Cet article se consacre à l’étude de l’historiographie environnementale à La Réunion (17e-21e siècles). Pour ce faire, nous analyserons les travaux des historiennes et historiens qui se sont résolument engagés dans la voie de l’histoire environnementale. Cela signifie qu’il peut y avoir une histoire sur La Réunion avec un contenu clairement environnemental1. Ce bilan historiographique est le résultat d’un lecteur et historien environnemental sur ce qui a été produit sur cette discipline à l’île de La Réunion. Il ne s’agit pas d’une recherche bibliographique de tout ce qui a été écrit sur l’histoire de La Réunion, et qui peut avoir un contenu environnemental. L’objectif est d’aider les futurs historiennes et historiens environnementaux à se situer dans une discipline qui n’est pas abondante mais qui n’est pas inculte. Le champ disciplinaire de l’histoire de l’environnement a été défini depuis les années 1970, comme une discipline consacrée à l’étude des relations entre l’environnement et la société2. Comme l’a déjà souligné Geneviève Massard-Guilbaud, l’attribution que certains historiens américains en ont faite à l’école des Annales n’est pas fondée et visait plutôt à commémorer un lien avec ce grand épicentre de l’histoire sociale mondiale. Certes, Emmanuel Le Roy Ladurie et les Annales avaient écrit une histoire de l’« environnement immobile » et une « histoire sans hommes »3. Toutefois, Geneviève Massard-Guilbaud est l’une des premières historiennes environnementales en France4, occupant la chaire de l’EHESS à ce sujet et présidente de l’ESEH (2006-2010). Cette historienne introduit l’histoire de la pollution dans les approches d’histoire sociale du 19e siècle5. Elle fonda aussi le Ruche, avec quelques historiennes et historiens comme Corinne Beck, Grégory Quenet, Christophe Bonneuil, Fabien Locher et d’autres6. Fabien Locher et Grégory Quenet ont tous les deux publié un premier article sur l’histoire de l’environnement7. Il s’agit du premier article historiographique en français en la matière. Plus récemment un ouvrage de synthèse de Grégory Quenet a été édité chez Champ Vallon, dans la collection d’histoire environnementale qu’il dirige8. Cet ouvrage répond à la question qu’est-ce que l’histoire environnementale ? Stéphane Frioux partage aussi l’idée de l’importance de l’interrelation humanité-environnement au cœur de l’histoire environnementale, avec une multiplicité de sources, de méthodes et de chronologies9. Enfin, plus récemment, Guillaume Blanc et Violette Pouillard posent les discours de domination de la nature comme objet d’étude d’histoire environnementale et postcoloniale10.
Dans l’ouvrage de Grégory Quenet nous pouvons trouver une définition de ce qu’est l’histoire environnementale. La définition classique consiste à définir l’histoire environnementale comme l’étude dans le temps et l’espace de la relation entre environnement et société11. Mais pour Quenet, cette définition ne doit pas être gravée dans le marbre, il faut accepter une certaine souplesse de l’histoire environnementale à inclure les modifications conceptuelles des questions environnementales, comme par exemple celles de la guerre nucléaire et de la guerre froide, celles des pesticides des années 1960 et 1970, celles des nouveaux parcs nationaux nouveaux et du changement climatique, etc.12. Définir ce champ a toujours posé un problème de frontières disciplinaires13. Bien que les termes « histoire environnementale » et « histoire de l’environnement » soient utilisés de manière interchangeable, c’est le premier terme qui est retenu par la plupart des chercheuses et chercheurs dans ce domaine. La raison en est que l’histoire concerne l’environnement, les êtres humains, les sociétés et les cultures et qu’elle n’est pas seulement l’histoire de l’environnement en soi. En 1970, Herbert J. Basse emploie le terme « histoire environnementale », en anglais14. Les premiers travaux de Roderick Nash sont concentrés sur l’American Wilderness, c’est-à-dire les espaces sauvages où l’homme occidental ne pouvait pas s’installer15. Cette idée de wilderness serait, selon Nash, la solution de sa vision d’un futur écologiquement viable composé d’un monde insulaire peuplé d’humains entouré de zones non-humaines libres et sauvages16. C’est cette idée de nature sauvage qui aurait été véhiculée à propos de l’île de La Réunion à l’arrivée des premiers colons, à partir du 16e siècle, par les récits de voyage selon l’historien environnemental Marc Tomas17. Dans sa thèse, Tomas affirme qu’« en réalité les hommes d’Ancien Régime qui l’abordent au 16e siècle se réfèrent à un imaginaire médiéval »18. La nature de l’île est « inhospitalière », propre à un « pays brûlé », parce qu’elle se trouve sur un volcan19.
À l’origine, l’histoire environnementale est une discipline qui a expliqué l’inégalité de l’échange colonial réalisé entre les peuples colonisés et les peuples colonisateurs européens après Christophe Colomb ; commençant par les îles Canaries, les Caraïbes et les Amériques20. L’histoire environnementale d’Alfred Crosby a fait une histoire matérielle de la colonisation21. Elle a aussi réalisé une histoire culturelle et des idées sur l’environnement22. Elle a travaillé sur le rapport entre environnement et genre en perspective historique23. Elle est assise entre le concept de race et catastrophe naturelle24. Cette branche a dédié à l’histoire des conflits environnementaux une grande place et a co-créé les concepts de justice environnementale et de l’« écologisme des pauvres »25. Elle est aussi à l’origine des études sur le métabolisme social, l’histoire des déchets, etc.26. Cela n’est qu’une liste non exhaustive des approches possibles. Tous ces historiennes et historiens fondateurs ont défendu une histoire environnementale dans une perspective sociale, féministe, culturelle, scientifique, économique, noire, indienne, ethnique, postcoloniale ou décoloniale, non-humaine, etc. Tous ces domaines sont susceptibles d’attirer les historiens et historiennes pour nourrir une histoire environnementale insulaire de l’océan Indien et ainsi faire émerger des perspectives et des concepts propres.
