Le roman La vie de Joséphin le fou1 de l’auteure mauricienne Ananda Devi porte le nom de son narrateur, un être étrange mi-homme, mi-monstre, surnommé selon la couverture du roman « le pêcheur nu ou bien l’homme anguille ». L’espace insulaire joue un rôle crucial dans le roman et cet article a pour objectif de dévoiler les principes spécifiques de cette spatialité romanesque. La relation étroite entre l’auteure et son île, ainsi que celle entre le héros et son chronotope, invite à appliquer une méthodologie écocritique, en tenant compte de la dialectique de l’intérieur et de l’extérieur.
Tout d’abord, nous analyserons la construction de l’espace et la façon dont le regard du narrateur forme l’île et en souligne l’importance. Ensuite, nous examinerons les espaces internes, en particulier leur rôle dans la vie du personnage éponyme. Nous aborderons également la question des archétypes spatiaux. Troisièmement, nous nous concentrerons sur l’espace liminal de la plage et son rôle spécifique. Enfin, nous explorerons le rôle de la nature dans la formation identitaire de Joséphin.
Les îles sont nettement définies par leurs rivages qui séparent la terre et l’océan. Les frontières naturelles définissent en principe les îles et elles restent par leur nature ambivalentes : les lignes de séparation entre la terre et l’océan imposent la dualité entre le dehors et le dedans comme l’affirme Gaston Bachelard dans son œuvre La Poétique de l’espace2 où il expose une théorie de la dialectique entre les termes « dehors et dedans ».
Dehors et dedans forment une dialectique d’écartèlement et la géométrie évidente de cette dialectique nous aveugle dès que nous la faisons jouer dans des domaines métaphoriques. Elle a la netteté tranchante de la dialectique du oui et du non qui décide de tout. On en fait, sans y prendre garde, une base d’images qui commandent toutes les pensées du positif et du négatif.3
L’insularité constitue une notion paradoxale : les îles sont à la fois isolées pour leurs habitants et liées au reste du monde grâce aux moyens de communication. Anne Meistersheim l’explique ainsi :
Si l’on sait déjà que l’île des continentaux n’est pas l’île des insulaires, peut-être faut-il s’interroger plus avant sur ces images différentes. On observe en effet que pour les insulaires, l’île est avant tout la terre ; la terre même de l’île, la terre-mère. Pour les continentaux, en revanche, l’île signifie d’abord la mer. La mer qu’il faut franchir pour accéder à la terre de l’île. Rivage pour aborder l’île, rivage pour la quitter. Cette tension permanente dans laquelle vivent les insulaires : le désir de partir de l’île et le désir d’y revenir quand ils l’ont quittée, cette tension révèle le caractère paradoxal de l’espace insulaire.4
Epeli Hau’ofa5, qui a étudié l’imaginaire insulaire dans l’espace complexe de l’Océanie, l’a défini comme une « mer d’îles »6 : un imaginaire dont les trois bases se composent de la mer, du ciel et de la terre. L’interconnexion des espaces océaniques est mise en relief par plusieurs chercheurs dans le domaine de la culture, citons par exemple Namrata Poddar et sa vision de l’océan comme une « écothone » (cf. « métroport »7) : l’océan n’est plus perçu comme un élément qui isole mais il est un moyen de fonder un rapport entre différents espaces :
L’océan Indien est un espace sans supranationalité ni territorialisation précise. Il est un espace culturel, à plusieurs espace-temps qui se chevauchent, où les temporalités et les territoires se construisent et se déconstruisent. Océan qui lie les continents et les îles8.
Selon cette approche il faut abandonner l’idée de l’opposition terre et mer, rompre les frontières naturelles entre les deux éléments ce qui permet d’établir une nouvelle conscience, celle d’un lien entre les îles qui ne sont ni fragmentées ni isolées, mais comme l’affirme le poète Derek Walcott, sea is history, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un espace culturel, d’un imaginaire partagé.
