dont ils s’inspirent (ou qu’ils ont pu fort paradoxalement inspirer). Ces auteurs n’auront pas été les premiers à s’engager sur la voie de l’ironie. Mentionnons brièvement, en guise de prélude, le premier imitateur anglais de More, l’évêque Joseph Hall, qui intègre une pseudo-langue utopique dans son Mundus alter et idem (1605) : visitant le pays des « fous lunatiques » (Moronia varia), son personnage de voyageur, Mercurius Britannicus, découvre une académie de savants, les Novateurs de Troverense, qui entre autres inventions farfelues ont élaboré une « langue supermonicale » (« linguam supermonicam »), réservée à leur usage, dont un glossaire d’une cinquantaine de termes est dispensé dans le texte18. Attribué à Paracelse, cette langue travestit le jargon notoirement obscur du célèbre alchimiste, et il s’agit ici de se moquer de son goût pour l’ésotérisme, du fantasme d’une langue secrète, d’une langue incommunicable en somme, plutôt que d’une langue universelle. Reste que ce texte très diffusé pourra faire office de modèle, non moins que ceux de More et de Rabelais, en matière de parodie satirique des utopies linguistiques. Son narrateur, Mercurius Britannicus, ne voudrait pas paraître « Cedurinus » en omettant de décrire cette langue, c’est-à-dire, selon les explications fournies par une note en manchette, « idiot » (« stupidus ») dans le langage de Paracelse. À bon entendeur, salut !
La langue musicale de Cyrano, ou comment jouer du fifre avec l’idée d’harmonie universelle
Une première espèce de langue idéale fantasmée par le XVIIe siècle constitue un cas bien connu d’interaction et d’émulation réciproque entre fictions utopiques et projets philosophiques : il s’agit des projets de langues musicales, ou de notations musicales de la langue. Les premières descriptions de la langue chinoise par les voyageurs européens (Ricci, Hugo, Trigault) avaient suscité une fascination comparable à la fascination pour la langue égyptienne19, non seulement en raison de l’écriture des idéogrammes – dans lesquels la communauté savante européenne voyait, à tort, des pictogrammes représentant les choses mêmes –, mais aussi pour le système de prononciation tonal, posant un problème de transcription (aujourd’hui résolu par l’emploi d’équivalents alphabétiques comme le pinyin)20. Or, la mise en scène fictionnelle précède les élaborations les plus sérieuses en la matière : c’est bien Domingo Gonsales, le voyageur spatial de Francis Godwin dans le Man in the Moone (1636) qui découvre le premier, chez les Sélénites, une langue radicalement différente de celles qui existent sur Terre, répandue sur toute la Lune, entièrement faite de tons modulant un petit nombre de paroles21. Godwin donne deux exemples de transcription écrite, sous forme de deux extraits de portée musicale (la prière « À Dieu seul gloire » employée comme salutation, et le nom de « Gonsales »)22. L’utopiste anglais suggère dans la foulée qu’on pourrait imaginer sur ce modèle un langage universalisable et plus facile à apprendre que n’importe quelle langue européenne. « Grand mystère » selon lui, et digne de toutes les recherches.
Or, les auteurs ultérieurs, y compris les plus sérieux, feront presque tous référence explicite à Godwin lorsqu’ils imagineront des systèmes de notation musicale des langues existantes : appelé à jouer un rôle majeur dans le développement des language schemes anglais, John Wilkins, – lequel soutient par ailleurs avec la plus grande assurance la possibilité du voyage sur la Lune en faisant référence au Man in the Moone de Godwin (The Discovery of a World in the Moon, 1638) – donne en exemple les « fantaisies » (fancies) linguistiques du romancier dans un traité de cryptographie de 1741 où il propose, entre autres procédés de codage linguistique, une notation musicale de l’alphabet23. La mise en page de la partition de référence en haut, qui donne le code, et d’une traduction du début du Gloria in excelsis Deo, en bas, reproduisent de près le dispositif de Godwin : Wilkins s’est contenté, pour élaborer son code musical, de déchiffrer celui qui régit l’écriture des deux extraits par Godwin et de le reproduire intégralement. Wilkins suggère la possibilité d’une actualisation sonore de ce langage (on pourrait « aisément imaginer deux musiciens discourant l’un avec l’autre par leur instrument »)24, voire la possibilité de généraliser ce système pour en faire un moyen de communication universelle. Comme l’a montré Neville Davies, ce chapitre du Mercury s’inspire, en sus, du Nuncius Inanimatus (1629), un traité de cryptographie publié sous pseudonyme, antérieurement au Man in the Moone, par le même Godwin, où ce dernier avançait l’idée d’une notation musicale de l’alphabet et développait un projet de « caractères universels » (universal characters)25. Paul Cornelius montre encore que le sinologue allemand Thomas Müller fait pareillement référence à Godwin, au milieu des années 1650, lorsqu’il prétend avoir trouvé la « clef » du chinois, à savoir un système de transcription en notation musicale des tonalités du mandarin. Certes, Müller critique en Godwin les débordements d’un auteur fantastique, qui n’aurait pas bien compris comment fonctionne la langue chinoise26.
