Savent-elles manger ? La représentation de l’appétit féminin chez Cao Xueqin et Honoré de Balzac

Youyou Guitard-Wu

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Youyou Guitard-Wu, « Savent-elles manger ? La représentation de l’appétit féminin chez Cao Xueqin et Honoré de Balzac », Tropics [En ligne], 13 | 2023, mis en ligne le 01 juillet 2023, consulté le 06 mai 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/2435

À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, deux écrivains, l’un Chinois, Cao Xueqin, auteur de Le Rêve dans le pavillon rouge, son unique œuvre, et l’autre Français, Honoré de Balzac, dont l’œuvre monumentale est rassemblée sous le titre La Comédie humaine, décrivent tous deux de nombreux caractères féminins et donnent des détails extraordinaires sur la table. Leurs descriptions des femmes mangeuses nous donnent une idée de l’image des femmes chez ces deux écrivains et par leur entremise, celle de leur société respective. Suspectée d’une propension au plaisir et assignée au désir masculin chez Balzac, la femme mangeuse est au contraire valorisée dans le roman de Cao, pour son raffinement, son intelligence du monde et de la vie.

In the late 18th and early 19th centuries, two writers, one Chinese, Cao Xueqin, author of the dream of the red chamber, his only work, and the other French, Honoré de Balzac, whose monumental work is collected under the title La Comédie humaine, both described numerous female characters and gave extraordinary details about the table. Their descriptions of women as eaters give us an idea of the image of women in these two writers’ works, and through them, that of their respective societies. Suspected of a propensity for pleasure and assigned to male desire in Balzac’s case, the female eater is, on the contrary, valorized in Cao’s novel, for her refinement, her intelligence of the world and of life.

Au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la culture gastronomique prospère en France comme en Chine pour atteindre son apogée dans la première moitié du XIXe siècle. La passion culinaire des Français se développe jusqu’à l’essor de la littérature gourmande et l’éclosion de la critique gastronomique à la fin du XVIIIe siècle et au tout début du XIXe siècle, notamment sous la plume de Grimod de la Reynière (1758-1837) qui, avec son Almanach des Gourmands, est considéré comme le premier critique gastronomique, et sous celle de Brillat-Savarin (1755-1826) et sa Physiologie du Goût. C’est à cette même époque qu’en Chine, la délicatesse et les plaisirs de la vie deviennent des centres d’intérêt, par suite d’une prospérité économique grâce à laquelle « le peuple est riche et les produits alimentaires […] variés et innombrables », selon la Préfecture géographique de Hangzhou aux années de Wanli (1573-1620). La concomitance des circonstances qui amènent la France et la Chine à développer une culture gastronomique est singulière bien que non corrélée : le premier ouvrage de critique gastronomique de Grimod paraît au tournant des XVIIIe et le XIXe siècles, et c’est en 1792 que Yuan Mei (1716-1797) publie un premier ouvrage équivalent, La carte de l’Hôtel du Contentement.

Cette période, dans les deux pays, est marquée par des tensions et des événements historiques qui ont conduit à la recomposition des catégories sociales : en France avec la Révolution de 1789, et en Chine avec l’amorce de l’écroulement de la féodalité en dépit d’une grande prospérité matérielle. Malgré leur éloignement géographique, deux écrivains, Cao Xueqin et Honoré de Balzac, l’un auteur du Rêve dans le pavillon rouge, son unique œuvre, et l’autre auteur de la monumentale Comédie humaine, ont vécu à une même époque dans des contextes qui font état de plusieurs points de convergence. À cette époque, dans ces deux pays, l’aliment, dans les ouvrages romanesques, se fait le révélateur d’intentions éthiques, politiques, philosophiques et esthétiques1. Bien des écrivains du XIXe siècle en France, réalistes ou naturalistes, manifestent de l’intérêt pour la recherche du plaisir des sens dont celui que procure la nourriture2. Ils entretiennent un dialogue fructueux avec les gastronomes de l’époque. Balzac en particulier engage une théorie de l’usage des objets et des pratiques quotidiennes, dans laquelle la nourriture occupe une grande part, au service de la description psychologique de ses personnages. En Chine, faisant suite aux nombreux récits de scènes de repas de Fleur en Fiole d’Or (1610), le roman érotique de Lan Ling Xiaoxiaosheng3 et ses scènes saisies dans une description très détaillée, plusieurs romans paraissent à la fin du XVIIIe siècle qui attestent d’un intérêt nouveau pour les plaisirs de la table : les Contes Extraordinaires du Pavillon du Loisir (1766) de Pu Songling (1640-1715) ne se privent pas de mentionner les végétaux, les fruits de mer, voire les techniques culinaires ; la Chronique Indiscrète des Mandarins (vers 1750) de Wu Jingzi (1701-1754) décrit la nourriture en fonction de la différence des classes sociales ; et enfin, le roman le plus remarquable dans l’histoire de la littérature chinoise, le Rêve dans le Pavillon Rouge (1784) de Cao Xueqin (1715 ou 1724 – 1763 ou 1764) accorde une place inégalée aux descriptions de repas et à la réflexion qu’ils suscitent. Le roman suit l’histoire d’une famille aristocratique, en quatre-vingts récits. L’auteur Cao a créé cette œuvre lorsqu’il était dans un grand état de misère, par suite de la décadence de sa famille. Ces descriptions ont donc une valeur de témoignage. Non seulement elles dévoilent les pratiques alimentaires des différentes classes sociales, mais elles illustrent aussi les comportements et les motivations des personnages dans le roman.

