Les héros prévostiens qui succèdent à Des Grieux se font plus sombres et plus cyniques que le jeune chevalier, notamment envers l’objet de leur passion qui en subit les manifestations les plus cruelles. Dans l’Histoire d’une Grecque moderne, le narrateur, ambassadeur français à la Porte, s’éprend d’une jeune odalisque qu’il fait libérer d’un sérail. Il lui enseigne les fondements de la morale occidentale, à laquelle elle se convertit entièrement et immédiatement. Ses sentiments pour celle qu’il considère bien vite comme sa propriété (« maître de son sort et de sa personne par le consentement volontaire qu’elle avait donné à notre départ »1), son « ouvrage »2, et qui se refuse à lui au nom des principes de moralité qu’il lui a enseignés, se manifestent de manière trouble et obsessionnelle. Le narrateur se fait de plus en plus jaloux et éloigne de la jeune femme toute possibilité de devenir autre chose que l’ancienne odalisque ou la jeune femme vertueuse qui se refuse. Isolée à Paris, Théophé se réfugie dans un couvent, à la froideur duquel succède une mort prématurée qui seule lui permet de s’éloigner de son père, de son amant et de son bourreau.
Différents thèmes et situations sous-tendent le roman qui permettent de dresser des parallèles avec des mythes et topoï présents dans la littérature du XVIIIe siècle, tels le mythe de Pygmalion, ou encore le topos comique du barbon. Dans son article « L’Histoire d’une Grecque moderne ou ce que l’Orientale dit de l’Occidental »3, Guilhem Armand met en évidence les motifs du mythe ovidien présents dans le roman de Prévost et montre que « cette réécriture remet en question le mythe : impossible d’être à la fois créateur et amant ».
Le narrateur se pose donc comme un avatar de Pygmalion, et Théophé serait une nouvelle Galatée, mais ils débordent tous deux ces rôles et s’en éloignent. La question de l’émission et de la réception du savoir, et celle de la relation entre l’amant en position de supériorité et la maîtresse qui lui est redevable permet aussi de considérer le roman comme une réécriture tragique du topos comique du barbon. Le narrateur se montre de plus en plus jaloux et tente d’enfermer symboliquement Théophé dans la relation qu’il entretient avec elle. Ainsi que l’affirme Jean Sgard, « le rêve de Ferriol, comme celui d’Arnolphe, serait d’enfermer Théophé dans une sorte de sérail ou de cloître moral […] »4.
Ces deux topoï ont en commun une certaine idéalisation de la femme aimée qui confine à l’aliénation. En faisant de Théophé une nouvelle Galatée ou une nouvelle Agnès, le narrateur se refuse à considérer la femme qu’elle est devenue en sortant du sérail, mais ne voit en elle que celle (ou celles) qu’il voudrait qu’elle soit. Nous nous attacherons à montrer que les avatars littéraires mettent en évidence l’aliénation des personnages et l’impossible conciliation entre les désirs du narrateur et la réalité de sa relation avec Théophé. Nous mettrons d’abord en évidence les motifs qui se retrouvent à la fois dans le mythe, le topos et le roman, puis nous montrerons comment Prévost s’en éloigne et les utilise pour montrer l’aliénation de ses personnages et leur vain combat pour se défaire de leurs rôles.
Le narrateur, Théophé et leurs doubles littéraires : de Pygmalion et Galatée à Arnolphe et Agnès
Selon Christophe Martin, « les fictions d’isolement amoureux peuvent, pour la plupart, être lues comme des variations autour de la figure de Pygmalion »5. En effet, une communauté de motifs se retrouve au fondement du mythe et du topos, notamment la peur du cocuage, dont la conséquence est le projet de « transformation » de la jeune femme, ainsi que la figure de l’homme, en position de dominant, tout autant le modeleur que l’éducateur, à qui est liée une jeune femme considérée comme matière à transformation. Ces thèmes sont aussi exploités dans l’Histoire d’une Grecque moderne, qui s’inscrit dès lors dans cette tradition de la jeune captive, formée de manière paradoxale par un barbon-Pygmalion.