Il existe toutefois une réversibilité entre science et fiction, qui n’est pas seulement réversibilité de l’inspiration, mais aussi celle du sens critique. Ne faut-il pas comprendre comme une parodie, et même une parodie satirique, le langage musical des Sélénites dans les fameux États et Empires de la Lune (1657) et du Soleil (1662) de Cyrano de Bergerac ? Le voyageur Dyrcona constate sur la Lune l’existence de deux langues radicalement différentes, n’ayant rien de commun avec celles de la Terre : les gens du peuple parlent uniquement par gestes – agitant un doigt, une lèvre, un œil, une joue, jusqu’à faire « des oraisons et des périodes », « gesticulant leur conceptions » dans une forme de transe –, tandis que les nobles, « dédaignant de prostituer leur gorge », « prennent ou un Luth, ou un autre instrument, dont ils se servent aussi bien que de la voix à se communiquer leurs pensées »27. De même que le grotesque langage gestuel fait écho à un débat d’époque, et aux nombreux projets de langues des signes ayant ouvert la voie à l’abbé de L’Epée28, la rêverie sur la langue musicale semble partir du point où Godwin et Wilkins l’avaient laissée, mais pour lui donner un tour franchement ironique : on rencontrerait aisément sur la Lune, ajoute Dyrcona, quinze ou vingt théologiens ou juristes qui résoudront de graves questions par un concert le « plus harmonieux dont on puisse chatouiller l’oreille »29. Et certes, Cyrano le poète est tenté par l’idée d’une langue qui soit toute musique30, et peut-être plus encore par l’idée d’un mode de communication secret, propre à une élite vivant écartée. Les habitants de la macule du soleil, diaphanes, se communiquent directement leurs pensées par la vision, non par des paroles, et leur « langue matrice », qui n’est autre que « la voix de la nature », leur donne accès immédiatement à l’essence des choses31. Mais sur la Lune, les cinq extraits de portées musicales se voient réserver un traitement à tout le moins burlesque, dans une parodie de roman à clefs : remplaçant les noms d’une rivière, d’un ruisseau, d’une dame de compagnie, d’un Grand qui voulaient du mal à Dyrcona, ou d’un Roi, ils se présentent comme les extraits d’une partition totalement aléatoire32. Il ne s’agit pas d’un pastiche de Godwin, mais d’une parodie.
Paul Cornelius y voit de surcroît une possible satire de projets de langue philosophique33. Il n’est pas interdit de penser que Cyrano se moque plus précisément du Traité de l’Harmonie universelle de Marin Mersenne (1636). Ayant joué un rôle crucial dans les échanges autour de la langue universelle34, par ailleurs prêtre et membre de l’ordre des Minimes, le docte Mersenne y soutient positivement qu’« on peut se servir de Sons de chaque instrument de Musique, & des differens mouvements qu’on leur donne pour discourir de toutes sortes de sujets », et même « pour apprendre les sciences »35. À une époque où la musique baroque, et la théorie qui l’accompagne, se tournaient vers une rhétorique figurative de l’expression musicale, Mersenne caresse l’idée d’une réversibilité en imaginant une conversation sous forme de concert : on peut exprimer des « paroles & des periodes entieres par les Sons, car les preludes, la suitte des airs & des chansons, la deduction des modes & du système parfait ont de la ressemblance avec les oraisons et les harangues », assure-t-il36. Après avoir repris l’idée d’associer chaque lettre à un son, il avance un autre système dans lequel une combinaison mélodique de quatre notes correspondrait à une lettre, selon l’ordre des notes :
Il s’ensuit que l’on peut faire des harangues entieres avec la seule Quarte sur le Luthe, sur l’Orgue, sur les Cloches, sur la Trompette, &c., qu’avec l’Octave l’on peut exprimer tous les characteres des Chinois, pourveu qu’ils ne surpassent pas le nombre de quarante mille trois cent vingt ; & que celuy quy cognoistroit toutes les especes des plantes, des animaux, des mineraux & des pierres, pourroit les exprimer & enseigner toutes les sciences avec toutes sortes d’instrument de Musique.37
Rêverie savante que celle de Mersenne, dans le cadre d’une théorie enthousiaste de l’harmonie universelle, physique et métaphysique. On a souvent dit que Cyrano tirait le meilleur parti, poétique, de ce type de spéculation38. On n’a peut-être pas assez vu que dans le geste consistant à fictionnaliser à outrance une chimère savante, il décochait une flèche ironique aux cogitations du Père Mersenne. Étant donné l’hostilité violente de ce dernier envers le mouvement libertin, Cyrano avait quelques raisons de s’en prendre à son Traité, et de suggérer qu’il y avait dans ce rêve d’harmonie universelle une part de pipeau, si l’on peut dire. Non seulement le traitement léger de la langue musicale en tant que topos signale une absence de conviction39, mais le goût de l’hétérogénéité linguistique et de la polysémie littéraire éloigne totalement cet auteur de l’entreprise de réduction logique inhérente aux projets de langues universelles40.
