Si la figure du savant fou fascine encore aujourd’hui, comme en témoignent un certain nombre de publications récentes1, c’est à la lueur de l’intérêt actuel pour les relations entre littérature et sciences, et pour ce qu’on appelle désormais l’épistémocritique2. Mais on commence à peine à se déprendre du paradigme romantique du savant fou, fixé par des œuvres telles que le Frankenstein de Shelley et le Faust de Goethe. Or, il semble y avoir une non-continuité dans l’histoire culturelle. Le fantasme moderne du savant fou consiste principalement dans la mise en scène d’une toute puissance inquiétante de la science dans sa capacité à transformer le monde, fantasme élaboré par la littérature fantastique, notamment, puis entretenu dans les domaines de la science-fiction et de l’utopie modernes par des auteurs critiques envers la tendance positiviste et technophile tout de même dominante dans ces champs. A contrario, le fantasme ancien, de l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle, était plutôt celui de l’impuissance ridicule des philosophes et des savants à expliquer le monde, pas même à le transformer, mais à en comprendre tout simplement les ressorts.
Ce n’est pas tant la figure de Prométhée3, ni celle de Faust4, qui incarnent le savant fou aux yeux des lettrés des XVIe et XVIIe siècles, mais plutôt des types comiques comme Thalès tombant au fond du puits pour s’être promené en regardant le ciel5, ou Démocrite riant de ne pouvoir trouver les causes de la folie en anatomisant un crabe6. Alimentée par la sagesse antique de la mediocritas ou par la condamnation chrétienne de la curiositas, la critique des ambitions folles de ceux qui voudraient mesurer le ciel ou comprendre les arcanes de la nature, lieu commun humaniste par excellence, repose sur l’idée que l’excès des discours savants cache un défaut de science véritable. Il en ira ainsi tant que la déesse Nature reste voilée7, mettant en échec la plupart des théories en matière de philosophie naturelle, d’astronomie ou de médecine, pour prendre quelques domaines dont les fondements restent largement spéculatifs au seuil de la modernité.
Si l’on veut identifier un point de contact entre l’imaginaire ancien des philosophes-fous et l’imaginaire moderne des savants-fous, il faut se tourner vers un moment charnière où, alors que la science expérimentale est en gésine dans le discours de ceux qu’on appelle les « novatores », toute une série de lieux communs satiriques élaborés par les humanistes de la Renaissance vont se trouver déplacés dans des fictions utopisantes et allégorisantes mettant en scène le Morosophe, ou sage-fou. Ce type satirique ne désigne alors plus seulement les philosophes traditionnels, confinés à l’Antiquité livresque ou à l’enseignement universitaire, il commence à s’appliquer à de nouvelles cibles, plus contemporaines, celles des expérimentalistes et des « novateurs », avec leurs académies savantes d’un nouveau genre.
Après avoir évoqué les origines humanistes de la figure du Morosophe, nous examinerons le cas de quelques émules littéraires d’Érasme et de Thomas More, qui se sont inspirés conjointement de l’Éloge de la Folie du premier, et de l’Utopie du second : du milieu du XVIe siècle au début du XVIIe, Rabelais, Ortensio Lando, Anton Francesco Doni, Joseph Hall font de la folie savante un enjeu privilégié d’une créativité utopico-allégorico-satirique défiant toute catégorisation générique claire8. Leurs textes relèvent de formes hybrides, expérimentales, à mi-chemin entre la satire ménippée à la manière de Lucien et d’Érasme et la veine utopique de More, dont les liens sont complexes dès l’origine9. Or, c’est bien en leur sein que se forment les stéréotypes du « savant fou » qui seront ceux de la littérature moderne. Avançons une première explication, générale, de cette rencontre : la dialectique sagesse-folie nourrit ce type de créativité littéraire, car elle est en soi une dialectique entre le désir utopique d’une sagesse idéale (mais impossible), et la réalité dystopique de savants que l’étude ne rend ni réellement savants, ni plus sages, encore moins vertueux. Une forme paradoxale se prête à l’expression d’un thème foncièrement paradoxal10.
La création d’un type : le Morosophe
En guise de préalable, rappelons brièvement l’intensité de la crise épistémologique du XVIe siècle, revers de l’abondance humaniste : période de remise en cause s’il en fût jamais, puisque tout savoir retrouvé est un savoir critiqué, interrogé dans ses fondements. Les humanistes, on ne le dira jamais assez, rejettent massivement le dogmatisme scolastique, plaident pour l’humilité intellectuelle, valorisent la connaissance de soi (aux détriments parfois de la connaissance de la nature), et s’inquiètent de la prolifération des livres, effet malheureux de l’imprimerie, qui menace d’engloutir le lecteur dans une bibliothèque abyssale. Ce qu’on appelle parfois le « scepticisme chrétien » de la Renaissance mitige leur enthousiasme pour la connaissance : on peut critiquer, d’un point de vue pédagogique, la « pédanterie », mais aussi, d’un point de vue plus épistémologique, l’« incertitude » des discours savants, ou d’un point de vue plus moraliste, leur « vanité ». Un quatrième terme, plus étonnant, s’impose rapidement, celui de « folie » (insania, plus souvent que furor ou mania).
Il faut y voir l’effet d’un texte exceptionnellement complexe et exceptionnellement influent, le Moriae encomium, ou Stultitiae laus d’Érasme (1511), autrement dit l’Éloge de la folie, qui se présente comme une satire universelle de l’humanité, mais tout particulièrement des figures de Morosophes11, ou sages-fous, oxymore hellénisant emprunté au satiriste grec Lucien de Samosate (Alexandre ou le Faux Prophète, 40), le grand modèle d’Érasme. Lucien n’avait cessé de se moquer des philosophes délirants12. Érasme reprend l’antienne, et fait du sage-fou la cible d’un renversement satirique permanent, dont l’autre pôle est l’énonciatrice Folie, souvent authentiquement philosophe dans ses propos. La Folie se moque de la figure idéale – utopique – du « sage parfait », exempt de passions, rêvé par les Platoniciens et les Stoïciens : plutôt qu’un Dieu, ce serait une statue de marbre stupide, qu’on regarderait comme un monstre ou un fantôme, si seulement il pouvait exister13. Pire, l’activité intellectuelle des sapientes est systématiquement associée à des notions telles que stupiditas, feritas, ineptia, insania, dementia, mania, furor, relevant du vaste champ sémantique de la moria/stultitia, le doublet gréco-latin du titre révélant à lui seul l’ampleur du territoire de Folie/Stupidité, qui va de l’ignorance, de l’animalité brutale et de la sottise jusqu’au délire inspiré, en passant par l’élucubration (intellectuelle ou verbale), la manie (chimérique, névrotique), la démence (au sens propre d’aliénation mentale). La curiosité savante est elle-même définie comme « inquirendi dementia »14, qu’on pourrait traduire par « délire de recherche », et toutes les professions intellectuelles passées en revue par Folie le confirment15. C’est peut-être par l’abolition rhétorique de l’antithèse raison/irrationalité, via le verbe delirare, plus encore que par l’assimilation paradoxale entre savoir et ignorance, que la déclamation érasmienne atteint la provocation maximale, même si, bien sûr, sa nature paradoxale et déclamatoire la rend ambivalente.
