L’homme est-il toujours pris dans sa propre projection ou consent-il à faire partie des trois règnes, animal, végétal et minéral ? (« Le corps géographie du monde », J. Zwingenberger)
Dans le recueil Passage des Lémures – en Pays Mafate1 du poète Nicolas Gérodou, résonnent les « [c]ris et chants du brouillard, descendant des Tamarins » (« La nuit marronne »). Nous défaisant au fil des pages de notre anthropos, le verbe errant quête son « devenir-anguille » et se laisse « glisser en rosée » (« Chanson de rempart ») dans une île où il est désormais possible de saisir « la rumeur du nuage » et le « murmure songeur des galets » (« Trombe »). S’enracinant dans la mythologie lémurienne2 de Jules Hermann, et en accord avec le programme de ce dernier consistant à « faire appel à la nature, faire parler le sol et l’océan, la pierre et la plante, les monts et les ravins »3, le poète développe une écologie que nous sommes tentés de qualifier de lémurienne. Le professeur spécialiste de l'environnement Roderick Nash précise, quant à lui, que
It was obvious to classical thinkers that humans had not been alone in the wilderness history. Animal were ther too, not to speak of less sophisticalist forms of life, along with the inanimate components of the environment. What, then, was the relationship of humans to these fellow travelers in the stream of time?4
Comme le signale également l’interrogation, proche de la déploration, contenue dans l’épigraphe ouvrant cette introduction, ou encore l’ouvrage d’Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts : vers une anthropologie au-delà de l’humain, c’est finalement toute la question du logos du vivant qu’interroge et laisse perspirer le poète. Cette pensée est intéressante à, au moins, un autre égard : il s’agit d’une proposition écologique, d’un rapport aux vivants, qui émane d’une société insulaire et créole de l’océan Indien nous permettant de questionner la façon dont « nous sommes parlés » par le vivant. Les microcosmes insulaires sont particulièrement représentatifs des évolutions et dérèglements environnementaux de plus grande échelle. Les menaces pesant sur les non-humains, dues à l’isolement géographique des populations insulaires, sont, par exemple, fort enrichissantes pour comprendre l’évolution du rapport à la flore et à la faune durant l’anthropocène. Dans ce sens, Elizabeth Kolbert rappelle dans La sixième extinction que
l’une des caractéristiques propre à l’anthropocène est que le monde est en train de changer, dans le sens où il oblige les espèces à se déplacer ; une autre de ses caractéristiques est de changer le monde via la création de barrières (routes, zones défrichées, villes) qui empêchent justement les espèces de migrer5.
Ainsi, notre époque métamorphose les mondes non-humains en îles biogéographiques dans un océan anthropique.
À rebours d’une épistémologie et de pratiques dominantes, l’intention de ce numéro est d’interroger « d’autres façons de faire monde »6 dans l’océan Indien. Sans sombrer dans un paradigme qui prendrait le risque de réduire cet espace civilisationnel à un tout sans aspérités, ni reliefs, l’océan Indien, tel que nous l’envisageons, recèle autant d’écologies que d’horizons, pour faire écho au titre du célèbre ouvrage de Sugata Bose7. Les directeurs de ce numéro partaient ainsi de deux présupposés. Le premier est que l’océan Indien constitue un ensemble, que Paul Ottino a qualifié de « cohérent »8, et qu’il est possible de l’étudier comme tel. Le deuxième est que les cultures indianocéaniques possèdent des rapports originaux aux vivants humains et non-humains. Or, dans notre espace d'étude, ces relations « au-delà de l’humain » (anthropozoologiques, ethnobotaniques et de façon générale à l’écosystème…) restent encore à explorer. D’une façon qui ne peut être exhaustive, les contributions de ce numéro abordent plusieurs lieux de cet océan, parmi lesquels : La Réunion, l’île Maurice, le Tamil Nadu, l’archipel des Comores, Madagascar…
Indissociable de cette problématique écologique, le péril environnemental – qu’abordent les contributions – est révélateur d’une crise dans le rapport aux vivants, comme en témoigne les inquiétudes environnementales face à la disparition des paysages connus, des milieux et à la déperdition de la biodiversité. Si l’expression néo-zélandaise traduite en anglais par “as dead as the moa” fait part, dès le XVIIe siècle, du danger d’extinction de la faune pour des causes anthropiques, c’est bien l’expression anglaise “as dead as a dodo” qui a fait du Raphus cucullatus, cet oiseau des Mascareignes disparu suite à la colonisation, l’emblème de la disparition des espèces due à des causes humaines et par là même occasion de la sixième extinction.
