Avec Madame Antoinette (2018) – la nénène – ou encore la galerie spectrale A Family portrait (2016-2019) Félix Duclassan se situait déjà sur la brèche de l’absence, de l’oubli et des spectres. Au-delà, cette fois-ci, du jardin familial, Les pionniers (2023) s’inscrivent dans cette lignée des syncopes et volutes de la mémoire insulaire.
Le paysage basaltique engloutissant la toile rappelle le fond noir du studio photographique. Jaillit de cette sombre unité, révélée par un soudain coup de projecteur, une pionnière « posant » pour l’objectif. Fougères, filaos, bwa d’ranpar, zépi blë, bwa d’shapelé, zoumine forment une galerie de portraits d’un autre genre de famille, immortalisés dans un éclat fixant leur profil singulier. Mais il faut bien reconnaître que ce qui reste captif de ces clichés – semblables aux négatifs des photos ne conservant que l’ombre des photographiés – ce sont les enveloppes fantomatiques de ces végétaux.
Dans ce paysage que minéralisent les couleurs blanche et noire, le végétal se fait tout entier lichen, pâle tissu dentelant le corps froid des laves, nappes de rosée miroitant dans l’horizon calciné. Ce qu’il a de plus robuste donc et de plus visible par l’éclat qu’il imprime dans les regards. Qui est passé au milieu des coulées de lave du Grand Brûlé ne peut le louper. Les traits exécutés comme à la craie, nous précipitent vers le cendreux de l’éruption. Sur cette surface d’ardoise, les dessins semblent tracés avec les cendres du végétal, avec les restes spectraux de ces plantes : poudreuses spodites phosphorescentes, feux follets capturés sur la roche nocturne. Comme si peinte avec ses propres cendres, l’âme errante se signalait elle-même : rite funéraire, invocation à partir de laquelle se lèvent hors de l’oubli les défunts contours.
Ai-je entendu les « plantes pionnières » ? Une première fois j’ai cru lire un féminin. Ce doit finalement être sous le titre et ses ombres – comme un murmure – que le sens s’est glissé : les pionnières après la catastrophe volcanique. N’est-ce pas une métonymie de l’île créole elle-même : ce/ux qui poussent sur une grande brûlure ? Avant les flammes, avant la colonisation de l’île – le terme du titre n’inscrit-il pas cette dimension, ce récit ? – annonciatrice de l’arrivée (d’autres) pionniers (les colons). L’erreur ou le malentendu interroge : lire l’emploi d’un féminin dans une histoire (celle du peuplement, de la colonisation, du mot, du discours du vouloir et du faire) où le masculin est inscrit à outrance. Intéressant, peut-être, de l’entendre dans l’endroit le plus infertile de l’île – des « végétales » poussant dans cet espace de l’anti-fécondité – et dans une région1 longtemps tenue pour inhospitalière (la moins et la plus tardivement peuplée). Lieu blessé auquel se destinent les désavoués et les quivis – ces pionniers dissidents qui ont fui l’autorité au risque de se faire arbre : par l’étymologie, d’abord, finissant par se confondre avec les bois (de kivy), par le chemin emprunté ensuite, celui des Marrons, sur les traces desquelles ils sont : hommes-forêts, troquant chair contre sarcocarpe – autres revenants.
Les pionnières portent l’histoire d’une généalogie insulaire et végétale. Le vocable du titre peut aussi être entendu ainsi : ceux ou celles qui ouvrent la voie à d’autres, après la catastrophe, sur les brûlures insulaires – proposant une écologie ancrée ou aux prises avec l’histoire même de l’île. Si le terme paraît presque ironique lorsqu’on se rappelle que le pionnier c’est le défricheur, celui qui terrasse la terre pour bâtir, les pionnières en retournent l’étymologie, la renversent, la dépècent pour faire des brûlées, ayant subi le défrichage volcanique, celles qui déchiffrent le lieu et son histoire : des déchiffreuses.