L’île s’avère avant tout un lieu clos où les frontières entre le dehors et le dedans se manifestent naturellement, mais il serait erroné de considérer l’espace insulaire comme isolé. L’île est aussi un élément symbolique et métaphorique et selon Étienne-Marie Lassi l’environnement peut être un sujet colonisé « étant donné que l’environnement est en même temps l’objet des conquêtes coloniales et un paramètre essentiel de l’idéologie de la domination »9. C’est le point où la pensée environnementale et postcoloniale se rejoignent car les effets actuels des pratiques impérialistes sur l’environnement sont toujours évidents : « les répercussions d’un passé colonial sont inévitablement impliquées dans des questions liées à l’écologie, en particulier en ce qui concerne les relations entre les hommes et leur milieu. »10.
Joséphin le fou : la construction de l’espace insulaire dans une perspective écocritique
Le titre du roman d’Ananda Devi, La Vie de Joséphin le fou11, suggère que l’histoire raconte la vie de Joséphin, un pêcheur fou qui est maltraité par son entourage et par sa mère, une femme qui rêve d’être comme Marilyn Monroe. Après avoir quitté sa case natale, Joséphin s’installe dans une grotte et trouve refuge dans la mer après avoir changé de nature : d’homme il est devenu « une ombre, un fantôme, un monstre Joséphin le fou ». (JLF 38) Les deux seules personnes avec lesquelles il entre en contact et dont il tombe amoureux sont Solange et Marlène. Il se sent obligé de les protéger contre les maux terrestres. En conséquence, il les enlève et les emmène dans sa grotte, son espace sacré, où il finit par les tuer.
Le roman se déroule dans deux milieux différents : l’humain où Joséphin est clairement abusé et le naturel dans le sens de la nature pure, sans la trace humaine et d’une qualité clairement appréciée. Les deux mondes se reflètent inversement et ce qui est positif dans une réalité, devient négatif dans l’autre. En modifiant les perspectives narratives, une tension et une dynamique sont créées.
Le regard insulaire
Dans le texte, le lecteur suit la réalité à travers les yeux de Joséphin, dont le regard est dirigé depuis le niveau de la mer en direction de l’île. À travers la surface aquatique, l’insularité se manifeste comme l’élément principal, offrant deux perspectives : microscopique, à travers les yeux de Joséphin posés sur son corps ou son alentour immédiat, et macroscopique donnant une image plus complexe du lieu. Le regard est toujours dirigé sur l’île depuis l’océan, offrant ainsi une perspective distante, de l’océan vers l’île. L’atmosphère insulaire est ainsi suggérée de façon simple et claire :
De loin, de si loin, toujours, je les voyais, je les épiais, si seules en elles-mêmes et si complètes. D’abord minuscules comme des coquillages, puis déployées en - en quoi ? pas en femme, non, pas encore, pas quand Solange laisse sur le sable des traces de pas d’enfant et que Marlène, courant, tremble encore de ses graisses enfantines, pas en femme […]. (JLF 33)
Ces deux perspectives sont signalées aussi par la désintégration de la structure des phrases : quand le narrateur, Joséphin, parle de ses perceptions sensorielles, de lui-même, il quitte la conjugaison standard en n’utilisant que des infinitifs : « Elles dorment. Avancer sur la pointe des pieds. Pas autrement. Pas faire de bruit : elles dorment. » (JLF 9).
La microperspective emprunte les yeux de Joséphin. Devi utilise les phrases agrammaticales comme stratégie pour mettre en évidence la nature redoutable du narrateur. Est-ce encore un homme ou plutôt un spectre marin ? Joséphin, en utilisant les infinitifs, s’adresse-t-il à lui-même ou à autrui ? Le lecteur assiste ainsi à sa métamorphose : tandis qu’il évolue vers une apparence animale, sa capacité à s’exprimer se désagrège continuellement pour finalement se perdre dans les silences des profondeurs marines. « Lécher un petit peu le cristal de sable collé à mes doigts. » (JLF 13).