Érasme procède en réalité à une hybridation, ou contaminatio dans les termes de l’écriture humaniste, entre de nombreuses sources. Sans même évoquer la réhabilitation en sens contraire du fou en sage (qui s’inspire aussi bien des figures historiques de bouffons de cour, « fou sage » médiéval, que d’une riche culture populaire et lettrée), la dégradation de la figure du sage en fou est inspirée par la satire des philosophes chez Lucien ; par la polémique humaniste contre la scolastique universitaire, où les termes jargonneux de la dialectique et de la logique sont fréquemment traités de deliramenta ; par le thème néo-platonicien des quatre fureurs (poétique, mystique, prophétique, amoureuse), ironiquement pris au pied de la lettre ; enfin, par le thème plus médical de la mélancolie, associé à la créativité intellectuelle depuis le fameux Problème XXX du pseudo-Aristote, qui a pu justifier, théorie des tempéraments à l’appui, cette pathologisation des « délires » savants, dont le sens glisse du figuré vers le propre. Mais surtout ce glissement est sous-tendu par le paradoxe chrétien qui éclate à la fin du texte, dans les citations de l’Ancien et du Nouveau Testament : « la sagesse de ce monde est folie devant Dieu » (1 Cor. 3, 19), comme l’écrit Paul, alors que le Christ s’est présenté comme fou (« Tu connais ma folie », Ps. 69, 5).
Nombreux sont les humanistes qui creusent la veine satirique d’Érasme. Corneille Agrippa, même s’il privilégie d’autres métaphores, insiste lui aussi sur la nature frénétique de l’activité savante dans sa grande Declamatio de incertitudine et vanitate scientiarum (1529)16. Le grand érudit italien Lilio Gregorio Giraldi, lancé dans une vaste réflexion sur l’« insania » causée par l’étude des « lettres », témoigne dans une lettre, inquiet pour lui-même et pour son destinataire, des effets de l’étude (Progymnasma adversus literas et literatores, 1540) : on a vu des savants abandonner leurs biens pour aller dans les bois ; d’autres se crever les yeux ou se trancher la langue ; d’autres se jeter dans l’Etna pour être divinisés ; d’autres prostituer leur femme ; d’autres s’absorber toute la journée dans la contemplation de paons et de colombes ; d’autres se croire métamorphosés en animaux, parler le langage des oiseaux, ou s’imaginer posséder une cuisse en or… « A peine pourrais-tu te retenir d’en rire », prévient-il son destinataire, en listant ces extravagances17. De la réflexion philosophique, bien réelle par ailleurs dans ce texte qui dresse la liste des apories dans tous les domaines savants18, on glisse rapidement vers la caricature amusée, nourrie de topoï lucianesques19, et même vers une vision hallucinée.
Le passage à la fiction est parfois le fait d’humanistes entraînés par leur verve satirique : ainsi de Juan Luis Vivès, qui après avoir violemment pris à parti les deliramenta de la dialectique enseignée à l’université dans l’In Pseudodialecticos (1519), projette cette critique dans l’espace fictionnel d’un songe imaginaire, à mi-chemin entre le Somnium scipionis de Cicéron et la satire lucianesque : on entrevoit dans le Palais du Sommeil les rêves produits par les savants de Paris et de Louvain, qui s’imaginent tout savoir, comme des malades dérangés en esprit20. Dans ce contexte, si la science peut constituer un danger, c’est pour la santé mentale et l’intégrité physique de celui qui l’exerce, quoique la crainte d’une conséquence politique néfaste d’un excès de savoir se fasse jour dès cette époque : les faits semblent accréditer l’idée qu’entraînés dans la « fureur » des controverses (encore une autre notion entrant dans l’aire sémantique de la folie), les théologiens engendrent des guerres civiles.
Si nous nous sommes attardés sur un tel arrière-plan, c’est qu’il permet de reconstituer une culture qui ne va plus de soi, mais qui pouvait sembler banale à la fin du XVIe siècle, au point qu’un humaniste à la plume intranquille, mais nuancée, comme Montaigne, se démarque quelque peu de cette radicalité paradoxale, tout en sacrifiant comme il se doit à la topique21. Les Morosophes sont des figures familières, et fantasmatiques à la fois, de la Renaissance. On ne s’étonnera pas de retrouver ces personnages dans les premières fictions utopisantes de l’âge moderne, dans ces « voyages imaginaires » qui permettaient de dépayser la satire, ou de lui donner plus d’efficace.
Ou plutôt si, on s’en étonnera : l’Utopia de Thomas More (1516), évidemment le grand modèle du genre, ne fait ni vraiment l’éloge, ni la satire des savants. Le thème est en réalité assez discret : selon le narrateur, Raphaël Hythlodée, les Utopiens épargnent à leurs enfants l’apprentissage de la dialectique, de la logique, et de la métaphysique, se passant bien de la connaissance des philosophes antiques ; ils cultivent par contre les arts du quadrivium, comme l’astronomie et la philosophie naturelle, domaines dans lesquels ils jouissent d’une avance pratique sur les Européens, sans pour autant avoir réponse à tout, puisque leurs savants aussi sont en désaccord sur un grand nombre de points22 ; on apprend par la suite qu’ils doivent à Hythlodée leur connaissance de l’imprimerie et des Lettres grecques, nouvelles dans leur civilisation largement agraire, pour lesquelles ils s’enthousiasment, quoique l’ignorance du corpus antique ne semble guère leur avoir nui par le passé23. Bref, l’Utopia n’est ni une utopie savante, ni une dystopie : on est loin d’un rêve moderniste d’accroissement illimité des savoirs, mais on ne rencontre pas non plus de Morosophe, malgré les piques satiriques contre l’idéalité creuse des philosophes24. À moins que Raphaël Hythlodée, précisément, ne soit ce Morosophe visionnaire, ce philosophe idéaliste dont le discours enthousiaste sur l’Utopie est reçu avec quelque réserve par ses interlocuteurs. More rédige son texte sur un mode ludique et parfois ironique, qui dessine en creux une satire de l’Angleterre, en lui opposant un idéal (eu-topia, selon la première étymologie possible du néologisme utopie) qui est aussi un non-lieu (ou-topia), dont on ne sait pas même, au final, s’il est désirable ou non. Alter ego littéraire d’Érasme et traducteur de Lucien, dont il admire les Histoires véritables, il s’inscrit pleinement dans la veine du « jeu sérieux » humaniste – sage Thomas le Fou, comme s’en amuse Érasme en jouant sur le nom de More, qui évoque par un heureux hasard le grec Moria25.