Urquhart entre Mersenne et Rabelais : la chimère du Logopandecteision (1653)
L’influence du traité de Mersenne se lit aussi dans les projets anglais du début du XVIIe siècle, en particulier dans le projet hautement ambigu de l’écossais Sir Thomas Urquhart de Cromarty. Publié une première fois sous le sous-titre de The Jewel à l’intérieur d’un recueil de miscellanées, l’Ekskubalauron (ΕΚΣΚΥΒΑΛΑΥΡΟΝ, 1652)41, le projet est refourbi en 1653 sous le titre de Logopandecteision42. Sans doute informé des projets de Comenius, relayés par Cyprian Kinner auprès des cercles savants de Londres, l’auteur entend le premier fonder une « logopandochie », qualifiée aussi de « Universal tongue », qui n’est autre que le « joyau » annoncé43. Ce projet est seulement ébauché, à travers une quarantaine de pages assez générales, qui se contentent d’énoncer des principes sans donner d’exemple de réalisation. Il est parfois mentionné dans les histoires des langues universelles44, mais n’a guère été l’objet d’études précises. Ses quelques commentateurs paraissent embarrassés : Urquhart a pu être présenté comme un charlatan aux prétentions extraordinaires, voire, selon la biographie de référence, comme un opportuniste saisissant l’occasion de se faire connaître pour demander à Cromwell sa libération des geôles londoniennes où ses convictions royalistes l’avaient plongé, en pleine guerre civile45. Rédigé à toute vitesse durant le séjour en prison, ce « Joyau » a été explicitement conçu pour attirer l’attention du public et de l’homme fort du Commonwealth. Et il aura dans une certaine mesure atteint son but : cherchant à devancer les concurrents dans un contexte où les effets d’annonce visaient à préempter la gloire attachée aux précurseurs, Urquhart se trouvera mentionné en exemple, de manière assez allusive, dans une lettre de 1659 adressée à Samuel Hartlib par l’un des principaux language planners de l’époque, son compatriote écossais George Dalgarno, qui lui doit peut-être certains principes généraux de son Ars signorum (1661)46.
Or, des signaux d’humour évidents suscitent la perplexité, à commencer par le pseudonyme de Christianus Presbyteromastix (le « pourfendeur de Presbytériens ») emprunté par l’auteur dans l’épître dédicatoire de 1652, qu’il fait suivre, après une polémique contre la nouvelle Église d’Écosse, d’une présentation de ses aïeux listés dans une généalogie manifestement rabelaisienne. Quant à l’édition de 1653, elle s’ouvre sur une « Epistle to No-body », parfaite parodie du genre de l’épître dédicatoire, qui évoque un jeu fréquent dans les éloges paradoxaux de l’époque47, mais aussi le jeu utopique du non-lieu (rappelons que More avait d’abord envisagé d’appeler Nusquama son Utopia). Le texte d’Urquhart semble mêler des propositions sensées et des intentions satiriques difficiles à jauger, dans une mixité caractéristique d’un polygraphe : auteur d’un traité de mathématiques au statut discutable, mais indéniablement inspiré par les principes de trigonométrie de Napier (Trissotetras, 1643), Urquhart reste surtout connu pour avoir été le grand traducteur de Rabelais en Angleterre (Pantagruel and Gargantua, 1653). La parution du projet de langue universelle précède de peu la traduction des chroniques rabelaisiennes, mais les deux œuvres ont été mûries en parallèle et les signes de connivence sont nombreux : parmi les cent trente-huit propositions concernant la langue universelle, douze entrées consistent en une plaidoirie de l’auteur contre ses créditeurs, qui l’empêchent de mettre en œuvre son projet à cause de leur harcèlement48. On n’est pas loin de l’éloge des dettes qui ouvre le Tiers Livre. Dans ses deux moutures, le projet de langue philosophique intègre un texte bigarré dont les autres parties en problématisent la nature : dans l’Ekskubalauron de 1652, il cède rapidement la place à un éloge de la nation écossaise, de l’auteur lui-même, et d’un célèbre homme de lettres écossais, James Crichton, dit l’Admirable, dont Urquhart propose une biographie héroïsante ; dans le Logopandecteision de 1653, la partie dédiée (« Neaudethaumata ») s’insère dans un ensemble de pièces auto-apologétiques aux titres aussi ronflants que fantasques, où dominent les invectives contre les créditeurs et les revendications personnelles, qui dessinent le portrait comique d’un auteur fanfaron écrivant comme parleraient Alcofrybas Nasier ou Panurge chez Rabelais49.
Le traité lui-même est présenté sous forme de brefs articles numérotés, mimant une rhétorique scientifique en vogue, mais pour composer un tout fragmentaire. Les premiers sont consacrés à une critique des langues naturelles, toutes imparfaites, qui permet à Urquhart de faire étalage de sa polyglossie50 : l’anglais manque de déclinaisons, le français est trop irrégulier, le grec se prête mal à la poésie en raison de la longueur des mots, etc. Enfin, les langues naturelles ne peuvent accroître leur lexique que par des emprunts hasardeux à d’autres langues, et restent fatalement trop pauvres pour désigner tous les individus du monde. Il faut donc partir d’un alphabet nouveau, qui correspondra à tous les sons prononçables d’une part, et qui d’autre part assurera une correspondance avec les choses. Pour obtenir ce langage « quintessencié » (sic)51, est proposé un principe selon lequel chaque lettre correspondrait à un élément premier, la combinaison des lettres donnant ensuite une indication de la nature des choses désignées par leur succession, qui précise le sens du mot. Des deux cent cinquante racines de première classes conceptuelles (dites racines primitives) seraient ainsi dérivés un nombre infini de mots. Non seulement ce langage serait parfaitement régulier dans sa morphologie et sa syntaxe, mais il permettrait de désigner tout individu du monde par adjonction à volonté de lettres, pour aboutir à une variété de nuances et un degré de précision inégalé (on pourrait ainsi connaître immédiatement le degré d’humidité de la plante désignée, la taille et les coordonnées dans le ciel d’un astre précis en le nommant, ou encore le rang précis d’un soldat dans une armée, selon les propositions 101 à 107). Cette langue annoncée serait à vrai dire gargantuesque : elle ne comprendrait pas moins de onze cas en sus du nominatif, quatre nombres, onze genres, et pour ce qui concerne les formes verbales dix temps (outre le présent) conjugables en six modes. On a pu y voir une ambition sérieuse52 : le finnois ne comporte-t-il pas quinze cas ?