Même si Joséphin s’adresse clairement à son lecteur par le pronom de la deuxième personne vous plus loin dans le roman, il garde cette structure fautive, simplifiée qui peut marquer la perte de contact avec la civilisation humaine : « Vous raconter maintenant ? Oui, peut-être. Elles dorment. Ou plutôt non, pas maintenant. Plus tard » (JLF 15).
Après une brève exploration de l’espace de la cabane, où le regard du narrateur adopte celui d’un petit garçon, la narration se concentre sur la vision aérienne des réalités océaniques, donnant l’impression que Josephin est sur terre, alors qu’en réalité, il se trouve au fond de l’océan. L’insularité se pose ici en tant que la dominante de la construction spatiale : le regard du lecteur est dirigé à partir des profondeurs marines vers la terre. Cette expérience, toutefois, transcende la réalité physique, comme si l’eau elle-même se métamorphosait en air et l’océan en ciel. C’est comme si, dans les profondeurs abyssales, l’élément liquide devenait aussi fluide que l’air, et que le mouvement à travers ses courants était semblable à un vol.
Le sable tout au fond est crémeux sous mes pieds. Il les enveloppe d’un chausson fin. Je me penche et je plonge mes mains dedans, j’en mets un peu dans ma bouche, puis je me roule comme dans un bain de crème épaisse, je joue avec les nuages blancs qui se lèvent tout autour de moi, les poissons ressemblent à des oiseaux ailés, le monde est changé. (JLF 20)
Lorsque la perspective du narrateur devient subaquatique, l’importance de l’île s’estompe. Le regard de Joséphin est mené du bas vers le haut, transmettant ainsi le vécu des profondeurs océaniques. Joséphin est en mesure d’embrasser tout l’espace autour de lui sans prêter attention à la terre. La synesthésie illustre la connexion entre l’eau et le soleil.
La haute mer était inondée de soleil. C’était une nappe d’or qui m’aveuglait, qui me remplissait les yeux et la bouche et le cœur. (JLF 79)
L’image récurrente de l’association entre l’or et l’océan frappe particulièrement, évoquant aussi importance émotionnelle de la mer et sa vastitude. La richesse des descriptions métaphoriques crée une atmosphère envoûtante où les éléments naturels semblent prendre vie, fusionnant de manière harmonieuse pour composer un tableau d’une grande beauté. Les descriptions ajoutent une dimension tangible à la narration, invitant le lecteur à ressentir physiquement les sensations évoquées.
En haut, sur le dos de ces cavernes, les roches forment une cuvette, un bol qu’un étroit tunnel remplit d’eau à marée haute. Au soleil couchant, cela ressemble à de l’or fondu. La surface est lisse, elle brille, on la croirait solide, on pourrait presque glisser dessus. Même les ondulations de l’air s’y reflètent, et les cris des oiseaux. La mer dorée remplit la vasque. Loin au-dessous, Joséphin dort et vit. (JLF 28)
Exploration de l’espace intérieur
Dans son ouvrage « Poétique de l’espace »12, Gaston Bachelard explore, avec une attention singulière, la phénoménologie de la frontière subtile entre la matière et l’imaginaire, entre la sensibilité et la littérature. Cette exploration conduit à une réflexion sur la relation entre la puissance créatrice de l’imagination littéraire et la matérialité du monde, une question soulevée par Pierre Schoentjes13 dans le contexte des auteurs s’intéressant à l’écologie.
Au cœur de cette réflexion se trouve la relation entre ce qui est visible et expérimenté dans un espace concave, intérieur, tel que le foyer, et l’intégralité de la nature. Le foyer est ainsi considéré comme un lieu privilégié, où la matérialité de l’espace intérieur se mêle à l’imaginaire et à la sensibilité humaine. Dans cette optique, la maison incarne une essence intime et concrète, justifiant la valeur singulière des images d’intimité qui émergent de cet espace.
