De la description organoleptique d’un vin aux dénominations de plats sur la carte d’un restaurant, tous les mots sont utiles pour signifier et représenter la gastronomie. Pourtant on peut encore s’interroger sur le rapport qui existe entre l’écriture littéraire et l’écriture gastronomique, le récit littéraire et le récit gastronomique, comme la critique littéraire et la critique gastronomique. La question n’est simple qu’en apparence. Pour ce dernier point, on pourrait répondre : Critiquer ne consiste ni à savoir ce qu’est une œuvre littéraire ou culinaire, ni à parler l’analyse d’un objet : c’est plutôt développer une opinion personnelle1. De plus, le critique s’emploie souvent bien vite sans doute à maitriser le savoir : il est donc nécessaire de se demander quels sont les sens utilisés pour la production littéraire gastronomique par des écrivains ou critiques. Or l’écriture gastronomique elle-même est ambigüe : tantôt cela implique la narration de souvenirs, le jugement gustatif, l’imaginaire de la qualité ; tantôt cela désigne la connaissance des techniques et savoir-faire, c’est-à-dire l’éventuelle recette ajoutée au texte littéraire. On passe aisément d’un sens à l’autre : ces écrits sont comme des aspects inverses, complémentaires, solidaires et incompatibles à la fois. La disparité entre jugement et connaissance, que l’on trouve dans des ouvrages collectifs ou études, suscite en effet une division entre deux positions : la critique comme appréciation (l’école du goût), et la critique comme savoir (la « science de la production littéraire et culinaire »). Activité normative, activité hédonistique, énonçant tantôt les règles telles que les règles de savoir-vivre ou de préséance, tantôt les lois économiques ou de sécurité sanitaire par exemples. D’un côté un plaisir, de l’autre un art. Nous nous appuierons ici sur l’étude d’un recueil de 1913 dans lequel auteurs, critiques littéraires et dramatiques, comme artistes de la Belle époque, font état de leurs souvenirs gastronomiques. « Le Livre d’Or de la Cuisine Françoise [Française] », fut dirigé pour sa préparation par Adolphe Brisson (1860-1925) journaliste et critique dramatique, et édité comme numéro spécial des Annales Politiques et Littéraires, supplément au n°1546 du 9 février 1913. Cette étude portera ainsi sur l’espace du repas, les individus qui le composent, les propos qui l’animent, et la temporalité qui l’organise.
Afin d’élaborer cet article nous aurions pu envisager d’étudier les standards de la littérature à coloration gastronomique en faisant appel à Rabelais, Dumas, Colette, Pagnol, Marie Rouanet ou Marie Ndiaye. Nous aurions pu prendre en compte les marqueurs de la valorisation de produits et paysages gastronomiques et du régionalisme culinaire, selon Sand, Balzac, Giono ou Duras. Nous aurions pu envisager de décrire les personnages les plus affables à la table de ces écrivains2.
Notre étude aurait également pu se porter sur les lieux gastronomiques qui honorent les grandes distinctions littéraires. Goncourt ou Renaudot chez Drouant, Fémina au Cercle de l’union interallié, Médicis à la Méditerranée, Interallié chez Lasserre, Prix de l’Académie nationale de cuisine au Taillevent, etc. Autant de lieux de mémoire qui donnent le lien entre la nourriture du corps et celle de l’esprit.
L’objet
Fort d’avoir un jour trouvé par hasard, dans une décharge d’ordures, Le Livre d’Or de la Cuisine Françoise [Française], nous prenons donc pour axe de faire de ce manuscrit notre étude. Cet ouvrage nous a permis d’interroger certains des concepts comme certaines des terminologies présentés, par les prismes patrimoniaux et culturels. Cette découverte nous permet surtout de souligner les usages des mots en contextes actuels ou passés, que ce soit en situation de promotion, de transmission, d’expertise, ou toute autre situation, de la part des artistes contributeurs de ce collectif. Ainsi, cet ancien ouvrage permet de s’interroger sur les domaines terminologiques suivants – sans que cette liste ne prétende couvrir tous les domaines susceptibles d’être abordés :
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Dimension subjective et culturelle. Qu’il s’agisse de la notion de qualité, de « bien » boire ou manger, ou de « typicité », la dégustation d’un vin ou d’un plat étant une expérience hautement individuelle, comment gérer la part de subjectivité inhérente au lexique employé par les non-experts ? Comment arriver à une objectivation des termes retenus ? Comment s’opère la « transférabilité » et/ou « culturalité » de ces termes objectifs ? Variabilité spatio-temporelle. Qu’il s’agisse de termes culinaires associés à une époque (« sauce cameline », « soupe Godard »), à un territoire (« garniture nivernaise », « rillettes de Tours ») ou de terminologies codifiées par des individus marquants tels que François-Pierre de La Varenne (1618-1678), précurseur des vocabulaires et terminologies culinaires codifiés, ou Gringoire et Saulnier, auteurs du Répertoire de la cuisine (1914), comment distinguer ces terminologies et l’impact qu’elles ont dans notre discours gastronomique contemporain ? Comment se sont-elles répandues, et comment souligner leur analogie comme des influences dont elles ont profité ?