Le désir de façonner une jeune fille, de la modeler afin qu’elle soit conforme à ses désirs vient, à la fois dans le mythe et dans le topos, d’une peur du cocuage. Pygmalion, témoin du comportement des femmes chypriotes6, refuse de s’attacher à l’une d’elles et décide de sculpter Galatée. De même, Arnolphe a entrepris de « façonner » Agnès pour qu’elle lui soit fidèle, après avoir été témoin des « dextérités »7 des femmes qui trompent leurs maris. De ce fantasme démiurgique, puisqu’il s’agit de créer un être qui soit conforme à un idéal, découle la deuxième composante du topos, la nécessité pour le barbon de prodiguer son « éducation » à une très jeune fille, qui doit dépendre de lui physiquement et moralement. Arnolphe a acheté Agnès à sa mère, et par cet achat, il entend la maintenir dans une position qui la réifie. De plus, elle n’a que quatre ans lorsque se produit le « coup de foudre » à l’origine de la transaction (« m’inspira de l’amour pour elle dès quatre ans./ Sa mère se trouvant de pauvreté pressée/ De la lui demander il me vint la pensée »8). Son extrême jeunesse la place en position d’infériorité, ce qui rassure le barbon, dès lors persuadé de son emprise totale sur un objet qui lui est redevable. De la même manière, Théophé se trouve en position de dépendance envers le narrateur depuis qu’il l’a libérée du sérail : économiquement, elle lui appartient puisqu’il l’a achetée, symboliquement, elle lui est redevable de sa liberté. De manière symbolique, après son rachat, la jeune odalisque abandonne le nom de Zara pour celui de Théophé. Ce nouveau nom ferait tabula rasa chez la jeune Grecque, marquant ainsi le début d’une nouvelle vie, lavée des péchés de la précédente.
Or, s’il entreprend de former la jeune fille qui lui est attachée, le barbon ne peut risquer de voir son éducation troublée par des interventions extérieures, ce qui engendre le troisième élément constitutif du topos, l’enfermement psychologique et/ou physique de l’élève, éloignée à dessein de tout commerce avec l’extérieur. Cet isolement permet à la figure masculine de façonner à son image la jeune femme pour qui il n’est dès lors que le seul modèle, ce qui rapproche le topos du barbon des fictions d’éducation négative comme l’Émile9. Le même éloignement caractérise Galatée qui, dans la réécriture de Rousseau par exemple, est gardée cachée par un voile dans l’atelier du sculpteur. Il y a donc une volonté de soustraire l’objet aimé au regard des autres, qui se retrouve aussi chez le narrateur de l’Histoire d’une Grecque moderne. Ferriol extrait Théophé du sérail, et ce faisant, il restitue au monde un objet qui lui était caché. Pour autant, sa jalousie éloigne de la jeune femme tous ceux qui s’intéressent à elle, de Synèse au Comte de… rencontré à Livourne, et la pousse, à Paris, à entrer au couvent, où elle devient de nouveau un objet interdit aux regards du monde. Un parallèle peut aussi être dressé avec Bartholo, du Barbier de Séville, œuvre postérieure mais qui montre la longévité de cet archétype, dont la jalousie se traduit par sa promptitude à fermer les portes et les fenêtres de sa demeure comme pour isoler Rosine du reste du monde. Si le narrateur, étant lié par les promesses faites à la jeune femme (« vous y serez libre et respectée. Éloignez toutes les idées du sérail, c’est-à-dire celles de solitude et de contrainte perpétuelle »10), ne peut enfermer Théophé, il la fait constamment surveiller sous prétexte d’employer des domestiques pour la servir. Qu’il s’agisse de Béma ou de Madame de… ces deux compagnes de la jeune Grecque sont autant de moyens pour le narrateur de la garder sous contrôle et de tenter de l’empêcher de le tromper. L’éducation du narrateur, tout comme celle des autre barbons, est une éducation paradoxale et ambiguë, fondée sur son désir de transformer la jeune femme : fantasme démiurgique et égoïste qui n’a pas pour finalité l’épanouissement intellectuel de l’élève, mais son asservissement. En effet, il s’agit de l’éduquer non pas pour qu’elle soit intellectuellement indépendante mais pour qu’elle soit conforme aux attentes du narrateur. Il choisit de lui faire lire des livres à la morale rigoureuse telle la Logique de Port Royal, son objectif étant de dresser autour d’elle des barrières morales. Jean Sgard affirme que « le souvenir de Molière est ici tout proche. Le rêve de Ferriol, comme celui d’Arnolphe, serait d’enfermer Théophé dans une sorte de sérail ou de cloître moral dont les barreaux seraient, sinon les quatrains de Pibrac, du moins les Essais de Nicole et la Logique de Port Royal »11. Le roman met en scène les limites de l’éducation, ses dangers, puisque celle-ci se risque à n’être qu’un « façonnage subjectif », où l’éducateur n’enseigne que ce qu’il veut enseigner. Face à l’échec de ses tentatives, le narrateur accuse Théophé d’une sorte de bovarysme, puisqu’elle serait coupable d’avoir pris à la lettre les ouvrages de morale qu’il lui a fait lire. L’éducateur accuse l’élève de la faute et refuse de remettre en cause ses principes. Bien au contraire, il s’obstine dans ce processus de modelage par l’intermédiaire de livres et entreprend de rendre Théophé « moins farouche » en lui proposant « nos bons romans, nos poésies, nos ouvrages de théâtre, quelques livres mêmes de morale »12. L’éducation dispensée n’est qu’un des moyens de faire céder Théophé, et de la garder pour lui seul. Or, tout comme Arnolphe, il se retrouve face à l’échec de cette éducation, Agnès devient autonome et Théophé s’approprie le savoir qui lui est dispensé pour se refuser au narrateur « je m’abandonnai au regret d’avoir prêté contre moi de si fortes armes à une fille de dix-sept ans »13. En affirmant que Théophé a pris à la lettre les maximes qu’elle a lues, il refuse de reconnaître son autonomie intellectuelle. Tout comme Pygmalion, le narrateur a « créé » Théophé mais il ne peut accepter l’émancipation de sa créature.
