L’écosophie telle qu’elle sera élaborée les années 70 n’existe pas encore à l’époque de Malcolm de Chazal. Néanmoins, ce dernier développe un système philosophique qui présente des similitudes avec l’écosophie bien qu’il n’utilise jamais explicitement ce terme. Aussi, pour éviter le piège de l’anachronisme dans le cadre de cette étude, nous allons considérer la philosophie de Malcolm de Chazal comme une préfiguration avant-gardiste de l’écosophie. Pour commencer, il est probable que les liens que Malcolm de Chazal (1902-1981) tisse entre l’humain et la nature remontent à ses aphorismes qu’il publie régulièrement à partir de 1936. Selon Eileen Lohka : « Déjà dans les années 1930, Malcolm de Chazal mettait en évidence la profonde symbiose entre la nature et l’être humain […] »1. Dès 1936, l’auteur mauricien affirme que « le poète, avec sa pensée et sa fantaisie toujours élevées, est presque toujours le prophète de l’ère nouvelle »2. De 1940 à 1945, Chazal poursuit son exploration des relations entre l’homme, l’environnement, l’espace et le temps à travers des aphorismes. Or, ceux-ci sont loin de passionner le public mauricien. La sortie du huitième et dernier opus des pensées qui a pour titre Sens-Plastique II3, publié en 1947 à l’île Maurice, ne change d’ailleurs rien à la situation. Harel4 précise que ce texte ne se vendra qu’à huit exemplaires dans l’île. Cependant, l’édition française du texte recevra un accueil dithyrambique de la part des surréalistes. André Breton déclare qu’il « n’a vu pour sa part surgir et s’imposer comme tout à fait réel et doué des prolongements voulus qu’un seul message de l’ordre de celui qu’il réclamait. Il tient en un volume intitulé Sens plastique II »5. L’hommage à ce texte se poursuit quand le pape des surréalistes poursuit qu’il n’a rien « entendu de si fort depuis Lautréamont »6. Des personnalités du monde littéraire telles que Francis Ponge et Georges Bataille voient en Chazal une explosion de nouveauté. Or, une telle reconnaissance n’aurait pas été possible sans Jean Paulhan qui réussit à convaincre Gaston Gallimard de publier le texte. D’ailleurs, le directeur de La Nouvelle Revue Française se chargera lui-même de rédiger la préface de l’édition française du texte de Chazal :
Il y a dans le ton de Malcolm de Chazal je ne sais quelle véhémence, quel accent décisif, qui frappe à la longue ; qui convainc. De quoi ? C’est difficile à dire. Écoutez-le plutôt :
Attouchements du cou des branches ; attouchements de la bouche des fleurs ; attouchements du ventre de l’eau ; attouchement de la branche des fruits ; feuilles, langues humides.
[…] Non, il ne s’agit pas simplement là de trouvailles (charmantes), ni d’une fantaisie (un peu baroque). On ne saisit pas plus le sens véritable de cette œuvre en éprouvant son charme qu’on ne saisit le goût d’un fruit en le léchant7.
Cet extrait met en évidence l’interconnexion entre les différents éléments de la nature, ce qui nous ramène à l’essence même de l’écosophie de Malcolm de Chazal.