Nous nous intéresserons surtout, dans cet article, aux femmes gourmandes qui occupent une position centrale chez Cao et chez Balzac. Pour le premier, dont le seul ouvrage est Le Rêve dans le pavillon rouge (ci-après le Rêve), non seulement la plupart des personnages principaux sont des femmes, mais l’auteur manifeste envers elles une admiration et un respect qui transparaissent à travers les paroles du narrateur, le Roc, et son incarnation Frérot Jade :

Demeurant à présent en proie aux vents et poussières de ce bas monde, sans avoir, en rien, réussi à rien, me revient brusquement le souvenir de toutes les filles ou jeunes femmes dont j’étais naguère entouré ; et je découvre, en les comparant consciencieusement les unes aux autres et à moi-même, que par leurs comportements et leur discernement, elles m’étaient toutes supérieures. Comment, moi, tout fier que je puisse être de ma prestance virile, de l’épaisseur de ma barbe et de mes sourcils, ne valais-je réellement pas ces porteuses de jupes et d’épingles à chignon ? Mais si vifs, en vérité, que soit ma honte et mes remords, d’ailleurs inutiles, que puis-je là contre, à présent ? 
« Les filles, leurs os et leur chair sont faits d’eau ; les garçons, leurs os et leur chair sont fait de fange. Dès que je vois une fille, je me sens pur et alerte, mais quand j’aperçois un garçon, je me sens empesté d’ordure et de puanteur »4.

Du côté de Balzac, même s’il est très reconnu pour la création de personnages masculins, il a dépeint de nombreuses femmes dans ses œuvres, des figurantes, mais aussi des personnages principaux. En fait, vingt-sept romans, soit quasiment un tiers de La Comédie Humaine, sont titrés directement par des noms ou caractéristiques féminins.

Étant donné l’importance des femmes dans les œuvres de Cao et de Balzac, il est indispensable d’examiner les femmes à table sous la plume des deux auteurs.

Dans le Rêve, ce sont les femmes plutôt que les hommes qui parlent de manger, qui mangent, et qui apprécient la nourriture : Brume la Rivière s’enivre et s’allonge sur le rocher, Jade mystique prépare de l’eau pour faire du thé pendant des années, la Mémé Liu s’extasie devant un œuf de pigeon, la Grande Sœur Phénix raconte la recette de la terrine d’aubergine, etc. Dans les romans balzaciens, au contraire, les mangeurs sont la plupart du temps masculins : Pons en gourmet obsédé, Raphaël et ses camarades lors de l’orgie chez Taillefer, Rastignac à la maison Vauquer, etc. Ce phénomène attire notre attention, et nous amène à nous questionner sur le rapport des personnages féminins à la nourriture chez ces deux écrivains. Cette question a priori simple est pourtant importante, car elle recèle d’autres questions qui révèlent la vraie position des femmes : comment mangent-elles ? que mangent-elles ? pourquoi ne mangent-elles pas ? Certes, comme nous l’avons dit plus haut, le Rêve est essentiellement consacré aux femmes, et cela explique que le discours alimentaire soit naturellement celui des femmes. Chez Balzac, de multiples femmes sont aussi dépeintes de manière très vivante, alors les exemples de femmes mangeuses ne devraient pas manquer. Notre attention se focalisera donc sur les femmes mangeuses dans les textes, afin de percevoir la position des femmes dans les romans des deux auteurs et dans la société.