Après avoir introduit ce qu’est l’histoire environnementale et qui l’a pratiquée, nous allons maintenant nous pencher sur : quels sujets et objets d’études environnementales ont été privilégiés à La Réunion ? Quelles méthodes y sont utilisées ? Quelle est la trajectoire intellectuelle de l’historiographie environnementale sur l’île ? Y a-t-il des lacunes à souligner et, si oui, comment les combler ? De Richard Grove à Marc Tomas, nous avons un corpus d’histoires environnementales assez restreint d’une dizaine d’auteures et d’auteurs, comprenant des disciplines telles que l’écologie politique et la sociologie de l’environnement (toujours dans une perspective historique). Cela porte à treize le nombre total d’auteures et d’auteurs étudiés. La méthodologie que nous allons suivre consiste en un exercice purement historiographique. Nous analyserons chronologiquement et méthodologiquement chaque auteure et auteur et ses contributions. L’approche comparative est ici privilégiée, en perspective insulaire27 ou avec les travaux abondants qui existent sur l’Amérique Latine ou l’Inde et, dans une moindre mesure, sur l’Afrique. Depuis les premiers travaux d’histoire environnementale sur La Réunion, ou l’île Maurice, la production scientifique était réalisée en dehors de la zone étudiée. Cela a pu contribuer à l’absence de certaines approches, mais aussi à la mythologisation de découvertes précoces qui n’ont pas été poursuivies, comme la thèse de Richard Grove sur la naissance d’une prise de conscience environnementale dans les Mascareignes. Ensuite, nous verrons comment l’historiographie de La Réunion s’est construite en évoluant.
Des origines britanniques à l’histoire environnementale réunionnaise (1995-2024)
Green Imperialism, écrit par Richard Grove (1955-2020) en 1995, est une œuvre pionnière pour l’histoire environnementale des Mascareignes mais aussi pour la discipline elle-même. Le travail de Grove, effectué dans les zones colonisées par l’empire britannique, français et hollandais, se détache de la défense du concept de wilderness28. Il consacre une place importante à l’histoire environnementale insulaire globale. Ainsi, dans son ouvrage, il identifie une série de lieux, que l’on pourrait qualifier de lieux d’invention de l’environnementalisme moderne. Ces lieux sont des lieux coloniaux, des îles dans la plupart des cas, ou des périphéries coloniales comme le Cap ou l’Australie et la Nouvelle-Zélande. En ce qui concerne les Mascareignes, Grove situe la naissance de la conscience environnementale moderne à l’Isle de France, actuelle île Maurice, voisine de La Réunion alors toutes deux possessions françaises. Pierre Poivre y fut intendant pendant quelques brèves années à la fin du 18e siècle (1766-1772), et joua, selon Grove, un rôle majeur dans cette prise de conscience. Un chapitre de Green Imperialism défend particulièrement cette thèse : “Protecting the climate of paradise: Pierre Poivre and the conservation of Mauritius under the ancien régime”29. Grove explique, à travers le cas de l’Isle de France, toute l’idée de l’insularité comme refuge naturel, moral, religieux et économique dans la pensée occidentale. Grove fait aussi une histoire culturelle du fait insulaire, du lointain, de l’utopie et du nouveau monde teinté de romantisme : il analyse les œuvres romantiques de Crusoé, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et les travaux scientifiques de Philibert de Commerson, Pierre Poivre et Bernardin de Saint-Pierre. Au-delà de la découverte de l’Isle de France de Pierre Poivre, son travail s’étend aux îles et aux territoires coloniaux océaniques, de l’Atlantique (Sainte-Hélène, Ascension, Le Cap) et jusqu’à l’Indo-Pacifique (Australie et Nouvelle Zélande).
Ensuite, entre 1995 et 2011, nous n’avons pas identifié d’ouvrages ou d’articles sur l’histoire environnementale de La Réunion. À l’exception d’un ouvrage réalisé par des spécialistes de l’écologie animale et de la paléontologie, Anthony Stephen Cheke et Julian Pender Hume, avec une belle épaisseur historique relative à l’ensemble des Mascareignes. Il s’agit de l’ouvrage Lost Land of the Dodo. An Ecological History of Mauritius, Reunion & Rodrigues, pour le moment non traduit en français30. Ces travaux remontent généralement à la formation géologique et l’histoire humaine n’apparaît que lorsqu’il est question de l’extinction d’espèces, comme le solitaire, espèce éteinte d’ibis de La Réunion, parfois assimilé improprement au dodo mauricien, ou comme les tortues terrestres et marines31. Pourtant, cet ouvrage est souvent cité dans les approches historiques de La Réunion. Malgré la brièveté des 14 pages (sur 464) accordée à l’île de La Réunion, l’approche contient toutefois, quelques analyses basées sur l’esclavage et l’histoire de la plantation sucrière. D’après leur analyse,
La principale différence entre les îles [La Réunion et Maurice] est l’émergence à La Réunion d’une paysannerie blanche et pauvre (les « petits-blancs »). […] Ils migrent vers les régions les plus reculées de l’île, les « cirques », les fonds de gorges profondes et les hautes terres froides et brumeuses, auparavant habitées uniquement par des bandes d’esclaves fugitifs qui, pendant des décennies, ont dissuadé les colons par leur présence menaçante32.
