« Macédoine de fèves des marais » ; « entremet de hâtelettes de rognons de coq » ; « savate de veau à l’esturgeon » ; « côtelettes à l’estoc », « en redingotes », « en papillotes », « en caisson », « en canon », « en surprise » : ce sont les titres de quelques-unes des 2300 recettes du célèbre cuisinier François Marin. Elles évoquent un monde bien éloigné du nôtre, celui de la grande cuisine aristocratique qui était encore alors le référent de toute pratique culinaire. Si beaucoup de techniques ont survécu, le nom des mets − « célestine », « panachines », « animelles » ou « amourettes » − prend à nos yeux le charme fantomatique des mondes engloutis. Quant aux préparations « en cartouche », « à la Villeroy », « au Père-Douillet » ou « à la Dauphine », elles furent pour nombre d’entre elles emportées dans le tourbillon de la Révolution. Les recettes de François Marin sont consignées dans un livre qui fut l’un des grands succès éditoriaux du XVIIIe siècle, La Suite des Dons de Comus. Mais c’est la préface de la première édition1 qui nous intéresse aujourd’hui, un « Avertissement » rédigé non par le cuisinier – Les Dons de Comus parut sans nom d’auteur − mais par deux savants, deux intellectuels2 qu’on ne se serait pas attendu à trouver là. Cet « Avertissement »3 mit le feu aux poudres : une première riposte fut lancée par un ambassadeur dans une Lettre d’un Pâtissier anglais au Nouveau cuisinier français4. Une dernière offensive5 venue de ce même camp quelques mois plus tard, donna l’impression, d’ailleurs fausse, que le combat était clos. Selon Jean-François Revel6, cette première polémique de l’histoire de la cuisine atteste la constitution du champ auquel Joseph Berchoux donnera son nom quelques cinquante ans plus tard, la « gastronomie ». Mais elle coïncide si bien avec ce qui, dans le même temps, s’érige en idéal de modernité culturelle que de la gastrocritique à la critique tout court, il n’y a que le zeste. On examinera ici cet ensemble de textes où la cuisine fait paravent à la philosophie comme un dispositif de légitimation à la fois idéologique et esthétique. Ce n’est pas seulement affaire de goût mais révision des représentations intellectuelles et des références axiologiques. On s’étonnera peut-être que de si grands mots soient prononcés pour d’aussi petites choses que des sauces et des ragoûts mais tel est le paradoxe de l’art, y compris l’art culinaire, qu’il donne forme à des pensées que dans d’autres sphères, savants, philosophes et intellectuels nomment et théorisent. Ainsi, en 1739, poussées par l’irrésistible mouvement du progrès qui, depuis La Varenne, coïncide avec l’individualité du talent, les valeurs des Lumières vinrent pointer le nez dans l’arrière-cuisine.
Les Dons de Comus tranche sur les réceptaires d’époque tels que Le Cuisinier royal et bourgeois de François Massialot7 ; sa déclaration liminaire a de quoi surprendre : son « but n’a point été d’apprendre à faire la cuisine »8. C’est dans le dernier paragraphe que François Marin, d’une plume que l’on sent différente de celle du reste de la préface, présente « le dessein et le plan » de son livre ; son véritable projet est de « faire l’anatomie du Bœuf, du Veau, du Mouton »9, donner un « répertoire » de mets, une « liste de sauces », plusieurs « menus en gras et en maigre pour les quatre saisons de l’année »10. Ce n’est donc pas un livre de recettes, informations reçues en vue de leur exécution pratique mais une bibliothèque d’idées pour ceux qui, officiers de bouche ou particuliers, veulent recevoir et avant cela, concevoir les principes des ingrédients dont la nature et la combinaison guideront les choix du repas. Il n’y que des « sauces nouvelles les plus friandes et les plus légères » que « le cuisinier croit devoir marquer la façon parce qu’elles ne sont pas encore fort communes »11. L’exception vise l’accessibilité de la lecture pour qui ne serait pas au fait des modes culinaires, et de fait ce sont bien les seules « recettes » proprement dites du recueil. Dans sa conclusion, Marin annonce d’ailleurs le projet d’un livre plus vaste et surtout plus conforme aux principes du « manuel » : il « donner[a] sur la même matière un ouvrage plus étendu, qui, réunissant la pratique moderne avec l’historique formera un corps de cuisine complet »12, ce sera la Suite des Dons de Comus13. Le premier livre de Marin14 est donc un événement de l’histoire culinaire française mais sans doute est-il resté confidentiel eu égard à son contenu. Comme l’écrit par la suite le « pâtissier anglais » dans l’« Avertissement » de sa Lettre, il « semble n’avoir été mis au jour qu’en faveur de l’ingénieux Discours sur la Cuisine, qui est à la tête »15. C’est donc aux Pères Bougeant et Brumoy, auteurs de ce discours qu’il doit d’avoir traversé les siècles.