Sur le plan littéraire, Chazal nous expose sa vision des relations entre l’homme et la nature dans un recueil intitulé Les contes de Morne Plage. Contes pour grands et petits enfants, ouvrage conçu en 1957 mais dont la première édition remonte à 2012. C’est dans le cadre idyllique du seul hôtel touristique de l’ouest de l’île que Malcolm de Chazal rédige 22 contes où la réalité de l’enchantement narratif renforce la frontière cognitive entre le réel et l’imaginaire, entre le fait et la fantaisie. L’auteur opte pour le conte en raison de son potentiel à ouvrir les portes d’un univers narratif où se côtoient divers modes d’expression verbale, créant ainsi un espace intermédiaire entre la réalité et la fiction. Dans cet entre-deux, la vie quotidienne se métamorphose sous l’emprise de l’imagination, tandis que la magie subtile des mots évoque un monde merveilleux. Autant l’accès à Petrusmok, texte cosmologique publié en 1951, est difficile, autant l’univers des contes est accessible à tous. Cela dit, le message demeure le même : interagir avec l’environnement naturel en se débarrassant du rationalisme ambiant dans le but de rétablir l’harmonie rompue entre la nature et la culture. Dans ce contexte, cette présente étude tentera d’analyser cette cosmogonie de l’invisible décrite dans Petrusmok et poétisée dans les contes du Morne Brabant. Dans un premier temps, nous nous pencherons sur l’écosophie de Malcolm de Chazal, qu’il nomme l’« Unisme », l’intégration totale du monde vivant au monde de l’âme. Puis, dans un deuxième temps, nous verrons comment ce principe écosophique se retrouve dans Les contes de Morne Plage. Contes pour grands et petits enfants.
L’écosophie insulaire de Malcolm de Chazal
L’écosophie est un terme qui a été inventé par le philosophe et écologiste norvégien Arne Næss dans les années 1970. Il a combiné les mots écologie et philosophie pour créer ce néologisme : « By an ecosophy I mean a philosophy of ecological harmony or equilibrium »8.
L’écosophie est donc une approche philosophique de l’écologie qui propose une vision holistique de l’environnement, en considérant les interactions complexes entre les êtres vivants et leur environnement. Elle se concentre sur la relation entre les êtres humains et la nature, en cherchant à intégrer les préoccupations écologiques dans les décisions politiques et économiques. Selon Næss, l’écosophie se compose de trois éléments principaux : l’écologie profonde, la sagesse écologique et l’harmonie écologique. L’écologie profonde se réfère à la prise de conscience de l’interconnexion de toutes les formes de vie et à la reconnaissance de la valeur intrinsèque de chaque être vivant. La sagesse écologique est la capacité à comprendre les processus écologiques et à agir en harmonie avec eux. Dans cette optique, l’harmonie écologique serait la capacité à vivre en équilibre avec la nature et à maintenir des modes de vie durables. À travers l’essai intitulé Qu’est-ce que l’écosophie ? (2013), Félix Guattari propose une version plus politique de l’écosophie dans le sens où la survie de l’homme dépend de
celle des espèces animales et végétales, comme celles des espèces incorporelles, telles que la musique, les arts, le cinéma, le rapport au temps, l’amour et la compassion pour autrui, le sentiment de fusion avec le cosmos9.
Dans l’ensemble, l’écosophie serait une branche de la philosophie qui remet en cause les branches traditionnelles de la pensée telles que la logique, l’épistémologie et la métaphysique. C’est précisément le projet désigné par le terme d’Unisme chez Malcolm de Chazal :
Ainsi le message sens-plasticien n’a d’autre fin que de briser l’antinomie sujet-objet, de rétablir le PONT coupé depuis la sortie de l’homme hors du jardin et réunifiant la conscience en elle-même et avec la vie, de porter finalement à la vision du merveilleux où le sens du Réel retrouvé, l’homme peut concevoir au-delà de la chair, un monde merveilleux, fin de l’homme et ultime sens de poésie et où le verbe de l’homme est la vie10.
Cela dit, il est nécessaire de trouver une cohérence à ce « monde merveilleux » car avant 1950 Malcolm de Chazal n’a pas encore complètement développé sa philosophie écologique. Cependant, il est déjà sur une piste : celle de la Lémurie.