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Terminologie maison. Par-delà les terminologies officielles (races, variétés, cépages, etc.), comme normées (ex : techniques de cuisson ou morceaux de pièces de viande - en cours de remaniement), les secteurs visés se caractérisent par l’existence de terminologies « maison », que ce soit pour des questions de tradition ou de positionnement marketing. Comment ces terminologies sont-elles gérées et transmises ? Les entreprises en ont-elles conscience ? Comme sont-elles articulées avec les terminologies officielles ? -Terminologie et interactions. Compte tenu de l’importance, dans les domaines visés, des interactions avec les prescripteurs et locuteurs, comment le transfert disciplinaire, générationnel, régional, culturel, social des concepts (ex : modèle qualitatif) des termes se passe-t-il ? Quelles sont les stratégies des professionnels ou des scientifiques pour contourner les problèmes de compréhension ? -Terminologie et interactions en situation didactique. Quelle que soit la situation, l’utilisation d’une terminologie passe par une maîtrise de(s) la définition(s) et, donc par son apprentissage. Comment celle-ci est-elle assurée/assumée en situations didactiques ? Comment cette maîtrise est-elle testée ? Quels supports existent-ils en français et en langue étrangère ? -Dimension hédonique. Toute expérience analytique de dégustation comportant également une dimension de plaisir, comment l’intégrer aux descripteurs utilisés ? Des descripteurs hédoniques peuvent-ils prétendre devenir des descripteurs sensoriels ? Comment approcher la valence des gammes de perceptions, et construire une propriété intellectuelle de ces termes attachés à l’imaginaire sensoriel de chaque contributeur ou auteur ?
Ce « Livre d’or de la cuisine françoise », évoqué précédemment, reflète un ensemble de réflexions menées sur ces domaines, en passant par la lecture des cartes des restaurants de l’époque, l’imaginaire que diffusent les mots, les représentations culturelles, les discours promotionnels ou organisationnels, l’aménagement lexical, les propriétés sémantiques et syntaxiques des phrasèmes, le traitement de données verbales, l’ontologie, les néologismes, les paradigmes générationnels de la transmission, la normalisation des mœurs de l’époque et l’évolution des termes culinaires au fil de l’histoire des hommes. Mais notre chapitre n’explorera pas l’ensemble de ces réflexions.
Pour élaborer ce recueil, un collectif d’une soixantaine d’artistes est à l’origine de cette production littéraire.
Le terme « Livre d’or », qui correspond habituellement à un registre dans lequel les visiteurs d’un restaurant par exemple peuvent livrer leurs impressions et commentaires d’expériences gustatives, est entendu ici comme un recueil de souvenirs gastronomiques déclinés par une myriade de célébrités et personnalités brillantes de l’époque, illustrant à elles seules le merveilleux de cet opus. Le choix d’un passage en revue, auteur par auteur, contribution par contribution, fut le projet d’origine. Mais cette lecture commentée se synthétise finalement par un choix éditorial de la liste des contributeurs de ce recueil.
Les contributions
Parmi les contributions, les propos épistolaires d’Alexandre Dumas sont valorisés par Raymond Chincholle3, journaliste :
Voici, d’abord, une lettre adressée au fils de Leclère, l’ancien préposé aux Halles, qui fut, lui aussi, pendant quelque temps, secrétaire de l’auteur des Trois Mousquetaires. Elle peut se passer de commentaires ; disons seulement qu’elle paraîtra gargantuesque :
Mon cher Leclère,
Je te remercie d’avoir été le premier à m’apprendre le succès de la reprise de La Conscience.
Charge donc ton père, qui a la faculté d’avoir bon marché, le matin, à la Halle, de nous acheter un lièvre, deux lapins de garenne et deux perdreaux bien frais, que ma fille te remboursera et que tu donneras à Vasili, pour qu’il nous fasse un bon pâté.
Aussitôt fait, et tout chaud, on nous le mettra en chemin de fer.
En échange, Marie aura des crevettes.
Mille amitiés.
Alexandre Dumas.
Mais donnons, à présent, les recettes dont nous sommes heureux d’avoir la primeur, à nos lecteurs.
Raymond Chincholle.
Soupe à l’Oignon des Chasseurs
Coupez six gros oignons en rouelles ; prenez un morceau de beurre frais qui frémira dans une casserole bien chaude. Passez les oignons jusqu’à ce qu’ils soient blonds. Mouillez à l’eau tiède ou au bouillon. Avant l’ébullition, ajoutez un quart de beurre, sel, poivre.
Versez sur des tranches de pain passées au four.
Foie de Mouton a la Patraque
Mettre le foie de mouton coupé en fines tranches dans de l’huile d’olive très chaude.
Faites revenir le foie des deux côtés pendant cinq minutes ; retirez le foie de la poêle, mettez dans l’huile chaude deux jus de citron ou l’équivalent en vinaigre ; joignez-y ail haché et chapelure. Laissez lier pendant deux minutes, remettez-y le foie en même temps que du persil haché. Faites sauter le tout jusqu’à ce que le foie soit cuit. Servez chaud.
Gigot a la Mirabeau
Mettez le gigot à la broche. Pendant qu’il cuit, épluchez trente ou quarante gousses d’ail que vous faites cuire dans un demi-litre d’eau. Quand les gousses d’ail sont cuites, retirez-les de la casserole, broyez-les en les mouillant de l’eau dans laquelle elles ont cuit jusqu’à ce qu’elles fassent pommade. Prenez votre jus de gigot en enlevant la graisse avec soin. Salez, poivrez, ajoutez une pincée de carry.
Gigot a la Sept Heures
Prenez une marmite de terre, foncez-la de couenne de lard. Piquez un gigot avec lard, jambon et ail ; mettez votre gigot avec sel, poivre, laurier, deux gros oignons, trois verres d’eau, un verre de vin blanc dans votre marmite ; recouvrez-la d’une assiette autour de laquelle vous collerez du papier. Mettez sur l’assiette un verre de vin et laissez mijoter sept heures.
Alexandre Dumas père (1802 - 1870).
Au travers du paradigme du bon pâté de Dumas, une idéalisation du bon pâté, selon les critères subjectifs de Dumas, supplante une lecture d’un éventuel pâté idéal. Dans chacune des contributions, les recettes et mets cités soulignent le désir du bon ou la raison adoptée, la ritualisation du bon, sa locavorité et sa saisonnalité, les excès et dépendances du bon, les paradigmes sociaux et générationnels, comme de nombreuses considérations gustatives.