La personnalité des deux préfaciers mérite qu’on s’y arrête : le Père Bougeant est un historien célèbre, spécialiste du traité de Westphalie sur lequel il a publié plusieurs ouvrages ; le Père Brumoy, un antiquisant, contributeur régulier du Journal des Savants, auteur d’une Décadence de la poésie latine et d’un Théâtre des Grecs en treize volumes très appréciée de Voltaire. Brumoy surtout nous intéresse : ce prolifique polygraphe a également publié des livres d’histoire, des poésies, des comédies, des tragédies, un traité sur la verrerie, divers discours et plaidoyers dont un intéressant Plaidoyer pour la Paresse. Parmi les écrits de cet esprit curieux, il vaut de s’arrêter sur son Discours sur l’usage des Mathématiques par rapport aux Belles Lettres16 de 1725 : bien qu’il s’y applique à de plus nobles matières que la cuisine, il y énonce en effet l’un des principes qui justifieront quelques années plus tard son intérêt pour l’ouvrage de Marin. Ce Discours sur l’usage des Mathématiques jette en effet une passerelle nouvelle entre les disciplines et les arts en faisant des Mathématiques la voie d’accès à toutes les autres connaissances. Même s’il reconnaît que « chaque science a son tribunal à part », Brumoy célèbre « l’esprit de méthode, né des Mathématiques », esprit « si universellement répandu de nos jours » qu’il a renouvelé toutes les disciplines jusqu’au « Génie de la littérature » qui paraît pourtant lui être le plus opposé. Car en tout, l’esprit de méthode
[…] c’est la proportion, c’est un assemblage de rapports mutuels […] qui saisit l’âme, et [grâce à lui], notre siècle a trouvé l’heureux secret d’unir la solidité des sciences abstraites avec la politesse des connaissances de goût17.
Les « connaissances de goût » désignent principalement les Belles Lettres dans le Discours sur l’usage des Mathématiques mais on verra que le même raisonnement s’applique à la cuisine, connaissance du goût auquel Brumoy prêta ses lumières ; dans les deux cas, c’est à l’esprit mathématique que tient l’heureuse union de la science abstraite et de la pratique18 de la cuisine, dans le cadre d’une « politesse » qui est l’horizon social de toute culture19.
Ces considérations soutiennent l’intérêt de Brumoy pour les inventions culinaires de François Marin. Car c’est bien à « la singularité de sa méthode »20 que le « cuisinier » des Dons de Comus attribua la nouveauté de son ouvrage, et s’il faut prendre au sérieux cet éloge préliminaire de l’esprit mathématique, c’est qu’aux yeux des deux érudits jésuites il couronne toute discipline d’une égale dignité. On perçoit pourtant une certaine espièglerie dans la façon dont les deux Jésuites s’amusèrent, à jouer au cuisinier : tout en excusant leur prête-nom « de ne pas entrer dans un détail savant qui ne conve[nait] guère à sa profession »21, ils prirent plaisir à étaler leur science, et elle était vaste. Il n’était pas inhabituel à cette époque de voir les grands ouvrages de cuisine ornés de préfaces sérieuses, voire raisonneuses : les cuisiniers y justifient leur art et entrent volontiers dans des considérations – diététiques, hygiéniques, historiques, voire morales – qui ont de quoi surprendre aujourd’hui22. C’est, comme l’écrit Jean-François Revel, le temps du « cuisinier pensant »23, lequel par son prestige vint remplacer, dans les bonnes maisons, la cuisinière. Ceci acheva la dégradation amorcée dès l’époque de Taillevent selon laquelle la cuisine d’instinct, celle des femmes, devait être reléguée derrière la cuisine élaborée et savante des hommes, ce dont l’histoire des grands Chefs se fait l’écho jusqu’à de récentes décennies. Dans la préface du Cuisinier royal24, Massialot se livrait déjà à d’abondantes réflexions sur les vertus de la tempérance et sur le bienfait que la Providence avait fait aux hommes en leur accordant de pouvoir jouir des biens de la terre. Quant à Meusnier de Querlon, le préfacier de la Suite des Dons de Comus, il se pliera quelques années plus tard au même genre d’exercice : sous sa plume, la question culinaire s’y trouvera renvoyée aux grands enjeux de l’aventure humaine depuis la création du monde, à travers la perspective théologique de Bossuet dans son Discours sur l’Histoire universelle25, et la perspective médicale de M. Cheyne, « célèbre médecin anglais »26, dans son Essai de la manière de conserver la santé. Rien de moins.