Mais nombre d’indices parodiques prêtent à sourire. Pour ne prendre qu’un exemple, l’article 115 indique que les onze genres de cette langue – rappelons que la plupart des langues européennes n’en possèdent que deux ou trois –, devront correspondre aux dieux, aux déesses, aux hommes, aux femmes pour les quatre premiers, et pour le cinquième aux « bêtes ou à quoi que ce soit d’intime » (« beasts, or any thing intimate »)53. Sous le sérieux pesant de l’énoncé perce le sel de l’humour grivois. Quant aux six genres restants, rien n’est dit à leur sujet. Plus parodiques encore sont les prétentions extraordinaires de l’auteur, qui tranchent avec la modestie de rigueur chez tous ses collègues et concurrents. Une liste de soixante-trois avantages hétéroclites (art. 71 à 134) nous montre à quel point cette langue sera incomparable : elle sera la plus propre à la poésie par ses modulations infinies ; comme elle sera la plus propre à la logique et aux mathématiques, ou à tout autre discipline ; elle permettra une traduction quasiment automatique de toutes les langues, syllabe par syllabe ; elle sera la plus propre aux anagrammes… Mieux, chaque mot sera un palindrome parfait, pouvant se lire indifféremment dans un sens ou dans l’autre. Non seulement ces principes sont incongrus, mais ils sont totalement incompatibles. Dès lors, faut-il voir dans ce projet – dont aucune réalisation concrète n’est donnée, rappelons-le – l’émanation « fantastique » d’un « esprit fou »54 ou bien une « moitié de forgerie, et une moitié d’effusion mythomane »55 ?
Opportunisme ou pas, il y a surtout de l’humour et même de l’ironie dans le ton absolument sérieux de l’auteur, caractéristique du « learned wit » inspiré par Thomas More et par Rabelais. Urquhart ne se contente-t-il pas de surenchérir un peu sur les autres, dont il rassemble bien des propositions dans un pot-pourri quelque peu grotesque56 ? La parution en 1652 du Ground-Work for the Framing of a New Perfect Language de Francis Lodwick, qui avait lancé la course aux projets les plus ambitieux, mériterait plus d’enquête : Vivian Salmon a relevé certaines parentés dans les propositions comme dans le style, sans envisager l’hypothèse d’une parodie de la part d’Urquhart, qu’elle tient pour un « rival » de Lodwick57. Parfait francophone, Urquhart a par ailleurs fréquenté l’Harmonie universelle de Mersenne, avec lequel il partage l’idée d’un système alphabétique élargi, dans lequel chaque lettre se verrait assigner à la désignation d’une classe (Mersenne fait par exemple l’hypothèse d’un système à trente consonnes et vingt voyelles, là où Urquhart propose un système à trente consonnes et dix voyelles)58, l’obsession anagrammatique, ou encore le rêve d’exhaustivité (construire une langue mieux à même que les naturelles de désigner chaque individu du monde, chaque plante, chaque cheveu, voire chaque grain de sable individuellement avance Mersenne)59. Urquhart aura pu croiser dans l’Harmonie universelle des calculs aux dimensions rabelaisiennes : ainsi des six pages consacrées par Mersenne à développer toutes les anagrammes possibles à partir de la combinaison de quatre lettres, ou du calcul du nombre de mots rendus possibles par son alphabet élargi. Même en réduisant le nombre aux combinaisons prononçables par l’alternance consonnes ou groupes consonantiques et voyelles, le produit final donné par Mersenne est astronomique, consistant en un nombre de soixante-treize chiffres60. On ne sait trop si c’est son goût pour Rabelais qui a conduit Urquhart à parodier Mersenne, ou si c’est son imitation extravagante de Mersenne qui l’a conduit à traduire Rabelais…
La rhétorique encomiastique boursouflée de l’ensemble du traité, parodiant l’utopisme linguistique de l’époque, est en somme sujette à la réversibilité caractéristique de l’éloge paradoxal : s’il annonce haut et fort, non sans bouffonnerie pour le lecteur complice, vouloir « tirer l’or de la merde » (sens du titre de la première version du projet, Ekskubalauron), Urquhart suggère en réalité que tous les projets de langue philosophique qui brillent ne sont pas or… Mais il s’agit aussi de la dynamique propre au texte utopique, qui se dénonce comme un impossibilia : même si le pseudo-projet de langue philosophique d’Urquhart n’a jamais été présenté dans le cadre d’un voyage imaginaire, il reproduit une dynamique « cornucopienne » de la langue rencontrée chez Rabelais61, notamment dans les îles imaginaires du Quart Livre ou dans le chapitre IX de Pantagruel, éveillant un désir de plénitude voué à s’épuiser.