En effet, c’est son regard qui lui donne vie, puisque c’est seulement à travers lui qu’elle est menée à l’existence textuelle. Il la fait émerger en tant qu’individu au sein des autres odalisques de Chériber.
Les femmes du bacha, qui étaient au nombre de vingt-deux, se trouvaient toutes ensemble dans un salon destiné à leurs exercices. Elles étaient occupées séparément, les unes à peindre des fleurs, d’autres à coudre ou à broder, suivant leurs talents ou leurs inclinations, qu’elles avaient la liberté de suivre. L’étoffe de leurs robes me parut la même ; la couleur du moins en était uniforme. […]
Je m’approchai d’elle. Son goût était pour la peinture ; et peu attentive en apparence à ce qui se passait dans le salon, elle n’avait cessé de danser que pour reprendre son pinceau14.
Ainsi, elle ne se distingue pas des autres femmes du bacha avant que le regard du narrateur ne l’isole et ainsi, la fasse vivre. Le pronom personnel « elles » et les déterminants associés servent à désigner ce groupe, ensemble insécable, que le regard du narrateur surplombe mais ne discerne pas. Mais lorsque ses yeux se posent sur Théophé, à la suggestion du Bacha, il ne voit plus qu’elle et elle se distingue alors du groupe des autres femmes par le pronom féminin singulier. Du bloc d’ivoire que constitue ce groupe de femmes émerge donc une forme féminine que le narrateur-Pygmalion convoite déjà. En plus de lui conférer une singularité, une individualité, ce regard extérieur lui permet un retour réflexif sur soi en découvrant une partie de son être que personne d’autre ne voyait en elle puisque c’est de vertu et de respect que le narrateur lui parle, faisant appel à la psychologie, alors que les autres hommes ne l’avaient jamais regardée que dans sa corporalité. Cependant, même s’il affirme le contraire, c’est bien la beauté de Théophé qui le motive. Tout comme chez Rousseau, c’est le corps de la femme qui attise le désir du créateur auquel l’amour de l’âme est subordonné. L’âme se crée après le corps et selon lui (« que l’âme faite pour animer un tel corps doit être belle ! »15), il s’agit donc de procéder à la transformation morale de la jeune fille pour que son âme soit en adéquation avec les désirs du narrateur et les promesses qu’il a lues dans sa beauté physique. De plus, c’est avant tout son image à lui que le narrateur aime en Théophé, tout comme Pygmalion aime son reflet en Galatée (« je m’adore dans ce que j’ai fait »16). Après le premier refus de Théophé à Oru, en songeant à la manière dont ses principes ont imprimé l’esprit de la jeune femme, il réalise que sa transformation est son « ouvrage »17. Cette possibilité de construire ou de re-construire un individu est « flatteuse » pour lui, il prend plaisir à se trouver en position démiurgique. Transformer Théophé, c’est aussi, pour le narrateur, se transformer soi, c’est s’ériger en créateur. Le narrateur, comme Pygmalion, crée pour se créer et pour se compléter.
Qu’il s’agisse de l’ambassadeur, du sculpteur ou du barbon, ces personnages sont tous célibataires, et ils recherchent dans l’autre un idéal qu’ils tentent désespérément de construire. Dans le mythe de Pygmalion, cet idéal vit en Galatée, mais le narrateur, Arnolphe et Bartholo échouent à le rendre réel : Agnès et Rosine se font séduire, Théophé se refuse. La jeune Grecque se différencie dès lors de Galatée, dont elle ne saurait être un ersatz, mais aussi d’Agnès et de Rosine dans la mesure où son refus n’est pas motivé par l’amour d’un autre mais par une volonté d’émancipation et d’individualisation qui enlève à la situation le comique qui caractérise le topos.