Mais la préface des Pères Bougeant et Brumoy dépasse de loin ces habitudes éditoriales à la fois par l’étendue de leur érudition et par la nature de leurs jugements. L’histoire des peuples et des pratiques alimentaires s’y déploie depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine, à travers Plutarque, Lucien, Macrobe, Juvénal, Xénophon ou Pausanias. La dignité du fait culinaire est établie tout au long de ce panorama mais cette plongée dans l’histoire n’a réellement qu’un but : faire sonner l’heure de la rupture. Car « aujourd’hui », avec « moins d’embarras et moins d’appareil, » et « avec autant de variété », on fait une cuisine « plus simple, plus propre et peut-être encore plus savante »27. A la fois plus simple et plus savante : le paradoxe ainsi posé dégage d’emblée l’ambition des bons Pères sous le masque du nouveau Cuisinier. La simplicité leur paraît répondre aux besoins d’une nourriture moins lourde, mais en outre, sauf à verser dans la pure frugalité, elle réclame aussi un sens de l’assemblage des ingrédients, une complexité des opérations, un raffinement des goûts qui ne peuvent s’obtenir que grâce à l’esprit de méthode vanté par Brumoy, selon lequel tout est affaire de proportion et d’équilibre.
En préfaçant l’ouvrage de François Marin, les Pères Jésuites ne se doutaient sans doute pas de ce qui allait suivre : un « pâtissier anglais » puis un « cuisinier philosophe » allaient se relayer pour les éreinter, eux et la cuisine nouvelle qu’ils avaient tant vantée. Quelques semaines seulement après la publication des Dons de Comus, Roland Puchot Comte des Alleurs se déchaîna contre « le docte Avertissement » de sa préface, d’abord parce qu’il était docte, ensuite parce que le terrain sur lequel il entraînait la cuisine supposait une recomposition des disciplines qui lui paraissait contre-nature. De même que le « Génie de la littérature » se voyait renvoyé par Bumoy à l’esprit des mathématiques, de même la cuisine nouvelle passait de la pratique du goût au goût de la théorie, des techniques du plaisir au plaisir de la réflexion et de l’invention conceptuelle :
Nous gagnerons [à le lire] bon nombre de cuisiniers savants, qui ne manqueront pas d’employer leur esprit méthodique à perfectionner la cuisine, en la traitant comme les autres sciences par les règles de la géométrie28.
L’ironie souligne la révolution intellectuelle dont les Jésuites se sont fait les champions. Jusque-là et depuis la plus lointaine Antiquité, c’est le médecin principalement qui s’intéressait à la cuisine et à l’influence de l’aliment sur le corps. L’Avertissement des Dons de Comus introduit l’idée que c’est avec l’esprit que l’aliment est en relation. Pour des Alleurs, là est le scandale. Le Cuisinier désormais, géomètre ou chimiste, prétend être un savant ; le procédé culinaire inventé par Marin, un bouillon archi-concentré nommé quintessence, est l’emblème de ce rééquilibrage entre l’idée et la matière ; il fait entrer l’art culinaire dans le domaine de l’abstraction : en effet, la quintessence n’est pas seulement une technique au service de la finesse et de l’enrichissement du goût, elle est la marque d’un ordre spirituel imposé par l’homme sur le un monde comestible. Jusqu’aux confins de l’univers, soit pour le Cuisinier dans la région des jus, des extraits, des sauces ou, comme l’on disait alors des « restaurants », l’esprit humain distingue, évalue, sépare, recompose, organise. Du passé il fait table rase et de la nature aussi, non pour l’écraser sous l’abondance et l’ornement comme le faisait grossièrement la cuisine ancienne mais pour l’exprimer et la démontrer : une nature plus que nature, qui est le comble de la nature en étant précisément son contraire :
La Cuisine moderne est une espèce de chimie. La science du Cuisinier consiste aujourd’hui à décomposer, à faire digérer et quintessencier des viandes, à tirer des sucs nourrissants et légers, à les mêler et les confondre ensemble, de façon que rien ne domine et que tout se fasse sentir29.