La langue australienne de Foigny, avorton ou critique de l’Ars signorum de Dalgarno ?
Le système fictif d’Urquhart, parce qu’il se dénonce lui-même comme une chimère irréalisable, fait ainsi ressortir avant l’heure la nature utopique des grands projets qui seront développés, de manière autrement plus substantielle et détaillée, une décennie plus tard. George Dalgarno, avec son Ars signorum (1661), et John Wilkins, avec son Essay towards a Real Character (1668), avaient mûri en parallèle des réflexions très abouties dans le giron des milieux savants ayant donné naissance à la Royal Society au début des années 1660. Or, le système de Dalgarno, moins connu que celui de Wilkins, se fonde précisément sur le principe proposé par Urquhart : celui d’un alphabet artificiel fondé sur une correspondance entre les lettres et des catégories conceptuelles. Dans le système proposé par l’Ars signorum, aux dix-sept genres fondamentaux signifiés par la première lettre du mot et aux dix-sept genres intermédiaires signifiés par la seconde s’ajoute une troisième lettre vide de sens, purement classificatoire, pour former des mots monosyllabes de trois lettres, à partir desquels pourraient être composés d’autres mots plus complexes et plus précis encore. Ainsi, selon le « Lexicon » fourni par Dalgarno au début du traité, nam (le ciel), nηm (le feu), nem (l’air), nim (l’eau), nom (la terre) sont-ils des « concrets physiques » immédiatement situés les uns par rapport aux autres dans la classification par leur nom62. Prenons un exemple dans la liste des passions : pod signifiera la « colère » (ira) en désignant ainsi un « Accident sensitif » (« genre fondamental » désigné par la lettre -p), relevant des « passions principales » (signifié par le -o), en l’occurrence la cinquième du genre (-d) dans le classement des passions63. La dérivation sera ensuite poussée plus loin, comme l’explique le chapitre V. Dans la catégorie « être animé à sabots fendus » (« bisulcus » en latin, « nek » dans la langue de l’Ars signorum), nηkη sera le cheval, nηka l’éléphant, nηko le mulet, nηke l’âne, etc.64 L’ordre du langage refléterait ainsi une vision encyclopédique du monde, et son énonciation rendrait superflu l’usage des dictionnaires : prononcer le mot, c’est désigner la nature logique de l’être et son statut par rapport à d’autres. Par esprit de conséquence, Dalgarno pratique son propre système dans la dédicace au roi Charles, d’abord donnée dans sa langue philosophique et placée de manière spectaculaire au seuil du traité, ou encore à la fin de ce dernier, dans une version « dalgarnienne », du premier chapitre de la Genèse, traduit mot à mot65. La composition du mot « Créateur » ou « Sav » s’expliquerait par l’association entre -s (accidents communs), -a (cause), et -v (lettre classificatoire) : l’orthographe du mot traduit son sens de « cause première ».
Les limites de ce système ingénieux ne sont pas difficiles à percevoir. Outre la proximité quasi-paronymique de « Sav » avec « Savior », le Sauveur en anglais – accident semble-t-il du nouveau système, mais qui introduit un doute quant à l’absence de « contamination » ou d’association d’idées avec les langues naturelles –, est-on sûr que Dieu peut être classé dans les « accidents communs » ? Dalgarno reconnaît que la désignation reste une décision comportant une part d’arbitraire, qui pour être limitée devra être précisée dans les mots composés. Mais appeler le cheval nek/pot (quadrupède à sabot fendu + fougueux) ou appeler le chameau par le nom composé nek/braf/pfar (quadrupède à sabot fendu + bosse + dos) constitue moins une description scientifique qu’une manière de désigner l’animal par certaines singularités, plus ou moins évidentes66. S’ajoutent plusieurs problèmes expliqués par Umberto Eco67 : que faire des combinaisons de lettres ne renvoyant à aucune entité ? Comment surmonter la difficulté de mémorisation par des mots désignant des choses proches, car rien ne ressemblera plus à un « nηko » qu’un « nηke », alors qu’un « mulet » et un « âne » sont deux mots bien distincts dans les langues naturelles, précisément en vertu de l’arbitraire du signe ?