Ainsi, de nombreux points communs font de l’Histoire d’une Grecque moderne une réécriture du mythe de Pygmalion et du topos comique du barbon. Cependant, autant de points l’en éloignent qui montrent l’impossibilité pour les personnages, et notamment pour Théophé, de s’en tenir aux rôles qui leur sont imposés, et qui confèrent dès lors à la réécriture une dimension tragique.
Une réécriture tragique
Par l’attitude de Théophé et du narrateur, le comique qui préside au topos est d’emblée évacué au profit d’une atmosphère qui se fait de plus en plus tragique à mesure que les personnages tentent de se défaire de leurs rôles respectifs, sans y parvenir. À partir du topos se crée pour le lecteur un horizon d’attente, qui conditionne tout à la fois sa lecture et la réussite, au niveau diégétique, des entreprises du narrateur.
L’attitude du barbon de comédie se caractérise par une démesure grotesque dans la jalousie, qui provoque le rire. Ce rire se manifeste à l’encontre du vieux jaloux qui, en représentant un défaut dont il ne se départit jamais, cristallise l’antipathie du spectateur, dès lors complice des deux amants.
Au contraire, si la jalousie du narrateur est tout aussi démesurée, elle est inquiétante et confine à la folie. Dans l’Histoire d’une Grecque moderne, le lecteur n’est pas mis à distance, un lien d’intimité est créé entre lui et le narrateur, par le biais du roman-mémoires, qui fait de lui un confident et un complice. Dans la scène 11 de l’acte II du Barbier de Séville, Bartholo, en enquêteur, voire en inquisiteur, remarque les taches d’encre sur les doigts de Rosine et compte les pages qui manquent à son cahier de papiers pour prouver qu’elle a écrit une lettre. Le spectateur, complice de la jeune femme, sait qu’elle a effectivement écrit une lettre au Comte Almaviva et s’amuse des déductions du Barbon qu’il sait être justes. Dans l’Histoire d’une Grecque moderne, le narrateur se fait lui aussi enquêteur, et devient juge d’instruction dans le procès de Théophé (« le procès de mon ingrate n’est instruit qu’à demi »18). Il mène des enquêtes et des interrogatoires qui se font de plus en plus intrusifs dans la vie de Théophé. Alors que Bartholo suscite le rire du public, le lecteur de l’Histoire d’une Grecque moderne, complice malgré lui des actions du narrateur, ne peut en éprouver que de l’inquiétude et de la gêne, car si Rosine est coupable, rien ne vient jamais prouver que Théophé le soit. Cette hésitation à propos de l’honnêteté de la jeune femme enferme le personnage dans ses questionnements et dans ses doutes, qui engendrent sa jalousie et participent de sa déchéance. La tragédie qui se joue ici est celle des relations humaines, dans ce qu’elles ont d’incomplètes, de parcellaires et, de fait, de cruelles. C’est cette méconnaissance de l’autre qui pousse le narrateur à s’enfermer dans son rôle de jaloux, et avec lui, Théophé. Or, si la jeune Grecque est innocente, c’est le narrateur lui-même qui devient coupable.
Alors que le narrateur n’a de cesse de questionner Théophé, c’est lui que le lecteur est amené à remettre en question. Il est le seul témoin qui s’exprime, la seule voix qui se fasse entendre de manière directe. C’est à sa mémoire que le lecteur doit se fier, or elle est doublement sujette à caution, d’une part en tant qu’elle est par nature sélective, d’autre part en tant qu’elle est celle d’un homme amoureux qui ne peut tenir un discours impartial sur l’objet de sa passion. De fait, Théophé change constamment de visage, selon que le narrateur soit en colère ou amoureux, aucune vérité n’est énoncée à propos de la jeune Grecque, mais une multitude d’avis subjectifs. De plus, les relations intertextuelles influencent aussi le lecteur et le poussent à remettre en question la parole du narrateur. Dans le topos, le barbon est coupable, et le parallèle entre cette figure et celle de l’ambassadeur laisse supposer que Ferriol est lui aussi coupable de l’enfermement et de la destruction de la jeune femme qu’il a tenté de construire. D’autre part, les relations intertextuelles avec les œuvres antérieures de Prévost engagent aussi la parole du narrateur, dans la mesure où l’auteur a construit chez son lecteur, au fil de ses romans, l’habitude de douter du locuteur, altérant ainsi la confiance établie par la forme du roman-mémoires. En ce sens, le doute est inscrit au cœur même du personnage du narrateur, et c’est en quelque sorte « derrière son dos » que se tissent les fils de sa tragédie, seuls connus de l’auteur et du lecteur. La complicité entre ces deux instances se construit et perdure aux dépens du narrateur. Une certaine ironie tragique se dégage de ses vains efforts à conquérir Théophé et à convaincre le lecteur de sa bonne foi, lui qui est fatalement condamné à l’échec de l’une et l’autre de ses tentatives. La faillite du projet du barbon est donc attendue, elle ne surprend pas le lecteur, dans la mesure où, comme l’affirme Christophe Martin « le projet du barbon est par définition générique voué à l’échec »19. Au contraire, il s’attend à la ruine de ce projet pygmalionesque, qui est accompagnée, dans l’Histoire d’une Grecque moderne, de la déchéance des personnages.