L’utopisation de la satire : Rabelais, Lando, Doni
C’est presque tout naturellement que le modèle utopique de More et le modèle satirique d’Érasme vont se trouver hybridés par leurs successeurs, et que les Morosophes vont peupler des espaces fantastiques, offrant un terrain de libre-jeu imaginaire à la satire. Le cas de Rabelais s’impose tout d’abord à l’analyse, tant « Maître François » croise dans des eaux déjà explorées par ces grands prédécesseurs. Mais le thème satirique de la science vaine et la créativité utopique se frôlent souvent chez lui, sans se confondre26. Les Morosophes ne semblent pas résider dans les espaces les plus utopiques de l’œuvre, où le thème politique prime : Thélème dans Gargantua (chap. L-LV) ; l’installation de la colonie des Utopiens chez les Dipsodes au début du Tiers Livre (chap. I) ; la série des îles abordées ou approchées par les Pantagruélistes dans le Quart Livre (notamment les premières, qui cultivent le jeu de renvoi intertextuel à Thomas More). On rencontre plutôt les sages-fous dans la figure des mauvais précepteurs (Janotus de Bragmardo et autres Sorbonagres de Gargantua) ; dans la série des autorités consultées dans le Tiers Livre, où après le théologien, le médecin, le juriste et le philosophe, Panurge, conscient qu’il est vain de vouloir échapper à l’empire universel de la folie, veut interroger le « Morosophe Triboullet », ce fou peut-être sage27 ; voire dans Panurge lui-même, ou dans Alcofrybas Nasier narrateur, lorsqu’ils se lancent dans des délires aussi érudits qu’intempestifs28. Et si la fameuse « lettre de Gargantua à Pantagruel » (Pantagruel, chap. VIII), qui dessine un programme d’apprentissage encyclopédique tout à fait abyssal, est bel et bien envoyée « De Utopie », non sans implications ironiques, il ne s’agit pas d’une satire29.
La rencontre entre espace utopique et satire morosophique se réalise pleinement dans l’œuvre posthume de Rabelais, achevée par ses continuateurs anonymes, le Cinquième Livre (1554), plus précisément dans l’épisode central du séjour au « Royaume de la Quinte Essence, nommée Entelechie » (chap. XVIII-XXIV), dont les mirages évoquent ceux de l’île des Bienheureux chez Lucien, séjour des philosophes oisifs (Histoires véritables, B 5-25). Dans la veine de Lucien, d’Érasme et d’Agrippa, l’épisode rabelaisien renvoie une image ironique de « tous les diables de sages fols » de notre terre, évoqués en prélude, dont la « folie » consiste à « parler, disputer, et impudentement escrire », par exemple pour savoir s’il faut écrire « Entelechie » ou « Endelechie »30. La satire est claire, mais elle laisse espérer la rencontre utopique d’une alternative en la personne d’Entelechie. Dressant le portrait d’un royaume ordonné selon une perfection toute intellectuelle, et celui de cette reine fabuleuse, à laquelle sont prêtés des pouvoirs thaumaturgiques (elle guérirait les incurables par des « chansons »), Rabelais joue le jeu de la pseudo-utopie, minée par quelques indices étymologiques (les voyageurs abordent au port de « Mateothechnie », autrement dit « science vaine » en grec), par le cumul parodique de plusieurs isotopies (le lexique de la philosophie et celui de l’alchimie s’entremêlent, suggérant que ces disciplines sont aussi fumeuses l’une que l’autre), ou par le déraillement occasionné par quelque jeux de mots scatologique (« Entelechie est son vray nom. S’aille chier, qui autrement la nomme »).
Cet idéal éblouit mais effraie aussi quelque peu les Pantagruélistes, gens « simples et idiots », « francs et loyaux »31, avant de laisser place au non-lieu dès qu’Entelechie ouvre la bouche, déversant un charabias philosophique incompréhensible pour « excentriquer » ses pensées32. On passe à la franche dystopie lorsque les Pantagruélistes, enrôlés sans leur consentement parmi les « abstracteurs », contemplent les exercices des officiers de la Quinte, décrits à travers une série d’expressions pour la plupart empruntées aux Adages d’Érasme, qui s’appliquent aux agissements futiles ou absurdes : blanchir un Éthiopien, laver les tuiles, tondre un âne, tirer le lait d’un bouc, chasser le vent avec des filets, couper le feu avec un couteau, faire de vessies lanternes… autant d’impossibilia ou d’adynata, qui donnent la nausée aux spectateurs. Un autre personnage mesure des sauts de puces, sur l’exemple de Socrate33. D’autres disputent dans un coin de jardin (cadre traditionnel du dialogue philosophique) de l’« ombre d’un Asne couillard », de « la fumée d’une Lanterne », ou « du poil de Chevre, savoir si c’estoit laine »34. Entelechie a beau vanter l’« experience » et la recherche des « causes naturelles », incitant les Pantagruélistes à sortir du « servage d’ignorance », l’énumération prend un tour grotesque par un procédé typique du comique verbal de Rabelais, qui consiste à feindre de prendre au propre des expressions figurées.
La note satirique sera accusée par une chute dans le « bas », lorsque ces « abstracteurs » aux noms ésotériques-comiques (les Spodizateurs, les Massiretes, les Pregustes, les Tabachins…) passent au repas garni de victuailles bien concrètes. La scène verse dans le bizarre : dame Entelechie, dont on sait qu’elle ne se nourrit que de Chimères, Abstractions, Secondes Intentions et autres « transcendentes Prolepsies »35, avale sans mastiquer, alimentée artificiellement avec une nourriture prémâchée par ses serviteurs, tout comme elle fiente « par procuration »36. Le (faux) sérieux est ensuite rétabli par deux chapitres sur le bal de la Quinte, en forme de jeu d’échec. D’autres îles abritent d’autres Morosophes : ainsi de Satin, habitée par le monstre Ouy-dire et ses créatures. L’épisode se présente comme une satire des historiens menteurs, dans la veine des Histoires véritables de Lucien, mais on y croise aussi d’obscurs naturalistes, dont l’un (un certain Aristomachus mentionné par Pline) « demeura cinquante huit ans à contempler l’état des abeilles, sans autre chose faire », et un autre (Pierre Gilles) « tenoit un urinal en main, considerant en profonde contemplation l’urine de ces beaux poissons »37. Les mirabilia ne sont pas dans la nature, mais dans le comportement de ces observateurs ! Sans commentaire, ces images sidérantes sont laissées à l’appréciation du lecteur, qui pourra hésiter, brièvement, quant à la part de la sagesse et à la part de la folie.
Parce que l’épisode de la Quinte et celui de Satin s’inscrivent dans une veine lucianesque et érasmienne très nette, celle de la satire de l’idéalité philosophique, leur sens n’est pas des plus problématiques dans l’univers rabelaisien : Entelechie est bien un faux Thélème, une perfection intellectuelle chimérique, antiphysique, opposée à la spontanéité agissante des Pantagruélistes. Mais l’épisode possède tout de même cette qualité énigmatique propre à l’écriture rabelaisienne : s’agit-il d’une satire de l’idéalisme métaphysique et de la philosophie de l’École, ou bien d’une satire plus circonstanciée de l’alchimie38, voire d’une philosophie expérimentale encore balbutiante (Rabelais s’en prend de fait aux « experiences », et à l’observation lorsqu’elle n’a pas d’autre fin qu’elle-même), ou d’autres cibles encore39 ? Et quel est son rapport avec le temple de Bacbuc auquel les voyageurs parviennent à la fin ? L’épisode ramène en tout cas la philosophie à cette « fine follie »40 mise en question ailleurs dans l’œuvre, et il entretiendra l’une des principales tendances de la réception de l’œuvre de Rabelais, qui la tire vers la franche satire anti-intellectuelle, et vers l’exploitation à outrance du thème morosophique (par exemple dans les Dialogues du Democritic de Jacques Tahureau, 1565, ou dans le Moyen de Pavenir de Béroalde de Verville, 1617). Le mode de représentation pseudo-utopique privilégié dans le Quart Livre, dans lequel chaque île laisse miroiter un idéal déguisant une catastrophe, permet d’y mettre en scène une science insensée, objet d’un renversement silénique. Le passage à la fiction érige les éléments d’une satire convenue au rang de parabole, ou d’archétype, dont la portée symbolique dépasse l’allégorisation de telle ou telle cible contemporaine : la quête de l’humanisme est bien celle d’une « vérité enfuie »41.