De par ses connaissances en occultisme, Malcolm de Chazal a, quelque part, toujours été au courant de l’existence de la Lémurie, un continent légendaire en forme de croissant, submergé dans l’océan Indien. Dans l’absolu, cette masse de terre s’étend du sud du Sri Lanka à la Patagonie en passant par les Mascareignes. Les théories sur la Lémurie commencent à émerger en 1864 grâce aux travaux d’un avocat et zoologiste anglais, Philip Lutley Sclater11. Dans le cadre du giron intellectuel mauricien, c’est le poète Robert-Edward Hart qui remet la Lémurie au goût du jour quand il tombe sur Les révélations du Grand Océan12. C’est en 1927 que paraît à titre posthume ce texte du Réunionnais Jules Hermann, homme politique d’une grande érudition. Pourtant, ce dernier n’invente rien car il s’inspire de multiples travaux dont ceux de Sclater, du biologiste allemand Ernst Haeckel13 ou encore du géographe Elisée Reclus14. Pour Jules Hermann, comme pour tant d’autres scientifiques, ce continent englouti est le berceau de l’humanité, le lieu originel du peuplement de la planète. Dans ce contexte, les Lémuriens seraient des géants de pierre. Certains scientifiques de l’époque avancent même leur caractère hermaphrodite. Dans son ensemble, il s’agit de la théorie la plus mystérieuse jamais développée autour de l’océan Indien. Rien d’étonnant alors à ce que Jules Hermann retrouve dans les montagnes réunionnaises des géants de pierre. Pour Elisée Reclus, les montagnes du Sri Lanka ont été sculptées par des géants. Malcolm de Chazal lui emboitera le pas en voyant dans les montagnes mauriciennes, l’œuvre d’un peuple à jamais disparu.
Dans le texte autobiographique intitulé Sens unique15, Malcolm de Chazal décrit le rôle crucial joué par Robert-Edward Hart, pour lui faire connaître le mythe de la Lémurie :
Le poète Robert-Edward Hart est là. Au lointain, les montagnes bleutées du centre de l’île se profilent sur le ciel lavande. [il] me raconte une étrange histoire. Jules Hermann, citoyen de l’île de la Réunion, dans son livre « Les mystères du grand océan », dit qu’il a vu les signes du zodiaque sculptés dans les montagnes de Saint Denis à la Réunion. Il dit aussi qu’il y a des indications que des signes ont été taillés parallèlement de la main de l’homme dans les montagnes de l’île Maurice16.
C’est lors d’un dîner donné par Madame S. à Forest-Side que Robert-Edward Hart évoque cette théorie à son ami Malcolm de Chazal qui est immédiatement conquis. Cela fait des lustres qu’il se penche sur la forme singulière des montagnes de l’île Maurice et voilà qu’une piste des plus novatrices vient de lui être fournie. En s’inspirant de la vision poétique de Robert-Edward Hart sur le continent submergé qui provient essentiellement des travaux de Jules Hermann, Chazal est désormais prêt à apporter sa pierre à l’édifice. C’est ainsi que Petrusmok voit le jour en 1951. Dès les premières pages de ce texte, l’auteur nous fournit une carte de l’île où les principales montagnes de l’île sont transcrites : Le Pouce, Le Pieter-Both, Le Corps-de-Garde mais aussi « notre Morne actuel. Gibraltar de notre sud-ouest. »17. À l’époque, cette montagne suscite peu l’intérêt de Chazal. Ce n’est que bien des années après que ce morne sera au centre de l’écosophie du poète.