D’une autre façon, le court-métrage Sèt Lam (2022) du réalisateur Vincent Fontano problématise ces “environmental trauma”9 lézardant nos existences contemporaines, plus particulièrement ceux touchant à l’océan. Cette rupture élémentale à l’égard de l’entité océanique qui afflige le personnage d’Ewardo représente la mort – pas uniquement du personnage – mais d’un rapport à la mer. Cette mort signifie également le deuil d’une lignée de pêcheurs, et par-là d’une ascendance qui liait inextricablement l’humain et le monde (sous-)marin. Ce dont semble donc souffrir Edwardo, c’est de cette séparation de la mer imposée aux pêcheurs10 et que métaphorise cette divinité de la mort venant réclamer le corps du personnage. Happé par cette dernière, Edwardo laisse une béance, un trou dans la généalogie des pêcheurs illustrant combien la rupture est entamée : le personnage incarne en effet cette fracture de la lignée, entre son père qui l’a initié à la mer et son fils à qui ne restera plus rien puisque l’océan ne lui aura pas été donné en héritage. Rupture d’une généalogie et deuil d’un rapport à la mer vont de pairs, soulignant la place qu’occupe cette entité océanique : “inn bout’ son lam”11 pour les pêcheurs. La rupture et la perte qui ponctuent cette relation au milieu marin sont à l’origine de ce que Kristine A. Kevorkian a ailleurs qualifié d’“ecological grief”12. De telles conceptions et représentations permettent aussi de nous interroger sur “our affiliation with nature” et jusqu’à quel point celle-ci est “genetic”13.
En intitulant ce numéro 15 de la revue TrOPICS « Écologies des mondes de l’océan Indien », nous souhaitions, bien entendu, faire référence aux travaux d’Isabel Hofmeyr qui rappelle, dans son introduction “Literary ecologies of the Indian ocean”14, que l’océan Indien se définit par un large réseau de “connected histories” et propose de penser la place centrale de l’océan – sa surface et ses profondeurs15 – dans l’étude de cet espace civilisationnel. Dans cette perspective, ce numéro propose de croiser les approches et les pratiques heuristiques – histoire, géographie, littérature, arts, sciences de l’information et de la communication, anthropologie – afin de tenter de saisir au plus près les contours de la pensée des écologies dans l’océan Indien. Ce numéro se divise en quatre chapitres qu’il ne faut nullement considérer comme étanches mais que le lecteur doit plutôt envisager comme autant d’affluents dont il peut remonter le cours à sa guise.
Le premier chapitre est consacré au recensement et à l’analyse des travaux environnementaux effectués sur cet espace géographique. Ce numéro débute en effet par une analyse historiographique environnementale de cet espace. La contribution de Pablo Corral-Broto, « L'histoire environnementale de La Réunion. Un bilan historiographique de Richard Grove à Marc Tomas (1995-2024) », étudie l'évolution de la pensée environnementale dans les recherches historiques des Mascareignes. L’auteur après avoir dressé un bilan analytique sur la question clôture sa réflexion en envisageant les écologies et savoirs créoles dans l’océan Indien. Ce premier article est justement suivi par la contribution de Marc Tomas, auteur de la thèse « Île-jardin ou paradis dégénéré. Une histoire environnementale de l'acclimatation à La Réunion de la décennie 1670 à la décennie 1870 ». Dans son article « “L'album de Roussin” ou le regard d’une élite savante locale sur la nature réunionnaise au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle », il traite de La Réunion du XIXe siècle où un petit microcosme d'intellectuels s'intéresse précocement à l’environnement insulaire.