Félix Henri Duquesnel4 (1832 -1915) journaliste, auteur dramatique et romancier, illustre les propos de tables ainsi :
« Chaque soir, il accueillait à sa table ceux de ses comédiens à qui il plaisait de venir souper avec lui. À l’intention de ces convives permanents, il y avait, en outre, un poulet rôti, ou une poule au riz et des compotes, auxquels, d’ailleurs, lui ne touchait jamais, et on causait entre soi. Il tenait, en quelque sorte, table ouverte, et vous pouvez croire que l’« ardoise » était de belle dimension et ne chômait guère.
Un soir, il y eut sinistre tristesse. L’ardoise était pleine à déborder et Gosselin réclamait des acomptes, menaçant de couper les vivres. Tous les convives avaient le nez dans leur assiette. On était au lendemain d’une grande chute, la chute d’une pièce sur laquelle on avait compté, — cela arrive, hélas !… Bouffé, souriant quand même, — il paraît qu’il souriait toujours dans les désastres, — prit la parole.
— Mes enfants, dit-il, nous sommes bien malades, nous ne faisons pas le sou, c’est la purée noire, et nous n’avons rien, aucune ressource, pas une pièce à monter !
— Si ! fit une voix.
— Si ! Je voudrais bien savoir de quoi il est question ?
Un pauvre diable de comédien se leva et dit :
— Mon cher maître, vous avez depuis plus de deux ans, dans votre tiroir, une pièce du petit Dumas, qui est un chef-d’œuvre, je vous l’assure…
— Qu’est-ce que c’est ? fit Bouffé.
— C’est intitulé : La Dame aux Camélias ! Montez ça bien vite, et nous sommes sauvés !
Bouffé réfléchit, en faisant craquer ses doigts, — c’était son habitude quand il allait prendre une résolution.
— Ça n’est pas bien bon, fit-il, mais autant ça qu’autre chose, puisque nous n’avons pas l’embarras du choix !
Et c’est ainsi que fut montée La Dame aux Camélias…, faute de mieux ! Les hasards sont grands. En tout cas, on sait le succès. L’ardoise fut soldée, la barque remise à flot, et grâce à Marguerite Gautier, Bouffé put avoir sa soupe grasse, son bœuf bouilli, ses racines et son champagne jusqu’au jour où le diabète le vint prendre par la main pour le conduire dans un monde meilleur ! »
Félix Duquesnel
Cet auteur dessine le repas comme un espace de médiation. Il délivre dans cette représentation du repas des approches culturelles et sociologiques de l’alimentation. Le repas est ainsi à la fois un temps qui rythme la vie, un temps partagé, et un temps de plaisir. Le repas y est un lieu de découverte de ses goûts comme de ceux des autres. On y aborde le respect des règles de savoir-vivre de l’époque. La dimension conviviale lors des repas se conforte bien souvent dans ces textes par la description de l’aménagement de la salle à manger, la présentation des tables, le service, l’installation des personnes, l’organisation du repas, ou le confort. Le repas est présenté dans cet ouvrage comme médiateur des relations entre individus et espace de socialisation en famille ou entre amis.
Auguste Dorchain (1857–1930) écrivain et un poète, nous rapporte les Propos de Table d’un Poète, qui n’est autre que Théodore de Banville :
« J’ai connu le plus délicieux et le plus lyrique et le plus chimérique des gastronomes ; c’était, bien entendu, un poète : mon maître très cher et toujours regretté, Théodore de Banville. Certes, jamais aède, même au temps d’Orphée, ne vécut plus fidèlement avec son rêve ; jusqu’à la dernière heure, il ne se préoccupa presque de rien que des beaux vocables, des beaux rythmes et des belles rimes. Pourtant, — et c’est pourquoi j’ai dit « presque », — il aima, que dis-je ! il adora encore une autre chose : la bonne cuisine, et ne s’en cacha point, du reste. Ainsi, dans La Ballade à sa Femme, il ne loue et remercie pas seulement Mme de Banville de pratiquer toutes sortes de vertus majeures, mais d’avoir aussi de précieux petits talents d’ordre culinaire et ménager :
Quand nos Iris au teint pauvre et blêmi,
Pour mieux garder leur beauté d’étagère,
Traînent leurs pas d’un bel air endormi,
Toi, tu fais tout, lingère et boulangère,
D’une main forte à la fois et légère.
Tu fais aussi confire les cédrats…
Elle pétrissait et cuisait, en effet, son pain, au moins l’été, en son château de Lucenay-les-Aix, et j’en ai goûté d’exquis de sa façon, dont la croûte, appétissante et comme en or, était semée de je ne sais quelles petites graines aromatiques, fenouil ou cumin, si je ne me trompe. Et elle n’excellait pas seulement aux confitures, mais à toutes sortes de plats dont les recettes, si elle eût consenti à les communiquer, eussent transporté de joie notre ami Edmond Richardin, le plus savant de nos docteurs ès gastronomie. »5
Le gastronome De Banville est ici présenté comme un docteur ès gastronomie, malgré toute la subjectivité de ce que peut être un gastronome ou une œuvre gastronomique. Nous pouvons pour tenter de profiter d’une définition parmi d’autres. Nous nous appuierons ici sur les préfigurations de Jean-Louis Flandrin et Pascal Ory, pour nous employer à patrimonialiser l’œuvre gastronomique :
Quant au mot gastronomie, je l’emploie ici dans un sens très large pour désigner à la fois le goût des mangeurs, le choix qu’ils font de leurs aliments, les jours, heures, moment du repas dans lesquelles [sic] ils les consomment, et la préparation culinaire qu’ils leur font subir6.