Si nous imaginons l’image de la mère et de la mer comme des entités complémentaires, nous pouvons de la même manière comprendre la dyade des espaces intérieurs : la cabane qui est un foyer originel de Joséphin et la grotte où il se sent chez soi, à l’abri. Après avoir exploré le thème de la relation entre l’eau et la maternité (mer et mère), notre étude se tourne désormais vers l’examen de deux types d’espaces intérieurs : la grotte et la cabane.
La grotte : un espace intime et sacré
La grotte est un espace intime pour Joséphin et il n’est pas sans intérêt que les deux romans d’Ananda Devi, Soupir et La vie de Joséphin le fou, se terminent dans ce lieu limitrophe – l’espace concave, souterraine et, selon les croyances populaires, habité par des esprits maléfiques. Tandis que la cave marine dans Soupir symbolise plutôt l’enfer, dans La vie de Joséphin le fou c’est un espace calme, plein de sérénité. Les descriptions étonnent par l’admiration de la pure beauté naturelle. Or, le seul personnage qui peut y accéder est Joséphin. Cet espace mystérieux est visible seulement pour la vision marine, les autres personnages n’y ont pas accès. Pour Joséphin, la grotte est sans aucun doute un sanctuaire. L’auteure déploie des images poétiques, le rythme périphrastique s’accélère, créant ainsi presque une poésie en prose.
On les [Solange et Marlène] croira noyées, les pauvres petites. Peut-être qu’elles le sont un peu, elles sont un peu des noyées qui le savent pas encore, en cet instant où l’air frais et scintillant de la cave, reflets de bleu argent sur le plafond rocheux, leur permet de dormir si tranquillement, comme si de rien n’était, alors que leurs rêves leur font croire à une fausse sécurité, elles sont en haut, libres, courant dans l’herbe chaude, il pleut de la lumière sur leur tête ronde, les moineaux font du désordre dans les épines des filaos, les bruits de l’après-midi se ralentissent, s’amortissent, bientôt l’île entrera tranquille, laissent dans sa torpeur et les gens dormiront le cœur tranquille, la puissance du rêve est telle qu’elles y croient en ce moment, les larmes ont séché sur leur visage, ne qu’une trace luisante que je suis seul à voir, leur corps si tremblant tout à l’heure s’est détendu, leur pied est calme, leurs mains réunies en oreiller sous leur joue, les cils en attente d’autres larmes, mais pour l’instant il y en a pas, tout dort. (JLF 42-43)
La cabane : un foyer originel empreint de violence et de préjugés
Il nous reste à aborder l’analyse de l’espace terrestre, explorant les représentations et l’imaginaire de l’île à travers le prisme du narrateur. Dans ce cadre, l’analyse s’appuiera sur les réflexions de Gaston Bachelard pour enrichir notre compréhension de l’image poétique de l’enfer et de l’eden, nous pouvons affirmer que l’île incarne une dimension infernale, alors que l’océan se dévoile comme une représentation du paradis. En ce qui concerne l’image poétique nous allons nous appuyer sur Gaston Bachelard :
L’image poétique n’est pas soumise à une poussée. Elle n’est pas l’écho d’un passé. C’est plutôt l’inverse : par l’éclat d’une image, le passé lointain résonne d’échos et l’on ne voit guère à quelle profondeur ces échos vont, se répercuter et s’éteindre. Dans sa nouveauté, dans son activité, l’image poétique a un être propre, un dynamisme propre.14
Avant de quitter sa vie humaine, Joséphin vivait avec sa mère dans leur cabane, Sa vie minable était celle d’un enfant non désiré, abusé, maltraité par une mère à peine sortie de l’adolescence. Le lecteur peut adopter le regard d’un enfant.