Cheke et Hume soulignent qu’en 1854, Hubert-Delisle a décrété que l’ancien bâtiment du Conseil de l’île situé dans le Jardin du Roi, l’actuel jardin botanique de Saint-Denis, serait converti en Musée d’histoire naturelle. En 1855, avec le retour d’intellectuels éduqués à Paris, sont créées à la fois la Société des Sciences et Arts et la Société d’Acclimatation, qui publient deux revues à La Réunion33. L’origine des sociétés savantes est aujourd’hui complétée dans la thèse de Marc Tomas, où il explique que la Société d’Acclimatation et d’Histoire naturelle de l’île est créé pour répondre aux enjeux locaux de la crise sucrière de la décennie de 186034. L’intérêt de l’ouvrage de Cheke et Hume réside dans l’étude de la façon dont les sociétés savantes conçoivent leurs nouveaux « environnements coloniaux »35. Leur livre est en fait un récit décliniste de la wilderness des Mascareignes. Il s’agirait d’une référence pour de futures animal studies sur l’île.
En 2011, une première thèse s’inscrit dans le cadre des risques et catastrophes naturels, l’un des courants classiques de l’histoire de l’environnement : il s’agit de la thèse d’Isabelle Mayer-Jouanjean36. Elle applique une approche culturelle aux risques cycloniques du 20e siècle. Son travail combine des analyses sur les représentations populaires comme des questions politiques, sociales et économiques, par exemple l’absence d’assurance, la lenteur des secours ou insuffisance de subventions. Il s’agit de la première thèse d’histoire environnementale concernant le risque auquel La Réunion est le plus exposé, après les éruptions volcaniques, qui n’a pas encore reçu son étude en histoire environnementale.
La thèse de Jehanne-Emmanuelle Monnier, sur un explorateur scientifique, Alfred Grandidier (1836-1921), a été soutenue en 201337. Du voyageur naturaliste à l’explorateur scientifique colonial. Itinéraires et stratégies d’Alfred Grandidier (1836-1921), titre de sa thèse, complète le travail initié par Isabelle Mayer. Monnier avec sa thèse introduit la perspective de l’histoire des sciences dans l’historiographie environnementale de l’océan Indien, car au départ ces travaux portent essentiellement sur Madagascar. Mais, par la suite, cette historienne a également publié de nombreux ouvrages sur l’histoire maritime, l’histoire des réseaux et des savoirs dans l’océan Indien et, tout récemment, sur l’histoire des maladies à La Réunion38. Elle a aussi publié un article en 2014 intitulé « 250 ans d’anthropisation de l’environnement seychellois » qui correspond vraiment à une histoire environnementale des îles Seychelles. D’ailleurs, la publication de cet article s’est fait dans un numéro de la Revue Historique de l’océan Indien dédié à « l’histoire et l’environnement ». Dans ce numéro coordonné par Prosper Eve, les historiens Daniel Varga, Xavier Le Terrier et Jérôme Froger vont respectivement publier des articles sur la forêt à Bourbon, l’agro-industrie et l’environnement ainsi que la forêt à l’Isle de France39.
Dans ces ouvrages, l’environnement et les sociétés de l’océan Indien configurent le fil conducteur du récit historique. Tout récemment Monnier a co-écrit un chapitre sur l’histoire environnementale de La Réunion40. Elle est de loin la chercheuse en histoire environnementale la plus prolifique de l’île.
En 2013, Grégory Quenet traduit en français une partie de l’ouvrage de Grove. Cet historien, ayant commencé par une histoire des tremblements de terre, dans la lignée de l’histoire des risques, a également travaillé sur l’histoire globale et l’histoire environnementale de nombreuses îles de l’océan Indien, des Seychelles à la Thaïlande41. En parallèle à cela, Quenet rédige un essai très pertinent pour le débats entre l’écologie des pauvres et les courants de conservation et préservation de la nature sur les manières de concevoir l’environnementalisme, « Protéger le jardin d’Eden »42. Il avance l’idée que la vision de Richard Grove, depuis les Suds, et particulièrement les îles, est probablement l’une des formes originales les plus importantes de l’environnementalisme moderne. Cette dernière est fondée sur la conservation de la nature et de la souveraineté alimentaire et énergétique43. Aucun de ces deux ouvrages, ni l’œuvre de Grove, ni sa traduction en français, ne faisaient partie de la bibliothèque universitaire de La Réunion jusqu’en 2017, ce qui en dit long sur la difficile percée de l’histoire environnementale à La Réunion.