[…] la gastronomie n’est ni la « bonne » ni la « haute » cuisine. C’est la mise en règle (nomos) du manger et du boire, transformée de ce fait en « art de la table » […]. Ainsi la gastronomie ne se préoccupe-t-elle du tenant – la cuisine et les disciplines associées : notamment œnologie, art du menu, arts décoratifs – que dans la perspective d’un aboutissant : le discours. Le gastronome, dans son type achevé, n’est pas cuisinier de profession. Il est homme de lettres, au moins en amateur7.
Aussi, la gastronomie serait non seulement synonyme de « Manger et cuisiner », et serait stigmatisée comme un élément essentiel de la culture française : une « passion française », comme le prédispose l’argumentaire de l’inscription du Repas gastronomique des Français au patrimoine de l’humanité8.
Bien qu’aucune référence au mot « patrimoine » ne soit trouvée dans l’ouvrage La cuisine françoise, la patrimonialisation du fait culinaire s’inscrit comme une extension de la notion de culturalisation. Les chefs d’œuvre culinaires sont tout autant une culture qu’un patrimoine au même ordre qu’un chef-d’œuvre littéraire. La patrimonialisation du fait culinaire comme du fait littéraire fait passer l’objet de la sphère privée à la sphère publique, de la matérialité à l’immatérialité, et inclut certaines pratiques domestiques dans une forme de distinction sociale. Il s’agit tout autant d’un patrimoine vivant, que l’on produit dans les familles ou les lieux professionnels, à l’aide de registres des plats régionaux identifiés comme tels (livres de recettes…) ; d’un patrimoine dormant (recette que l’on ne fait plus, histoire ou recette écrite ou orale, livres ou produits oubliés) ; d’un patrimoine qui reste à construire « dans l’esprit de ».
Jules Claretie, de l’Académie française, raconte les personnalités excentriques, dont les noms évoquent un plat ou un apprêt gastronomique, sans grandes justifications de la légitimité, soufflant les patronymes de Lola Montès9 ou de Mogador10, comme de Cora Pearl11 ou d’Anna Deslions12 ». À ces dernières, nous pourrions ajouter la chanteuse Nellie Melba13 devenue célèbre aux yeux des gastronomes sous la plume d’Auguste Escoffier, qui en 1894 créa une recette de coupe glacée, portant le nom de la soprano. C’est ainsi que la part de l’identité des convives devient une représentation de savoir-être, de savoir-faire ou de savoirs associés.
Pour argumenter la présence de ces noms de charme, il est à noter que nombreuses de ces personnalités offrirent l’esthétisme de leur corps avant de connaitre une recette éponyme. Entre autres, en 1923, Gringoire et Saulnier, dans leur Répertoire de la cuisine, définissent 5 recettes portant le titre de Mogador ayant cours depuis le XIXe siècle : un Velouté de volaille à la purée de foie gras, une soupe sur croûtons de pomme Marquise, une farce de poisson remplie d’une garniture Nantua, un salpicon de langue de bœuf et blanc de volaille lié à la sauce suprême et à la purée de foie gras, un biscuit à chemiser parfumé au café. Pierre Hermé créa quant à lui le macaron Mogador, l’entremets Mogador et la bûche Mogador14, au fruit de la passion, au début du XXIe siècle. Au XIXe siècle, au café Anglais, les serveurs ont quelquefois fait l’événement en entrant dans la salon privé chargés d’un plat immense sur lequel était allongée Cora Pearl nue, avec des brins de persil aux points stratégiques. Le patronyme d’Anna Deslions sera donné à une recette de pommes de terre soufflées dites « pommes Anna ».
Urbain Gohier de son vrai nom Urbain Degoulet (1862-1951), avocat, écrivain, journaliste, pamphlétaire et antimilitariste, et Laurent Tailhade (1854-1919), polémiste, poète, conférencier pamphlétaire libertaire, apportent quant à eux des points de vue portés par le sujet du sensible :
« Je crois volontiers, comme Brillat-Savarin, que tout artiste est né gourmand, ou plutôt gourmet : la même sensibilité qui fait l’artiste fait le gourmet. Quand on a du goût au figuré, on a le sens physique du goût. Et c’est, dans les deux ordres d’idées, le même goût ; les inclinations gastronomiques d’un artiste correspondent à ses préférences esthétiques ; on doit retrouver, dans la cuisine qu’il fait ou qu’il ordonne, la délicatesse ou l’âpreté, le naturel ou la perversion, l’équilibre ou les écarts qu’on trouve dans sa musique, dans sa peinture, dans son style. Je ne supporte que les mets simples parce que mon style est nu, parce que j’aime les lignes pures et la mélodie. Les sauces épicées, les plats compliqués, les chairs faisandées me répugnent comme les arts décadents et l’écriture alambiquée.
