Les Mémoires sont un genre historique, et non culinaire. Saint-Simon se fait le témoin de la cour de Louis XIV, puis de la Régence ; les Fragments de l’histoire de ma vie du prince de Ligne reflètent la vie d’un grand seigneur avant et après la Révolution ; Chateaubriand, dans ses Mémoires d’outre-tombe, fait le lien entre l’Ancien Régime et la Monarchie de Juillet. De Versailles à la Restauration, il n’est guère question de restauration. Le mémorialiste, toujours entre deux événements de l’histoire de France, ne se représente guère la fourchette à la main. Poursuivre le goût, sensation intime, subjective, évolutive, dans ces massifs de textes tient donc du défi, du pari, de la gageure – et pourtant le duc, le prince, le vicomte avaient un corps et ils mangeaient.
L’objet de leur écriture n’est certes pas leur digestion. Les corps, sous leur plume, sont les miroirs de la vie intérieure ; on y lit le mensonge, l’arrogance ou la faiblesse ; on y devine l’intrigue et la trahison ; on y perçoit, en surface, la profondeur de la psyché. Les portraits qui jalonnent le récit historique sont des exercices de traduction : qui se cache derrière ce regard, dans cette posture, au-delà de ce geste ? L’anatomie est une herméneutique. Quand le mémorialiste évoque son propre corps, il le fait en contexte : corps du courtisan, dessiné et destiné à la discipline de cour ; corps dansant, chevauchant ou guerroyant ; corps officiel, ministériel, diplomatique. Les Mémoires ne sont pas des hymnes sensoriels.
Et cependant, rarement mais intensément, on y mange. On n’envisagera pas ici la commensalité symbolique de la culture aristocratique1, mais, dans une anamnèse à trois voix de plusieurs milliers de pages, la place accordée par le mémorialiste à ses modestes mais incontestables papilles.
Saint-Simon, duc et pair de France, ami d’enfance du Régent, est envoyé en Espagne en 1721 comme ambassadeur extraordinaire. Il a pour tâche de représenter le royaume à l’occasion de l’« échange des princesses »2 : la fille de Philippe d’Orléans, Louise-Élisabeth, épouse l’Infant, fils de Philippe V, cependant que l’Infante, Marie-Anne-Victoire, est destinée au petit Louis XV. Saint-Simon, qui n’a jamais quitté Versailles, Paris et son château de La Ferté-Vidame, découvre la brûlante Espagne, et en particulier sa cuisine.
J’allai souper avec tous les Français de marque chez le duc del Arco, qui nous avait invités, où plusieurs des plus distingués de la cour se trouvèrent. Le souper fut à l’espagnole ; mais une oille3 excellente suppléa à d’autres mets auxquels nous étions peu accoutumés, avec d’excellent vin de la Manche. Le vin et l’huile que les seigneurs font faire chez eux, pour eux, sont admirables, et condamnent bien la paresse publique, qui des mêmes crus en fait dont on ne peut pas seulement souffrir l’odeur. On y servit aussi de petits jambons vermeils, fort rares en Espagne même, qui ne se font que chez le duc del Arco et deux autres seigneurs, de cochons renfermés dans des espèces de petits parcs, remplis de halliers où tout fourmille de vipères, dont ces cochons se nourrissent uniquement. Ces jambons ont un parfum admirable, et un goût si relevé et si vivifiant qu’on en est surpris, et qu’il est impossible de manger rien de si exquis4.
Feuilletons les Mémoires : à aucun moment, à Versailles, Saint-Simon n’évoque le goût des aliments. Certes, il tient table ouverte, il reçoit, il est reçu, mais que mange-t-on à ces tables aristocratiques ? Nous l’ignorons. En Espagne, en revanche, libéré des contraintes de la cour, il voyage, il visite, et, touriste avant que le mot n’existe, il goûte aux spécialités locales. Auprès de Philippe V et de sa cour, auprès des Grands dont il dresse la longue liste en réservant à chacun un portrait, il est en représentation, aimable, forcément aimable. Grand amateur de cérémonial, il jouit des privilèges que lui donne son titre d’ambassadeur, et, s’il attrape une fâcheuse petite vérole5 au début de son séjour, la maladie démultiplie l’intérêt de tous et de chacun à son égard et il parvient à en faire une longue flatterie fébrile. Dira-t-on que, libéré de la tension de Versailles, il est plus lui-même de l’autre côté des Pyrénées ? La cuisine espagnole est l’occasion de révéler ses goûts, et, dans l’exaltation a posteriori de la remémoration, de jouer de l’hyperbole : l’« oille » est nécessairement « excellente », comme le vin, et le jambon forcément « admirable », voire « exquis ». Cependant, nul n’a jamais, en Espagne, entendu parler de cochons dévorateurs de vipères, et l’on peut s’interroger sur les compétences du traducteur de l’ambassadeur, ou sur le français du duc del Arco.