Le mot 贪馋 (tānchán) est l’adjectif dont le sens est le plus proche du mot de « gourmandise », cependant ces deux mots ne sont pas exactement équivalents. On sait que le Christianisme a fait de cette passion l’un des sept péchés capitaux. En Chine, aucune culpabilité ne concerne le fait de manger, les sages sont plus ou moins d’accord sur les principes d’une modération alimentaire qui consacre le caractère solennel du repas, et sur l’absence d’obligations imposées mais l’excès n’est pas condamné pour des raisons morales. Le fait de manger se maintient, se perpétue naturellement sur une fondation inébranlable, comme la rosée qui humecte l’herbe. Cela s’intègre silencieusement dans le quotidien des Chinois. Il n’existe pas d’obligation, ni pour les hommes ni pour les femmes, de cacher leur nature quant à la nourriture ; être gourmand et discourir sur la nourriture, est même très bien vu – si Confucius, depuis le sixième siècle av. J.-C, et d’autres sages parlent de la nourriture, et beaucoup, pourquoi ne seraient-ils pas imités ? Par conséquent, il n’existe pas de rapport entre le plaisir alimentaire et le risque de perte de contrôle de la volonté sur le corps comme en Occident. Autrement dit, il n’est pas indigne pour les femmes gourmandes de manger à leur gré, pourvu qu’elles restent dans une certaine modération.

Dong Xiaowan, concubine de Mao Xiang (1611-1693), est une femme extrêmement fine et distinguée qui cuisine, qui sert à table, et le plus essentiel, qui mange : « La viande de lapin et de poulet frit est délicieuse, roulée dans une crêpe, on la mange »5. L’écrivain contemporain de Cao, Shen Fu raconte une anecdote dans l’un des Six Chapitres d’une Vie Flottante, sur un mets que sa femme Chen Yun adore, le caillé de soja fermenté :

Tous les jours, Yun (nom de l’épouse de l’auteur) mange son riz réchauffé dans du thé chaud, accompagné de caillé de soja fermenté, caillé à l’odeur si forte que dans le pays on l’appelle “caillé de soja puant”. En plus, elle aime prendre de la courge macérée dans la saumure d’œufs de crevette. Ces deux aliments, moi, j’en ai horreur. Je lui dit alors en la taquinant : “Le chien, qui n’a pas d’estomac, prend parfois des fèces car il ne sent pas la puanteur. Le bousier façonne des boulettes de bouse avant de se métamorphoser en papillon, dans le but de pouvoir voler dans l’air. Alors vous êtes chien ou bousier ?” Elle m’a répondu : “Le caillé de soja fermenté, qui ne coûte pas cher, mais qui est très bon pour accompagner le riz cuit ou la bouillie de riz, j’ai l’habitude d’en manger depuis l’enfance. Maintenant, moi, qui suis ici chez vous comme un bousier transformé en papillon, je garde toujours cette habitude et ce goût. Pour la courge macérée, c’est ici que j’ai commencé à la goûter et à l’aimer.” J’ai alors répliqué : “A ce que vous dites, ma maison est celle de chiens ?”
Gênée, elle cherche à s’expliquer : “L’excrément, c’est quelque chose de tout naturel, et il y en a dans toutes les maisons. La différence de l’une et de l’autre, c’est le choix d’en manger ou non. Vous, vous aimez prendre de l’ail. À cause de cela, j’en mange aussi malgré moi. Je ne veux pas vous forcer à goûter le caillé de soja, mais la courge macérée, je me permets de vous conseiller de l’essayer en vous bouchant le nez. Une fois qu’elle est dans votre bouche, vous la trouverez délicieuse, tout comme une femme laide à l’extérieur, mais qui a une beauté interne.”
- Vous voulez donc m’avilir en me prenant pour un chien ? lui-je dit en souriant.
- Je me suis mise dans l’état de chien depuis longtemps. Je ne fais que vous prier d’en faire l’expérience aujourd’hui.
Ceci dit, elle a pris un morceau de courge avec ses baguettes et l’a mis dans ma bouche sans m’avoir demandé mon accord. J’ai commencé alors à le mâcher lentement en me bouchant le nez. La courge m’a semblé délicieuse et croquante entre mes dents. J’ai continué sans plus couvrir le nez avec la main et j’avais l’impression de goûter une chose extraordinaire ! Chose que j’aime manger depuis lors. La pâte de caillé de soja, mêlée d’un peu d’huile de sésame et de sucre, et préparée par Yun, est aussi savoureuse. Cette pâte, mélangée à la courge pilée, est alors appelée “sauce pâteuse à double saveur”, qui a un goût impressionnant. Je ne me suis pas empêché de dire: “Ces deux aliments, j’ai commencé par les détester et fini par les adorer. C’est quelque chose que je n’arrive pas à comprendre.” “La femme dont vous êtes épris, laide ou belle, vous l’aimez”, m’a-t-elle répondu6.