En 2014, la thèse de Philippe Holstein, intitulée La soutenabilité des économies insulaires coloniales et postcoloniales, a été soutenue à Science-Po Paris. Il s’agit d’une étude, assez vaste et comportant de nombreux travaux quantitatifs, portant à proprement parler sur l’écologie politique de La Réunion avec une perspective historique. À cheval entre l’économie politique et l’histoire environnementale, Holstein s’oppose souvent à Grove et à tous les « pères » fondateurs de l’environnementalisme réunionnais, comme Poivre et Bernardin de Saint-Pierre. C’est dans ce travail que l’on peut analyser pour la première fois les « limites à la croissance » de La Réunion. Holstein intègre dans ses analyses les approches thermo-industrielles et du métabolisme social44. La Réunion entrerait en plein tournant thermo-industriel dans la deuxième moitié du 19e siècle, comme ce fut le cas à Porto-Rico et à Cuba, des contextes insulaires avec lesquels Philippe Holstein fait des comparaisons. Les crises sanitaires et l’impact sur l’environnement et l’économie trouvent ici leur place45. Avec plus de sept cents pages, le chapitre consacré à la « via créole » vers la durabilité ne manque pas d’originalité46. Holstein a co-rédigé un chapitre qui est le fruit de plusieurs années d’un travail collectif pour faire une histoire environnementale de La Réunion permettant de poursuivre l’œuvre engagée par Richard Grove. Ce chapitre considère l’histoire coloniale, l’histoire de la canne à sucre et l’histoire de l’esclavage comme les trois axes pour une histoire environnementale de La Réunion. Le croisement de ces trois axes permet d’aborder la question de la pénurie alimentaire constante et la propagation des maladies vectorielles47.
En 2018, nous disposons des travaux de l’historien de l’EHESS Alessandro Stanziani sur l’océan Indien, qui publie une histoire des catastrophes, sur les cyclones au 19e siècle48. Stanziani est aussi un des spécialistes de l’histoire des engagées dans l’océan Indien49. Dans ses ouvrages, l’histoire sociale et l’émigration ont un lien avec les catastrophes naturelles, concrètement sur les cyclones à La Réunion. Dans son chapitre de 2018, Stanziani analyse les connaissances sur les cyclones au cours du 19e siècle et l’impact de ceux-ci sur l’économie de la plantation et plus précisément sur l’émigration. Ce livre novateur, dirigé par l’historien canadien de l’océan Indien Gwyn Campbell, intitulé Bondage and the Environment in the Indian Ocean World, est le premier à réfléchir à la place de l’esclavage et de l’engagisme dans l’analyse environnementale de l’océan Indien.
Dans la même optique de lier les aspects sociaux et environnementaux, Bruno Bouet analyse dans sa thèse « l’effort environnemental » que doivent fournir certaines populations à l’égard d’une politique environnementale, liée à la création du Parc national de La Réunion en 200750. Cette thèse a été soutenue en 2019 et publiée en 2022 chez L’Harmattan. Le concept d’« effort environnemental » est emprunté à Valérie Deldrève, Jacqueline Candau et Camille Nous ayant travaillé sur le Parc National de La Réunion. Dans ces travaux, elles le définissent comme un effort généré par les politiques publiques et reposant sur une contribution à la protection de l’environnement socialement différenciée, à double tranchant. L’effort de conservation ou de préservation de la nature, où réside une injustice environnementale, est une question qui a aussi été traitée par Marie Thiann-Bo Morel pour La Réunion51. L’enquête en géographie et sociologie environnementale réalisée par Bouet, et par l’équipe ETTIS de l’INRAE, montre une répartition inégale de la nature et des sentiments d’injustice inhérents entre le peuple autochtone d’un pays postcolonial et les politiques de conservation de la nature occidentale52. L’histoire environnementale du Parc National de la Réunion étudiée dans l’ouvrage de Bouet définit les limites d’une stratégie de muséification de la nature à travers la tension qui se joue entre reviviscence des discours déclinistes sur l’environnement et défense d’une autochtonie créole53.
En 2020, un chapitre du livre écrit par Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, deux historiens environnementaux parisiens institutionnellement reconnus, est consacré spécifiquement à deux auteurs coloniaux des Mascareignes : Pierre Poivre et Bernardin de Saint-Pierre. Fressoz et Locher, partisans de la déconstruction des mythes environnementaux, montrent que Pierre Poivre n’avait pas de vocation à développer la théorie climatique, tandis que Bernardin de Saint-Pierre y a contribué plus que son supérieur, l’intendant Pierre Poivre54. En 2022, après cette critique qui précisait le travail de Richard Grove, Gregory Quenet écrit à nouveau sur la question de l’originalité climatique de Poivre pour clarifier le débat en hommage à l’œuvre de Grove55.
La dernière thèse de notre corpus, soutenue en 2022, est celle écrite par Marc Tomas. La thèse, intitulée Île-jardin ou paradis dégénéré. Une histoire environnementale de l’acclimatation à La Réunion de la décennie 1670 à la décennie 1870, traite des débats récurrents dans l’histoire environnementale tels que l’importation de semences, d’arbres, de plantes et la conservation de la diversité bio-culturelle de l’île à partir des jardins d’acclimatation56. Il y fait une histoire de la science de l’acclimatation à La Réunion, et s’interroge sur les sociétés qui se sont créées pour adapter et améliorer la culture des arbres et des plantes de différents climats, comment les sélectionner et dans quelles conditions optimales les développer. Ces démarches partagent celles de l’historien environnemental Christophe Bonneuil57. Plus d’une centaine de pages sont consacrées à l’analyse de la vie du colon créole Joseph Hubert (1747-1825), qu’il considère comme la personne la plus importante pour l’histoire de l’environnement de La Réunion et qui, d’après Marc Tomas, est un véritable « régime de production des savoirs » à lui tout seul. Ce chercheur, qui est également spécialiste en histoire des sciences, revient également sur l’histoire de toutes les sociétés savantes de La Réunion jusqu’en 1879.