La structure des plats dépendra désormais de ce concentré fluide et extrêmement savoureux dans lequel une énorme quantité de chairs (tranches de bœuf, jarret de veau, poule, perdrix, jambon, plus quelques légumes et aromates) s’est abolie en s’exaltant ; plus rien n’y subsiste des formes, des textures, des couleurs, des saveurs même des ingrédients originels. Que le goût en soit plus intense ne suffit pas à faire adopter à des Alleurs le procédé de François Marin car le « pâtissier anglais » a parfaitement saisi que les inventions culinaires ne sont que la forme accessoire d’une bataille d’une tout autre ampleur, une bataille idéologique qui tient tout entière dans le syllogisme suivant :
Les idées de notre corps dépendent de la constitution organique du corps. Or la constitution organique du corps dépend absolument de la qualité des aliments qui servent à le réparer. Donc les idées de notre esprit dépendent ordinairement de la qualité de nos aliments30.
Ces propositions qui n’apparaissent pas en tant que telles dans l’« Avertissement » des Jésuites, le sous-tendent de part en part. L’idée qu’il existe un lien entre la nature matérielle des corps et la nature immatérielle de l’esprit, et que plus généralement les circonstances influencent les idées ou les talents des hommes, est bien l’un des clivages qui avaient opposé, cinquante ans plus tôt, Fontenelle aux partisans des Anciens. Dans sa Digression sur les Anciens et les Modernes en 1688, Fontenelle, promoteur de l’esprit géométrique, selon les principes de Brumoy31, avait en effet rattaché la supériorité des Modernes au refus général d’une intangibilité de l’aventure humaine, à la conviction d’un homme historique, relatif, soumis aux circonstances étrangères « telles que sont le temps, le gouvernement, l’état des affaires générales » et les climats :
Les idées sont comme des plantes ou des fleurs qui ne viennent pas également bien en toutes sortes de climat. Peut-être notre terroir de France n’est-il pas propre pour les raisonnements que font les Egyptiens, non plus que pour leurs palmiers ; et, sans aller si loin, peut-être que les orangers qui ne viennent pas aussi facilement ici qu’en Italie, marquent-ils qu’on a en Italie un certain tour d’esprit que l’on n’a pas tout à fait semblable en France. Il est toujours sûr que par l’enchaînement et la dépendance réciproque qui est entre toutes les parties du monde matériel, les différences de climats, qui se font sentir dans les plantes doivent s’étendre jusqu’aux cerveaux et y faire quelque effet32.
« La nature [écrit encore Fontenelle] a entre les mains une certaine pâte qui est toujours la même, qu’elle tourne et retourne sans cesse en mille façons [...] »33. Esprit d’orange, nature boulangère… Au tournant du siècle, les Modernes parlaient donc comme des cuisiniers. Et visiblement, la métaphore de la pâte pétrie fait scandale puisque l’un des contradicteurs de Fontenelle, Gottschet, lorsqu’il publie en 1727 ses Notes sur la Digression de Fontenelle, reprend l’image pour en repousser le matérialisme sous-jacent :
La science toute entière va contre cette philosophie de boulanger, philosophie qui fait tout à partir d’une pâte unique absolument comme si nous étions des petits pains ou des biscuits ! Mais supposé que la nature soit une boulangère, ne pourrait-elle faire aussi des pâtés et des tartes ? Et Monsieur Fontenelle ferait-il du pain noir de Westphalie et du gâteau aux amandes à parti d’une pâte unique ?34
N’était-il pas acquis jusqu’ici que le seul pétrissage était celui de la glaise dont Dieu avait tiré les hommes ? à la place du Grand Potier de la Genèse, une nature boulangère jette la philosophie traditionnelle dans le pétrin. Dans cette querelle qu’on n’ose plus qualifier de gastronomique tant elle en dépasse le domaine, les préfaciers des Dons de Comus s’expriment comme Fontenelle et comme tous ces Modernes qui n’hésitent à retourner en tous sens aliments et origine de la pensée. Le « pâtissier anglais » ne s’y trompe pas lorsqu’il s’en prend à travers eux à « l’esprit philosophique », fléau du temps, qui
[s’est répandu dans la Nation française] depuis le sceptre jusqu’à la houlette et non seulement dans nos Académies, chez nos femmes, chez nos artisans mais s’est introduit jusque dans nos cuisines, et qui ne dédaigne pas de prêter son ministère à une profession qui étant la mère nourrice des Médecins était sans raisons regardée comme l’antipode de la philosophie.
