Les Presses Universitaires Indianocéaniques ont entrepris depuis quelques années de diffuser des textes anciens de l’océan Indien et en particulier de La Réunion, souvent oubliés, afin non seulement de les rendre accessibles au grand public mais aussi d’en donner une édition scientifique stimulante pour la recherche universitaire. L’un des plus grands succès récents de la collection « Fictions » est le premier roman réunionnais, Les Marrons de Louis-Timagène Houat (1844). C’est dans ce même esprit que Tristan Alonge, spécialiste reconnu de Jean Racine et du théâtre classique, a réalisé l’édition de la toute première tragédie écrite à l’île de La Réunion, par Étienne Azéma, vraisemblablement en 1849 : Médée. L’ouvrage comporte une introduction de trente pages, agrémentée d’illustrations, précédant les quatre actes de la pièce richement annotés ; un tel travail intéresse autant les spécialistes des mythes et des réécritures que les historiens de la littérature réunionnaise ou indianocéanique.
Cet appareil critique oriente la lecture dans deux directions : d’une part (et principalement), l’héritage antique et classique de l’auteur qui avait fait ses classes chez les Bénédictins, d’autre part, la dimension potentiellement « réunionnaise » de cette réécriture de la tragédie d’Euripide.
Un classique original
Loin de ces postures fréquentes d’éditeur voulant à tout prix valoriser tel texte oublié, T. Alonge ne laisse jamais entendre que la tragédie réunionnaise serait un de ces chefs-d’œuvre perdus puis retrouvés. Cependant, développant d’incessants rapprochements entre les hypotextes possibles et probables et la pièce d’Azéma, T. Alonge parvient non seulement à circonscrire le jeu d’influences à l’œuvre dans l’écriture de sa Médée, mais aussi, de ce fait, à en souligner la réelle originalité. La comparaison avec les sources de l’Antiquité à la fin du XVIIIe siècle constitue un fil rouge à la fois de l’introduction et des notes de bas de page. T. Alonge remonte – logiquement sur un tel sujet – aux sources latines et grecques, et offre ainsi un rappel important sur les différences entre Euripide et Sénèque, avant de se concentrer sur quelques-uns des possibles hypotextes de l’époque moderne : éliminant la Médée de Jean Bastier de La Péruse (1556), il se concentre sur celles de Corneille (1635), de Longepierre (1694) et de Jean Clément (1779). Les parallèles sont nombreux et étayés. Resterait aussi à se demander si une influence des pièces lyriques, opéras et ballets (qui furent plus nombreux de la fin du XVIIe au début du XIXe siècle, en France, que les tragédies sur le même personnage) serait envisageable sur cette île lointaine.
Fort d’une réelle expertise dans le domaine du théâtre classique, T. Alonge démontre que ce n’est pas tant un remodelage de ces différentes versions que donne à lire le dramaturge réunionnais, mais bien une réécriture aux accents raciniens1 d’un mythe renouvelé par l’importance particulière accordée au personnage de Créuse et à ses rapports avec l’héroïne éponyme. L’influence de Racine est clairement analysée dès l’introduction et tout au long de l’imposant appareil de notes qui souligne telle proximité entre Hermione et Médée (I, 2, et ailleurs), telle ressemblance entre les vers de Jason et ceux de Pyrrhus (III, 4)… si Andromaque semble clairement avoir eu une influence prépondérante sur l’écriture de cette Médée du XIXe siècle, sont aussi signalés nombre d’échos à d’autres tragédies raciniennes, en particulier à Bérénice et Iphigénie. La spécificité de la Médée d’Azéma que met en valeur la lecture de T. Alonge est d’avoir resserré l’action autour de sa « dimension passionnelle et domestique » (p. 86). Pour ce faire, le dramaturge évacue le personnage de Créon et rehausse le rôle de Créuse, devenue orpheline et, en quelque sorte, adoptée par Médée. Cette relation de filiation doublée de rivalité complexifie chacun des deux personnages et renouvelle la question de l’infanticide puisque, nous démontre l’éditeur, c’est ici le meurtre de Créuse qui passe au premier plan, devant celui des véritables enfants de l’héroïne. Il en justifie le choix sur le plan poétique dans une note, puisque en cela, Azéma suivrait une prescription cornélienne (atténuer l’offense à la bienséance que constituerait un réel infanticide sur scène) : « ayant minoré la gravité de l’infanticide [réel] par ce biais, Azéma a mécaniquement renforcé l’importance et la centralité de l’autre infanticide, celui de la fille adoptive Créuse » (p. 112).