Enfin, dans l’ouvrage sur l’histoire environnementale des îles Entire of Itself ? Towards an Environmental History of Island, un chapitre co-rédigé par Philippe Holstein, Jehanne-Emmanuelle Monnier et Pablo Corral-Broto, vise à poursuivre l’histoire environnementale de La Réunion là où Richard Grove s’était arrêté : 1820. Cette contribution s’inscrit ouvertement dans les études d’histoire environnementale insulaire et décoloniale, en abordant des questions telles que le lien entre déforestation et changement climatique de longue durée, ou encore l’autonomie alimentaire dans une perspective d’histoire sociale et environnementale. Le chapitre introduit, comme nous l’avons évoqué précédemment, l’histoire économique, sociale et sanitaire dans le récit d’histoire environnementale58.
Prise de conscience environnementale : du changement climatique à la conservation d’espaces naturels
Les îles sont des laboratoires pour la science qui découle des observations. C’est un constat pluriséculaire, d’après Fressoz et Locher, « que ce soit à travers le destin tragique de l’île de Pâques chez Diamond ou celui à venir des Maldives : l’île est devenue un laboratoire de récits, le huis clos environnemental qui préluderait à l’avenir de la planète »59. Fressoz et Locher utilisent aussi une citation de Bernardin de Saint-Pierre pour parler des îles comme « un modèle réduit du monde »60. Pour Tomas, Joseph Hubert réduit l’échelle du laboratoire à l’habitation bourbonnaise, qui devient l’échelle la plus pertinente pour comprendre et observer historiquement l’environnement61. Peu importe la focale choisie, l’île Maurice et celle de La Réunion ont été utilisées à des fins d’expérimentation. In fine, deux idées maîtresses formulées par Grove restent inchangées : la découverte du changement climatique sur ces îles, d’une part, et la prise de conscience environnementale sur ces îles d’autre part.
Pour Richard Grove, il n’y a aucun doute, les discours et les liens personnels et épistolaires entre un certain nombre d’officiers des jardins botaniques coloniaux de l’intendant Poivre sont évidents62. Poivre transforme la déforestation en défaut moral, la perte de qualité du sol par la plantation et défend la culture des épices, bien évidemment les épices arboricoles (muscadier, giroflier)63. Il critique la culture de rente du sucre, du café et du coton, parce que le luxe est un abus de richesse et qu’il est improductif, car il estime qu’« une répartition inégale des richesses est préjudiciable à la production »64. Grove soutient que les idées présentées dans les deux ouvrages de Bernardin de Saint Pierre, Études de la nature et Harmonies de la nature, sont pour la plupart empruntées à Commerson et constituent un naturalisme utopique de forte inspiration rousseauiste. Grove tire de nombreuses idées intéressantes qui font l’objet de compilations et de travaux récents65. Il considère, comme pour Poivre et Commerson, que c’est la prise de conscience de la destruction de la faune et de la flore endémiques de l’île Maurice qui a stimulé le discours particulier de Bernardin de Saint-Pierre sur la nature, indépendamment de son attrait pour les idées physiocratiques66.
Néanmoins, d’après les recherches de Fressoz et Locher, Poivre utilise la déforestation du système de la plantation sucrière pour préserver la frontière militaire, objet de son mandat67. Cette frontière militaire, développée par Colbert, était composée par l’exploitation du bois de l’île pour l’industrie navale en cas d’attaque maritime. L’extension de la plantation sucrière provoque la déforestation de cette frontière militaire naturelle. Selon eux, « l’hypothèse de Grove d’un Poivre sensibilisé aux questions environnementales par sa connaissance et son amour de la Chine n’est guère convaincante »68. Fressoz et Locher appuient leur hypothèse sur le fait que Poivre ne publiera rien après son retour d’Isle de France et nulle part ailleurs il ne parlera de changement climatique, de déforestation ou de dessiccation des sols (en dehors de sa correspondance avec le botaniste du Jardin de Pamplemousses Jean-Nicolas Céré). Il est vrai aussi que le mythe du changement climatique lié à la déforestation est déjà évoqué dans les écrits de Christophe Colomb depuis le 14e siècle à l’île à sucre de Madère69. Mais pour Fressoz et Locher, c’est Bernardin de Saint-Pierre qui approfondit le sujet du changement climatique au-delà de la déforestation, il intègre des études sur le rôle des montagnes en élargissant son champ d’étude aux espaces continentaux. À son retour, il publie une relation essentielle pour comprendre le changement climatique qui se produit entre les forêts et les montagnes. Et à partir de ses observations sur l’Isle de France, il reporte à l’Europe et à l’Asie son véritable amour de l’arbre. L’influence de Poivre sur Joseph Hubert est aussi minimisée dans la thèse de Marc Tomas. En toute connaissance de cause, il est possible qu’ils ne se soient jamais rencontrés. Hubert se vante de compter Poivre parmi ses amis, probablement pour se faire reconnaître comme des égaux, alors qu’Hubert est autodidacte. Malgré cela, l’œuvre immense d’Hubert n’avait pas besoin de cette amitié rétrospectivement recréée par les historiens.