On assiste au même déplacement en Italie, dans le milieu des poligrafi publiant à Venise, comme Anton Francesco Doni (1513-1574), l’éditeur de la première traduction italienne de l’Utopie, et Ortensio Lando (1510-1558), qui passe pour en être le traducteur42. Ce dernier, affilié au réformisme évangélisateur et soupçonné d’hétérodoxie religieuse partout où il passe – gyrovague, Lando se déplace dans toute l’Europe au fil de sa carrière, au mépris des divisions confessionnelles – verra ses productions censurées dès la mise en place des premiers Index de la Contre-réforme. Régulièrement, il signe ses productions du pseudonyme « Anonimo di Utopia » ou « cittadino di Utopia », notamment lorsqu’il multiplie dans les années 1530 et 1540 les satires des lettrés et des intellectuels : auteur des fameux Paradossi, prolifique recueil d’éloges paradoxaux qui lui valent un succès européen43, parmi lesquels un paradoxe « Qu’il vaut mieux être ignorant que docte » (Megliò essere ignorante che dotto), il produit aussi un « Fouet des écrivains » (La sferza dei scrittori), sorte d’anti-bibliothèque destinée à détruire la réputation de tous les auteurs de livres, quels qu’ils soient44, et un Dialogo contra gli uomini letterati, qui récapitule tous les griefs qu’Érasme et d’autres avaient dressés contre l’intellectualité arrogante. Lando y insiste lourdement sur le paradoxe de la folie des sages, rappelant la remontrance de Festus à Paul : « Paul, ton grand savoir t’a rendu fou » (Paolo, le troppo lettere ti hanno fatto divenir pazzo)45.
Dans un voyage semi- ou pseudo-utopique intitulé Commentario delle più notabili e mostruose cose d’Italia (1548), il imagine un dispositif renversé par rapport au texte de More : signé « Messer Anonymo di Utopia » et supposé « traduit de l’Araméen », le texte se présente comme le récit de voyage de ce narrateur venu d’ailleurs, qui, avant de se lancer dans un périple fabuleux vers l’Orient, décrit les différentes provinces de l’Italie qu’il a traversée. C’est déjà le dispositif du point de vue du Huron ou du Persan sur l’Europe, bien avant les Lumières46… Le texte combine en réalité la matière autobiographique des voyages bien réels d’Ortensio Lando, qui promène sur ses compatriotes un regard étonné, avec un récit parodique et fantastique à la manière de Lucien : le navire sur lequel le narrateur arrive en Italie porte une cargaison de « carottes », terme qui au figuré désigne en italien des « fadaises », clin d’œil au narrateur de Thomas More, Hythlodée (« balivernes » en grec), lui-même inspiré par le narrateur bonimenteur des Histoires véritables de Lucien…
Le voyageur utopien séjourne à l’université de Padoue, sur laquelle il fonde de grands espoirs. Mais à la faculté de droit, il n’entend que des opinions contradictoires, et ne voit que des hommes de lois stipendiés, prêts à obscurcir la vérité. C’est pire à la faculté de philosophie, où loin de rencontrer de nouveaux Socrate, il découvre le langage abscons de la scolastique aristotélicienne. Le style burlesque fait sentir cet écart entre l’académie idéale et l’université réelle :
[…] je m’aperçus que j’étais trompé : je n’entendais discuter de rien d’autre que de « matière », dont il me semblait que j’avais la tête bourrée ; de « forme », sans savoir s’ils parlaient de celle du fromage ou de la façon de tailler une botte ; de « privation », mais je ne savais pas non plus s’ils parlaient de privation d’argent ou de privation de bon sens47.
Le comble du non-sens est atteint chez les « métaphysiciens » (par là il faut entendre les théologiens), qui en lieu et place de Dieu, dissertent sur l’âme : au lieu d’apprendre comment sauver la sienne, le narrateur apprend qu’elle est composée, selon l’un, de feu, selon l’autre d’eau, selon un troisième qu’elle est de couleur pourpre, ou encore qu’elle est partout dans le corps, etc.48 Le séjour universitaire se termine par une vision hallucinée : dans cette cité réputée abriter les plus doctes, le narrateur voit passer des hommes et des femmes à têtes de vache, d’autres convertis en poules49. On n’est pas loin du témoignage fantastique de Giraldi sur les effets de la folie des lettrés.
Le thème est presque une banalité parmi les poligrafi italiens qui se livrent à des variations sur la satire savante à la manière d’Érasme et d’Agrippa : le sujet comique-grave de la Morosophie devient sous leur plume matière à bouffonnerie violente50. Il y a chez eux un anti-intellectualisme viscéral, qui passe les bornes du jeu humaniste : en l’occurrence, Lando s’en prend au siège de la fameuse école néo-aristotélicienne qui a joué un rôle séminal dans la rénovation des pratiques scientifiques au XVIe siècle, un lieu où ont enseigné des figures telles que Pomponazzi et Vésale. L’intérêt du Commentario réside par ailleurs dans la mise en scène satirique, qui déplace le regard sur la réalité, plutôt que la réalité elle-même. Lando ne fait que décrire le monde universitaire qu’il a fréquenté ; c’est Messer Anonimo, le voyageur, qui introduit la vision u-topique du monde tel qu’il est, déterritorialisée dans la fiction.
Cette tentation de la métamorphose fantastique de la satire culmine avec l’œuvre d’Anton Francesco Doni, notamment les Mondi publiés en 1552, série de « visions » de mondes alternatifs discutés dans un ensemble de dialogues, de lettres, de discours arrangés avec plus ou moins de suite. Y abondent les images satiriques de savants ratés (astrologues, historiens, théologiens), passés à la moulinette d’une « machine » textuelle qui réduit en poudre l’ensemble du monde livresque51. Ainsi de la première aventure, relatant l’ascension d’une équipe d’Académiciens Pérégrins jusqu’au ciel, dans une nouvelle Icaroménippe, qui aboutit rapidement au constat que les prédictions des astrologues n’ont aucun fondement, et que la spéculation astronomique en général est un danger pour la santé mentale : les « excentriques, les épicycles, rétrogradations, trépidations, accès, recès » sont autant de « frénésies, extravagances et folies qu’ils se sont fourrés dans la tête »52, de sorte qu’en se creusant la cervelle pour élaborer des modèles théoriques de plus en plus complexes, les astronomes « tournent à la folie » (vanno impazzando). Reprenant parodiquement le lexique de l’astronomie ptolémaïque, Doni fait tourner la tête de son lecteur par une énumération frénétique, qui déboussole le discours savant. La matière satirique du livre est largement inspirée par l’Éloge de la folie ou par le De incertitudine d’Agrippa, de sorte qu’on retrouve les accents pauliniens : sauf à être éclairé par la lumière de la foi, l’esprit humain « tombera dans la croyance folle des cogitations stupides de ceux qui se sont nommés sages, et parcourant de nombreuses opinions fantastiques, il sera pris dans les filets de la sotte crédulité humaine »53.