Saint-Simon est un homme d’humeurs, les « caractères » des Mémoires le prouvent à longueur de pages. Il sait haïr autant qu’il sait aimer. Louer les jambons à la vipère dont on le régale, c’est retrouver, bien des années après, l’euphorie d’un voyage ruineux, mais éclatant, au cours duquel un de ses fils recevra la Toison, pendant que l’autre sera fait grand d’Espagne. Les jambons participent de la jouissance d’un homme que personne en France n’écoute plus et qui voit décliner de jour en jour le Régent, son ami d’enfance, vampirisé par l’odieux Dubois.
Passant les Pyrénées, écrit-il dès qu’il entre dans la patrie de Don Quichotte, je quittai, avec la France, les pluies et le mauvais temps qui ne m’avaient pas quitté jusque-là, et trouvai un ciel pur et une température charmante, avec des échappées de vues et des perspectives qui changeaient à tous moments, qui ne l’étaient pas moins6.
En Espagne, tout est beau et tout est bon. Ou presque tout :
J’avais pris ma route par Pampelune. Le gouverneur vint aussitôt où j’étais logé, et voulut me mener chez lui et me donner à souper et à ceux qui étaient avec moi. Après force longs compliments, j’obtins de demeurer où j’étais, à condition que nous irions souper chez lui. La chère ne se fit point attendre, fut grande à l’espagnole, mauvaise ; des manières nobles, polies, aisées. Il nous fit fête d’un plat merveilleux : c’était un grand bassin plein de tripes de morue fricassées à l’huile. Cela ne valait rien, et l’huile méchante ; j’en mangeai par civilité tant que je pus7.
Que ne ferait-on pour représenter la France ? La tripe de morue est connue : on l’accommode encore aujourd’hui avec du safran et des champignons. Pour un habitant de La Ferté-Vidame, le plat est exotique. L’Espagne est, au quotidien, un choc sensoriel. Ce qui « fait passer » les tripes, ce sont les politesses, cette « civilité » qui appartient aux lois ancestrales de l’hospitalité et qui oblige à avaler des mets que rien ne saurait nous faire aimer. L’être social s’exclamera donc que le plat est « merveilleux », mais l’individu, dans l’intime de l’écriture, confiera qu’il « ne valait rien ». Duplicité de l’hospitalité : l’ambassadeur, sur le théâtre du monde, joue son rôle à la perfection, mais le corps ne triche pas. Le domaine du goût, en deçà de toute convivialité, échappe à la rationalisation. Le goût peut donc être dégoût, immédiatement, dès la première bouchée : on le subit, on le vit dans sa chair avant même de prendre place sur la scène sociale. Aucun argument ne saurait dès lors convaincre l’ambassadeur, qui se gave de ce qu’il n’aime pas, que l’huile ne soit pas « méchante ». Et cependant il fait honneur au plat, car c’est à ce prix que les deux plus grandes monarchies d’Europe pourront vivre en bonne intelligence. La corps a sa vérité, et elle est imprescriptible : en matière de ressenti, il n’y a pas d’étiquette. Une saveur enchante ou révulse ; ce plaisir ou cet écœurement m’appartiennent en propre, aussi peut-on parler de tout, sauf de nourriture : celle-ci reste ma liberté, une liberté littéralement viscérale que rien ne me fera aliéner. J’aime ou je n’aime pas8.
Par l’adjectif, par le superlatif, le goût entre dans les Mémoires. Dès le retour en France, les notations culinaires disparaîtront dans le crépuscule chaotique de la Régence, mais pendant quelques lignes le lecteur aura découvert un Saint-Simon attentif aux saveurs. Le chocolat que lui servent les jésuites est, dit-il, « le meilleur […] dont j’aie jamais goûté », le vin rancio est « excellent »9. Même en faisant la part de la civilité, il y a de la sincérité dans ces hyperboles, un enthousiasme physiologique dont on n’a aucun autre exemple dans les Mémoires. Le lait de buffle, écrit le duc transporté par la saveur, « est doux, sucré, et avec cela relevé, plus épais que la meilleure crème, et sans aucun goût de bête, de fromage ni de beurre »10. À l’opposé, les barbeaux qu’on lui sert sont « mous, fades, et pleins d’une infinité de petites arêtes »11. Cochons, morues, bufflone et maintenant poissons : les nourritures terrestres investissent le texte. La nourriture, dans l’univers artificiel des cours, ramène au monde réel, et avec lui au corps. Le duc et sa suite ne sont-ils pas entrés en Espagne « sur des mules dont le pas est grand et doux12 » ? L’Espagne est le pays de la sensation : tout y est plus intense, plus jouissif. À l’étiquette et aux usages du monde, si complexes à Versailles comme à Madrid, succède une recette de cuisine. Que boivent le roi et la reine d’Espagne à leur réveil ?