Dans le roman de Prévost, les amants ne sont qu’au second plan, le conflit se joue entre Théophé et l’ambassadeur. Le récit se fait celui de l’agonie des personnages, à la fois de leur combat (âgon) et de leur souffrance. Il est récit de transformation et d’évolutions. Alors que dans le topos comique, il y a tentative de transformation de la jeune femme par le barbon et transformation effective par l’amant, il en va autrement dans le roman où la transformation immédiate et totale de Théophé s’oppose à la lente évolution du narrateur. La jeune femme abandonne son statut d’odalisque et le mode de vie turque au moment même où le narrateur le lui propose et les leçons qu’il lui apporte plus tard ne viennent que conforter une conversion déjà effectuée. Ni le Comte de… ni Synèse ni le Selictar ne parviennent à changer Théophé, le Comte n’ayant rien tenté en ce sens, et les deux autres ayant essuyé le refus de la jeune femme. Les amants n’ont donc pas d’influence sur un changement qui est immédiatement fini et complet.
Le narrateur, quant à lui, est en tout point différent du barbon au début du roman. Il est alors un ambassadeur encore relativement jeune et séduisant et se dit lui-même libertin. Mais, à mesure que son amour pour Théophé grandit, il cesse d’être libertin pour s’adonner uniquement à sa passion pour la jeune femme. À la fin du roman, il n’est plus qu’un vieillard aigri et presque infirme qui demeure « quelquefois au lit pendant des semaines entières »20, et qui ne peut plus s’occuper de lui-même. La dégradation physique se double d’une chute sociale. Il se fait de plus en plus irascible et se sépare peu à peu de ceux qui l’entourent, du maître de langues au Selictar, jusqu’à finir par s’enfermer avec Théophé dans ses appartements de Paris. L’épisode de la fête de Galata témoigne de sa folie et marque son discrédit. Cette déchéance est aussi celle de Théophé. Lorsqu’elle commence tout juste à vivre aux côtés du narrateur, elle apparaît comme avide de connaissances et curieuse de tout (« elle me fit mille questions nouvelles »21 ; « dans l’ardeur qui la rappelait sans cesse à cette espèce de philosophie »22). Cependant, à mesure que la jalousie du narrateur la confine dans la maison d’Oru, elle semble retomber dans l’état de langueur et d’ennui qui était le sien dans le sérail du Bacha. La rupture avec le Comte marque une étape cruciale dans le processus de déchéance du personnage. En effet, Théophé se trouve plongée dans une langueur extrême qui se solde par une fièvre violente (« sa langueur aboutit à une fièvre déclarée »23) laissant sa beauté altérée (« sa beauté se ressentit d’un si long accablement »24). Enfin, le retrait au couvent, hors du monde, et la mort rapide qui le suit, ne sont que les dernières étapes d’un long processus de mortification. Le narrateur la condamne à la fixité quand la vie suppose le changement. À la fin du roman, Théophé n’est plus que l’ombre d’elle-même, défigurée par le chagrin lié à la rupture d’avec le Comte et condamnée à être le garde-malade du narrateur. L’entrée au couvent témoigne dès lors de sa résignation et de son désespoir. Il s’agit d’une mort symbolique qui ne vient qu’apporter un point final à sa réduction au silence et à l’immobilisme.
Alors que le topos comique et le mythe de Pygmalion se terminent par une fin heureuse pour les amants, la première victime est ici Théophé, qui finit par mourir, étouffée par la jalousie maladive du narrateur. Il est lui-même aussi coupable que victime de cette passion dévorante, négative et négatrice.