La montagne est au cœur de Petrusmok : « Tout est inscrit dans les montagnes, en fait de prophétie et de vie. Et qui lirait les montagnes assez lucidement, connaîtrait l’avenir. »18. Cela dit, ces montagnes sont bien plus que des livres à ciel ouvert car elles exercent une influence directe sur l’homme : « La Montagne est en nous et en dehors de nous »19. En d’autres termes, les montagnes représentent le peuple. Ces derniers s’influencent mutuellement et cela dans un système d’interactions continuelles. Ce concept proposé dans Petrusmok et qui découle des différents propagateurs du mythe de la Lémurie, en particulier Jules Hermann, va finir par incarner les bases d’une cosmogonie d’ensemble qui définit la pensée chazalienne. Comme le précise Christophe Chabbert : « Quant à Petrusmok, il n’est sans doute qu’un préambule, qu’une écriture mythique et fictionnelle d’un moment de l’histoire de l’univers qui préfigure l’ensemble de son œuvre »20. Finalement, la représentation concrète de l’intégration de l’univers à l’homme à travers un travail de composition structuré aboutira aux Contes de Morne Plage. Dans cette œuvre, l’auteur peut s’exprimer librement avec des mots et des images sans jamais sembler inapproprié. Des éléments étranges, merveilleux et miraculeux se mêlent dans une effervescence verbale qui célèbre la vision écosophique de Malcolm de Chazal. Tout comme dans Petrusmok, les contes rendent à l’homme sa place dans l’univers, dépassant une forme de pensée et de conformisme féodal devenue obsolète en raison de ses principes discriminatoires. Le philosophe mauricien souhaite croire en un avenir prometteur pour son île et, si cela n’existe pas encore complètement, il le créera en se basant sur ce que seuls les libres penseurs sont capables de percevoir.
Malcolm de Chazal est conscient que ses textes, tels Sens-Plastique II ou Petrusmok, ne s’adressent qu’à une élite. En revanche, les contes sont destinés à un public bien plus large. D’ailleurs, le titre complet du recueil est sans équivoque : Les contes de Morne Plage. Contes pour grands et petits enfants. Ainsi, sous le couvert d’un livre destiné aux enfants, se trouve exposée une écosophie accessible à tous. Les contes de Chazal ont la particularité de s’affranchir de la réalité ambiante sans nuire au message véhiculé, en raison de leur nature. Néanmoins, l’univers de l’auteur insulaire inclut le chaos, qui est intégré et jamais réprimé, car la vie, pour Chazal, est une perpétuelle circulation entre le physique maîtrisé et le spirituel moins défini. Dans l’ensemble, tout est régi par une ambiguïté latente que chaque lecteur doit interpréter à sa manière. Les contes de Chazal restent donc fondamentalement ambivalents car ils présentent des lieux insolites, des forces contradictoires et des situations inattendues.
Après avoir développé sa théorie écosophique de l’Unisme, Malcolm de Chazal écrit un recueil de contes entièrement dédié à une montagne spécifique : le Morne Brabant. Dans ces contes, on retrouve les mêmes idées que celles développées dans Petrusmok, où tout est lié aux montagnes dans l’univers imaginé par l’auteur :
Partant du principe que tout correspond, et qu’il n’y a rien qui soit en dehors du Grand Tout, et que tout dans ce Grand Tout est co-hérent, co-existant, co-participant et co-respondant, les gestes les plus hauts-placés doivent forcément donner, en plus grande effigie, la prophétie de la chose vivante. La Montagne, par le fait, est suprême cri de la vie21.
Dans un tel contexte, la montagne est en chaque Mauricien et vice versa. Il existe donc une relation symbiotique entre l’homme et la montagne car tous deux sont sujets à des métamorphoses qui ont des effets sur l’environnement et la société. Voilà pourquoi, le peuple mauricien devrait se reconnaître dans les montagnes de son pays car celles-ci ne sont que le miroir de l’être. Une fois que l’homme aura accueilli cette relation symbiotique en lui, alors les barrières tomberont les unes après les autres aussi bien sur le plan physique que spirituel. Bien entendu, tout cela repose sur l’instauration d’un espace imaginaire mis à jour dans des contes. En quelque sorte, le conte exprime la version fantasmée bien que concrète du pays natal de Malcolm de Chazal. Ces histoires fantasques, qui se déroulent dans un univers qui semble à première vue illogique, dévoilent en réalité une filiation avec le berceau de l’humanité théorisée dans Petrusmok et poétisée dans Les contes de Morne Plage.