Apparemment, il ne semble pas très gênant pour les intellectuels chinois de l’époque de Cao de voir manger les femmes, qu’elles soient distinguées comme Dong Xiaowan, ou qu’elles soient un peu vulgaires comme Chen Yun. Il n’y a point de critiques ou de commentaires négatifs sur elles, il s’agit plutôt de bienveillance et de douceur. Nous dirions même que la table est un des rares endroits où les femmes ne se voient pas imposer les obligations et les rituels traditionnels, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de double standard pour ce que mangent les hommes et pour ce que mangent les femmes, l’état naturel étant très bien accepté par la société chinoise à cet égard.

Cependant, même si, en réalité, il est permis aux femmes de manger à leur gré, comme raconté dans les deux exemples précédents, cela ne veut pas dire que, dans l’ensemble, les écrivains chinois de cette époque manifestent réellement de l’intérêt pour la gourmandise des femmes, au point d’en faire l’éloge dans leurs œuvres. En réalité la plupart d’entre eux, sous les Ming et les Qing, comme chez les écrivains français du XIXe siècle, relient étroitement les plaisirs de la chair et la gourmandise féminine. De nombreux exemples dans La Fleur en fiole dor, un ouvrage très influent pour le roman de Cao, peuvent en témoigner. Au travers des paroles ou des activités relatives aux repas, les personnages féminins proposent ouvertement des plaisirs érotiques : dans La Fleur en fiole dor, Zheng Aiyue « présenta elle-même à boire des deux mains à Ximen Qing, et du bout de la langue lui glissa des galettes au miel dans la bouche »7 ; on rencontre aussi une maquerelle qui propose à ses clients tous les mets dissimulant des significations sexuelles « Des nouilles sautées à l’étire, des claques de viande séchée, des raviolis accommodés aux légumes et à la viande, des palourdes enrobées et du bourru tiédi bien chaud »8. C’est-à-dire que les femmes qui mangent dans les romans de l’époque Ming et de Qing sont quasiment toutes licencieuses, indignes, de bas étage, ce qui diffère de la modération intellectuelle préconisée à cette époque, en particulier par rapport aux plaisir alimentaires. Cette situation correspond en effet à l’image de la femme. Dans la plupart des romans dans lesquels on trouve des femmes gourmandes, il s’agit souvent d’un prélude à un scénario sexuel, ce qui révèle un fait malheureux pour les femmes chinoises : les écrivains ne manifestent aucun intérêt pour la conscience des femmes gourmandes à cette époque, leurs émotions, leur rapport aux sensations alimentaires ; leur existence dans la littérature n’a d’autre but que de servir aux hommes.

Sur ce point, nous voyons qu’en Chine comme en France, le mot贪馋 (tānchán), signifiant « gourmet », très élogieux, n’est réservé qu’aux hommes ; même s’il existe une forme féminine de l’adjectif, « gourmette », elle n’est que rarement destinée pour les femmes à l’époque de nos deux écrivains. Chez Balzac par exemple, il peut y avoir des cuisinières, comme Mme Sauvage et Mme Cibot dans Le Cousin Pons, et Mme Vauquer dans Le Père Goriot, mais, sous la plume de Balzac, si ces cuisinières offrent des plats réellement succulents, elles-mêmes ne mangent jamais ; et ce d’autant moins que les dames et les demoiselles dignes doivent maintenir leur image d’élégantes au quotidien. Dans les œuvres balzaciennes, spécifiquement pour les femmes, le goût, signe organique du corps des femmes, est complètement rejeté.