Ce sont ces limites sur lesquelles met le doigt, semble-t-il, l’une des uglossies les plus notables des voyages imaginaires, celle de la Terre australe connue de Gabriel Foigny (1676). L’histoire de Sadeur, voyageur polyglotte, est jalonnée d’énigmes linguistiques qui semblent chiffrer son destin, à commencer par celle de son nom propre. Au chapitre IX, pourtant, est présentée la langue des Australiens, parfaitement rationnelle et transparente, que le voyageur a le bonheur d’apprendre très vite. Cette langue garantit une connaissance du monde immédiate et parfaite, car en entendant les mots, « on conçoit aussi tost l’explication & la definition de ce qu’ils nomment »68 : on devient philosophe dès qu’on parle, et d’ailleurs les Australiens n’enseignent rien à leurs enfants, ils se contentent de leur apprendre les mots. En effet, les voyelles désignent les éléments premiers (du plus noble au moins noble), tandis que les consonnes désignent un ensemble de qualités secondes. De la combinaison d’une voyelle et d’une consonne, on peut déduire un ensemble d’accidents. Comme chez Dalgarno, on obtient par une combinaison de trois lettres des monosyllabes (éventuellement complexifiés par l’adjonction d’une quatrième lettre) désignant les êtres par leurs qualités. Ainsi aeb désigne l’étoile (feu + air + clarté) ; aab le soleil (feu + feu + clair), etc. On peut y voir, comme Pierre Ronzeaud, l’acmé d’un idéal rationaliste aux résonances paradoxalement ésotériques et mystiques. L’étrangeté du sémantisme de Haab désignant « Dieu » (bas + soleil) fait par exemple sens dans le système symbolique de la Terre australe : la lettre H, désignant le « bas », renvoie subtilement à l’« Homme », sans doute par association d’idée avec l’étymon latin d’humanus (humus, la terre). Haab rapporte ainsi l’idée de Dieu à la relation entre l’humain et la transcendance69. Ce langage agit bel et bien comme une clef dans le récit, permettant au lecteur qui aurait pris bonne note de son fonctionnement de déchiffrer le sens de certains noms, en l’absence d’explicitation, comme celui des monstrueux oiseaux Urgs (terre + amer + mal) ou celui des habitants tarés du pays de Fund (sec + terre + désagréable).
On a pu inversement trouver la tentative grossière ou puérile, relever les artifices ou les incohérences de ce langage australien70. Outre que Foigny s’embrouille ponctuellement dans son système (avec quelques erreurs, redondances ou manques), pourquoi, demande Pons, la pomme serait-elle désignée par l’imprononçable combinaison ipm (eau + doux + désirable)71 ? N’est-ce pas un tant soit peu ridicule de vouloir ainsi désigner certaines propriétés contingentes de tel fruit par trois traits supposés essentiels, en fait hautement arbitraires ? Que dire du fait que le système verbal, fondé sur la variation de la première consonne de la racine verbale, s’avère impossible à combiner avec la motivation apparente des lettres signifiantes ? L’exemple artificieux donné par Sadeur du paradigme d’« aimer » ne fait guère illusion : la (« j’aime » = humidité + feu), pa (« tu aimes » = douceur + feu), ma (« il aime » = désirable + feu)72. Relevant les mérites et les limites de l’invention de Foigny la majorité des commentateurs n’ont guère prêté attention à la relation de ce système avec les projets de Dalgarno et de Wilkins. Celle-ci reste tout à fait hypothétique : on n’a aucune idée de la manière dont Foigny, moine défroqué exilé à Genève au moment de la composition de sa Terre australe, aurait pu entrer en contact avec leurs textes anglais, jamais traduits. Knowlson a suggéré une influence sans plus d’analyse, trouvant Foigny timide et quelque peu naïf dans sa manière de s’inspirer de Dalgarno, si c’était le cas73.
À défaut de pouvoir avérer cette influence, on peut constater que le problème de la désignation arbitraire posé par la pomme « douce » et « désirable » des Australiens (ipm), est précisément celui qui affecte le système de Dalgarno, comme on l’a vu à travers l’exemple des quadrupèdes à sabots fendus « fougueux » (neksod, le « cheval »), ou « à dos bossu » (nekbrafpfar, « chameau »). Comme l’écrit Umberto Eco, l’un des rares commentateurs à avoir saisi, nous semble-t-il, ce qu’il appelle la « malice » de Foigny, ce dernier pousse jusqu’à l’absurde le système d’une grammaire sémantisée, pour en faire éclater l’impossibilité : « comme c’est souvent le cas avec les bonnes caricatures, la déformation parodique restitue certains traits essentiels de l’objet caricaturé »74. La langue australienne serait selon Eco intentionnellement « incomplète et burlesque », « magnifiant les défauts de ses modèles ». On peut compléter son analyse en prêtant attention aux dissonances comiques subtiles dont Foigny émaille son texte, sur le ton d’un jeu sérieux tout à fait comparable à celui d’Urquhart. Qu’on en juge par son attirance pour les sonorités, qui, sous le voile de l’étrangeté la plus complète, se justifient implicitement par certaines associations avec le français (comme par hasard, c’est la lettre -d qui signifie le « désagréable » dans la langue australienne) ; ou qui suggèrent certaines attitudes (ainsi de l’ouverture articulatoire nécessitée par la prononciation de Haab, qui sonne ironiquement, dans ce roman hétérodoxe, comme l’ébahissement du croyant devant la divinité) ; ou qui en disent plus long sur l’objet désigné par leur signifiant que par leur composition analytique (ainsi des horribles oiseaux urgs, dont la sonorité frise l’onomatopée, ou l’exclamation de dégoût). Maladresses ou clins d’œil ? On pourrait encore mettre ces effets sur le compte de la recherche d’harmonies imitatives, vantée par un Mersenne, ou sur l’utilité mnémotechnique d’associations contingentes avec les langues naturelles, défendue par Dalgarno dans le chapitre VII de son Ars signorum.