Sur les neuf heures du matin, le rideau était tiré par l’azafata13, suivie d’un seul valet intérieur français portant un couvert et une écuelle qui était pleine d’un chaudeau. Higgens14, dans la convalescence de ma petite vérole, m’expliqua ce que c’est, et m’en fit faire un lui-même pour m’en faire goûter. C’est une mixtion légère de bouillon, de lait, de vin qui domine, d’un ou deux jaunes d’œufs, de sucre, de cannelle et d’un peu de girofle. Cela est blanc, a le goût très fort avec un mélange de douceur ; je n’en ferais pas volontiers mon mets, mais il est pourtant vrai que cela n’est pas désagréable. On y met quand on veut des croûtes de pain, et quelquefois grillé, et alors c’est une espèce de potage ; autrement cela s’avale comme un bouillon, et, pour l’ordinaire, cette dernière façon de le prendre était celle du roi d’Espagne. Cela est onctueux, mais fort chaud, et un restaurant singulièrement bon à réparer la nuit passée, et à préparer la prochaine15.
Ce « chaudeau », que l’on sert aux jeunes mariés le matin de leur nuit de noces pour les revigorer16, est une boisson complexe que l’ambassadeur alité déguste pendant sa maladie. Comment en décrire le goût ? On croit voir Saint-Simon se penchant sur le breuvage, l’examinant, le flairant (« C’est… », « Cela est… »), tout en manifestant une certaine méfiance (« mais il est pourtant vrai que… », « mais fort chaud »…). Il n’a jamais bu un pareil mélange. Le goût est une accoutumance, et le « chaudeau » n’entre pas dans son habitus sensoriel. Aussi, pour se rassurer, le rapproche-t-il de mets connus (« une espèce de potage », « comme un bouillon ») pour conclure à l’oxymore : cela « a le goût très fort avec un mélange de douceur ». Il aime et n’aime pas à la fois : son goût intime est ici en en tension avec un breuvage royal, que l’ambassadeur ne saurait donc dénigrer, mais en même temps l’individu avoue qu’il « n’en ferai[t] pas volontiers [son] mets ». Ambiguïté de toute dégustation, d’autant que le « chaudeau » est à la fois conjugal et médical, traditionnel et expérimental. C’est une curiosité, un produit local, comme la friture de tripes de morue, et le voyageur s’y essaie, le taste et le teste avec une mine intriguée mais polie, l’envie de reprendre des forces, mais aussi le sentiment de prendre médecine sous l’œil du médecin de Philippe V.
L’Espagne, lit-on entre les lignes, ne vaut pas la France : ni sa cuisine, ni sa convivialité commensale ne peuvent se comparer à celles de Versailles ou de Paris. Saint-Simon a beau déployer des trésors d’aménité, sa grille de lecture reste celle de ses origines : le goût est un conditionnement. Manger, c’est tenir, comme le fait le marquis de Bedmar, « qui se piquait fort d’aimer et de caresser les Français », « une grande et bonne table bien remplie de mets et de convives », et non, comme à Madrid, tuer le temps en grignotant des biscuits17. Auprès de Philippe V, qu’il a connu enfant et adolescent à Versailles, Saint-Simon reste un courtisan, un diplomate de haut rang qui joue le jeu de sa fonction, y compris quand on lui sert des mets inaccoutumés. Le goût authentique, premier, court-circuite le commentaire, et c’est précisément quand il faut le gloser qu’il s’avère étranger : je sais ce qui est bon, mais dès que je passe la frontière, le bon est toujours bizarre. Il est donc difficile de ruser avec nos préférences culinaires, même si l’on peut jouer la comédie de la dégustation. Saint-Simon, en Espagne, accepte, avec une affabilité toute politique, tout ce qu’on lui offre ou propose ; il va même jusqu’à participer à une chasse18, lui qui, fait exceptionnel pour un seigneur de son rang, ne chasse jamais. Lors d’une soirée, il danse, bien qu’il porte une veste très lourde et qu’il dise avoir passé l’âge19. Il n’y a qu’une chose qui ne passe pas : le safran. « Pour dans le pain et dans la salière, écrit-il, où ils en mettent volontiers, je ne pus pousser jusque-là mon goût ni ma complaisance »20. La bouche a sa limite, et rappelle que nous avons tous, à table, mais aussi sur le plan moral, une borne que nous ne franchirons pas. Des goûts et des saveurs il faut s’accommoder, même d’une huile « méchante », mais à chacun son safran, irréductible bastion de nos ontologiques papilles.