La poétique des contes du Morne Brabant
L’avant-propos des Contes de Morne Plage nous révèle un auteur bien intentionné qui décrit son île avec le ton d’un prospectus touristique. Le lecteur ne trouvera point, ici, de commentaires critiques comme dans Petrusmok, où le philosophe parle d’un « enfer tropical »22. Il est difficile de dire si ce changement est dû au temps qui passe, à la maturité de l’auteur ou tout simplement au lectorat auquel ce texte est destiné. Cependant, l’auteur adopte une approche beaucoup plus consensuelle dans la présentation de son travail, en décrivant l’île Maurice comme un paradis tout en notant que le lieu dont il parle n’est pas celui que les gens connaissent à première vue. Dans Petrusmok, Chazal écrit : « L’île Maurice n’était plus. Elle avait passé dans Petrusmok »23. Dans Les contes de Morne Plage, le conteur dit de l’île Maurice : « Ce nom n’est pas son véritable nom. Son vrai nom est celui que les fées murmurent aux petits enfants dès leur berceau »24. Une fois de plus, les images frappantes proviennent de la transe documentée dans Petrusmok, qui est la condition préalable pour accéder au monde magique de la montagne-fée :
Une belle et superbe montagne s’y juche tout au milieu. Cette montagne change de couleur comme la robe de la belle au bois-dormant et tous les enfants qui viennent en ce lieu se croient des princes charmants. Car les animaux ici parlent, les arbres le soir leur font des signes avec leurs branches. On y a vu des coquillages marcher et les vagues sortir de la mer. Des choses étranges s’y produisent25.
En fait, l’imaginaire chazalien caractérisé par le mythe indianocéanique par excellence s’adapte merveilleusement bien à l’univers du conte. Comme le note Jean-Marie Gustave Le Clézio :
[…] c’est la nature de Maurice violente, vivante, vibrante de couleurs et de sensations qui lui dicte ses phrases, c’est l’histoire de l’île, depuis les temps géologiques, qui lui donne ses certitudes concernant le passé de la Lémurie et les traces de la Genèse26.
Le résultat est un recueil composé de contes d’une grande simplicité où la magie opère.
L’auteur des Contes de Morne Plage a créé des histoires qui peuvent être lues à deux niveaux différents. D’abord destinés aux enfants de son île, les contes comportent des éléments de merveilleux tels que des lieux, des personnages et des situations. Cependant, au-delà de ces éléments, l’auteur inclut également une légère dose de morale dans ses histoires pour le bénéfice des enfants. Ainsi dans le conte intitulé « Le paradis de Morne Plage » qui a comme décor un paysage fait de sucre candi, de caramel et de fleurs délicieuse, l’auteur nous informe qu’un tel lieu est le privilège des enfants bien élevés : « Le Paradis des bons enfants qui obéissent à leurs mamans, qui ne battent pas leur bonne »27. Dans « La tour de Babel », l’auteur avance que cette belle histoire n’est destinée qu’aux « petits enfants de Morne Plage qui sont sages »28. La gourmandise est une thématique qui revient au moins dans deux des contes du recueil. Dans « Poutouk le nain », le héros, Baby, comprend la valeur de la nourriture et apprécie la valeur des fruits. Dans « La petite théière », une bonne fée donne une leçon sur la gourmandise à un enfant, ce qui conduit le conteur à dire :
Mes enfants, n’ayez pas trop gros ventre. Vous avez envie de chocolat. Mangez-en. Mais ne ramenez pas le chocolat dans votre chambre pour le manger en cachette la nuit. Le Bon Dieu n’aime pas les enfants qui gardent le chocolat dans leur armoire. Partagez-le afin que le Bon Dieu, le soir vous envoie la Bonne Fée […]29
Le passage précédent ne contient en lui-même aucun élément spécifique à l’île. Il s’agit de sentiments humains universels présents autant dans le monde réel que dans l’univers invisible. Cependant, ce qui confère une dimension écopsychologique implicite à cette histoire est le lieu où elle se déroule, c’est-à-dire la montagne-fée.