Mais qu’en est-il du comique pseudo-logique inhérent au lexique amoureux de la langue australienne ? Ainsi, l’amour (« af », le « feu sec ») se décline en action d’aimer par la forme verbale, à la première personne, « la » (« j’aime ») renvoyant à une association oxymorique (humide + feu). La rigueur apparente de ce langage analytique, réduisant toute forme de prédication à une combinaison de sémantismes premiers, verse tout d’un coup dans la métaphore, non sans préciosité, ou bien dans une forme de métonymie (le « feu sec » relève-t-il de l’image, ou de l’effet ?), s’il ne déraille pas franchement vers la grivoiserie ou l’allusion obscène (faire l’amour = « feu mouillé » ?). Il y a un ton pince-sans-rire qui parcourt toute la Terre australe connue, que manquent les commentateurs dupés par le sérieux apparemment absolu du narrateur, à l’instar d’Émile Pons estimant que Foigny appartient à la classe de ces utopistes prétendant « apporter une révélation au monde », avant de le déclarer en échec75.
L’intention de Foigny nous semble bien révélée par la dernière étymologie donnée dans le chapitre sur la langue australe, concernant le mot « oz », signifiant « parole » car, explique Sadeur, « la lettre o marque le sel dont nos discours doivent être assaisonez ; z signifie l’élévation et la compression des poulmons qui sont requises pour former des paroles »76. N’est-ce pas tendre au lecteur une clef métatextuelle pour comprendre la nature à la fois inspirée et humoristique de l’écriture audacieuse de Foigny, dont l’uglossie ne manque de sel, ni d’air ? Cette incongruité fait écho à une autre : l’insertion du « sel » parmi les éléments premiers signifiés par les voyelles. Cette quinte essence n’a rien à voir avec l’éther aristotélicien ni avec les quatre éléments de la cosmologie traditionnelle (eau, terre, air, feu), car elle renvoie à un tout autre système – celui des tria prima de Paracelse (sel, mercure et souffre), sans que la piste alchimique, souvent convoquée dans la Terre australe, ne s’impose jamais non plus comme cohérente. Confusion au sein d’un écheveau symbolique puissant, à défaut d’être cohérent, ou manière amusée de cultiver la dissonance pour alerter le lecteur sur l’impossible achèvement de l’uglossie ?
Foigny introduit volontairement de l’illogisme dans la logique bricolée de sa « langue », comme il le fait dans toute la pseudo-utopie australienne, formée par des êtres hermaphrodites innocents de tout péché, néanmoins hantés par l’interdit sexuel au point de criminaliser toute discussion à ce sujet ; des êtres parfaitement rationnels, si rationnels qu’ils se suicident en masse ; des êtres parfaitement libres et parfaitement égaux, à tels point que certains de leurs législateurs ont décidé de brider secrètement leurs compatriotes pour les empêcher de se suicider trop tôt… Si l’utopie foignienne est bien la mise en scène d’un idéal de la raison qui tourne en réalité à la critique du rationalisme philosophique77, la langue australienne n’est-elle pas une parodie satirique des projets de langues rationnelles, ou du moins un essai ludique et ironique en la matière, comparable à celui d’Urquhart en Angleterre ? Comme l’a relevé Ruth Menzies, le voyage imaginaire de Foigny met en scène l’utopisme réducteur des projets de langues universelles, mais il s’empresse de réintroduire l’incertitude et l’ambiguïté inhérentes aux langues naturelles que ces mêmes projets s’empressaient de vouloir éliminer78.
Conclusion : les cadavres exquis de la révolution scientifique
« Hekina degul »79, s’entend crier Gulliver lorsqu’il se réveille harangué par les Lilliputiens, une exclamation dans laquelle Émile Pons a proposé de voir un à peu près franco-lilliputien dont le sens pourrait être le suivant : « Hé, qu’il n’a que de la gueule ! »80. Parfait francophone et polyglotte intéressé par les langues gaëliques, obsédé par les déformations linguistiques non moins que par la normativité de la langue81, Swift fait droit à l’opacité sauvage du langage autre. Il ouvre grand la porte de l’utopie à un retour du refoulé rabelaisien, au goût pour les jeux de mots, les énigmes, les allusions allégoriques, voire le pur non-sens82. Irréductible à la logique, les ailleurs linguistiques des Voyages de Gulliver (1727) constitueraient le parfait terminus ad quem de notre histoire, dans la mesure où leur auteur s’oppose farouchement aux projets de langues philosophiques, auxquels il donne en réalité le coup de pied de l’âne : entre autres systèmes linguistiques délirants entrevus dans les quatre voyages, les académiciens fous de Balnibarbi (caricaturant ceux de la Royal Society) pratiquent un moyen de communication fondé sur une table mécanique combinant des caractères ; ils veulent réformer la langue en la raccourcissant et en la réduisant à des noms monosyllabes ; ou bien ils projettent l’abolition pure et simple des mots au profit de l’exhibition des choses elles-mêmes, à condition d’avoir des poches assez larges pour emporter avec soi tous les objets contenus dans le monde83…