Grégory Quenet, persiste à relancer cette prise de conscience environnementale insulaire et coloniale70. D’une certaine manière, il a raison, car, si les thèses de Poivre ont eu une telle influence sur des personnes aussi différentes, avec des parcours aussi distincts, qu’Hubert, Céré et Bernardin de Saint-Pierre, ces idées doivent avoir une certaine validité. Il n’est pas possible que ses disciples, Bernardin de Saint-Pierre, Céré et Hubert, aient été à l’origine de ces théories, Poivre étant le premier à établir la relation entre développement du système de la plantation et déforestation en Isle de France. Peut-être que la conscience environnementale est vraisemblablement née dans ces îles grâce à un groupe de personnes, Le Juge, Cossigny, Céré, Hubert, Desforges-Boucher, Le Comte, etc., ayant réfléchi et expérimenté dans les jardins coloniaux et, parallèlement, sur leurs habitations. Ce que Poivre, Bernardin de Saint-Pierre, mais surtout les créoles Hubert et Céré ont en commun, c’est le lieu de la nature et la nature du lieu. Cette double relation entre « lieu » (île, île non peuplée) et « nature » (tropicale, endémique, australe) est à l’origine, pour Arturo Escobar, de l’assemblage entre les savoirs scientifiques et indigènes dans un endroit clos avec un environnement commun71. La relation entre l’environnement tropical et la société coloniale qui en est issue est essentielle. Le topos est ce qui importe dans cette fragilité environnementale induite par l’homme et perçue de manière révélatrice.
Les aléas climatiques de la sécheresse ont également fait couler de l’encre. Mais la période sèche tropicale à La Réunion est alternée par une période humide. Un des phénomènes le plus important, avec les éruptions volcaniques, est la formation et avancée de cyclones dans l’océan Indien. Comme nous l’avons vu, le cyclone est aussi un objet d’Histoire. L’étude des risques et des catastrophes naturelles est un classique de l’histoire environnementale. Les historiennes et historiens américains ont analysé les inégalités raciales dans le secours après le passage des ouragans aux Etats-Unis72. À ce propos, les deux études de Mayer-Jouanjean et Stanziani sur l’histoire des cyclones sont complémentaires par rapport à l’étude de l’impact des cyclones dans la division sociale à La Réunion. Si la première traite de l’histoire des cyclones au 20e siècle, la seconde est un chapitre de livre qui se consacre au 19e siècle. Pour Mayer-Jouanjean, le politique et la représentation du risque cyclonique sont liés et elle étudie cette relation à travers l’étude des mentalités, des comportements et des croyances. Elle vise à isoler une « culture du risque et une identité cyclonique73 », tandis que Stanziani fait une histoire sociale des risques cycloniques, en prenant en compte la population des engagés. Il démontre comment les colons mesurent le risque et les conséquences du risque pour inclure les coûts économiques dans les contrats74. Mayer essaie de remonter au cyclone de 1718, grâce aux papiers de Joseph Hubert, les mêmes qui permettent à Marc Tomas d’introduire l’écologie et le savoir créole, mais pour le 19e siècle la contribution de Stanziani est plus complète sur le sujet. En ce qui concerne les autres catastrophes naturelles insulaires, l’histoire des éruptions volcaniques ou des interactions homme-animaux pourrait bientôt faire l’objet d’études plus approfondies.
La prise de conscience à propos de la conservation de la nature au 21e siècle s’observe à travers l’histoire de la création d’espaces naturels protégés, comme les parcs nationaux. Historiquement, la création des parcs nationaux commence en Amérique, comme nous le rappelle Bruno Bouet, lorsque les colons et l’armée américains expulsent les Indiens du Yellowstone en 187275. William Cronon nous dit que « le déplacement des Indiens pour créer une uninhabited wilderness […] nous rappelle à quel point la nature sauvage américaine est inventée, construite »76. Plus récemment, Guillaume Blanc réactive le débat avec le concept de « colonialisme vert »77. Cet ouvrage explique comment, en Afrique, la création de parcs nationaux a été un projet colonial de plus. Cela veut dire qu’il s’est fait au détriment de la survie et des moyens de subsistance des populations autochtones. L’autochtonie, c’est précisément le terme choisi par Bruno Bouet pour analyser l’injustice environnementale qui se joue, entre la justice sociale et protection de la nature, dans la création du Parc national de La Réunion. Il mobilise les préjugés forestiers à l’égard des « petits blancs » datant du 19e siècle, pour ne pas accorder le régime de propriété à ces « petits blancs »78. Il considère Thérésien Cadet un célèbre botaniste et universitaire réunionnais, qui a participé à la fondation de la Société Réunionnaise pour l’Étude et la Protection de l’Environnement (SREPEN) (1971). Cadet et la SREPEN ont été familiers des doctrines de la préservation. D’un autre côté, le directeur de l’Office Nationale des Forêts (ONF) de La Réunion depuis les années 1950, Jean-Marc Miguet, était proche de la conservation forestière de manière productiviste. Bouet démontre comment les deux courants, celui de préservation et celui de la conservation omettent, volontairement ou non, « l’histoire du peuplement des Hautes Terres de l’île et l’imputation de la responsabilité de la dégradation de l’environnement aux populations les plus marginalisées »79. « Hordes de petits blancs », « hordes de vagabondes », méthodes culturales « dangereuses et archaïques », « dégénération », ces termes néocoloniaux se diffusent dans les rapports officiels, les publications et dans la presse pour protéger l’environnement réunionnais entre la fin du 19e siècle et la moitié du 20e siècle80. Il reste encore beaucoup à écrire sur l’histoire environnementale de la biodiversité et de la conservation de la nature à La Réunion. La justice environnementale et la reconnaissance des pratiques autochtones ou locales ont également une histoire. Une des questions essentielles, qui découle de cette critique décoloniale aux politiques de préservation et de conservation de la nature, est comment l’écologie créole a été définie.