L’un de ces « mondes » donien a souvent été considéré comme l’une des premières utopies modernes : le « Monde sage et fou », à mi-chemin entre Érasme et More. Le personnage qui présente cette vision, « le Sage académicien pérégrin », ne sait d’ailleurs pas lui-même comment, après s’être tant agité la cervelle pour « fantastiquer » (strologare) ce monde, il devrait se qualifier : « Ainsi moi-même, ayant pensé faire un monde de sages et être nommé sage, je me demande si je ne deviens pas fou et si je ne fais pas un monde de fous »54. L’équivalence paradoxale est immédiatement posée : « sage veut dire littéralement, en italien, fou public » (savio letteralmente vuol dire in lingua italiana pazzo publico). Suit un dialogue entre le Sage et le Fou : le premier décrit sa vision d’une cité idéale, portant tous les caractères d’une utopie à la More (organisation spatiale géométrique et rationnelle ; activités simples centrées sur le monde agraire ; égalité des conditions et uniformité du vêtement ; communauté des femmes, qui rend inutile l’amour ; absence d’argent, donc de vol ; absence de maladies…) ; le second en commente avec amusement les éléments, oscillant entre l’approbation et l’ironie, contrariant en tout cas les énoncés utopiques au moment même où ils sont formulés. « Il faudra que nous échangions nos noms, puisque tu tiens des propos de fou », avertit le Fou, soumettant l’utopie à une perspective anamorphique55. L’allusion de la Folie érasmienne aux républiques des philosophes appelait justement cette lecture dédoublée56. On voit donc que c’est l’énonciation même des « mondes » qui est le fait des Morosophes, de sorte qu’on ne sait jamais si elle est raisonnable (par opposition à notre monde), ou insensée. Rêver d’autres mondes est en soi une activité morosophique, folle-sage57. C’est l’auteur qui désigne ainsi la sienne.
Morosophie et monde à l’envers : le Mundus alter et idem de Joseph Hall (1605)
La nature siamoise de ces productions à deux têtes, satire ménippée et utopies à la fois, est un phénomène indéniable, massif et même central, quoique peu compatible avec nos catégories théoriques modernes, puisqu’on imagine l’utopie du côté du sérieux philosophique, de la description, de l’idéal politique, de l’Un, tandis que la ménippée serait du côté de la dérision littéraire, de la narration échevelée, du fragmentaire inhérent au spoudogeloion (comique-sérieux). Cette tendance ne fait que ramener, en réalité, à la parenté entre les œuvres d’Érasme et de More, due à leur commune origine lucianesque. Elle culmine au début du XVIIe siècle avec le Mundus alter et idem (1605) attribué à Joseph Hall (1574-1656), évêque anglican d’Exeter et de Norwich, auteur de textes dévotionnels, d’écrits de polémique religieuse, et d’œuvres satiriques et morales. Attribué longtemps après sa mort à Hall, le Mundus alter et idem a pu être crédité de l’invention de la « dystopie »58, ou du mythe littéraire du voyage imaginaire dans les terres australes, longtemps avant La Terre australe connue de Foigny (1676).
À l’époque où la créativité utopique se tarit quelque peu dans le monde catholique, sous l’effet de la Contre-réforme, ce compatriote de More relève le flambeau, mais dans une intention massivement satirique. Publié sous le pseudonyme de Mercurius Britannicus59, rapidement traduit en anglais sous le titre The Discovery of a New World60, le texte joue, avec ambivalence, de la mode contemporaine des récits de voyage en Angleterre (les expéditions de Drake et de Cavendish sont encore dans les mémoires, tandis que les Principal Navigations publiées en 1589 par Hakluyt ont consacré le succès du genre viatique). Mercurius Britannicus relate dans le prologue comment, à l’occasion d’un dialogue avec ses deux amis, le français Beroaldus et le hollandais Drogius, il soutient la nécessité de l’existence d’une Terra Australis Incognita, reportée sur certaines cartes. Enthousiaste, il s’embarque sur un navire nommé « Phantasia », et découvre l’hémisphère austral, de taille équivalente au monde connu, partagé en quatre sous-continents : Crapulia et Yvrognia ; Viraginia (le pays des femmes reines), Moronia (le pays de la folie), et Lavernia (le pays des voleurs), représentés sur de magnifiques cartes conçues par le graveur comme un exercice de géographie imaginaire61. Les noms parlent d’eux-mêmes : autant de régions, autant d’anti-utopies, ou de « dystopies » si l’on préfère, décrites séparément. La description de Crapulia et d’Yvrognia consiste en une violente satire des vices de l’Angleterre et de l’Europe contemporaines (qui incluent, par exemple, la gloutonnerie avec l’île de Pamphagonia) ; celle de Viraginia est prétexte à une satire misogyne dénuée de finesse ou d’ambiguïté ; celle de Moronia, la plus étoffée, introduit par contre à une vision beaucoup plus complexe, paradoxale et inspirée des variétés de la folie, notamment morosophiques ; celle de Lavernia, enfin, est expédiée rapidement, comme par épuisement dans la répétition satirique. Car ce monde « autre » n’est que le nôtre, déguisé quatre fois par l’allégorie satirique.
Moronia est présentée comme la région la plus peuplée de l’hémisphère austral, ce qui se comprend aisément – « le nombre des fous est infini », comme le rappelait la Folie d’Érasme (Éloge de la Folie, § LXVIII) citant l’Ecclésiaste de la Vulgate (Ecc. 1, 15). C’est aussi l’une des plus variées, dotée de cinq provinces : Variana, ou Moronia Mobilis à l’est ; Moronia Aspera, située sur le pôle ; Moronia Felix, sous des latitudes plus clémentes ; Moronia Fatua, entre les deux ; Moronia Pia à l’ouest. La description du sous-continent repose sur la même dynamique que l’ensemble du livre : sous ses différents avatars, c’est la même folie qui se cache, et chaque espoir d’une alternative, esquissé par une conjonction adversative, se voit frustrer. Ainsi, on apprend que les Moroniens s’habillent légèrement l’hiver, pour laisser entrer la chaleur dans leur corps, et portent au contraire de lourds manteaux l’été, pour conserver la chaleur ; « mais d’autres, plus sages » (« quanquam et alii, φιλοσοφώτεροι », le grec équivalant à un détachement, qui met en valeur la qualité de ces personnages), se baladent carrément nus en plein hiver, estimant qu’il serait honteux pour l’homme, roi de la création, d’en faire autrement alors que les animaux se contentent de leurs peaux et de leurs plumes62. Certains « Fous-sages religieux » (religiosores quidam Morosophi) appartiennent à des ordres tout à fait différents, mais dans le fond tout à fait semblables : le narrateur détaille leurs comportements aberrants, dans un remake de l’Éloge de la Folie (§ LIV), qui n’oublie pas la satire du culte des saints ni celle du célibat63.