Le goût – ou le dé-goût – est la signature sensorielle de l’être. Aussi pour entrer dans les arcanes de la personne est-il indispensable de connaître son rapport à la nourriture. Le Roi ne fait pas exception :
Il ne buvait depuis longues années, au lieu du meilleur vin de Champagne dont il avait uniquement usé toute sa vie, que du vin de Bourgogne avec la moitié d’eau, si vieux qu’il en était usé. Il disait quelquefois en riant qu’il y avait souvent des seigneurs étrangers bien attrapés à vouloir goûter du vin de sa bouche21. Jamais il n’en avait bu de pur en aucun temps, ni usé de nulle sorte de liqueurs, non pas même de thé, café, ni chocolat. À son lever seulement, au lieu d’un peu de pain, de vin et d’eau, il prenait depuis fort longtemps deux tasses de sauge et de véronique ; souvent entre ses repas et toujours en se mettant au lit, des verres d’eau avec un peu d’eau de fleurs d’orange qui tenaient chopine22, et toujours à la glace en tout temps ; même les jours de médecine il y buvait, et toujours aussi à ses repas, entre lesquels il ne mangea jamais quoi que ce fût, que quelque pastille de cannelle qu’il mettait dans sa poche à son fruit avec force biscotins pour ses chiennes couchantes de son cabinet23.
Louis XIV n’a pas les mœurs gustatives de sa caste. Le « Tableau du règne », que brosse Saint-Simon à sa mort dans la chronique de 1715, cherche à connaître un monarque à la fois ostentatoire et secret. Le Roi, par principe de pouvoir, est opaque à ses sujets, qui sont pour lui transparents. L’un des buts des Mémoires est de pénétrer son mystère, de révéler l’homme sous le prince et d’expliquer l’histoire par sa personne, voire sa personnalité. Tout est signe chez le Roi, et boire du Bourgogne dilué est de ces singularités qui caractérisent un homme, une de ces manies idiosyncrasiques qui sont le territoire privé de chacun. Mais comment l’interpréter ?
Conclura-t-on symboliquement de ce vin noyé d’eau que le royaume de France, à l’image du Roi lui-même, est « si vieux qu’il en était usé » ? Louis XIV compense cette eau rougie par des saveurs plus pimpantes, comme pour redonner un semblant d’énergie gustative à un règne devenu, avec le temps, insipide. En réalité, le Roi boit trop – trop d’eau :
Comme il devint la dernière année de sa vie de plus en plus resserré, Fagon lui faisait manger à l’entrée de son repas beaucoup de fruits à la glace, c’est-à-dire des mûres, des melons et des figues, et celles-ci pourries à force d’être mûres, et à son dessert beaucoup d’autres fruits, qu’il finissait par une quantité de sucreries qui surprenait toujours. Toute l’année, il mangeait à souper une quantité prodigieuse de salade. Ses potages, dont il mangeait soir et matin de plusieurs, et en quantité de chacun sans préjudice du reste, étaient pleins de jus et d’une extrême force, et tout ce qu’on lui servait plein d’épices, au double au moins de ce qu’on y en met ordinairement, et très fort d’ailleurs. Cela et les sucreries n’était pas de l’avis de Fagon, qui, en le voyant manger, faisait quelquefois des mines fort plaisantes, sans toutefois oser rien dire, que par-ci par-là à Livry et à Benoist, qui lui répondaient que c’était à eux à faire manger le Roi, et à lui à le purger. Il ne mangeait d’aucune sorte de venaison ni d’oiseaux d’eau, mais d’ailleurs de tout sans exception gras et maigre, qu’il fit toujours, excepté le carême que quelques jours seulement, depuis une vingtaine d’années. Il redoubla ce régime de fruits et de boisson cet été24.
Peut-on partir de ces préférences gustatives pour ébaucher un portrait de Louis XIV ? Si nous sommes ce que nous aimons manger, il y a là une duplicité qui peut être la clé d’un « caractère » : le Roi perd ici ce qu’il gagne là, les tisanes et les épices se compensent mutuellement, les premières calmantes et les secondes échauffantes. L’homme est au point d’équilibre entre ces injonctions sensorielles contradictoires que chacun repérera en lui-même. On pourrait ainsi imaginer une spectrographie de nos préférences alimentaires, un diagramme de nos sensations préférées, et, pourquoi pas ? l’appliquer à la psyché, où tout est en permanence conciliation des extrêmes. La dilution et la concentration font de Louis XIV « un assez grand roi »25 : l’adverbe fait de lui le roi des tisanes, l’adjectif le roi des épices. Ambivalence de toute personnalité : nos contradictions gustatives entrent dans notre histoire intime, ce sont là, pour reprendre le titre du prince de Ligne, des fragments de l’histoire de notre vie.