Urbain Gohier15
« L’esprit et le cœur, l’imagination et la sensibilité se délectent pareillement à la mode culinaire. »
Laurent Tailhade16
Cette idée de paradigme sensible du bon repas ne propose aucune finalité, mais impose une relecture du repas en qualité de nourriture de l’esprit ; ne pouvant pour autant relativiser la survalorisation du bon goût et des dégouts de Gohier, et ne pouvant créer de réelle et universelle définition du bon repas, cette quête de la sensibilité gustative devient pour Brillat-Savarin « la connaissance raisonnée de tout ce qui a rapport à l’homme, en tant qu’il se nourrit »17. Malgré la subjectivité du sujet, la médiation de tels modèles et concept du bon repas suscitent particulièrement une nécessité d’engager une lecture de toutes les sensibilités. Ainsi, l’acte du repas s’inscrit dans une médiation culturelle en multiples sens, permettant un épanouissement du savoir culinaire. Les clés du sensible pour chaque contributeur s’appuient ainsi sur l’esthésie de leur approche occupant les sens, sensations et perceptions, sur l’esthétique des représentations (voire synesthésie) qu’ils soulignent au travers des formes et figures narrées, comme sur l’éthique (éthos) des valeurs et formes de vie utilisées dans la narration des incorporation ou incarnations. Le point de condensation et de signification de ces différentes narrations découle des sens, sensations, sensibilités, et s’oriente vers une représentation de la présence des convives, de la relation entre, et de l’expérience qu’ils vivent autour de ces repas. Autant de symboliques qui font apparaitre une co-figuration, une coexistence et co-présence18, des récits entre eux, comme si les auteurs avaient été autour d’une même table pour écrire leurs textes.
Le temps reste également un élément marqueur des contributions de ce recueil. Tantôt soulignant la saisonnalité, la temporalité du partage, le temps de cuisson, ces regards nous portent à observer le temps et son éthique sensorielle pour prendre le temps d’analyser le goût en bouche, à profiter de l’éthique relationnelle pour passer du temps avec le goût des autres, à penser le temps dans une éthique réflexive du goût réfléchi, et à passer le temps dans une éthique rationnelle ou pratique du goût machinal de cette époque comme de la nôtre.
N’avez-vous pas regretté, bien souvent, qu’il soit si court, le temps des fruits ? En cueillant des prunes dorées, qui s’amollissent sous vos doigts, en soulevant la peau duveteuse et pourprée d’une pêche savoureuse, en partageant une poire toute fondante et juteuse, ou bien encore, dans les bois, tandis que l’odeur subtile des fraises montait jusqu’à vous, n’avez-vous pas désiré bien souvent en garder jalousement pour l’hiver ?
Léon-Gabriel Pélissier19 (1863-1912) Professeur, puis doyen de la faculté des lettres de Montpellier.
Qu’on laisse donc subsister quelques-unes de ces encoignures, où le passant aime s’arrêter pour regarder d’autres passants, le temps de boire une tasse de café et de brûler un cigare.
Gustave Geffroy20. (1855-1926) journaliste, critique d’art, historien de l’art et romancier
Faites cuire, à feu tout petit,
Sans que le temps vous dure.
Une heure au plus devra compter,
Pour que le plat mijote ;
Mais gardez-vous bien de l’ôter
Du fond de la cocotte.
Portez-la triomphalement
Au milieu de la table,
Et régalez-vous promptement
De ce mets délectable.
Mme Louise L’Hermitte21.
La littérature gastronomique de La Varenne à Gringoire et Saulnier, en passant par bien d’autres œuvres et recueils
Si l’ouvrage Le livre d’or de la cuisine françoise partage comme beaucoup d’autres dans ses concepts discursifs le souci de leur transférabilité vers les lecteurs, il s’en distingue sur un point fondamental : les imaginaires respectifs des artistes sont marqués par des références culturelles, pluriculturelles comme interculturelles très personnelles liées à leurs disciplines artistiques. Toutefois nombreux sont également les autres ouvrages collectifs à réunir des littéraires autour d’un recueil de souvenir gastronomiques. On rencontre ainsi en librairie : Edmond Richardin (dir.), L’art de bien manger, Nilsson, 1901 ; Anthologie de la littérature gastronomique, les écrivains à table, Robert J. Courtine (dir.), 279 p., Éditions de Trévise, 1970 ; voire Kilien Stengel et Anne Parizot (dir.) Ecrits et discours culinaires : Quand les mots se mettent à table, L’Harmattan, collection « Questions alimentaires et gastronomiques », 2016.
La transmission des terminologies culturelles culinaires, à travers la production de lexiques et dictionnaires, ressemble tout au long du XXe siècle, à une médiation entre les représentations et les prescripteurs de ces répertoires discursifs. Les temps passés ont su construire l’identité de la cuisine comme celle du discours gastronomique, et nombreux sont les auteurs à avoir contribué à cette construction. De nombreux chefs se réclament, depuis de nombreuses époques, de la transmission d’un savoir-faire, via quelques mots-clefs pour « sublimer » la cuisine dans sa généralité. Mais dans une diversité d’approches qui mérite d’être élucidée, la variété des terminologies utilisées pour transmettre des savoir-faire culinaires pose la nécessité d’un inventaire. Il est légitime de s’interroger aujourd’hui sur la place qui est faite aux langages dans l’apprentissage culinaire et à travers cela sur les relations qui s’instaurent entre le maître et l’apprenant, entre l’émetteur et le récepteur, voire avec un échange des rôles. Si notre regard se porte sur une époque plus éloignée, le XVIe-XVIIe siècle, Henri IV a beau y avoir laissé l’image d’un piètre gastronome, il appréciait toutefois les hommes qui œuvraient pour la valorisation de la cuisine et offrit le titre de « Ministre d’Etat » pour ses qualités diplomatiques à un certain Guillaume Fouquet de Lavarenne (1560-1616), qui avait fait ses débuts comme marmiton22 aux services de la Duchessede Bar « Sœur du Vert-Galant »23. En outre, la postérité du nom « La varenne » est essentiellement due à son homonyme, l’auteur culinaire Pierre François de La Varenne24, dijonnais et ancien écuyer du Marquis d’Uxelles. Cette confusion entre les deux Lavarenne est entretenue par Le Larousse gastronomique de 1960 rédigé par Robert Courtine, qui attribua les deux titres à notre seul Pierre François de La Varenne. Pour autant Pierre François de La Varenne (ou dit « La Varenne ») est quant à lui connu pour ses qualités d’auteur gastronomique. Il fut parmi les précurseurs