Ce n’est pas mieux du côté de la science profane : le pays de Variana abrite une étrange Academia Dudosa dans la vallée Senzapésienne64, composée de deux collèges aux méthodes opposées, quoiqu’également absurdes. Le premier abrite des sceptiques, qui ne croient aucun de leurs sens et se retiennent de formuler aucun énoncé assertif. Ainsi lorsqu’on les vole, ils débattent de savoir s’ils possédaient un bien ; lorsqu’on les frappe, ils doutent d’avoir reçu un coup et de le sentir. Hall lucianise en se souvenant sans doute d’un passage des Histoires véritables dans lequel les sceptiques, pratiquant la suspension du jugement ne peuvent se décider à rejoindre les autres philosophes sur l’île des Bienheureux (Histoires véritables B, 18) ; mais il fait aussi écho à l’intérêt contemporain pour le scepticisme qui agite les cercles intellectuels anglais65, et qui attire les réactions de Giordano Bruno ou de Francis Bacon. On situerait difficilement, cependant, l’auteur du Mundus alter et idem dans le camp de ces novatores soucieux de dépasser la tentation du scepticisme, autant que l’aristotélisme universitaire.
L’alternative est immédiatement discréditée, puisque le second collège de l’Academia Dudosa, nommé Troverense, est celui des « novateurs », qui se consacrent à l’invention de « nouvelles » villes, de « nouveaux » vêtements, de « nouveaux » jeux, de « nouvelles » modes, de « nouvelles » méthodes de gouvernement, et surtout de « nouvelles » langues. Après l’invention de l’imprimerie, de la poudre, et des bulles de savons, le narrateur vante celle de la langue « Supermonique » de ces fous savants, proposant un petit glossaire parodique inclus dans le chapitre – autre jeu à la manière de More – avant d’avertir le lecteur que cette langue excellente n’est peut-être plus en usage, ayant probablement été remplacée par une autre66. Diverses allusions laissent entendre que ce glossaire vise le style de Paracelse, critiqué pour sa manie de rebaptiser avec un vocabulaire ésotérique les choses les plus banales. Mais le passage pourrait aussi être compris comme une satire des nombreuses ébauches d’académies novatrices, centrées sur l’étude des sciences, qui pullulaient du vivant de Hall67 : ainsi des projets de Nicholas Bacon (père de Francis Bacon), de Humphrey Gilbert, ou de Sir Thomas Gresham, dont les idées avaient abouti à la création du Gresham College, prototype de la future Royal Society, en 1598 ; ou encore du cercle intellectuel, hébergé dans la Mortlake Library, de John Dee, inventeur qui cristallisait les passions en raison de son penchant pour la magie naturelle. Surtout, Francis Bacon publie son programme pour une académie des sciences nouvelles dans son Advancement of learning l’année même de la première publication du Mundus (1605), de sorte qu’on serait tenté de voir dans la satire une réaction directe à l’ambitieux projet baconien.
Hall n’est pas pour autant un partisan des Anciens, ni un défenseur de l’humanisme philologique : la philosophie antique a été discréditée avant celle des Modernes, en la figure des sceptiques, de même que le goût de l’antiquaille. Dans le passage précédent la visite de l’Académie, le narrateur prétend avoir examiné des médailles trouvées à Variana, dont les figures sont reproduites, représentant un Janus bifrons, un caméléon et un portrait de Juste Lipse. Parodiant les recherches numismatiques des antiquaires, l’auteur satirise clairement le philologue batave, connu pour sa versatilité (religieuse) et son art caméléonesque de l’accommodement politique68. On a envie de dire que ces figures prennent un autre sens sur le plan métatextuel : le Mundus alter et idem est aussi un texte caméléon, qui prend la couleur de tous les objets parodiés, rédigé par un auteur bifrons, qui distribue les coups de tous côtés, semant le doute sur ses intentions, si ce n’est celle d’établir une satire universelle.
Mercurius Britannicus s’engage ensuite dans la Moronia Aspera (désertique), consacrée aux diverses formes de manies (y compris religieuses), puis il pénètre dans la Moronia Fatua, cœur de la région comme l’indique son nom pléonastique (Moronie « insensée »). Populeuse, cette région comprend deux territoires aux caractéristiques faussement antithétiques : la partie méridionale, Scioccia (« idiote » en italien) est habitée par une race stupide de paresseux courbés comme des quadrupèdes, incapables de travailler, de se loger ou de se nourrir. La partie septentrionale, la Baveria, est composée d’habitants qui « s’estiment être les plus sages de tous, et mènent des recherchent approfondies sur les causes des choses, ne se déclarant satisfaits que lorsqu’ils parviennent à comprendre les ressorts cachés »69. La démarche a un prix : les enfants de cette nation sont énucléés à la naissance pour ne conserver qu’un seul œil, puisqu’il est avéré qu’on voit mieux borgne. Certains Bavériens vont nus, pour s’épargner le temps et la peine de s’habiller. D’autres construisent des maisons sans mur, pour mieux les aérer. D’autres encore se construisent des abris suspendus à des hauteurs, comme des nids de cigognes, pour mieux toucher au ciel. Le reste est à l’avenant dans ce portrait de personnages qui tous « cherchent quelque singularité dans leurs œuvres et dans leurs opinions »70 : certains marchent sur leur tête, d’autres se fabriquent des ailes pour voler « présomptueusement » (audaci volatu), à l’instar de Dédale, d’autres encore font étalage de prodiges de la nature, d’onguents et de machines, d’autres encore tirent de l’or des métaux vils : « Tu rirais de voir leur ardeur à la tâche, car plus leurs espoirs sont déçus, plus ils recommencent »71. On finit par se demander qui est visé : si les naturalistes amateurs de cabinets de curiosité ou les alchimistes sont clairement désignés par les deux dernières images – pour le coup triviales et simplement dénotatives – les premières, dignes d’un monde renversé, évoquent plutôt les spéculations métaphysiques excessivement ambitieuses, en jouant sur des stéréotypes venus d’Aristophane (Socrate juché sur sa nacelle dans les Nuées), de Lucien (Ménippe s’équipant d’une aile d’aigle et d’une aile de vautour pour monter au ciel dans l’Icaroménippe, 10), ou de l’emblématique renaissante (Dédale figure de la curiosité impie des astrologues et des théologiens). Mais comme dans le cas de l’Académie de Troverense, on peut se demander si ces Bavériens aux ailes artificielles n’évoquent pas les expérimentations mécaniques de l’époque, et les spéculations sur la possibilité du vol72.