[…] je l’entoure de mes bras, mon visage arrive juste à la hauteur de ses, c’est rond moelleux chaud doré j’oublierai jamais ça sous sa robe la douceur la plongée dans quelque chose d’immense et de dense et de si rond mon petit visage de trois ans ma bouche mon nez […]. (JLF 17)
[…] qu’ils (la grand-mère avec le prêtre) avaient du mal à comprendre ce que j’étais, […] j’étais sale et maigre et mal foutu et quand je les ai vus venir je me suis sali un petit peu plus et puis je me suis tenu tranquille en faisant semblant de dormir dans mon coin, quand ils sont entrés ils ont pas compris, ils ont cru qu’il y avait un chien qui dormait là et ils ont pas fait attention à moi […]. (JLF 36)
[…] un coin de la maison était plus habité, qu’il y avait un espace vide là, une absence de fouillis poussiéreux et de faim, un lieu d’où avaient disparu des yeux […]. (JLF 35)
La réalité semble empreinte d’une atmosphère morne et sombre, étroitement liée à la case où la mère exerce son règne. Cette cabane modeste est ornée de nombreuses photos de Marlyn Moro, l’idole de la mère de Joséphin. Dans cette représentation, Devi exploite habilement les contrastes : la mère, sans aucun doute créole, choisit comme modèle une femme blanche et blonde. Ce choix souligne les préjugés raciaux de l’époque, où les standards de la beauté étaient clairement définis et où les modèles non blancs étaient négligés.
[…] les photos de la Marlyn Moro qu’elle avait collées partout, elle voyait que ça, des photos découpées dans des revues, collées sur les murs comme si elle affichait ses rêves, mais je comprenais pas, je trouvais pas qu’elle ressemblait à ça, sur les photos la fille avait des cheveux jaunes et des yeux pâles et une peau blanche et une bouche rouge, elle, elle a les cheveux noirs, et les yeux noirs, et les lèvres noires […] (JLF 16)
Le personnage de la mère n’a pas sa propre histoire, elle existe uniquement dans le présent. Bien que le lecteur connaisse son apparence physique et son état social, c’est un personnage sans mémoire, sans histoire ni avenir qui abonde en brutalité envers son fils et en auto-apitoiement. Comme elle ne saurait pas franchir le seuil de sa case, elle n’est pas non plus en mesure de franchir sa propre ombre. L’affinité avec la chanteuse icône est ridiculisée, elle s’y adresse comme si c’était la Sainte Vierge, les photos ne sont pas des objets de memorabilia mais purement non fonctionnels (cf. la serviette de Royal Palm et les disques de Constance dans Soupir).
Gaston Bachelard présente la maison comme une entité privilégiée pour étudier les valeurs d’intimité de l’espace intérieur. Il souligne l’importance de considérer la maison dans son unité et sa complexité, et non pas simplement comme un objet à décrire ou à analyser. Pour lui, la maison dépasse les aspects pittoresques ou fonctionnels ; elle incarne une essence intime et concrète qui justifie la valeur singulière des images d’intimité. La maison est un cosmos à part entière, où se mêlent passé, présent et futur. À travers les souvenirs, les rêves et les pensées, la maison devient le berceau de nos émotions les plus profondes.
Bachelard affirme à propos de l’imaginaire de la maison : « Car la maison est notre coin du monde. Elle est — on l’a souvent dit — notre premier univers. Elle est vraiment un cosmos. Un cosmos dans toute l’acception du terme. » 15Or, l’hypolieu16 de la maison, ici, est un cosmos vide, avec la mère qui ne sort jamais comme si elle souffrait d’une sorte de malédiction. Mais Joséphin est persuadé que les ressources insulaires ne sont pas suffisantes pour le nourrir : « notre maison était vide de tout sauf des hommes qui la vidaient encore plus nos corps étaient vides sauf de nous-mêmes et il y avait plus rien pour toi ni pour moi, les désemparés de la terre. » (JLF 35) L’image de l’intérieur est ainsi effrayante, suscitant le sentiment d’exclusion et de faim.