Ligne est le dernier grand seigneur d’Ancien Régime. Ses Mélanges militaires, littéraires et sentimentaires occupent trente-quatre volumes. Dans cette œuvre immense, une autobiographie, ces Fragments de l’histoire de ma vie qui empruntent une partie de leur titre à l’Histoire de ma vie de son ami Casanova. Dans ce récit éclaté, pulvérisé, une pépite26 : le cadeau que fait Ligne au prince de Conti
Je lui envoyai de Bruxelles, dans la voiture la plus compliquée dans le genre du prince, une belle servante de vingt-cinq ans, avec une figure, une gorge, des couleurs à la Rubens. Voici ce qu’elle apportait : des têtes de porc d’Alost, des couques d’Assche, du beurre d’Anderlecht, des déjeuners de Malines, des pets de béguine, du mostofé du Hainaut, des boucquacouques de Flandres, des gaufres de fermière, des hochepots, des tripettes, quantité de choses à manger froid ou à réchauffer, du veau de Gand, des chapons de Bruges, des poulardes de Campines, des lapins d’Estambruges, du mouton d’Ardennes, du cabillaud de Blankenberg, des huîtres d’Ostende, de l’andolium de Bruxelles et des crevettes d’Anvers. Cette excellente cuisinière était enterrée dans tout cela27.
On notera qu’il n’est pas question du goût de ces aliments, mais, un peu plus loin de leur coût : « plus de cinq cents ducats »28. Ce qui compte, c’est l’abondance, et surtout la précision du vocabulaire et des toponymes. Ligne énumère des spécialités locales et dessine un panorama alimentaire. Le prince, européen comme tous les grands noms du XVIIIe siècle, se partage entre Vienne, Versailles, où il est l’ami intime de Marie-Antoinette, et le Hainaut. Il se dépeint comme un dévorateur : d’espace, de femmes – c’est un séducteur impénitent – et de nourritures terrestres. « J’étais coquet et gourmand, écrit-il, et je vois qu’on ne se corrige de rien. […] Je volais tout ce que je trouvais à manger et, en servant la messe, ce qu’on m’obligeait à faire tous les jours, je buvais souvent le vin des burettes »29. Sur ce dernier point, les Fragments sont explicites : « J’ai toujours voulu faire mieux ou plus ce que j’ai vu faire aux autres, confesse le prince. J’ai bu et j’y ai réussi, car jamais on n’est parvenu à m’enivrer ». Et plus loin : « Je ne puis jamais me griser »30. Ainsi, deux bouteilles et demie de champagne ne lui font pas peur. Ce qu’il appelle gourmandise est en réalité une manifestation privée de la dépense aristocratique.
Celle-ci, qui est au cœur de l’ethos princier, se caractérise par la surabondance des nourritures envoyées au prince de Conti, mais aussi par leur signification nutritive : des pâtisseries peu légères (boucquacouques, pets de béguine, beignets et gaufres), des viandes riches (hochepot, chapons, poulardes), des charcuteries roboratives (têtes de porc, tripettes, andouilles) – tout cela n’est guère diététique. La graisse et le sucre y font bon ménage avec la « belle servante » que n’eût pas désavouée Rubens et que le prince de Conti est appelé à consommer après des huîtres nécessairement aphrodisiaques. Nous sommes dans une démesure aristocratique où le goût privé est secondaire : la nourriture est un élément symbolique de le représentation sociale et du pouvoir – on songe par exemple à la ribambelle de plats que l’on présentait deux fois par jour à Louis XIV à Versailles. Si le Roi mange de bon appétit, le royaume est en bonne santé.
Les nourritures envoyées par le prince nous rappellent aussi son ancrage nobiliaire : Ligne est grand bailli du Hainaut, et son château se visite encore à la frontière belge. Alost, Assche, Anderlecht ou Blankenberg ne sont pas pour lui exotiques. Il connaît le goût du mostofé du Hainaut – un fromage mou, très poivré – parce qu’il y vit une partie de l’année. Il connaît la bonhommie et la goinfrerie de ces villes qui le fêtent par des banquets. Au prince de Conti, qui appartient comme lui à la civilisation aristocratique européenne, il envoie donc les produits de son terroir, à la fois pour évoquer son enracinement et, par la quantité des mets, son hybris culinaire et alimentaire. On notera qu’il oublie de préciser s’il aime ou n’aime pas certains plats, encore moins quelle consistance ou quelle saveur ils ont : c’est ici la masse qui fait sens, et non la qualité intrinsèque des éléments, ou des aliments, qui la composent. Risquons ici une pensée certainement iconoclaste : c’est celui qui n’est pas noble qui évoque ce qu’il aime manger – ou, dans le cas de Roland Barthes, le sémanticien. Il faut en effet être de la roture pour faire cas du goût des aliments, tentative somme toute pathétique d’exister par ce que l’on mange. Celui qui n’est rien, n’est de rien, affirme alors une singularité qui le distingue de la masse. Mais un grand seigneur n’a nul besoin de cet artifice : si différent par sa naissance du commun des mortels, la quantité prime pour lui sur la qualité.