De la colonialité environnementale aux écologies et savoirs créoles
Qu’est-ce que l’écologie créole ? Dans sa thèse, Marc Tomas aborde les observations scientifiques du 19e siècle sur la flore de Bourbon. Il étudie les œuvres de Bory de Saint-Vincent (1778-1846), Louis Marie Aubert du Petit Thouars (1758-1831), le créole Eugène Jacob de Cordemoy (1835-1911) et Pierre Rivals (1911-1979). Il indique que les travaux de Bory de Saint-Vincent vont compléter ceux de Philippe Commerson effectués trente ans plus tôt. Bory de Saint-Vincent observe et nomme de nombreuses espèces végétales, indigènes et naturalisées. C’est peut-être le travail de Tomas qui est le plus clair sur ce que signifierait une histoire d’une écologie créole. Tout d’abord, il divise l’histoire environnementale de l’île en fonction du projet social et politique. Une brève période de deux décennies d’« île-prison » durant laquelle l’île constituerait, d’après Tomas, un « anti-jardin », en raison de l’utilisation de la prison punitive « hors-monde » et des difficultés rencontrées pour peupler et circuler dans l’île, avec une nature « inhospitalière »81. C’est-à-dire, en raison du statut antinomique de l’île par rapport à l’occupation française à Fort-Dauphin (jugée plus civilisée). Elle serait suivie d’une période de « mise en jardin » de l’île, qui contrasterait avec l’extraction massive des ressources naturelles végétales, de biomasse, de l’île Maurice. L’extinction de l’ébène par les Hollandais à l’île Maurice marquera le début de cette extraction, suivie de la plantation sucrière française basée sur l’esclavage, que Poivre dénoncera. Les tentatives de Philibert de Commerson (1727-1773), Pierre Poivre (1719-1786), Bernardin de St-Pierre (1737-1814) et le créole mauricien Jean-Nicolas Céré (1738-1810), d’introduire des arbres à épices n’ont pas porté leurs fruits à l’Isle de France. Malgré la présence d’une des merveilles du monde selon Milon, le jardin botanique de Pamplemousses82.
En outre, Tomas analyse la déprédation de la nature par les premiers colons sur l’île, celle-ci s’est effectuée sur une faune composée d’espèces endémiques et d’autres espèces introduites par des expéditions européennes ou inconnues83. Parmi les espèces animales, dont beaucoup vont disparaître au 17e siècle, on trouve des perroquets de toute couleur et de plusieurs espèces, des tourterelles, des aigrettes blanches et grises, des cormorans, des flamants, des solitaires, des oiseaux bleus, des ramiers, des bécasses, des râles, des huppes ou des callendres, des merles et grives, des papangues, des pieds jaunes, des émerillons, des tortues terrestres et marines, des chauve-souris, des tanrec, etc.84. Parmi la liste des espèces introduites, mais dites sauvages, on y rencontre des oies sauvages, des canards de rivières, des poules d’eau, des pigeons sauvages, des cochons, des cabris, des cailles, des moineaux, des cardinaux, etc. Selon Tomas, c’est un véritable éden85. Cette biodiversité de l’île subit, selon Campbell, une déprédation sauvage, dans un système de colonialité environnementale total, où hommes, flore, animaux, sont assujettis86. Les tortues terrestres et marines disparurent complètement, de même que le solitaire. De nombreuses autres espèces s’éteignirent également ou furent menacées d’extinction. Prosper Eve, décrivait déjà les premiers colons comme de « notables prédateurs », en se basant sur les sources d’Antoine Boucher (1840)87.
Si Tomas touche à l’histoire des mentalités et du sensible, en invoquant Alain Corbin, Ève avait aussi l’histoire des mentalités pour analyser cette prédation. Pour Eve, les idées de durabilité étaient exprimées en langage religieux de l’époque chrétienne. Ainsi la « grâce du seigneur » d’avoir des tortues, se traduisait par une « obligation à Dieu » de conserver ces tortues88. La prédation se devait au goût et dépassait les strictes besoins alimentaires, car au 18e siècle « anéantir une race d’animaux, tortues marines et terrestres », était une pratique pouvant aboutir à prendre le foie de ces tortues et nourrir les porcs et les sols89. En conséquence, en 1840 il ne resta aucune tortue terrestre et presque toutes les tortues marines avaient disparu des plages réunionnaises.
Le débat autour de la prédation d’espèces entre le 17e et le 18e siècles se clôture après l’extinction de certaines d’entre elles. Ce débat se transforme autour du concept d’autosuffisance alimentaire dans les décennies postérieures. L’île qui était un lieu vivrier, une escale de choix pour les bateaux de la route des Indes, s’est transformée en colonie aux cultures spéculatives, avec le café, et ensuite le sucre. La capacité à nourrir la population (colons, affranchis et esclaves, et après engagés) est devenue au 19e siècle une question essentielle pour l’organisation de la colonie. Le développement de la culture de la canne et le besoin de nourrir les esclaves et les engagés vont configurer les limites écologiques de la société créole. Pour Holstein, il a existé une seule « autosuffisance de 1785 à 1835 grâce à une production annuelle moyenne de 15 000 tonnes de maïs cultivées sur près de 20 000 ha, soit 23 % de la surface agricole utile », avec une population comprise entre 50 000 et 75 000 habitants. Holstein affirme que, avant le tournant thermo-industriel à La Réunion,
l’essentiel des besoins proviennent de sources biologiques, plus ou moins reproductibles localement. Désormais, les économies insulaires dépendent de livraisons de charbon, d’engrais chimiques, de pesticides, de lames d’acier, etc. entraînant une augmentation de plus en plus marquée des importations en volume comme en valeur90.