La plage comme un espace liminal
La plage devient ici un espace liminal, à la fois au sens littéral et métaphorique, qui résiste à toute compartimentalisation spatiale ou représentationnelle de quelque nature que ce soit. C’est un espace lié au changement et à la transformation. Les sœurs Solange et Marlène arrivent à la plage pour y jouer (JLF 28) et deviennent un amalgame : « Solange-Marlène, de vraies fleurs des sables » (JLF 33) ; alors que dans les parties précédentes, elles se définissaient par leurs contraires respectifs :
[…] ainsi j’ai tout compris j’ai compris qu’il me les fallait toutes les deux, l’une était rien sans l’autre, Solange pouvait pas être belle sans Marlène et Marlène serait pas laide sans Solange, séparées elles étaient rien, aucune importance, mais ensemble, ensemble, leur musique inoubliable dans mes yeux dans mes crevasses dans mes gerçures [...]. (JLF 31)
Métamorphoses et transformations sur la plage
Le motif du sable est généralement lié aux motifs de la métamorphose qu’elle soit corporelle (comme Joséphin qui cesse d’être un homme) ou onirique. Il n’est pas évident de déterminer si les deux filles dorment ou sont déjà mortes. Une fois les paupières fermées, elles se transforment en poupées dans un lit sablonneux : « Recueillir le sable sous leur corps, pas oublier, hein, Joséphin. » (JLF 13) et « elles dorment, jetées dans le sable » (JLF 41).
La scène sur la plage est désarmante par son innocence enfantine qui tourne en violence brutale dans la grotte : Joséphin observe deux sœurs et leur jeu de princesses. Il veut les protéger de la civilisation, du péché et l’image de sa mère lui apparaît dans l’esprit. Il veut les emmener dans son sanctuaire, mais dès qu’elles refusent et l’insulte par des injures : « fouka, vilain » (JLF 71). Dans une explosion de colère, il est poussé par son désir à les sacrifier à son idéal de pureté. Il offre deux corps « profanés, massacrés […qui] saignent de toutes parts » (JLF 86), presque en offrande à la mer qui effacera toutes les traces de ses transgressions contre les codes sociaux et moraux. Son regret n’est pas d’avoir violé et tué les jeunes filles, mais de n’avoir « pas su les protéger » (JLF 86). La description de cette scène de meurtre contient des éléments de viol et l’ensemble de la scène est perçu comme une violence sexuelle.
Deux poupées brisées avec une brutalité de bête. Bras jambes en désordre, postures impossibles. Un os luit, clair, nettement déboîté. Cous marqués aux doigts griffus. Corps désacrés, massacrés, font eau de toutes parts. Font sang de toutes parts. Le sang a jailli et a giclé sur les parois de la cave, auréole leurs cheveux glués, maquille de rouge leurs bouches dévorées. Pénétrées, profondément, par la mort. Transpercées par sa présence, par son aiguille. La mort est entrée ici, je sais pas comment, est entrée en elles dans leurs cuisses écartées, dans tous leurs orifices, pendant que je dormais. J’ai rien su, rien entendu. J’ai pas su les protéger. Je les méritais pas. (JLF 86)
Le rôle de la nature dans la formation identitaire de Joséphin
Après l’analyse de la place de l’espace dans le roman, nous allons désormais explorer comment les émotions perçues par Joséphin confèrent des valeurs spécifiques à ces lieux. Suite à sa métamorphose, le narrateur subit un changement de ces valeurs. En abandonnant sa nature humaine pour devenir un être océanique, Joséphin perd également la capacité de s’exprimer à travers sa voix humaine.