Pourtant La Lettre d’un Pâtissier anglais au Nouveau cuisinier français ne s’avance pas sur le terrain de la controverse philosophique35 et quitte rapidement aussi le sujet de la cuisine. La satire est son domaine et son arme, l’ironie. La répétition des mots de l’adversaire qui est un des procédés habituels de la parodie, fait sonner deux des expressions utilisées par les Jésuites pour désigner l’élite du goût nouveau : « excessivement délicat » et « délicatement voluptueux ». En les répétant de façon obsédante, « le pâtissier » stigmatise l’un des traits de la Nouvelle Préciosité auxquels appartiennent Fontenelle, Houdar de la Motte, Houteville ou Marivaux : ce mouvement se caractérise par la cérébralité et la subtilité des réflexions, la sophistication de l’expression, et par « la vague néologique qui déferle sur la langue » selon Fabienne Boisseiras36. L’intellectualisation si sensible dans l’« Avertissement » des Dons de Comus trahit l’influence de ce courant reconnaissable au sensualisme diffus de ses thèses comme aux affèteries de son style ; ainsi surgit sous la plume des Pères Jésuites un néologisme remarquable, le mot « terrestréité »37 qui sert de repoussoir à leur idéal d’abstraction :
Les viandes les plus grossières y déposent par l’action du feu leurs terrestréités ; quelquefois même elles perdent entièrement leurs qualités naturelles et leur goût pour prendre un goût tout opposé et des qualités tout à fait contraires38.
La dérivation propre signe l’appartenance de Bougeant et Brumoy à ce courant de la Nouvelle Préciosité, tout comme leur foi dans les progrès de l’esprit humain, leur conviction même nuancée de la supériorité des Modernes, et leur culte de « l’esprit », valeur nouvelle qui se substitue à celle de « nature » comme à celle de « raison ». La cuisine moderne est au fond, selon l’« Avertissement », la recherche d’une anti-nature qui marque la supériorité de l’esprit de l’homme sur la perdrix, le coq, le clou de girofle et le jambonneau. Affaire de chimie, de physique et géométrie, la cuisinie nouvelle invente des formes qui sont autant de saveurs, et des saveurs qui sont autant de pensées. Dans cette période intermédiaire des Lumières naissantes, si marquée par les polémiques, l’auteur de la Lettre d’un Pâtissier anglais a choisi clairement le camp de ceux qui résistent aux percées d’une modernité dans laquelle ils ne voient qu’une mode :
Je ne me lasse point [écrit des Alleurs] d’admirer le progrès rapide que le bon goût a fait dans la Nation. Il y a vingt ans que le choix des viandes, quelques ragoûts simples et d’excellents vins faisaient tout le mérite d’un souper. On avait surtout une attention scrupuleuse sur le choix, le nombre et la convenance des conviés. Aujourd’hui les choses sont sur un autre pied. Un souper n’est point dans les règles, et vous n’oseriez prier des gens de bonne compagnie, si vous ne débutez par deux services de hors d’œuvre alambiqués, relevés de six entrées quintessenciées, suivies du rôti et de deux services d’entremets ; le tout terminé par un fruit monté et historié qui, en dérobant aux conviés le plaisir de voir quelquefois de fort jolis visages, leur laisse seulement la liberté de s’entretenir.