Les débats actuels sur la souveraineté alimentaire91 nous ont également obligés à raviver les polémiques concernant la perte des cultures vivrières : des thèmes récurrents de l’histoire de La Réunion92. De même que Grove a mis en lumière la conscience environnementale, l’histoire environnementale de la prédation et de l’extractivisme sur ces îles devrait faire l’objet de recherches plus approfondies afin de définir la durabilité insulaire et créole.
Outre le défi alimentaire, les épidémies et les maladies tropicales, ainsi que les bio-savoirs qui permettent de les soigner, ont constitué d’autres problématiques posées aux écologies créoles. La plupart des épidémies à La Réunion proviennent de la traite des esclaves et du commerce des engagés. Les épidémies de variole (1729, 1852)93, de choléra (1819, 1859)94 et de la peste font de la santé un objet d’histoire sociale, des sciences et environnementale95. La Réunion fut, dès le départ, un laboratoire d’acclimatation, commercial et aussi pharmaceutique. D’après Fressoz,
l’inoculation [de la petite vérole] fut pratiquée sur une tout autre échelle qu’en métropole : en 1756, alors qu’on ne compte que quelques inoculés à Paris, le gouverneur des îles de France et de Bourbon (Maurice et La Réunion) fait inoculer 400 noirs96.
L’interdépendance et la mobilité de la médecine dans l’océan Indien ont aussi été abordées dans un article de l’historienne Jehanne-Emmanuelle Monnier. Elle y expose qu’il existe entre le 19e et le 20e siècles des cercles de diffusion de cette science à l’échelle régionale97.
La médecine traditionnelle a également été introduite dans l’étude des savoirs « créoles ». Monnier et Ramsamy analysent les maladies contagieuses sous l’angle des croyances créoles. Leur ouvrage retrace l’histoire du choléra à La Réunion, qui avait nourri, notamment, quelques articles de Sudel Fuma et d’autres chercheurs98. Marc Tomas introduit également la question du savoir créole, suivant la longue tradition du savoir profane, ou pratique, par opposition au savoir scientifique. Ainsi, l’histoire de la flore utilisée en médecine traditionnelle suit les étapes décrites précédemment par Sudel Fuma99. Toutefois, les nouvelles histoires environnementales n’ont pas suivi la voie de Sudel Fuma consistant à analyser ces questions à travers le prisme de l’inégalité, du racisme et de la classe. Certains sujets, tels que l’épidémie du paludisme et l’histoire de son éradication100, le chikungunya ou la dengue, n’ont pas encore été abordés dans le cadre de l’histoire environnementale postcoloniale. Ces maladies dépendent également de vecteurs tels que les moustiques, le Mosquito Empires décrit par John McNeill pour la Grande Caraïbe restant à écrire dans l’océan Indien101.
Conclusion
L’historiographie environnementale de La Réunion a connu un essor depuis 2011. Effectivement, cinq thèses traitant de sujets à portée environnementale se sont effectuées à l’Université de La Réunion, à Science-Po Paris et à l’INRAE et à l’Université de Bordeaux depuis cette date. Les ouvrages de Isabelle Mayer-Jouanjean, Jehanne-Emmanuelle Monnier, Philippe Holstein, Bruno Bouet et Marc Tomas sur les cyclones, les naturalistes, la durabilité, le parc national et l’acclimatation, respectivement, sont le fruit de l’émergence de la discipline de l’histoire environnementale et de l’appropriation scientifique. Plusieurs articles et chapitres d’ouvrage sur le sujet dans des revues et maisons d’édition spécialisées, en anglais et en français, confirment ce renouveau. Le vide qui existait malgré la publication de Grove a été comblé par cette éruption du champ de l’histoire environnementale à La Réunion. Les récentes interprétations de Grove par Fressoz, Locher, Tomas et Quenet démontrent l’importance de cet ouvrage. Mais il y a eu d’autres figures plus locales aussi intéressantes et encore plus négligées que Pierre Poivre ou Bernardin de Saint-Pierre, comme Jean-Nicolas Céré et Joseph Hubert.
Vient ensuite tout ce qui a trait à la durabilité et à la conservation. Quant aux absences, il reste à travailler sur le métabolisme social, l’un des courants les plus prolifiques et interdisciplinaires de l’histoire environnementale. D’autres champs restent à approfondir comme l’histoire environnementale des maladies, et l’histoire environnementale de la pollution de l’air, du sol, des cours d’eau, des corps humains exposés à des produits chimiques, comme les pesticides (DDT, glyphosate, etc.). L’absence de catégories spécifiques à la justice environnementale est plus que surprenante. Les thèses en sociologie de l’environnement de Bruno Bouet et en sciences politiques de Philippe Holstein ont réussi à combler cette lacune, malgré l’importance des chantiers à exhumer.
Il est clair que les îles très éloignées des continents créent des système-mondes miniatures, mais ces mondes insulaires sont interconnectés, comme l’a montré Jehanne-Emmanuelle Monnier. La nature du lieu et la place de la nature pour une île tropicale ne dépendent pas seulement du topos de l’île, mais sont liées à tout un système-monde bien plus ancien que le colonialisme102.
Remerciements
Je tiens à remercier Jehanne-Emmanuelle Monnier, Philippe Holstein et Marc Tomas pour leurs discussions sur l’histoire environnementale de l’océan Indien. Merci à Marc pour ses critiques et corrections plus détaillées.