de l’écriture d’ouvrages de cuisine et de pâtisserie, en mettant en exergue les créations culinaires françaises d’importance au XVIIe siècle, et en codifiant un répertoire des intitulés et préparations des recettes. Nombreux furent les auteurs par la suite à s’inspirer de ses présentations, vocabulaires et terminologies culinaires codifiés. C’est à son nom que l’on attache souvent la légitimité des termes techniques : « bœuf mode »25, « œufs à la neige »26, « bisque »27, « bouquet garni »28, « fonds de cuisine »29, « réductions »30, « millefeuille »31, « sauce hollandaise »32, « béchamel »33, « à la mode de »34, « duxelles de champignons »35, « roux de cuisine »36, et cuire « au bleu »37 ou « au naturel »38. Il gagnera en célébrité par la parution de son livre, en 1651, Le Cuisinier françois (devenu surnom de l’auteur), dont la devise est « Santé, modération et raffinement ». En comparant ce livre au Viandier de Taillevent, on s’aperçoit du déclin de la cuisine très épicée. Le titre du Cuisinier françois fut si bien trouvé que Nicolas de Bonnefons, premier valet de Louis XIV, publia, quelques mois plus tard, un titre qui s’en approche : Le Jardinier françois. Dans son ouvrage, La Varenne pose sur le papier les mets qui dessineront la gastronomie française, tel le millefeuille qui ensuite sera perfectionné par Carême. Par la suite, La Varenne publiera également Le Pâtissier françois (1653), Le Parfaict Confiturier (1664), et L’École des ragoûts (1668). Si le goût français s’est affiné et a fait disparaitre la grande présence d’épices dans les recettes, c’est bien par le savoir-faire de La Varenne qui remit le produit et les mots au cœur des mets.
Autres acteurs d’importance ayant simplement voulu présenter sous format restreint le plus grand nombre possible de termes de recettes anciennes et modernes, toutes celles que doit connaitre un praticien accompli, les éditeurs Flammarion et Larousse ont indiqué, au début du XXe siècle, la marche à suivre à tous les professionnels et amateurs avertis de la cuisine, en signifiant nombre de terminologies et de définitions. A l’époque de la création des « Écoles Pratiques d’Industrie Hôtelière », Théodore Gringoire et Louis Saulnier, membres de l’Académie culinaire créée par Joseph Fabre, éditent, en 1918 chez Flammarion, le futur livre de chevet de tous les élèves cuisiniers du XXe siècle. « Le répertoire de la cuisine », devenu instrument incontournable dans le trousseau des élèves de la majorité des écoles hôtelières jusqu’à une époque très récente, avait pour objet de leur faire appréhender les recettes patrimoniales et leurs terminologies historiques : Merlan Colbert39, Carpe à la Chambord40, Saumon en Bellevue41, Carpe à la juive42, garniture Zingara43, Choron44, Choisy45, Conti46, Beauharnais47, Cambacérès48, etc. Les intitulés de recettes, suivis des ingrédients, y sont classés par famille : fonds de sauce, garniture et sauces, hors-d’œuvre, potages, œufs, poissons, entrées, abats, volailles, rôtis, salade, légumes, pâtes, entremets et même les savouries49. Ce recueil contient 7000 recettes avec plus de 200 garnitures différentes et 280 sauces. Si cette codification des recettes d’antan a permis dans un premier temps de transmettre et d’uniformiser les savoir-faire, n’a-t-elle pas ensuite freiné la créativité ? La polémique est aisée, mais la question moins simple qu’il n’y paraît. Pour tenter de faire du lien entre la volonté de transmettre et celle de sauvegarder les recettes d’il y a 100 ans, Thierry Marx et Raphaël Haumont ont écrit dans la même collection Le répertoire de la cuisine innovante en 2012, suivi du Répertoire des sauces en 2013 par Eric Trochon et Brian Lemercier, et du Répertoire des aliments et des saveurs en 2014 par Hubert Delorme.
Vainqueur incontesté de la légitimité des définitions, compte-tenu du nombre d’exemplaires vendus au grand public, le Larousse gastronomique est considéré comme l’une des encyclopédies de référence sur la connaissance gastronomique, les techniques culinaires voire leur histoire. La première parution du Larousse gastronomique date de 1938 (1100 pages avec 16 planches en couleurs), coécrit par Prosper Montagné (1865-1948), chef cuisinier renommé au Ledoyen ainsi qu’au Grand Hôtel, et par Alfred Gottschalk docteur en médecine et érudit d’origine suisse (Genève 1873 - Paris 1954)50. Auguste Escoffier et Philéas Gilbert y laisseront également leur patte au travers d’une préface. Les éditions suivantes seront dirigées par le journaliste Robert Courtine, en 1960, 1967 et 1984. Pour l’édition de 1996 (1212 pages avec 4 000 entrées encyclopédiques), un comité gastronomique, présidé par Joël Robuchon, a réfléchi à une mise à jour en s’ouvrant aux cuisines du monde. En 2007, l’ouvrage s’intitule Grand Larousse gastronomique (992 pages), avec des collaborateurs de plus en plus nombreux, toujours sous la présidence de Joël Robuchon. D’autres rééditions intermédiaires ont vu le jour en 1941 et 1948 (avec 1850 gravures dans le texte et 36 planches). L’ouvrage est traduit dès 1961 chez l’éditeur anglais Paul Hamlyn, puis en 1988 en collaboration avec la chef Charlotte Turgeon sous le titre The New Larousse Gastronomique. Pour suivre, une collection par thématique fut éditée en français puis en anglais entre 2004 et 2006 : « Larousse Gastronomique Recipe Collection », avant une version CDROM en français en 2006 comprenant 4 000 recettes, 120 menus, 12 000 fiches pratiques et 500 termes culinaires. Bien que reconnu parmi les plus onéreux ouvrages culinaires, le Larousse gastronomique a toujours trouvé ses acquéreurs. Présentant les perfectionnements apportés à l’art culinaire et aux raffinements de la table, toutes les époques, cet ouvrage est aperçu comme un modèle d’exactitude et de précisions en ce qui concerne l’étymologie de certains mots, l’explication des appellations culinaires, la description des nombreuses recettes, l’origine des aliments et leurs propriétés nutritives. Il a su résister à l’épreuve du temps comme aux tendances de la mode pour rester l’ouvrage de référence culinaire ayant le plus d’autorité. Au demeurant, on peut noter que quelle que soit l’époque, les courtiers de la maison Larousse ne manquèrent jamais d’aplomb pour écouler chaque édition même durant les périodes de vaches maigres. Il faut admettre que cet ouvrage est un outil tout disposé pour faire rêver ; et rêver d’un festin pouvait certainement être une solution pour supporter la frugalité et se nourrir de plaisir par les mots.