Le goût serait donc bourgeois, petit-bourgeois, petit tout court face à l’ancienneté d’un titre, à la gloire d’un nom, à la grandeur d’une fonction. Il appartient au temps de l’individu, et non à la durée d’une famille. Les Mémoires aristocratiques n’en font donc pas mention, ou dans des circonstances exceptionnelles, comme une ambassade extraordinaire. La différence entre un prince et le commun des mortels est en effet ontologique : la naissance est incontestable, et avec elle une longue et illustre tradition familiale que le roturier ne possède pas. La vie d’un prince est un potlach perpétuel : une dépense sans limite de son argent, de ses forces, de sa vitalité. Ligne aime le peuple, qu’il appelle « la bonne canaille », à la différence de « la mauvaise et grande canaille »31 de la Révolution, mais il ne va pas jusqu’à épiloguer sur le goût de mets populaires. Il partage avec les bons vivants du Hainaut des « gogailles »32 mémorables, mais sans gloser sur les saucisses et sur les alcools qu’on y sert. Gastronome de la quantité, il laisse à d’autres le soin de commenter ce qu’ils absorbent.
Ainsi le goût est éludé chez Ligne au profit d’une légende de soi-même : il compose et entretient son image par l’abondance des nourritures qu’il envoie au prince de Conti. Peu importe que celui-ci les goûte, encore moins qu’il les apprécie. Qu’advint-il du contenu de la voiture ? « On ne le mangea pas. On l’oublia. On ne m’en parla pas quand je revins ». Le mot de la fin appartient au prince de Conti : « Oh mon Dieu, oui, je me souviens de quelque chose, mais je ne sais plus ce que c’est »33.
De l’autre côté de la Révolution, que mange-t-on dans les Mémoires d’outre-tombe ? Dans cette longue élaboration d’une image de soi face au temps et à la mort, Chateaubriand mange peu, très peu. Dès ses jeunes années au château de Combourg, le rapport à la nourriture est conflictuel :
Le soir au logis, je n’étais guère plus heureux ; j’avais une répugnance pour certains mets : on me forçait d’en manger. J’implorais les yeux de La France34 qui m’enlevait adroitement mon assiette, quand mon père tournait la tête. Pour le feu même rigueur : il ne m’était pas permis d’approcher de la cheminée. Il y a loin de ces parents sévères aux gâte-enfants d’aujourd’hui35.
Une adolescence exaltée dans les bruyères et les tempêtes ne lui redonne pas l’appétit :
D’abord tout devint passion chez moi, en attendant les passions mêmes. Lorsqu’après un dîner silencieux où je n’avais osé ni parler ni manger, je parvenais à m’échapper, mes transports étaient incroyables ; je ne pouvais descendre le perron d’une seule traite : je me serais précipité36.
Le refus de la nourriture est un refus du père37. Entre grève de la faim et anorexie, le jeune Chateaubriand vit une longue crise d’autodestruction qui passe par la création fantasmatique de la Sylphide, véritable intoxication érotique qui le met dans un état d’exaltation perpétuel. Et de décrire, en des pages célèbres, sa solitude errante sur la lande, que couronne une tentative de suicide. La nourriture est ici apophatique : c’est sa négation même qui permet au cadet de la famille de se singulariser. Sous la Révolution, alors qu’il survit à Londres où il s’est exilé, ce sera son manque :
Arrivés à notre dernier schelling, je convins avec mon ami38 de le garder pour faire semblant de déjeuner. Nous arrangeâmes que nous achèterions un pain de deux sous ; que nous nous laisserions servir comme de coutume l’eau chaude et la théière ; que nous n’y mettrions point de thé ; que nous ne mangerions pas le pain, mais que nous boirions l’eau chaude avec quelques petites miettes de sucre restées au fond du sucrier39.
Les jeunes gens n’ont plus à manger que la paille de leurs chaises, aussi se livrent-ils à une petite mise en scène : ils théâtralisent les « miettes ». La situation est inverse de celle de Combourg, d’une violence plus subtile, mais dans tous les cas, le goût brille par son absence. Dans les situations de crise, est-on d’humeur à savourer la vie ? Face au père, face à l’histoire, on ne mange pas car les enjeux intimes sont traumatiques : la volonté l’emporte sur la volupté.