Consacré aux écologies de la mer dans l’océan Indien, le deuxième chapitre de ce numéro interroge les représentations de cette entité océanique. Morgan Andry propose, depuis les Sciences de l’Information et de la Communication, une analyse précise et illustrée des discours touristiques portant sur la mer à La Réunion. À partir d’un corpus composé des discours de promoteurs touristiques aussi bien « endogènes », qu’« exogènes », l’auteure met à jour une représentation oscillant entre la valorisation de cette étendue océanique, conçue comme élément indissociable de l’île édénique, et un portrait nettement moins élogieux : celui d’un espace de péril – conséquence de la crise requins. L’océan et l’espace balnéaire, autrefois attractifs et mis en valeur dans les discours de promotion touristiques, tendent progressivement à perdre leur pouvoir de séduction sur les esprits. Cette désaffection de l’espace côtier se fait à l’avantage des espaces et paysages de l’intérieur de l’île qui, dans les guides et publications touristiques, gagnent en popularité. Depuis la tradition du Bharata-nāṭyam, cette fois-ci, Géraldine Nalini Margnac envisage les sentiments et mouvements de l’océan, en lui restituant sa capacité sensible et émotionnelle à travers le chant tamoul « Tuyil kolla » mis en scène par Sivaselvi Sarkar. L’analyse de ce chant, doublée de l’étude de sa performance, permet à l’auteure d’avancer que se déploie une « écopoïétique » dans laquelle mouvements et humeurs de l’océan se traduisent dans le corps dansant de l’interprète, réunissant l’humain et la mer.
Le troisième chapitre de ce numéro est consacré au versant animal. Ces êtres non-humains, longtemps négligés dans les sciences humaines et sociales, sont des acteurs primordiaux pour la compréhension de l'écologie insulaire. L’historien Éric Baratay rappelle, dans Aux sources de l’histoire animale, qu’il faut « abandonner la conception historiquement construite d’animaux passifs pour celle d’êtres sentant, éprouvant, réagissant, s’adaptant, de manière, par exemple, à les tester comme des individus ayant des caractères singuliers, des personnes ayant des conduites propres, des sujets ayant des stratégies »16. Ainsi, deux animaux emblématiques de cet espace océanique ont été analysés dans ce numéro. Dans un premier temps, Brian Deurveilher, spécialiste des rencontres anthropozoologiques contemporaines entre humains et cétacés, étudie, dans son article « Écologie et émotion au travers des rencontres interspécifiques : construction des représentations et du lien entre l'humain, la baleine à bosse et l'espace marin », la confrontation d'usage de l'espace marin entre humains et baleines à bosse sur le littoral réunionnais et la « cohabitation » s'y étant établie. Ensuite, Claude Allibert consacre une étude historique et anthropologique aux tortues marines dans l’océan Indien. En s’appuyant sur des sources antiques, il retrace l’exploitation et l’utilisation de cet animal dans le bassin indianocéanique. Son étude tout en se portant plus particulièrement sur le Sud-Ouest de l’océan Indien (Madagascar, Mozambique, la Somalie…) nous révèle le large réseau d’échanges ayant cours dans cet espace depuis des millénaires.
Les écologies créoles de l’océan Indien constituent le dernier chapitre de ce numéro. Cette dernière section propose un itinéraire dans des rapports au monde et aux vivants émergeant des sociétés créoles mauricienne et réunionnaise. Bruno Cunniah s’intéresse, dans son article, à un pan moins exploré de la pensée du Mauricien Malcolm de Chazal et propose de considérer son travail comme une pensée « écosophique » avant la lettre. En prenant pour objet de son étude un recueil plus discret de l’œuvre chazalienne, Les Contes de Morne Plage, l’auteur avance l’idée que ces histoires, loin d’être destinées aux enfants, véhiculent une conception du monde dans laquelle les rapports entre règnes et espèces sont poreux. Cette contribution nous invite à envisager Malcolm de Chazal et son œuvre à partir de la perspective écologique, proposant de nouvelles pistes interprétatives de la pensée de l’auteur de Petrusmok. Toujours à l’île Maurice, Marie Kala nous livre, à la croisée des études écologiques et postcoloniales, une lecture du court récit d’Ananda Devi, La Vie de Joséphin le fou, en s’attachant à explorer les espaces dans la perspective bachelardienne du « dehors » et du « dedans ». En plaçant au centre de sa réflexion la notion d’insularité, l’auteure envisage les violences inhérentes à l’histoire de l’île qu’elle rapproche des inquiétudes écologiques traversant le récit et le personnage. Enfin, la série de toiles Les pionniers de Félix Duclassan, située sur les coulées du Grand Brûlée au sud de l’île de La Réunion, permet d’envisager une écologie créole de l’océan Indien. Les végétaux affleurant sur la surface des toiles proposent au spectateur de scruter le paysage réunionnais en suivant les traces des spectres de son histoire. Au-delà des portraits de certaines plantes pionnières, l’artiste semble nous inviter à être attentif aux récits dont sont porteurs ces végétaux.