Briser le silence demeure une expression habituelle lorsqu’on aborde la recherche concernant la subalternité, les victimes des récits de spoliation et de dépossession de soi. Cependant, mettre en lumière la substitution d’une parole et d’un style d’écriture dominants par l’accumulation implacable de documents à l’apparence neutre mais en réalité profondément subversive, constitue assurément le point culminant du roman. Le silence ne signifie pas l’absence de voix, mais suggère la tension entre ceux qui revendiquent le droit de parler et ceux qui en sont privés :
Du point de vue de l’écopoétique postcoloniale, le silence des subalternes se confond avec celui des minéraux, des animaux et des végétaux pour former un immense corps silencieux dont la présence muette sert de caisse de résonance aux discours impériaux. La parole coloniale s’écrit au bord du gouffre. Parce que la violence de la conquête n’est pas tombée dans l’oubli, la situation coloniale fait sentir avec insistance la menace constante que fait peser ce silence du subalterne sur celui qui s’est arrogé le droit (ou le devoir) de parler pour lui.17
L’histoire de Joséphin n’est pas simplement une tragédie personnelle ; à travers le récit de sa métamorphose, ce roman peut être lu comme une métaphore. La violence s’exerce sur lui tant de la part de sa famille, notamment sa mère, que de la société, représentée par le curé et sa grand-mère. Après les avoir quittés, il entre dans l’océan muet où les mots restent tus. Il est également remarquable qu’en même temps, il parvient à se libérer de cette violence.
Le silence bleu de la mer, ombre de sa main, m’écoute et me dit de me taire : les mots sont inutiles. […]
Et puis il en passait des jaunes à bordure bleue, et puis des rose vif, et puis des mouchetés, et puis des rayés, tout cela dans le silence le plus total, dans un mouvement continu et sans heurts, si lisse que même les pensées devenaient planes, je voyais que mon corps aussi était tout en courbes douces pour glisser entre les eaux comme les poissons, […] la mer amortit la brutalité, grande vérité. (JLF 19-20)
La mer comme élément constitutif et transformateur
L’océan devient un élément constitutif de l’être du narrateur. La compréhension intime de la mer est imprégnée de respect et de fascination, en partie motivée par la conviction que la mer est à l’origine de tout. La mer est perçue comme créatrice, ayant forgé les êtres humains, et cette idée trouve écho dans la description du narrateur : il parle de « cette eau salée qui coule sans cesse » de son corps, du sable qui « matelasse sa peau ». Le goût même de la mer emplit sa bouche, symbolisant son lien viscéral avec l’océan. L’extrait a un rythme qui rappelle les marées, évoquant les va-et-vient constants de l’eau. Ce rythme contribue à l’atmosphère hypnotique du texte, où le narrateur se sent bercé par les murmures de la mer.
J’ai appris à lire la lune et les marées et savoir quand la bave des profondeurs était trop proche de la surface pour que je m’y risque. Tout ce qui était lourd et visqueux remontait alors et s’étalait en plaques noires comme du marbre. Il fallait respecter ce qui remontait d’en bas avec une odeur si amère, ce qu’elle devait régurgiter d’âcre et de sulfureux, d’antique et de fossilisé, la mer, parce que, après tout ce temps, j’en suis certain, j’en ai la conviction : c’est elle qui nous a fabriqués. Je le sais, il y a trop d’elle en moi, cette eau salée qui coule sans cesse de mon corps, qui suinte de tous mes coins, et le sable qui matelasse ma peau et qui pique mes paupières intérieures, et l’algue qui glue mes cheveux et le goût, surtout, qui remplit ma bouche, goût océanique, crachat d’iode, haleine de roches calcifiées, tout ce qu’elle vomit, la mer, se trouve sous ma peau, j’ai déjà tout avalé et je suis liquide comme elle à l’intérieur mais on le voit pas, on le sait pas, on voit ma peau et mon apparence et mes yeux fous mais on entend pas le bouillonnement de mes eaux, pourtant cela remplit mes oreilles et moi j’entends, j’entends sans cesse le parler de la houle. Moi seul comprends qu’elle me prévient toujours du danger et qu’elle a aiguisé mes instincts parce que j’ai accepté ma nature. (JLF 47)
Les valeurs primordiales de la nature et la quête de pureté
L’axiologie de Joséphin est clairement définie. Elle valorise la pureté de la nature, non marquée par l’empreinte humaine. Son échelle des valeurs est aisément discernable à travers les émotions qu’il vit. D’abord, il se trouve incapable de ressentir des instants de bonheur : « pourquoi ils sont heureux et pas moi. » (JLF 67). Il cherche en fait un retour aux racines de l’évolution, trouvant réconfort dans la mer : « J’avais trouvé un passage pour sortir du monde. Bien plus tard, je suis remonté, lavé de toute tristesse » (JLF 20). Son traumatisme extrême se manifeste également à travers les deux filles qu’il tente de sauver de la civilisation : « les filles que j’ai sauvées de la lourdeur de la terre » (JLF 59).