Or la volupté se passe aisément de la volonté : on ne peut pas vouloir savourer un aliment, vouloir aimer telle ou telle nourriture – le corps est souverain, il impose ses préférences. Ne pas manger le « pain de deux sous » est un acte d’autorité sur soi-même qui interdit de savourer cette maigre, cette dérisoire provende. C’est faire contre mauvaise fortune bon visage. Que deux jeunes gens affamés jouent la comédie du non-thé est un acte de résistance, mais aussi un réflexe puissamment aristocratique, voire dandy. C’est rire, ou sourire, de sa faim, momentanément du moins, car l’estomac finit toujours par réclamer son dû :
Pelletier40 […] venait de placer cent exemplaires de son journal aux Colonies ; il en avait reçu le payement et faisait sonner ses guinées dans sa poche. Il m’emmena de force, avec La Bouëtardais apoplectique, et deux émigrés en guenilles qui se trouvèrent sous sa main, dîner à London-Tavern. Il nous fit boire du vin de Porto, manger du roastbeef et du plumpudding à en crever41.
Pelletier est l’homme qui se laisse aller : il ne fait pas taire son corps, il ne joue pas sa faim, il y succombe et entraîne ses amis à la Tavern. Les extrêmes se rejoignent : après la comédie du manque, on bâfre. Après le plaisir du rien, voici celui du trop-plein. À la retenue ironique s’oppose le plaisir vulgaire de faire « sonner ses guinées dans sa poche » : on s’emplit, on se bourre de « plumpudding », on succombe au « vin de Porto ». La transgression est complète, retournement radical de l’anorexie bretonne ou de la famine londonienne. Impossible, dans un tel gueuleton, de s’arrêter au goût des aliments : ces jeunes gens ne sont ni gourmands, ni gourmets, ils s’abandonnent « de force » à la puissance idiotifiante de la nourriture. Bâfrer, pour ne pas dire bouffer, c’est déchoir de la posture d’élégance famélique qui est l’héroïsme de l’émigré : à défaut de mourir sur le champ de bataille, mourons de faim avec distinction. Les gros mangeurs n’ont pas leur place dans les Mémoires d’outre-tombe :
Après Donauwerth on trouve Burkheim et Neubourg42. Au déjeuner, à Ingolstadt, on m’a servi du chevreuil : c’est grand-pitié de manger cette charmante bête. J’ai toujours lu avec horreur le récit de la fête de l’installation de George Neville, archevêque d’York, en 1466 : on y rôtit quatre cents cygnes chantant en chœur leur hymne funèbre ! Il est aussi question dans ce repas de deux cent quatre butors : je le crois bien !43
Cette ripaille fait horreur à un mémorialiste qui – le fait est assez rare pour être signalé – aime les animaux. N’a-t-il pas comme patron saint François d’Assise ? Lorsque, dans une auberge, on lui sert un poulet qu’il a vu courir en arrivant, son cœur se serre (il le mange quand même) :
Mon déjeuner solitaire en société des voyageurs repus couchés sous ma fenêtre, aurait été selon mes goûts si une mort trop récente ne m’eût affligé : j’avais entendu crier la geline44 servie à mon festin. Pauvre poussin ! il était si heureux cinq minutes avant mon arrivée ! il se promenait parmi les herbes, les légumes et les fleurs ; il courait au milieu des troupeaux de chèvres descendues de la montagne ; ce soir il se serait couché avec le soleil et il était encore assez petit pour dormir sous l’aile de sa mère45.
La compassion l’emporte sur la gastronomie, comme s’il y avait, dans la nécessité matérielle de s’alimenter, une forme de culpabilité. On notera que la nourriture est associée, comme dans les scènes précédentes, à une situation dramatique. Il est difficile, quand on ne mange rien, volontairement ou non, de savourer quoi que ce soit ; il est tout aussi difficile de déguster un animal dont on se reproche la mort. À Combourg, à Londres, en voyage, le plaisir de manger est mis entre parenthèses. Il n’en est pas de même lorsque apparaît le poisson blanc.
On pêche, dans les rivières de Gand, un poisson blanc fort délicat : nous allions, tutti quanti, manger ce bon poisson dans une guinguette, en attendant les batailles et la fin des empires46.