Les réactions du « pâtissier » anglais recoupent les mêmes lignes idéologiques que la critique que Rousseau fera un peu plus tard de la société de son temps : la nouvelle cuisine et les soupers du temps sont parisiens, mondains, cérémonieux, sensuels, sophistiqués, superficiels, dénaturés. On devine, en arrière-fond, l’âge d’or d’une « Cuisine gauloise » simple, solide, roborative, provinciale, naturelle et avec elle, le regret du « badinage naïf » des soupers d’antan. En changeant de cuisine, on a donc changé de monde. On ne s’étonnera pas que Rousseau ait possédé, dans un recueil de pièces diverses reliées en 1740, cette Lettre d’un Pâtissier anglais. Car Rousseau lui aussi identifiait nourriture et culture, façons de manger et façons de penser. On connaît son intérêt pour les régimes alimentaires dans la Lettre à d’Alembert, La Nouvelle Héloïse ou Emile39. Comme l’a montré Jean-Claude Bonnet dans son ouvrage La Gourmandise et la faim – Histoire et symbolique de l’aliment (1730-1830)40, pour Rousseau comme pour beaucoup d’autres écrivains du XVIIIe siècle, la question alimentaire qui est au croisement des domaines économiques, sociologiques, philosophiques et scientifiques, est une question qu’il faut penser41. L’Encyclopédie ne comptera pas moins d’une quinzaine d’articles sur ces sujets42. Mais chez Rousseau, bien que la question alimentaire soit une question sérieuse, elle se prête aussi merveilleusement à la polémique. Comme en atteste sa Correspondance, retiré à Montmorency en 1759, il aimait connaître et commenter les recettes de cuisine à la mode à Paris et se faisait envoyer des cahiers de menus pour « voir le nom de tous les ragoûts fins qui empoisonnent si agréablement : le boeuf à la Sylvie, les mauviettes à la Genevoise et les poulets à la mousseline »43. On dit même qu’il les recopiait en se tordant de rire.
En réponse aux deux éminents Jésuites qui avaient préfacé Les Dons de Comus un certain Ambassadeur prétendument pâtissier donnait ainsi carrière à une verve satirique comiquement réactionnaire et par là-même profondément dans l’air du temps. Mais on n’en resta pas là. Un officier de la Bibliothèque royale, vint à la rescousse de la cuisine traditionnelle par la voix d’un « cuisinier-philosophe » et entra à son tour dans la querelle avec une Apologie des Modernes44 au titre antiphrastique. Personnage assez considérable, ce Meusnier de Querlon fut homme de lettres, éditeur, journaliste et on lui doit la première édition du Journal de voyage en Italie de Michel de Montaigne (1580-1581) dont le manuscrit venait d’être découvert par l’Abbé de Prunis, historiographe du Périgord. Dans les milieux lettrés, on s’occupait donc sinon de cuisine du moins de ce qui s’engage à travers elle de représentations, de conceptions de l’utile et de l’agréable, de valeurs esthétiques et morales. L’Apologie des Modernes marque en effet et plus nettement encore le champ de bataille sur lequel l’ouvrage du cuisinier Marin entraîna les intellectuels de son temps. Cette Réponse au Pâtissier anglais est en réalité une surenchère, feignant de prendre le parti de l’« Avertissement » pour le détruire de l’intérieur. Meusnier de Querlon est en effet sur la même ligne que le « pâtissier anglais ». Or, seulement deux années plus tard, en 1742, il deviendra le préfacier de la Suite des Dons de Comus, s’employant, comme il sied à un préfacier, à vanter les bienfaits de la « méthode » de Marin. Que faut-il en conclure ? Que Meusnier de Querlon a changé de camp ? Que la cuisine nouvelle s’est peu à peu imposée ? Plus probablement que la nouvelle cuisine n’est pas l’objet visé par Meusnier de Querlon, mais qu’il pourfend, à travers elle, la nouvelle philosophie qui s’en est emparée pour déployer son étendard sur tous les fronts, dont celui de la gastronomie que des cuisiniers inventifs ont mis à la mode. Il y a là en tout cas un signe de l’incroyable frénésie polémique de cette période où les lignes idéologiques ne cessent de bouger. Pour preuve encore, dans notre champ, la situation de l’un des protagonistes de notre polémique, le Père Bougeant, l’un des deux auteurs de l’« Avertissement » : aux yeux du « pâtissier anglais », c’est un affreux Moderne comme son comparse Brumoy. Or quelques années auparavant (1735), c’est Bougeant qui fustigeait les néologies de l’abbé Prévost45 se mettant ainsi dans la bataille du côté de ceux qui bientôt voueraient aux gémonies son « Avertissement ».