Délaissant la subtilité de ses prédécesseurs, Swift se moque tout particulièrement des rêveries linguistiques inspirées par l’ars combinatoria de Lulle à un auteur comme Wilkins, des projets cryptographiques de ce dernier (Swift and Secret Messenger), ou encore du volume désespéré pris dans l’Essay towards a Real Character du même Wilkins par les tables encyclopédiques censées classer les entités du monde pour leur attacher un signe linguistique84. Le décalage chronologique entre la satire et sa cible principale montre que le satiriste s’acharne sur ce qui est déjà un cadavre, ou un idéal mort-vivant. Reste l’animosité envers l’esprit d’une société savante, la Royal Society, qui n’avait cessé de promouvoir les projets de langue philosophiques univoques, avec pour devise « Nullius in verba ». À cette non-langue de la science moderne, à la diglossie de Balnibarbi, Swift oppose toutes les ressources littéraires et passionnelles du langage, dont il situe peut-être l’origine, à l’instar de tout son siècle, dans l’expressivité animale du cri85. Le comique du non-sens renverse ici l’idéal philosophique de la langue parfaite en absurdité, non moins que ne le fera dans le Quatrième voyage la langue limite des Houyhnhnms, ces chevaux rationnels dont la langue est si adéquate à la réalité qu’elle s’avère incapable de concevoir la « chose qui n’est pas » (la fiction qui préside pourtant à son invention, par exemple), si transparente qu’elle se passe d’écriture et de syntaxe, se réduisant à un vocabulaire pauvre, si poétique que sa prononciation repose sur les variantes d’un même hennissement… La langue des Houyhnhnms pourrait faire figure d’incarnation absolue, quoique totalement paradoxale, des projets philosophiques de langues a priori, dont Swift souligne qu’ils reposent en vérité sur une négation du langage. Aux antipodes des intentions explicites de leurs auteurs, ces projets reposeraient sur une volonté de destruction menaçant de conduire à l’abrutissement le plus total, à l’abrutissement animal.
« Hekina degul » serait-on tenté de conclure à notre tour. Ce n’était donc « que de la gueule », ces projets de langues philosophiques ? Sans doute pas, si l’on considère avec Umberto Eco qu’ils constituent une préhistoire des langages informatiques et de l’intelligence artificielle. Restent qu’ils ne constituent guère le soubassement de la linguistique moderne, qui s’est édifiée sur de tout autres bases à partir de leur échec, et dans la continuation d’une philologie humaniste déjà comparatiste avant l’heure. Émanations formidables et géniales de la révolution scientifique visant à étendre la mathesis universalis au domaine du langage, les projets de langue artificielle a priori en marquent aussi la limite. Des auteurs comme Cyrano, Urquhart ou Foigny l’avaient bien compris en situant la réalisation et la pratique de ces langues dans le non-lieu utopique, conformément à la suggestion de Descartes.
Il ne s’agit pas de dire que tous les utopistes sont des ironistes, ni que les voyages imaginaires ne peuvent contenir des propositions linguistiques suscitant l’adhésion sincère de leurs auteurs. La plupart, comme Godwin, en font un terrain de conjectures. Certains passent d’un utopisme d’abord linguistique à l’utopisme tout court, par exemple Francis Lodwick en Angleterre, qui reprend dans le septième chapitre de A Country With no Name (1668) son système développé antérieurement dans le Common Writing (1647), imaginant une mise en œuvre par un pouvoir forçant le peuple à la conversion linguistique86. Et plusieurs auteurs de voyages imaginaires, comme Denis Veirasse dans la Cinquième partie de l’Histoire des Sévarambes, poussent vers une élaboration si sérieuse qu’elle pourrait se prêter à une transposition en dehors de la fiction87. Caractérisé par sa morphologie verbale soignée et par sa rêverie phonologique alimentée par l’idéal des harmonies imitatives, le système des Sévarambes est le fruit d’un pédagogue de profession, qui rédige une Grammaire méthodique du français quelques années plus tard (1681).
Mais il y a matière à distinguer. La plupart des études sur les langues philosophiques dans l’utopie considèrent les cas de Foigny et de Veirasse d’un bloc, comme si leurs intentions étaient du même ordre88. La fiction utopisante n’est certes pas un simple faire-valoir chez Veirasse, elle constitue par excellence le lieu d’un mythos philosophique, et d’un fantasme linguistique personnel ; mais chez Foigny, elle constitue un piège herméneutique et maïeutique d’un autre ordre, foncièrement ironique, particulièrement efficace sur le plan de l’effet littéraire. À l’instar de Cyrano caressant le rêve d’une langue musicale aussi séduisante que chimérique dans les États et empires de la Lune, ou d’Urquhart annonçant avec tambours et trompettes la révélation de son étrange « joyau » sério-comique, Foigny ne déclare pas son intention, jouant le jeu du « comme si » dans une parfaite mimèsis du texte scientifique, tout en distribuant les signaux destinés à activer le sens critique du lecteur. Swift n’aura fait que s’inscrire dans leurs pas, en tirant la conclusion à un moment où elle était devenue évidente : à savoir que les projets de langue philosophique a priori, nonobstant l’immense ambition de leurs auteurs, n’ont jamais dépassé le statut de fictions scientifiques. Cadavres exquis de la science nouvelle ou fœtus avortés de la mathesis universalis, ils restent exposés dans le formol de la satire comme dans une galerie tératologique de l’histoire des idées.