Ainsi, T. Alonge propose, à travers son appareil de notes, véritable guide lecture, un commentaire suivi de l’œuvre qui permet non seulement de la resituer dans la tradition littéraire, mais aussi de saisir comment les principes poétiques relevant de l’esthétique classique autorisent un renouvellement du mythe antique. Cette abondante annotation peut aussi ouvrir le débat : pourquoi, par exemple, souligner dans un premier temps l’écho du songe de Créuse à celui d’Athalie, pour aussitôt remettre en question la réalité de ce rêve qui ne serait peut-être, suggère T. Alonge, qu’une feinte ? Excepté la rapidité avec laquelle arrive Créuse, aucun autre indice textuel ne semble étayer l’idée que celle-ci aurait « assisté en cachette à la scène de magie et que l’invention du songe constitue une façon délicate de laisser entendre à Médée qu’elle sait, dans l’espoir d’un revirement » (p. 80). Peut-être cette hâte, tout comme certains effets d’accélération et de ralentissement un peu artificiels du quatrième acte (signalés en note) sont-ils simplement à mettre sur le compte d’une écriture qui, en dépit d’une maîtrise avérée, s’avère encore débutante dans le genre tragique.
Questions de contexte
L’autre hypothèse de lecture soulevée par T. Alonge relève d’une volonté d’inscrire l’œuvre dans un contexte : celui de La Réunion au milieu du XIXe siècle. Or, le goût très classique de l’auteur2 non seulement tranche avec l’esthétique romantique qui domine la scène française à cette époque, mais surtout empêche pratiquement toute allusion au contexte réel de production de la pièce. Aussi les fils que tire l’éditeur sont-ils fort discrets et peuvent être sujets à discussion. Il est vrai aussi que certaines informations demeurent difficiles à retrouver : la pièce a-t-elle été jouée ? si oui, devant quel public ? T. Alonge souligne régulièrement et avec justesse les indices – notamment certaines longues et précises indications scéniques, qui détonnent avec le classicisme – qui laissent à penser que la pièce était bien destinée à la scène et non à un fauteuil.
Passons rapidement sur deux petites erreurs factuelles – dont l’une n’est qu’une coquille – qui peuvent faire sourire le lecteur réunionnais de l’introduction : celle qui consiste à faire de l’aïeul paternel de l’auteur (Jean-Baptiste Azéma) le « Gouverneur de Bourbon en 1645 »3 (p. 13) et celle qui situe Bras-Panon « dans le sud de l’île » (ibid.), alors que cette commune (tout comme l’ancien « quartier » au sens colonial) est dans le quart nord-est.
T. Alonge suggère qu’un fait divers a pu être à l’origine de cette réécriture du mythe de Médée par Azéma. Dans la partie « Le cas “Désirée” : la transposition d’un fait réel ? » (p. 26-30), il postule qu’un infanticide commis par une esclave en 1826 dans le sud de l’île pourrait avoir motivé ce choix. Il relie d’ailleurs la revendication de cette esclave, qui se disait libre de couleur, au sentiment ressenti par l’héroïne « qui se perçoit elle-même dans une relation hiérarchiquement subordonnée, dans la position d’esclave plus que d’épouse » (28-29). Pour appuyer cette interprétation, il cite alors la plainte de Médée à l’acte III :
Non, non. Je ne veux pas me voir humiliée,
Comme une vile esclave être encor renvoyée.