Encore une fois, le jeu de la fausse antithèse brouille les cartes : si la Scioccia (la Sicile paresseuse ?) est le royaume de la stupidité, la Baveria73 est celui d’une fausse intelligence et d’une industrie absurde. Le Mundus alter et idem n’est pas un chef-d’œuvre, mais l’abondance et la juxtaposition des images agrémente son esthétique satirique de quelques effets énigmatiques, parfois ambivalents et supérieurement ironiques, qui traduisent la fréquentation de Rabelais et peut-être même de Doni74. Mercurius rapporte ainsi l’ambassade des Bavériens auprès d’un oracle, dont ils attendaient la résolution d’une question difficile : « Travaillez » (en français dans le texte), aurait répondu l’oracle, ce que les Bavériens ont interprété comme une exhortation à persévérer, alors que le narrateur suggère au contraire qu’ils auraient dû l’interpréter comme une injonction à abandonner leurs recherches futiles, et à prendre la houe et la pioche à la place. La parabole serait presque rabelaisienne – et l’on se demande s’il ne faut pas détecter quelque souvenir du Tiers livre dans le choix du mot français, ou de la parabole de Couillatris dans le Prologue du Quart, ou bien sûr du mot de la Bouteille dans le Cinquième – si la morale de la mediocritas ne prenait, sous la plume de l’évêque calviniste, une teinte plus austère (« Travaillez »… et non « Beuvez », version inspirée de la mediocritas rabelaisienne).
Le comble de la folie est atteint avec Pazzivilla, bien nommée capitale de Moronia, à peine représentable75 : intermédiaire entre le cylindre et la pyramide inversée, cette métropole reproduit la forme du corps humain, le narrateur justifiant l’impossibilia – jeu déjà classique de l’irreprésentable utopique depuis More et Rabelais – par une référence amusée aux cartes anthropomorphes ou zoomorphes de l’Europe76. Or, les fondations de tous les bâtiments sont chancelantes. Les Sénateurs abondent en idées de génie pour remédier aux défauts de cette métropole : l’un propose de déplacer la mer pour l’amener au pied de la ville, pourtant bâtie sur des hauteurs ; un autre propose un plan pour faire remonter l’eau des vallées inférieures par des aqueducs, ce qu’il déclare facile en raison des propriétés du liquide ; un autre suggère de construire une nouvelle montagne autour de la ville, en guise de rempart naturel, en dressant des ponts entre les pics montagneux ; un autre de construire des clochers au sommet de chaque maison, avec des girouettes et des pendules déclenchant un concert des cloches à heures fixes, pour mieux étonner les voyageurs. Inspirée par un topos lucianesque (la satire des vœux impossibles), ce passage se conçoit comme une satire de ceux qu’on commence à nommer les « Projectors », que Swift prendra aussi pour cible dans le Troisième voyage de Gulliver.
La Folie est universelle, et il n’y a pas d’alternative, veut nous faire comprendre Joseph Hall : après avoir arpenté le terrain de la raison déraisonnante, le narrateur constate que la foi ne guérit pas. Visitant la Moronia Felix, il assiste à un rituel étrange, par lequel on fait croire à des pèlerins, les yeux bandés dans un labyrinthe, qu’ils s’approchent du siège de la divinité. La visite se termine sur une satire violente de Moronia Pia, avec ses terres de Doxa et de Credulitas dirigées par le Buffonio massimo (le Pape). On revient à un mode satirique plus classique, la polémique anticatholique, comme Joseph Hall achève de parcourir toute l’orbe de la Folie. Au finale, la fureur satirique l’emporte largement sur la sagesse philosophique dans le Mundus alter et idem : on est loin de la profondeur silénique de l’Éloge de la folie, où Érasme fait ressentir, pour de bon, ce que Folie peut avoir de positif et même de salutaire ; on est loin, pareillement, de la subtilité politique de l’Utopia, et des voies obliques de More, qui ne satirise que de biais, et n’avance pareillement ses idées réformatrices que de biais, plutôt que dans la frontalité de l’idéal utopien. La négativité l’emporte chez Hall, et rien ne vient rédimer des figures de Morosophes rejetées du côté d’une pure folie – à moins qu’ils ne soient classés parmi les voleurs, comme les astrologues prospérant dans la région de Larcinia, plus précisément dans la vallée de Bugieta (mensonge en italien), chez les Phénaciens (imposteurs) que le narrateur visite après les Larciniens.
Toutefois, un élément problématise le texte, et en fait toute la saveur : Mercurius Britannicus, le narrateur au nom ambivalent77, est peut-être le principal fou-sage de ce texte, la figure par excellence de la curiosité vaine. Le jeu de menterie typique du bonimenteur lucianesque qui prétend accréditer ses affabulations, à l’instar du narrateur des Histoires véritables ou du narrateur rabelaisien, en fait une figure d’unreliable narrator (et par là un avatar de Folie)78. Ne prétendait-il pas enrichir les connaissances humaines de découvertes fabuleuses, poussé par « une sorte de soif innée et de propension due à [s]on désir très ardent d’apprentissage »79 ? L’opinion de son interlocuteur dans ce prologue, Beroaldus, selon lequel les voyages sont inutiles, révèle sa pertinence à la fin du texte : en fait d’enseignement, Mercurius Britannicus conclut son récit en quelques lignes, déclarant son épuisement au terme de ses voyages. Alors qu’il était présenté dans la page de titre comme un « académicien errant » (peregrinus academicus), et qu’il se targuait au seuil de son récit d’avoir été « en ce temps-là un véritable Athénien enquérant » (nous soulignons)80, autrement dit un véritable philosophe, il signe son texte, à la fin, par l’étrange formule « Un voyageur anciennement académicien » (Peregrinus quondam academicus). Pourquoi le narrateur aurait-il renoncé à son titre savant, si ce n’est parce que le voyage satirique organise une forme de désapprentissage ?
Conclusion : le regard de loin, à défaut du regard d’en haut
On comprend mieux les possibilités ouvertes par l’association entre le thème paradoxal de la folie des sages et la créativité fictionnelle de type utopique : le déplacement satirique entre les polarités de la sagesse et de la folie appelle un déplacement de l’espace imaginaire. Contempler à distance notre monde en l’altérant, c’est reconnaître que notre raison elle-même est fatalement altérée81. Et s’il y a une philosophie dans ces textes, elle est toute en distanciation : le mode utopique est déjà une manière d’adopter ce regard de loin, qui permet de mieux observer nos folies à distance, à défaut de ce « regard d’en haut » rêvé par la philosophie ancienne, et d’un surplomb qui permettrait à l’énonciateur de se placer en position supérieure – l’écrivain, qu’il le veuille ou non est un « sage », un homme de lettres qui peut difficilement se dissocier de l’objet de ses satires, et qui par conséquent se donne pour vocation de jouer le jeu de la folie littéraire. Ainsi les auteurs évitent de donner des leçons, ce en quoi ils ont intériorisé le jeu profond d’Érasme et de More. Ils invitent plutôt à une méditation surprenante. Les anti-sages ne sont que le revers d’une utopisation de la sagesse véritable, qui la place à bonne distance : fausse utopie lorsqu’on croit la saisir (dystopie), authentique utopie en tant qu’insaisissable (l’idéal comme ailleurs).