Négatrice, elle l’est assurément puisqu’elle refuse à Théophé toute individualité, la prive de son statut de sujet et la réduit à n’être que le support de l’amour du narrateur et de sa folie. Dans le mythe de Pygmalion, l’amour que le sculpteur éprouve pour Galatée est un amour idéalisé portant sur un objet inanimé, qui peut dès lors catalyser tous ses fantasmes puisqu’il n’y répond jamais, tous sont tenus pour réalisables devant l’implacable silence de la statue. C’est aussi un amour idéalisé que le narrateur porte à Théophé. Mais si Galatée peut tout à fait contenir et refléter les fantasmes et l’idéalisation de Pygmalion, puisqu’en tant que statue, elle ne peut les refuser, la jeune Grecque oppose au narrateur sa volonté propre. Tout comme Galatée, un premier mouvement de reconnaissance semble pousser Théophé vers le narrateur, mais elle n’y cède pas (« du penchant même qu’elle se sentait à m’aimer »25). La naissance à la vie est pour Galatée synonyme d’une naissance à l’amour, et aussitôt qu’elle peut respirer, elle aime. Pour la jeune Grecque au contraire, s’individualiser c’est se différencier de l’autre, aussi bien en tant qu’étranger à soi qu’en tant qu’un soi passé que l’on désire oublier. Or, le narrateur n’oublie jamais, et ne peut oublier, qu’elle a été odalisque. Se refuser à lui, c’est dès lors nier ce passé et la condition féminine qui y est liée. La Galatée d’Ovide comme celle de Rousseau sont des objets éminemment sexuels, reconnus d’abord pour leur beauté extraordinaire (« Vénus est moins belle que vous »26), et c’est aussi ainsi que le narrateur conçoit Théophé, or lui résister est un moyen pour elle de faire échouer cette conception. Cependant, le narrateur refuse à la jeune Grecque cette possibilité d’individualisation et l’écrase par sa suspicion et ses avances constantes. À la manière du barbon, il ne voit en Théophé qu’un personnage, qui tient un rôle dans la pièce qu’il met en scène. En effet, Arnolphe et Bartholo organisent leur maisonnée comme un spectacle où chaque chose, chaque personnage doit être à sa place. Agnès et Rosine doivent être les maîtresses de maison, fidèles et naïves, rôle dont on leur a dicté les répliques et la conduite. Or, jamais le barbon ne voit la personne sous le personnage et il ne connaît finalement jamais la jeune femme avec qui il a cohabité. Quand Pygmalion a créé un corps et une âme qui s’individualisent dans l’amour, le barbon a créé un masque de fer qui cache l’individu et ne laisse apparaître que le rôle.
L’Histoire d’une Grecque moderne peut ainsi être considérée comme une réécriture tragique du mythe de Pygmalion et du topos comique du barbon. Le roman est l’histoire d’une déchéance sociale et physique, mais aussi psychologique et relationnelle puisque les personnages s’enferment dans un duel privé qui ne peut provoquer que le malheur et la mort. Cette déchéance est causée par les rôles que le narrateur s’est attribués à ses dépens, et qu’il a aussi attribués à la jeune femme.
Rôles et carcans : l’aliénation des personnages
Les motifs du mythe ovidien et du topos du barbon présents dans le roman permettent de distinguer des rôles dans lesquels les personnages sont enfermés par l’attitude interprétative du narrateur.
Ainsi, c’est la jeune femme vertueuse que le narrateur aime en Théophé, celle qu’il a voulu façonner et, plus elle se refuse à lui, plus sa passion et son désir augmentent. Pour garder cette image qu’il aime, elle doit être inaccessible, non seulement à lui, mais aussi aux autres hommes. C’est ainsi que le narrateur fait sciemment échouer la relation naissante entre Théophé et le Comte de… à Livourne : « […] avec une satisfaction maligne […] je continuai de rabaisser la passion du Comte, et de parler de son départ comme d’une grossièreté et d’un outrage […] »27. Si elle s’entretient avec d’autres hommes, elle devient aussitôt coupable à ses yeux de trahison et de débauche (« misérable Théophé ! » 28). Elle est donc condamnée, par l’idéalisation du narrateur à demeurer aussi froide que la statue de Galatée, froideur qui ressemble à la mort, et qu’elle rejoint de manière symbolique avec l’entrée au couvent. Le processus est l’inverse de celui du mythe ovidien, puisque de femme vivante et charnelle (objet sexuel au sérail) elle devient, par la passion négatrice du narrateur, bloc de marbre livré au couvent puis à la mort. De plus, l’idéal de vertu que le narrateur force Théophé à incarner rend impossible toute réalisation de ses désirs. En effet, il se construit notamment sur les multiples refus de la jeune Grecque, or, si elle accepte de lui céder, le désir du narrateur s’autodétruit car elle n’est plus l’idéal de vertu, mais redevient l’hétaïre qui se donne. Théophé est donc condamnée à être la perfection d’un fantasme qui ne doit jamais se réaliser sous peine de s’autodétruire. Les deux rôles qu’il lui attribue, l’hétaïre et la vertueuse, constituent deux extrêmes qui aliènent Théophé. Ils sont créés par les multiples interprétations erronées du narrateur, qui construit et déconstruit au fil du roman des images de la jeune femme qu’il tient pour vraies mais qui ne le sont pas. Le narrateur se fait lecteur du livre qu’est Théophé, mais il s’agit d’un bien piètre interprète qui échoue à la compréhension de ce qui s’offre à lui. Or, s’il accuse la jeune Grecque de prendre trop à la lettre les livres de morale, en quelque sorte d’être une mauvais lectrice, il est lui aussi « coupable » d’une mauvaise lecture en ce qu’il veut plier Théophé à être ce qu’il désire, sans tenter de comprendre ce qu’elle est.