Le deuxième niveau de lecture de ce conte est résolument inaccessible aux enfants. Seuls ceux qui sont familiers avec l’écosophie de Malcolm de Chazal seront en mesure de comprendre immédiatement la relation qui s’établit avec Sens-Plastique II :
Avec l’abstrait, le semi-abstrait, l’insaisissable et l’impalpable, je construisais maintenant une cosmogonie de l’invisible, pivotant sur le principe humain, et y puisant son armature, son essence et sa vie même – univers basé sur la sensation pure, monde invisible aux yeux du corps certes, mais ultra limpide au regard de l’âme et à la seconde vue de l’esprit, seuls yeux qui « comptent » véritablement pour l’artiste, le visionnaire et le mystique30.
Dans le conte intitulé « L’Arbre qui vole », il faut posséder ce que le philosophe nomme la seconde vue de l’esprit pour appréhender le fait que des milliers d’oiseaux sont capables d’arracher un arbre du sol et qu’un beau matin « l’arbre était devenue [sic] une montagne »31. Il en est de même avec le conte intitulé « L’histoire de la montagne qui se baigne » où un médecin ordonne à la montagne de prendre un bain de mer. Bien entendu, une fois dans l’océan, ses problèmes de santé disparaissent. Cela dit, l’univers marin peut aussi devenir une source d’angoisse comme ce pêcheur qui perd tous ses repères quand il est confronté à la disparition du Morne Brabant, la montagne-fée par excellence. Compte tenu de la diversité des lectures que propose le texte, le conteur avertit le lecteur que son propos s’adresse parfois aux adultes : « Tout commence à la mer et tout finit dans la mer. Je parle ici pour les grands enfants »32.
Les contes rassemblés dans le recueil qui a pour fil conducteur le Morne Brabant peuvent être classifiés selon cinq critères. Tout d’abord, nous avons la montagne qui est omniprésente dans la plupart des contes. Cependant, elle est particulièrement mise en avant dans « Mafut le serin », « L’histoire de la montagne qui se baigne », « L’arbre qui vole » et « ic Bœuf le petit chat ». Le deuxième élément est la terre, qui représente un espace imaginaire où l’esprit et le corps se rencontrent. Les contes qui illustrent cet aspect comprennent « Le paradis de Morne Plage », « La tour de Babel », « La table magique », « La terre qui marche », « La roche qui était un petit oiseau » et « L’arbre qui pleure ». Le troisième critère est le monde marin, qui est représenté dans des contes tels que « Les sirènes de Morne Plage », « Le corail magique » et « L’eau nage à Morne Plage ». Le quatrième élément est la prééminence de l’objet, qui est présent dans des contes tels que « La petite théière », « L’histoire de la porte qui se décroche de l’armoire », « L’aventure d’une clé » et « La table magique ». Enfin, le dernier type de conte met en scène la dualité de l’univers, avec des exemples tels que « Le poisson qui marchait vers la terre », « Poutouk le nain » et « Boultrine, le méchant petit nain », qui illustrent la perméabilité des univers. Ce thème se retrouve également dans « La fée Mourdour » et « Piccolo le flutiste », des contes où la base narrative est si fluide que la transition entre les mondes est constante.
Le réalisme à court terme ne prend pas en compte les contraintes formelles. Dans Les contes de Morne Plage, les images sont d’une clarté remarquable, mais le lecteur peut parfois avoir l’impression de passer au-delà du conte pour accéder à une poésie qui décrit avec la même finesse le merveilleux terrestre et marin. En septembre 1958, lors d’une chronique consacrée à la poétesse mauricienne Magda Mamet, Chazal écrit :
Non les contes dans l’ordre de la relation, mais le conte poétique, qui narre, au fond, l’invisible, domaine essentiel du poète […] Le conte réduit à sa plus simple expression est un poème, le véritable poème réunissant toutes les formes du verbe. Ce que je n’aime pas avec le poème, c’est la recherche d’effet, alors que le conte est simple, naturel et vivant, il s’évade de la littérature et se veut histoire de vie33.