S’égarant bien loin de la « Sauce au Céladon » ou de la « Sauce au Pauvre Homme » de François Marin, l’Apologie s’installe en plein cœur d’une exécration de la modernité qui, pendant quarante-quatre pages, fait passer en revue toutes les disciplines – Poésie, Théâtre, Histoire, Morale, Physique, Médecine, Rhétorique, Géométrie, Pédagogie etc. Meusnier de Querlon fustige l’une des valeurs qu’il prête à ses adversaires, « le sublime du frivole »46 qu’il détaille avec délectation sous les traits du « gracieux », du « fleuri », du « délicat », du « sagace », du « galant », de l’« enjoué », tous termes renvoyant clairement aux « beaux esprits », aux Nouveaux Précieux. Il n’est question de nourriture que tardivement, et uniquement pour remettre en cause, en la caricaturant, la thèse de l’influence de l’alimentation sur l’esprit. Les termes de « canaux », « structures », « filière », « configuration », « particules intimes et primordiales » prennent alors le relai de la parodie avant de s’écraser sur le mot de « ragoûts ». L’ingéniosité de la Réponse tient à ce qu’elle manie l’antiphrase selon un régime subtil qui peut parfois laisser penser qu’elle soutient ce qu’en réalité elle raille, comme on le voit dans ce passage où Meusnier semble bien sérieusement vanter les vertus de la Philosophie et de la Géométrie dans la Nouvelle Cuisine :
Je donnerai incessamment au public un Essai nouveau sur l’Entendement humain ; j’espère y démontrer d’une façon nouvelle et métaphysico-géométrique, que la diversité de nos opinions ne vient que de la différence de nos nourritures, et qu’en un mot les aliments sont la source et l’unique origine de nos idées ; par où on peut juger de quelle importance l’art de la cuisine est dans un Etat puisque la santé et la façon de penser en dépendent47.
La force d’ironie n’en est que plus grande lorsque soudainement, son auteur lâche la bonde, célébrant les « tourtes triangulaires », les « ramequins paraboliques » ou les « pâtés parallelipipédiques », et se saisissant des origines anglaises prétendues de son contradicteur48 pour comparer les Français à des « singes qui sautent de branche en branche jusqu’à ce qu’ils soient arrivés à la plus haute branche, et le tout pour montrer leur cul »49. Qui croirait qu’un livre de recettes puisse conduire jusque là ?
On voit que les querelles gastronomiques touchent aux querelles idéologiques les plus intenses. La cuisine devient l’une des « passions intellectuelles »50 qui déchirent les milieux des savants et des lettrés. La véhémence de la polémique que se sont livré trois pseudo cuisiniers français et un faux pâtisser anglais traduit le bouillonnement de ces années 1740, en premier lieu bien entendu sur le plan de la recherche culinaire. Si dans l’histoire de la cuisine, on considère souvent que la première importante rupture avec la tradition est due à Vincent la Chapelle à peine quelques années plus tôt avec Le Cuisinier Moderne, (The Modern cook, 1733), réceptaire qui avait respiré l’air de l’Europe51, pourtant c’est bien François Marin que Christian Millau reconnaît comme le « créateur de la haute cuisine moderne »52 dans son Dictionnaire amoureux de la gastronomie53. Mais la cuisine devient ici le terrain de crise d’une autre recherche, celle des convictions et des représentations dont cherchent à se doter les intellectuels du temps nouveau. Si les Lumières se reconnaissent dans l’exaltation du Progrès, elles apportent à la Querelle des Anciens et des Modernes dont nous avons ici un avatar, d’autres perspectives engageant les rapports du matériel et du spirituel, de la nature et de l’esprit, de la méthode et du goût. Dans la dernière ligne de sa Réponse, Meusnier de Querlon lâche, désespéré, un « Ah ! Molière, où es-tu ? ». Les mânes du grand dramaturge incarnant le bon sens de l’esprit gaulois sont appelés en grâce devant la déréliction d’une époque où « Caillettes », « Freluquets » et « petits-Maîtres », se piquant de raffinement et d’invention, font désormais la loi sur le tribunal de l’Opinion. La polémique déployée54 est en effet à la mesure des enjeux philosophiques et esthétiques qui devaient finalement décider du triomphe des Modernes sur les Anciens, de Voltaire sur Palissot, ami de Meusnier de Querlon, et des comédies de Marivaux sur celles du grand Molière. Vilipendé par Desfontaines dans son Dictionnaire néologique au point d’être amené à expurger ses textes, Marivaux a-t-il lu ces textes à propos de cuisine et de cuisinier ? Il est certain que l’« Avertissement », s’il en a eu vent, parlait une langue qui lui était familière et qui ouvrait pour tout le siècle les grandes questions philosophiques qui n’allaient cesser de l’agiter.