Chateaubriand a suivi Louis XVIII dans son exil à Gand. Il est y ministre de l’intérieur, mais comme il n’y a plus d’intérieur, il s’ennuie, intrigue un peu et écoute, de loin, les canons de Waterloo. Quel est le nom de ce « poisson blanc » ? Peu importe. Ce qui compte, c’est l’ancrage historique de ce souvenir, un détail au milieu de « la fin des empires », mais un détail singulier, car c’est là l’unique mention du goût dans les Mémoires d’outre-tombe. Ce « bon » poisson est « fort délicat ». C’est un malouin qui parle, et la saveur des marées ne lui est pas inconnue. Mais la couleur du poisson nous retiendra surtout : ce poisson a la couleur du drapeau royaliste, il est « délicat », fragile comme la monarchie de retour d’exil et qui repart en exil, et le tutti quanti – tout le monde, tous ensemble – laisse entendre la confusion de ces journées bien incertaines. Les Français qui sont à Gand se rallient certes au panache blanc d’un roi sans panache ni royaume, mais surtout au poisson blanc des « guinguettes », et contre la mauvaise fortune des temps, ils font au moins honneur au plat, en l’assaisonnant, ici, d’un sentiment de déréliction qui va jusqu’à l’auto-ironie fataliste. Quand le goût apparaît dans les Mémoires d’outre-tombe, il dit autre chose que le goût : il en va ainsi de la majorité des éléments de ce grand puzzle poétique, et le pain n’est pas que du pain :
En vain on me dit : "Vous rajeunissez", croit-on me faire prendre pour ma dent de lait ma dent de sagesse ? encore celle-ci ne m’est venue que pour manger un pain amer sous la royauté du 7 août47.
Le 7 août 1830, Chateaubriand a quitté avec fracas la chambre des pairs qui prêtait serment à Louis-Philippe. Sans la moindre fonction officielle, l’ancien ministre, l’ancien ambassadeur se retrouve « nu comme un petit saint Jean »48. Après le « bon poisson » de la légitimité, voici le « pain amer » de l’usurpation – bel hypallage par lequel la nourriture dit la douleur de celui qui la mange. Le tourbillon de l’histoire aurait-il fait perdre au vicomte le goût du pain ?
Les Trémaudan vivent encore. Plus sages et plus heureux que moi, ils n’ont point perdu de vue les tours du château que j’ai quitté depuis trente ans ; ils font encore ce qu’ils faisaient lorsque j’allais manger le pain bis à leur table ; ils ne sont point sortis du port dans lequel je ne rentrerai plus49.
Partager le pain, n’est-ce pas être en communion avec ses semblables ? Le « pain bis » est celui d’une vie rustique, provinciale, ancestrale, avant le « pain amer » des honneurs et de la politique. L’Ancien Régime est tout entier dans ce « château », cette table ouverte d’une vieille famille d’aristocrates bretons où la commensalité est polie par la tradition, aux antipodes des « guinguettes » improvisées des Cent-Jours. C’est le Chateaubriand rousseauiste qui s’exprime ici, et qui se souvient peut-être de la scène des Confessions où Rousseau mange, avec Thérèse, du pain et du fromage50 et se dit parfaitement heureux de cette simplicité des mets. Le « pain bis » est celui d’un bonheur naïf :
Et je délibérais si je n’enverrais pas Hyacinthe chercher du beurre frais et du pain bis, pour manger du cresson au bord d’une fontaine sous une cépée d’aunes. Ma vie n’était pas plus ambitieuse que cela : pourquoi la fortune a-t-elle accroché à sa roue la basque de mon pourpoint avec le pan du manteau des rois ?51
Vivre une vie sans ambition, ignorée de tous, banale – tel est le vœu du voyageur qui court l’Europe pour réconcilier Charles X et sa belle-fille, la duchesse de Berry. Au lieu de cela, la roue de la fortune le condamne à une vie d’ambition, de combat et de génie. Le « pain bis » est allégorique : il fait miroiter la sensorialité minimale de l’idylle dans un monde crispé par l’Histoire. S’il atteste d’un goût, c’est de celui des symboles et de leur tissage dans la narration. On ne mange pas pour se nourrir, dans les Mémoires d’outre-tombe, mais pour signifier.
Le goût n’est pas le sujet des Mémoires, mais quand les Mémoires l’évoquent, il est au cœur du sujet : l’individu soudain paraît. Au point nodal des titres et des fonctions, au cœur du nom, dans l’essence même de la représentation, le mémorialiste révèle un corps, gavé ou affamé, douloureux ou voluptueux. En quelques phrases, les Mémoires prennent chair, et l’on perçoit, en filigrane de l’histoire, le frémissement, la palpitation du vivant. Les tripes de morue, les crevettes d’Anvers ou le poisson blanc sont incongrus, mais non anecdotiques ; ils apportent aux longues narrations d’un Saint-Simon, d’un Ligne ou d’un Chateaubriand ce ferment d’intime que d’autres cultiveront au détriment de la scène historique. Composites et consistants, fruits d’une cuisine d’écriture aux multiples ingrédients, les Mémoires sont des textes sans faim.