Malcolm de Chazal nous invite à découvrir sa vision du Morne, où la relation entre l’homme et la nature est hors de toute logique industrielle. Dans ce contexte, les poèmes du recueil constituent une énigme qu’il nous propose de résoudre en laissant de côté nos préjugés. En d’autres termes, l’essence de l’écosophie chazalienne est une façon d’être dans l’univers. Le conteur ne se pose jamais de question sur son propos ; il ne fait que mobiliser le lecteur pour le transporter dans un monde où les univers sont totalement intégrés. Les contes existent parce que leur destinataire, l’enfant, est bien plus réceptif au monde merveilleux. Cependant, derrière cela se cache une conception du monde vivant et du monde de l’âme exprimée à travers l’exposition divinatrice qu'est l’Unisme, le nom que Chazal a donné à sa version avant-gardiste d’une écosophie à venir.
Dans Les contes de Morne Plage, l’environnement ne sert pas seulement de toile de fond pour de petites histoires merveilleuses. Il donne du sens à l’ensemble et est en rapport avec une réalité que l’auteur connaît intimement. Cette réalité est exposée au lecteur à travers des expériences vécues ou des récits purement narratifs. Dans « Les sirènes de Morne Plage », par exemple, l’auteur décrit la vie quotidienne d’un poète-pêcheur nommé Allen qui entre en contact avec une voix protectrice une fois qu’il a passé les récifs. Ici, l’auteur relate une aventure qu’il n’a pas personnellement vécue :
Un jour qu’Allen partit et prit la passe de Morne Plage – il était seul dans le gros bateau à moteur – comme il passait entre les récifs, il entendit une voix dans l’eau qui lui disait : « Allen, je te suis … »34.
Des contes tels que « La table magique » sont basés sur l’expérience personnelle de l’auteur. Ici, cet inconditionnel de l’Hôtel de Morne Plage décrit les différences entre les multiples tables du restaurant de l’hôtel, en se concentrant en particulier sur la table #1 qui semble avoir des pouvoirs inhabituels : « C’est la table du bonheur. La table magique »35. Dans le conte intitulé « La tour de Babel », l’auteur n’hésite pas à se mettre en scène : « Le poète qui écrit ces lignes se trouvait un soir, lui seul marchant dans les allées, quand il vit cette transformation de la tour. La Tour de Babel devenait un château des anges »36.
Les contes de Morne Plage illustrent la relation étroite qui existe entre les autochtones de la région et leur environnement, entre la réalité concrète et le monde invisible. Cette interconnexion est clairement démontrée dans l’ensemble des contes, où les liens entre les êtres humains, le lieu et l’environnement sont très forts. Ainsi, le personnage d’Allen le pêcheur, qui apparaît souvent dans les histoires, ne semble pas du tout surpris lorsque, en plein milieu de l’océan, une voix mystérieuse lui parle : « Je te suis Allen, je te suis Allen, Je te suis »37. Dans un autre conte intitulé « L’histoire de la montagne qui se baigne », les agissements du médecin de l’endroit sortent de l’ordinaire :
À un moment donné on entendit de grands bruits près de la montagne. Alors le médecin vint. C’était le poète. Il ordonna à la montagne de se baigner. Et tout à coup, pendant que les enfants étaient sur la grève, ils virent la montagne s’avancer vers l’eau. La montagne entra dans l’eau et coula jusqu’au fond38.
La raison qui fait de cet extrait le reflet de la vision chazalienne du monde réside dans la présentation des deux catégories les plus aptes à appréhender le monde invisible : les enfants et les poètes. Dans le conte intitulé « Poutouk le nain », le poète emmène Baby dans un petit château qui abrite des nains. Plus tard, Baby, accompagné de ses amis Prem, Francis et Ignace, font la rencontre de Boultaing, le méchant petit nain. Il existe une connexion privilégiée entre le monde de l’enfance et l’univers du Morne, qui sont si étroitement liés que les enfants évoluent naturellement dans cet environnement. Comme les poètes, ils sont les seuls à percevoir certaines choses, telles que la musique produite par Micollo le flûtiste.