Aujourd’hui, la connaissance du fait culinaire se transmet via des définitions techniques et réduites, et rarement en usant de raisonnements ou de rhétoriques. L’avenir de la terminologie et de la connaissance culinaire, rangées à notre époque par une gestion algorithmique, dépend de prescripteurs variés tels que les producteurs, les transformateurs, cuisiniers, industriels, ou consommateurs. Alors que les industriels s’appuient sur la valeur productiviste pour définir le produit, les cuisiniers se réservent un langage plus soutenu techniquement pour développer le paradigme gastronomique. C’est donc avec les cuisiniers, prescripteurs de terminologies, que se joue actuellement la transmission des termes culinaires pour les générations à venir. Aussi, pour bien comprendre la cuisine, il faut d’abord commencer par entendre la valeur des termes culinaires. Les dictionnaires papier ou en ligne restent des guides indispensables pour cuisiner comme pour comprendre les instructions que les livres recettes renferment.
Les termes culinaires sont utilisés pour construire quotidiennement cette discipline vivante – la cuisine – qui évolue au gré de notre société. Le langage culinaire s’est enrichi et s’enrichit au jour le jour de termes nouveaux. Pour exemples, les définitions des quelques termes précédemment cités nous semblent indispensables afin de distinguer certains champs discursifs autour du fait culinaire ou pour offrir une représentation du sujet. Alors que la plus propice des définitions gustatives ou olfactives relève certainement de l’intime, tel l’arôme d’un vin de Provence qui rappelle peut-être un souvenir d’enfance au bord de la mer, chacun y retrouve sa madeleine de Proust. Tous les mots utilisés n’ont de définitions que celles que nous voulons bien leur apporter personnellement. Notre définition personnelle est la seule qui puisse avoir légitimité à nos yeux.
Pourtant, si nous sommes devenus très réceptifs aux définitions véhiculées pour rendre la cuisine normative, ce n’est pas sans raison. II y a cinquante ans, nous n’avions pas les mêmes attentes sociétales de notre assiette. Non pas homogènes mais aux multiples facettes de représentations, toutes très diversifiées, les définitions viennent souvent se confronter autour d’un même terme culinaire simpliste. Il appartient à chacun d’entre eux de répondre aujourd’hui de ses propres définitions, afin de créer la pluriculturalité culinaire. Les commentateurs prolixes de la cuisine française ont l’art tribun et la manière pour commenter les différents mouvements et évolutions de cette cuisine. Ils l’appellent régulièrement « nouvelle cuisine » sans pour autant donner des règles strictes et précises à l’instar de ce qui se passe dans le domaine de l’architecture postmoderne ou dans le déconstructivisme de la haute couture. Ces créateurs d’une énième « nouvelle cuisine » et les médias ont trop rapidement chargé et saturé le discours gastronomique d’hyperboles et de références ésotériques, empruntant des termes au langage de l’art et du design (architecture gourmande, pointillisme culinaire, food design,…) qui impressionnent les fans de la représentation visuelle et de l’esthétique51, ou au langage de la corporéité (sensuel, raffinement, délicatesse)52.
Par le renouveau des mots, la confrontation des prérequis, des ressentis, des vécus et des acquis, permet une prise de conscience des modèles sociaux et des différences. Ces bénéfices d’acquisition du savoir sont certainement l’outil adéquat pour construire la méthodologie de transmission de la connaissance du fait culinaire.
Parce qu’il est un genre normalisé et synthétique, le discours culinaire est régulièrement assimilé à une représentation rigoureuse du savoir-faire comme de l’organisation professionnelle53. Chaque élément, dans ce type de discours ou de récit, a un rôle bien défini et synthétique s’il s’agit de circulation discursive en cuisine, et est adjoint d’ingrédients syntaxiques superflus et décoratifs s’il s’agit de l’argumentation commerciale produite par les acteurs du service en salle. Le client doit réceptionner les unes après les autres les informations masquées par les prétentions aux délimitations terminologiques pour construire sa propre représentation de la qualité. Ainsi certaines cartes des mets, comme certains livres de recettes, profitent de cette modélisation gastrolâtre pour faire oublier au consommateur l’origine de ses besoins. Le consommateur est à chaque repas en présence de mots culinaires à la signification alambiquée quelquefois inaccessibles54 et qui le plongent dans les affres du plaisir. Les terminologies techniques, telles que « la Poulette de Bresse cuite à 180 degrés avec légumes du potager » du chef Alain Chapel dans les années 1980 au sein de son restaurant éponyme à Mionnay, mêlées à des termes poétiques ou métaphoriques tels que « les Cuisses de Nymphes désossées, petits grillons de Ris de Veau » du chef Georges Victor Schmitt au sein du restaurant « Au Soldat de l’An II » à Phalsbourg, – pour ce qui est des intitulés argumentés de recettes – imprègnent une forme intertextuelle qui amène souvent les journalistes à tourner ces intitulés en dérision55. Tandis que certains restaurateurs limitent le menu à ne citer que les ingrédients telle la « Sole, artichaut, citron » au Menu d’automne 2011 d’Alain Ducasse au Plaza Athénée, d’autres pourraient tout autant faire tribune en tentant de paraphraser la sphère littéraire. Notre époque efface, petit à petit, ces écritures parodiques, apportées dans des menus-cartes palimpsestes recouverts de cuir, et offre des présentations manichéennes des menus, qui exprime ou dénote une manière de voir ou de juger simplificatrice, sans nuance, quelquefois frustrantes pour les clients. Car ce dernier faisant lecture de l’« œuvre-menu », des intrigues minimalistes ou des informations mentionnées, manquera de prérequis pour saisir ce qui est au cœur de ces éléments de choix.