Certes, il ne faut pas négliger la part des contraintes éditoriales : « utopiser » la satire, c’est la déplacer pour des raisons de prudence évidentes, en la situant dans un non-lieu où l’irresponsabilité auctoriale est de mise. L’obliquité fictionnelle qui conduira les libertins du XVIIe siècle à se faire les principaux producteurs de textes utopiques, ou pseudo-utopiques, est déjà à l’œuvre chez les héritiers d’Érasme, confrontés dans la seconde moitié du XVIe siècle à l’installation des censures modernes, qui tolèrent mal les thèmes subversifs cultivés par les humanistes. Rappelons que l’Éloge de la Folie, censuré dès sa parution par Louvain et par la Sorbonne, a définitivement été classé parmi les livres interdits par la Contre-réforme, à partir de l’Index de Valdes (1559), comme l’ensemble de l’œuvre érasmienne, ou quasi. Rabelais savait d’expérience que traiter de Morosophes les membres de la faculté de théologie n’était pas sans risque ; Lando a été confronté plus concrètement encore aux dangers guettant les esprits critiques, et si Hall n’a jamais revendiqué la paternité du Mundus, c’est que la libre-pensée n’était pas bien vue en terre protestante non plus. L’utopie à laquelle aspirent ces auteurs, c’est celle du franc-parler, qui permettrait une parole raisonnable.
Prenons nous-mêmes quelque distance, pour revenir à des perspectives plus générales. Notons tout d’abord que cette lignée post-morienne de l’écriture utopisante, « négative » si l’on veut, n’est en rien seconde par rapport à la lignée esquissée par Campanella dans sa Civitas solis (1607) et par Bacon dans sa New Atlantis (1626), dont les textes réinstaurent une normalité philosophique beaucoup plus classique, et font l’éloge de la raison et des sciences, en même temps qu’ils dressent le programme messianique du progrès. Ce sont au contraire ces utopies « positives », plus connues aujourd’hui, qui sont secondes, écrites en réaction à des œuvres joco-sérieuses satirisant les sciences (les modernes autant que les anciennes), remplies d’une ironie qui s’étend jusqu’à compromettre le message politique dont elles pourraient être porteuses.
Ajoutons que la nature expérimentale de ces formes littéraires devrait conduire à les inscrire dans le cadre plus large de l’utopisme, qui inclut des œuvres où l’influence de More est moins sensible, mais où le dépaysement fictionnel conserve toute sa fonction critique, et où joue pleinement la dynamique illusion-désillusion caractéristique de l’écriture eutopique/dystopique des textes que nous avons abordés. Nombreuses sont les œuvres signées « De Utopie » continuant autrement la satire des Morosophes dans la première moitié du XVIIe siècle. Ainsi du Peregrini in patria errores (1618) de l’allemand J. V. Andreae, qui propose une galerie exceptionnellement riche de sages-fous dans tous les couloirs du « labyrinthe » du monde et de la Bibliothèque82, ou de la República literaria de don Diego de Saavedra Fajardo, dont la première composition remonte à 1613 (avant la publication posthume en 1655), qui propose la vision faussement utopique d’une radieuse ville-livre, en prélude à un désillusion anti- ou contre-utopique systématique, dès que la description se fait plus exacte… Ce grand desengaño des sciences culmine dans la vision de la « maison des fous » abritant les philosophes réputés les plus sages, dont le fronton est gravé par la maxime du Problème XXX : « Nullum magnum ingenium sine mixtura dementiae »83. Ces tombeaux de la Morosophie baroque mériteraient la comparaison, en synchronie, avec le Mundus alter et idem, mais ils ajoutent encore un degré de complexité dans l’hybridation générique, croisant les procédés de la satire ménippée, les souvenirs de More et le contenu massivement érasmien avec la forme chrétienne du pèlerinage allégorique.
Rien de moderne dans ces œuvres d’humanistes érudits, nourries de codes littéraires complexes et bientôt archaïques ; rien de moderne non plus dans leur préoccupation de ramener l’hybris savante à la modestie, en lui rappelant comiquement son impuissance. Pourtant ce sont bien les stéréotypes du savant fou qui s’élaborent dans ces œuvres, et qui se prêteront au réemploi. Lorsque Swift voudra satiriser les savants de la Royal Society – des « scientifiques » au sens moderne, cette fois-ci – il disposera de tout un arsenal fourbi par ses prédécesseurs. La satire de l’île volante de Laputa, du pays de Balnibarbi et de l’Académie de Lagado, dans le Troisième voyage de Gulliver, emprunte nombre d’éléments à la satire de l’Académie de Troverense et de Pazzivilla dans le Mundus alter et idem ; le problème philosophique posé par la dualité des Yahoos et des Houyhnhnms dans le Quatrième voyage reproduit même celui de Scioccia et de Baveria dans la Moronia fatua de Hall. De plus, Swift emprunte beaucoup à l’épisode rabelaisien de la Quinte : un certain nombre des activités absurdes observées par Gulliver dans l’Académie de Lagado reproduisent, presque traits pour traits, et expressions pour expressions, celles des « abstracteurs » d’Entelechie chez Rabelais, tout en actualisant la satire par des cibles nouvelles (chaque vision du savant fou renvoie à une pratique ou à une publication d’époque). Le satiriste anglais connaissait aussi une œuvre comme la República literaria84, et bien sûr Lucien et les modèles de la Renaissance. Parodie satirique de la Nouvelle Atlantide de Bacon et des utopies pro-scientifiques publiées dans son sillage (comme la Macaria de Samuel Hartlib, 1641, ou la Continuation of the New Atlantis de Joseph Glanvill, 1676), la dystopie scientifique de Swift prolonge une longue tradition.
Ce sont bien ces effets de discontinuité propres à l’histoire culturelle qui remotivent la lecture des satires, et qui les rendent tantôt caduques, tantôt inspiratrices, non sans déplacements. La satire des savants « abstracteurs » s’acharnant à transformer la matière a un sens quand Rabelais la fait, se moquant des alchimistes paracelsiens, et un autre quand Swift la refait, à l’heure où Robert Boyle vient de jeter les bases de la chimie moderne. Un pur topos satirique, comme Socrate et les philosophes mesurant la hauteur des bonds de puce, prend un autre sens au XVIIe siècle qu’il n’avait pour Érasme et Rabelais imitant Aristophane : lorsque le satiriste anglais Samuel Butler le mobilise à nouveau, Robert Hooke vient de publier sa Micrographia (1664), recueil de planches gravées à partir d’observations au microscope, qui décrit précisément la puce et son comportement85. La réalité a allègrement dépassé la fiction, et la science surmonté quelques préjugés entretenus par les satiristes, qui tentent de faire cadrer les nouvelles découvertes dans le moule de la satire ancienne. Si la science s’est révélée pendant la première modernité l’utopie par excellence (au sens d’eu-topia), en réalisant un perfectionnement continu des connaissances humaines – difficilement contestable de notre point de vue, mais difficilement concevable pour l’époque, en dehors des milieux savants – la littérature est constitutivement celui de l’anachronie, de la permanence d’une mémoire culturelle toujours changée.