Et finalement, l’extrait suivant exprime une profonde réflexion sur la culpabilité et la recherche de pardon. Joséphin, conscient de ses actions et de leur impact, se met à genoux et demande pardon, reconnaissant qu’il a consommé plus qu’il ne devrait.
je vous offrirai mon corps le moment venu pour le pardon et pour vous dire que je l’ai fait sans haine, je suis comme vous, je survis, je cherche pas à tuer l’océan ni à le vendre, à genoux, à genoux je vous demande pardon si mon grand corps d’homme a tant besoin de nourriture, pardon à vous qui m’avez épargné enfant pour que je vous dévore adulte, mais c’est pour devenir comme vous, pour me transformer en vous, pour avoir cette mémoire élastique des voyages de vos ancêtres, la traversée de tous vos océans pour retrouver vos sources. (JFL 49)
Selon Eaton le chagrin écologique n’est pas une tristesse temporaire liée à la perte des écosystèmes, il est aussi une émotion, une douleur permanente des générations futures. Et surtout le sentiment de sa propre culpabilité s’impose.
La littérature participe à repenser notre relation à la nature. Parce que leurs œuvres dépassent la « simple » ambition descriptive, elles contribuent à accorder une valeur à cette nature de moins en moins visible, et ce faisant elles nous aident à lui donner un sens.18
Si nous considérons que le « chagrin écologique » englobe la détérioration de l’environnement : Le chagrin peut être compris de deux façons différentes : celui qui concerne les problèmes contemporains liés à l’environnement (changement climatique, dégradation de l’environnement et relations avec l’écosystème) et celui qui est ancré dans des paysages hantés par le spectre de la violence, marqués par des silences et des récits subalternisés.
Conclusion : une exploration écocritique et postcoloniale
L’analyse a révélé que l’espace insulaire dans le roman n’est pas simplement un lieu géographique, mais un espace métaphorique et symbolique, où se jouent des tensions entre isolation et connexion. La mer, l’île, la cabane et la grotte forment des espaces critiques qui définissent l’expérience et l’identité de Joséphin. La mer, élément omniprésent, est à la fois un refuge et un espace de transformation. Joséphin, en devenant un être océanique, illustre cette transformation radicale et la perte de son humanité.
La dualité entre les espaces terrestres et marins est également explorée à travers les perspectives narratives, mettant en évidence la tension entre l’enfermement dans la cabane et la libération de l’océan.
Joséphin le fou transcende la simple narration d’une vie marginalisée pour offrir une réflexion profonde sur la nature humaine, la violence, et notre relation avec l’environnement. L’insularité, dans sa complexité devient le prisme à travers lequel ces thèmes sont explorés, soulignant la capacité de la littérature à reconfigurer notre compréhension des espaces postcoloniaux.
Ananda Devi est une écrivaine prolifique dont l’œuvre littéraire gravite autour d’un thème central : l’île, habitée par des sociétés postcoloniales. Ses livres foisonnent d’images colorées aux significations multiples, incitant à la lecture, la relecture et l’étude. Les thèmes de la violence, des relations consanguines, des marginalisés et des personnages revenant de l’au-delà sont récurrents. Dans ses livres, l’île est limitée non seulement par sa géographie, mais aussi par la pauvreté, la souffrance et la misère qui accablent si impitoyablement ses personnages. Bien que son écriture évolue, l’île conserve une importance primordiale dans son univers. Toutefois, ce sont avant tout les histoires humaines qui marquent profondément le paysage et nous attirent à les lire et à les étudier.