Ce serait dans un jour supporter trop d’affronts. (III, 1)
Sachant bien que la comparaison avec l’esclave est fréquente sous la plume de Racine, c’est sur le choix du verbe « renvoyer » (plutôt que « répudier ») que T. Alonge appuie son hypothèse. Mais ce seul indice paraît léger : non seulement le terme peut en effet avoir un sens et un usage similaires dans la langue classique et jusqu’au XIXe, mais surtout, Racine lui-même l’emploie ainsi dans Andromaque à deux reprises, au vers 589 et au vers 963 (extrait qui est justement l’exemple choisi par le Littré au XIXe siècle) :
Je renvoie Hermione, et je mets sur son front,
Au lieu de ma couronne, un éternel affront.
Je vous conduis au temple, où son hymen s'apprête. (III, 7)
Il est vrai que la coïncidence des dates (1848, Abolition de l’esclavage ; 1849, Médée d’Azéma) interroge. Les autres indices sont ténus : l’interdiction des poisons dans les colonies, l’importance de la jalousie parmi les femmes esclaves, l’antiabolitionnisme de l’auteur. Tout au plus pourrait-on conjecturer que les suicides fréquents chez les esclaves4 (parfois accompagnés d’infanticides) ont pu créer une forme de sensibilité à ce thème. Quoi qu’il en soit, l’identification de cette reine à une esclave – telle qu’un colon réunionnais du XIXe siècle la conçoit – ne semble guère étayée par le texte. Quant à l’interdiction des poisons depuis le début du XVIIIe siècle, cette arme n’est donc pas réservée aux esclaves, encore moins dans la littérature : ici, Azéma suit la tradition et ce sont des « mystères sacrés » (v. 487) que maîtrise Médée, c’est aux « esprits infernaux » (v. 505) qu’elle se livre, selon ce « culte affreux » (v. 691) que lui reproche Jason. « Pareil sacrilège » (v. 693) évoquerait davantage au public réunionnais fort chrétien de l’époque les cultes pratiqués justement par les esclaves : peut-être une piste à creuser...
À la fin de son introduction, T. Alonge opère un parallèle intéressant avec un autre héros ambigu d’Azéma, celui de sa nouvelle Sangar : tous deux suscitent l’attachement du lecteur (ou du spectateur) en dépit de leurs crimes (33-34). Néanmoins, il nous semble délicat d’aller plus loin dans le rapprochement de la sœur de Circé et de cet antihéros métis, fils d’un colon blanc et d’une esclave, pour percevoir dans la tragédie Médée une œuvre antiabolitionniste5. Les indices sont d’ailleurs peu nombreux : « L’effacement du personnage de Créon a donc permis au dramaturge réunionnais de renforcer le rôle de Jason et de se conformer à une structure domestique plus semblable à celle d’un grand domaine colonial » (p. 71). À propos de la rapidité de la venue de Créuse à la scène 2 de l’acte III, donc de la proximité des chambres, l’éditeur en déduit que « le texte n’interdit pas d’y voir en filigrane une grande maison coloniale où cohabitent femme et esclaves du maître » (p. 79) : le texte ne l’interdit pas, mais y invite-t-il ? le débat reste ouvert.
Ces pistes contextuelles6 ne peuvent que s’avérer sujettes à discussion au vu de l’état des lieux de la recherche sur le théâtre réunionnais de cette période, champ fort intéressant que T. Alonge a le mérite d’ouvrir par cette première édition. Peut-être que de nouvelles recherches confirmeront ces hypothèses. Mais ce qui a surtout retenu notre attention dans cet ouvrage, c’est cette permanence d’un goût classique maîtrisé, d’une véritable innutrition de la part d’Étienne Azéma, ce que l’on pouvait certes subodorer de la part des colons lettrés de La Réunion au XIXe siècle, mais que démontre très nettement ce travail d’érudition mis au service du texte. D’autres pistes proposées par l’ouvrage, et non évoquées ici, peuvent stimuler lecteurs et chercheurs : cette Médée qui, à l’acte III, se fait plus séductrice, « la plus sensuelle et la plus charnelle […] de toute la tradition »7 (85) ; la dépolitisation de la source cornélienne (69)… Aussi ne peut-on que souhaiter que cet ouvrage soit le premier d’une longue série de travaux attendus dans ce domaine encore insuffisamment exploré de la littérature réunionnaise.