Cet échec herméneutique est double, puisque le narrateur échoue aussi à se comprendre lui-même. Il se trouve lui aussi aliéné par des rôles qu’il s’est attribués et qui ne lui conviennent pas. C’est d’abord en tant que créateur qu’il se présente, à lui-même, à la jeune femme et au lecteur. Elle devient son œuvre qu’il façonne et modèle. Or une œuvre, pour être reconnue en tant que telle, doit être vue, partagée et livrée au regard du public. Ce public, Théophé le rencontre à Paris, où elle fait la connaissance des amis du narrateur (« d’autres, venant à la connaître mieux, lui trouvaient effectivement tout le mérite que je lui attribuais »29). Tout comme une œuvre, Théophé est jugée, on l’admire et on la critique (« mais il y eut bien plus de variété et de bizarrerie dans les jugements du public »30), on émet des suppositions sur son origine, comme sur un manuscrit anonyme dont on chercherait l’auteur. Emmener la jeune Grecque à Paris et la présenter au monde relève d’une certaine volonté de montrer son œuvre, mais ce désir du créateur ne résiste pas à la jalousie de l’amant. Ainsi, le narrateur s’abandonne de nouveau à son amour pour Théophé, qu’il avait pourtant nié auparavant, et se retrouve encore une fois rongé par la jalousie (« ils renouvelèrent cette ardente jalousie qui m’avait possédé si longtemps, et qui était peut-être de toutes les faiblesses de l’amour celle qui convenait le moins à ma situation »31), et s’enferme avec Théophé dans son appartement de Paris.
Le narrateur s’est attaché à se présenter à Théophé comme son guide dans la vertu et comme son père, or il désire avant tout être l’amant, ce qui se révèle, à l’inverse du mythe de Pygmalion, impossible. Au début du roman, il se montre à Théophé sous le masque du désintéressement (« le désir naturel d’obliger une femme aimable »32) et lui présente de beaux discours sur la vertu européenne et la place des femmes. S’il ne s’agit pour lui que d’un badinage, cette image est celle que Théophé garde de lui, et celle à laquelle elle le rappelle constamment quand il tente de la séduire. Ce sont donc ses discours et ses attitudes qui l’ont inscrit dans le rôle du père et c’est le seul que la jeune Grecque accepte de voir. Par ses premières paroles à Théophé, le narrateur se condamne donc à n’être à ses yeux que le père, le guide. Pourtant, c’est avant tout, nous l’avons dit, un désir charnel qui le dévore. Il y a donc un malentendu initial qui est au fondement de leur relation et des ambiguïtés qui en découlent, et qui provient d’une différence sociale mais aussi linguistique et interprétative puisque le discours du narrateur, ses intentions et ses sous-entendus ne sont pas compris par Théophé qui les prend au pied de la lettre. L’échec herméneutique se double donc d’un échec de la communication.
Le narrateur est persuadé que son message sera bien reçu pour la simple raison qu’il l’a bien pensé, or il échoue à faire comprendre à ses interlocuteurs la dimension implicite de ses discours. Ainsi, il s’emporte contre maître de langues parce qu’il a laissé Théophé quitter sa maison, alors même qu’il lui avait demandé de la laisser « libre dans toutes ses volontés »33. Il lui reproche de ne pas avoir compris ses ordres, qui signifiaient, implicitement, de surveiller la jeune Grecque (« […] n’avez-vous pas dû mieux comprendre mes ordres ? »34). Il est certain que les implicites de ses discours seront compris alors qu’ils ne le sont jamais. Il est aussi incapable, lorsqu’il est confronté à Théophé, de s’exprimer correctement, de formuler clairement ses idées. Ainsi, lorsqu’ils rentrent ensemble chez le maître de langues, il se décide à lui faire part de ses projets et de ses sentiments, mais il ne parvient qu’à produire des « expressions vagues »35 qui ne sont pas comprises par la jeune femme. Il se retrouve face à une faillite du langage, incapable d’atteindre à l’adéquation entre expression et sentiments.
De plus, les rôles qu’il s’attribue, l’amant, le créateur et le père, engendrent une confusion entre des sentiments de nature différente qui se retrouve dans ses discours. Ainsi, le lecteur peut s’étonner d’un changement subit dans ses sentiments, qu’il affirme être passés, en une nuit, de l’amour à l’amitié, ainsi que de sa propension à vouloir embrasser la main de Théophé alors même qu’il prétend ne plus l’aimer.