Conclusion
Combien de terminologies gastronomiques, œnologiques, culinaires, boulangères, pâtissières et issues d’autres métiers de bouche, ont disparu au fil des époques, faisant disparaître avec elles des spécialités culinaires, recettes de chef ou produits de terroir : des termes et définitions dont aucun contemporain ne profite plus. Soit, rien n’empêche les nouvelles générations de créer de nouveaux termes et d’apporter de nouvelles définitions aux terminologies existantes, mais souvent la créativité prend appui sur l’existant ou le passé. Un inventaire des métalangages culinaires exprimés sous bien des formes, définirait les conditions de la patrimonialisation du culinaire. Ceci n’est pourtant qu’une certitude empirique à la fois inéluctable et indéterminée. Car chaque cuisinier, chaque écrivain, chaque consommateur, façonne dans son esprit, dans un premier temps, une représentation du mets par les mots qui le définissent, une configuration du mets par le visuel qu’il découvre, une figuration par l’analyse gustative, et une reconfiguration à chaque fois qu’il réincorpore le mets ou le redécouvre dans une description.
Les mots nous desservent parfois ou nous font buter alors que l’on souhaiterait exprimer notre sensation gustative ou notre opinion technique. Tout le monde, un jour, a cherché un mot afin d’exprimer une justification sensible à l’expression sensorielle gustative ou olfactive, en vain. À cet instant, le mot qui correspond à notre représentation ou sensation ne vient pas. Il est soit resté sur le bout de la langue, parmi les papilles, soit on a l’impression qu’il n’existe pas de terme adéquat pour refléter l’image inscrite à notre esprit. La gêne est alors totale d’autant si notre voisin de table est un impétueux bavard argumentant son opinion gustative sans laisser de place aux autres avis, et faisant du sien une gouverne du savoir-manger et du savoir-boire. Avec des nuances qui ne tiennent qu’à lui, il condamne, distingue et affabule. Et c’est en cela que la vertu des textes gastronomiques issus de la littérature apporte un complément aux éléments de langages. Comme un appui à l’argumentatif, le narratif voire le fictionnel, développent l’imaginaire du dégustateur dans l’approfondissement de ses propos et la mise en perspective culturelle de ses perceptions gustatives.
Le langage personnel, communiquant les sensations de gastronome, n’a peut-être pas toujours besoin de dire pour signifier. Il arrive parfois que le dégustateur signifie plus son plaisir gustatif par le sourire ou la réaction, que par les mots personnels ou les terminologies distinctives. La plus propice des définitions gustatives ou olfactives relève certainement de l’intime. L’arôme empyreumatique56 d’un vin blanc sec de Bourgogne rappelle peut-être le souvenir d’un enfant s’amusant à frapper deux cailloux de silex. Dans le rapport au langage57, il importerait de faire part des sensations avec des mots d’adultes en lien avec la condition sociale, or souvent aucun mot ne vient correspondre à une réminiscence gustative enfantine et privée. Distinguer la saveur par l’esprit appartient à tous, tandis que de distinguer la saveur par la lettre, n’est qu’un apport livresque et culturel, tellement diffusée qu’elle en est quelquefois devenue doctrine. Le cabernet-sauvignon est-il réellement synonyme olfactif du poivron58, comme indiqué sur la contre-étiquette, ou du polypropylène des pailles en plastique ? Chacun y retrouvera sa « Madeleine de Proust ». L’esprit dans son analyse des sensations sait aller au-delà des mots, afin de voir ce qu’il y a derrière eux et derrière cette pensée étrange qui vient lorsque l’on observe un intitulé sur une carte des mets, que l’on écoute le maître d’hôtel argumenter le plats ou le sommelier vanter un vin. L’esprit interprète et symbolise notre pensée gusto-discursive, parce qu’il est ouvert à l’incompréhensible. Si déguster a besoin d’autre chose que de terminologies livresques et de listes d’adjectifs pour exister et donner du plaisir, est-ce à dire pour autant que le lecteur n’ait pas besoin des listings et dictionnaires de terminologies gastronomiques ou œnologiques ? Plus que la technique et le savoir-faire culinaires, le vocabulaire, le discours et l’intellectualisation, permettront demain une nouvelle légitimation de la gastronomie. Les mots et textes culinaires, issus d’ouvrages techniques, à l’instar du Répertoire de la cuisine59, ou d’œuvres proposées par des prescripteurs plus littéraires comme proposé dans Le livre d’or de la cuisine françoise, entre eux, créent un univers polysensoriel, dans un espace et à une époque donnés -ici la Belle Époque-, comme un mode d’évasion onirique, et forment l’unique outil qui permet de se représenter et projeter sa pensée gustative afin d’échanger avec autrui.