L’univers de la région du Morne tel que perçu par Malcolm de Chazal est caractérisé par cette relation entre le merveilleux et l’animisme. En effet, dans le système de pensée mis en avant par le poète, la nature n’est jamais mortifère. Elle est animée et chaque chose a son mot à dire dans l’existence qui y est dépeinte. Toute la flore et la faune, qu’elles soient de nature terrestre ou marine, ainsi que les objets sont considérés comme vivants et capables d’agir de manière intelligente. Voilà pourquoi dès le premier conte de son recueil, Chazal nous présente un dialogue entre un arbre et un oiseau :
L’oiseau vint sur le petit arbre, le caressa, lui parla à l’oreille et lui dit : « Mon petit arbre, je vais te récompenser aujourd’hui. Je suis l’Oiseau Bleu. C’est moi qui pendant le jour fait dos que tu vois, tout bleu d’où le soleil tire la tête. Je vais te récompenser. » Et il battit de l’aile39.
Non seulement l’oiseau est-il capable de communiquer avec un arbre mais il fait usage de son intelligence en trouvant une solution pour résoudre un problème. En effet, l’arbre en question ne se plaît pas en compagnie de ses semblables et il souhaite s’en aller. C’est alors qu’arrivent des centaines de milliers d’oiseaux qui l’arrachent du sol et l’emportent à l’emplacement où se situe aujourd’hui le Morne Brabant. Cela suggère que dans l’ontologie animiste, les plantes et les animaux sont dotés d’une subjectivité qui leur est propre. Dans ce contexte, l’humain comme le non-humain possèdent des dispositions psychologiques similaires en sus de faire partie d’un écosystème commun. Dans le monde moderne, les humains ont tendance à se positionner en haut de la pyramide de par leurs capacités intellectuelles. Or, cela n’est nullement le cas dans le macrocosme du Morne Brabant où toutes les entités existent sur un plan d’égalité. Voilà pourquoi, Malcolm de Chazal consacre des contes aussi bien à des arbres, des coraux, des théières, des nains, des oiseaux et des sirènes entre autres.
La dimension écosophique qui émane des Contes de Morne Plage incite à une réflexion sur l’histoire et ses interprétations poétiques totalisantes, suscitant ainsi une remise en question de l’humanisme universel. La conception chazalienne de l’île est indirectement inspirée de la poétique de Robert-Edward Hart qui, de son côté, s’inspire des théories de Jules Hermann sur l’existence d’un continent hypothétique. À partir de là, Chazal élabore un concept dont l’objectif est de concilier les montagnes de son pays natal au mythe de la Lémurie. Aujourd’hui, le folklore lié à ce continent englouti n’est plus au goût du jour. La mythologie autour du Morne Brabant a été remplacée par des considérations identitaires plus en phase avec les enjeux politiques contemporains même si les Lémuriens et les Marrons participent à une mythologie des Invisibles. Pour beaucoup, les contes de Malcolm de Chazal portant sur le Morne sont essentiellement destinés aux enfants. Cependant, il est erroné de penser que ce soit le cas. Dans son ensemble, l’œuvre de Malcolm de Chazal exhorte tous les langages imprégnés de poésie à transcender les craintes héritées ou actuelles de l’histoire, en embrassant la métaphore du voyage-aventure à l’intérieur de soi, dans une harmonie désirée et réalisable entre les pouvoirs et les connaissances. La version prémonitoire avancée de l’écosophie évoquée dans les contes du Morne propose des alliances entre les espèces incorporelles et des espèces matérielles ou végétales. Bref, le Morne Brabant est l’illustration quintessentielle du réel qui s’inscrit dans la surréalité. Cependant, pour jouir pleinement de l’enchantement de cet endroit, il est impératif de se laisser transporter par la poésie de Malcolm de Chazal et de garder à l’esprit ses paroles : « L’homme est prêt à croire à tout pourvu qu’on le lui dise avec mystère. Qui veut être cru, doit parler bas »40.