Mais si mes promesses peuvent vous inspirer quelque confiance, reposez-vous sur des sentiments qui ont déjà changé de nature, et qui ne m’inspireront plus d’ardeur que pour perfectionner les vôtres. […] Je la quittai sans m’être même hasardé à lui baiser la main, quoique l’ayant la plus belle du monde, elle m’en eût inspiré cent fois le désir dans les mouvements qu’elle avait faits pendant notre entretien36.
La juxtaposition de termes religieux comme « sanctuaire » et de termes relevant habituellement du vocabulaire amoureux, comme « ardeur », révèle cette confusion chez le narrateur entre ce qui relève du discours du créateur et du maître de vertu, et ce qui relève de celui de l’amant. Il se trouve donc tiraillé entre un constant désir de séduire Théophé et un renoncement tout aussi constant à ce désir. Il est conscient de devoir choisir une posture mais se trouve incapable de le faire (« il faut ou surmonter ma passion ou triompher de la résistance de Théophé »37). Il n’arrive jamais à demeurer dans son rôle de père, de créateur. Pygmalion est toujours doublé de Don Juan dans une oscillation continuelle entre la raison et la passion.
De Pygmalion à Arnolphe, le narrateur se présente comme le père spirituel, le créateur et l’amant de la jeune Grecque qu’il a prise sous son aile, et qui devient, par un effet de miroir, la fille, la créature et l’amante. Au croisement du mythe et du topos, l’Histoire d’une Grecque moderne offre une réécriture tragique de ces deux récits d’amour, d’éducation, et surtout de fantasmes. En effet, c’est d’une idéalisation première que naissent Galatée, Agnès et Théophé, mais si la première se donne à son créateur, les deux autres se refusent. Et si Agnès s’échappe des fantasmes d’Arnolphe, qui l’auraient détruite, Théophé demeure prisonnière de ceux du narrateur. Elle est prisonnière tant au niveau intradiégétique, puisque le narrateur ne la laisse jamais le quitter, qu’au niveau de la narration même, qui la contient tout entière, et qui débute et se termine avec sa mort. Puisqu’il est le seul à jamais s’exprimer directement au lecteur, il exerce une double tyrannie sur la jeune Grecque.
Le roman, par le biais du topos et du mythe, interroge un certain nombre de notions. À travers les tentatives d’éducation et de séduction conjointes du narrateur, la première étant subordonnée à la seconde, c’est l’éducation du barbon qui est remise en question. L’échec du narrateur en montre les limites mais aussi la force de Théophé, qui s’individualise malgré les efforts de l’ambassadeur pour qu’elle lui reste soumise.
À la question de l’émission du savoir est lié le problème du dire et du faire comprendre. Le narrateur se retrouve face à l’échec de son éducation car Théophé n’a pas compris ce qu’il voulait lui dire. Le langage est problématique en ce qu’il est plurivoque. En ce sens, le narrateur fait l’expérience, au cours du roman, de l’inadéquation entre ses sentiments et les mots dont il dispose pour les exprimer. S’il échoue à faire comprendre, le narrateur échoue aussi, et en premier lieu, à comprendre. Malgré les années passées avec Théophé, il ne la connaît jamais, car il ne la perçoit que par le prisme de sa subjectivité, construisant des interprétations de la jeune femme qui ne sont pas réelles. Ces interprétations l’enchaînent dans les rôles opposés d’hétaïre et de vertueuse, et dont elle ne peut jamais se départir, et sur la véracité desquels il ne s’interroge jamais. Une certaine fatalité pèse donc sur la jeune femme, créée de toutes pièces par le narrateur. Mais une autre fatalité enferme les personnages et les condamne au malheur. Du topos du barbon, le lecteur retient l’échec programmé de l’entreprise du vieil amant, échec qui est aussi celui du narrateur. Il est donc condamné, avant même d’avoir essayé, à ne pas réussir ses projets, tout comme il est condamné, par le jeu des relations intertextuelles avec ses frères de papier, à susciter le doute chez le lecteur. Ainsi, s’il enferme Théophé, au niveau diégétique, dans ses interprétations, il est lui-même enfermé, conditionné par les interprétations du lecteur.
Le roman pose aussi la question, métatextuelle, de son élaboration et de sa réception. Le narrateur, en échouant à se faire comprendre de Théophé, du maître de langue et finalement, de lui-même, montre la difficulté inhérente à l’utilisation et à la maîtrise du langage, difficulté d’autant plus insurmontable que le destinataire interprète à sa manière ce que l’auteur a eu du mal à transmettre. Le narrateur, en tant que le « mauvais lecteur » et mauvais orateur, en est un symbole.