Prenons l’exemple d’Eugénie Grandet, soumise, humble, pure, admirable, c’est une jeune fille qui représente l’idéal féminin pour l’auteur : « Eugénie était sublime, elle était femme »9 (Balzac, 1833, 543). Au début, elle vit une vie assez triste sous la cupidité tyrannique de son père. Il s’agit d’un vieux bourgeois avare, sévère, qui ne connaît que l’argent et le calcul. Bien entendu, toute la nourriture de la famille est décidée par le père, Eugénie et sa mère restent tout le temps silencieuses à table, nous ne les voyons ni manger ni parler de manger. Jusqu’au jour où surgit l’amour, plus ou moins illusoire, avec son séduisant cousin Charles : Eugénie a l’air soudain intéressée par la nourriture. Afin de bien aménager la chambre où logera Charles,

Il lui avait plus surgi d’idées en un quart d’heure qu’elle n’en avait depuis qu’elle était au monde […] Elle alla, légère comme un oiseau, tirer de sa bourse l’écu de cent sous qu’elle avait reçu pour ses dépenses du mois”.
“ – Mais, que dira ton père ? Cette objection terrible fut proposée par madame Grandet en voyant sa fille armée d’un sucrier de vieux Sèvres rapporté du château de Froidfond par Grandet.
– Et où prendras-tu donc du sucre ? Es-tu folle ?
– Maman, Nanon achètera aussi bien du sucre que de la bougie.
– Mais ton père ?
– Serait-il convenable que son neveu ne pût boire un verre d’eau sucrée ? D’ailleurs, il n’y fera pas attention.
– Ton père voit tout, dit madame Grandet en hochant la tête.
Ou bien,
Nanon, ma bonne Nanon, fais donc de la crème pour le café de mon cousin.
— Mais, mademoiselle, il aurait fallu s’y prendre hier, dit Nanon qui partit d’un gros éclat de rire. Je ne peux pas faire de la crème. Votre cousin est mignon, mignon, mais vraiment mignon. Vous ne l’avez pas vu dans sa chambrelouque de soie et d’or. Je l’ai vu, moi. Il porte du linge fin comme celui du surplis à monsieur le curé.
— Nanon, fais-nous donc de la galette.
— Et qui me donnera du bois pour le four, et de la farine, et du beurre ? dit Nanon laquelle en sa qualité de Premier ministre de Grandet prenait parfois une importance énorme aux yeux d’Eugénie et de sa mère. Faut-il pas le voler, cet homme, pour fêter votre cousin ? Demandez-lui du beurre, de la farine, du bois, il est votre père, il peut vous en donner. Tenez, le voilà qui descend pour voir aux provisions…10

Il s’agit des seuls moments, dans Eugénie Grandet, où la jeune héroïne brille ; dans sa tentative pour servir le sucre et la galette à Charles, son cousin séduisant, elle s’oppose ainsi pour la première fois à son père. On croit que l’héroïne prend enfin du courage pour être capable, en tant que fille, de lutter contre le contrôle tyrannique de son père, mais en fait, elle ne fait que transférer la soumission à un autre homme, en exprimant son sentiment par des comportements maternels, celui qui consiste à nourrir, ce qui veut dire à la fois « donner à manger » et « prendre soin de ». Elle se situe dans la passivité que lui impose la société androcentrique, qui ne permet aux femmes que les archétypes les plus traditionnels : la fille, la mère, l’épouse, ou, à l’autre extrême, la maîtresse. Dans ce sens-là, les femmes à table au XIXe siècle en Chine et en France ne font pas grande différence.

Ainsi, le roman de Cao, Rêve dans le pavillon rouge (1784), fait véritablement exception. Il propose une utopie, 大观园(dàguānyuán) - signifiant « le Parc aux Sites Grandioses », où habitent tous les personnages principaux, surtout les jeunes femmes - comme permettant aux jeunes filles de s’enfuir de l’oppression des rites féodaux qui pèsent sur elles. Les activités relatives à la nourriture peuvent y être considérées comme une voie innocente qui reflète leur conscience dans cette utopie. Avant tout, nous constatons que quasiment tous les personnages féminins, maîtresse, demoiselle, ou esclave, évoquent la nourriture :

Tableau 1

Tableau 1

De la patronne la plus respectée de la famille, l’Aïeule Jia, à la soubrette Nuée d’Azur qui n’a aucun contrôle sur son destin, toutes font part de leur prédilection pour la nourriture, qui est souvent exprimée sans intention cachée, c’est-à-dire que ces femmes sont vues, au moins par l’auteur, comme des personnes autorisées à avoir un plaisir sans être jugées.

La distinction qui accompagne la nourriture est une décision du romancier chinois qui autorise les femmes à entretenir avec la nourriture une relation réfléchie, savante, et surtout empreinte de plaisir. Que les demoiselles de la famille Jia sachent lire, écrire des poèmes et peindre de façon remarquable, cela n’a rien d’exceptionnel – il s’agit d’une tendance littéraire et idéologique, les héroïnes des romans de la même époque ont toutes cette caractéristique. Ces dispositions servent toujours un but, le mariage : une femme intelligente et belle trouvera un époux ; le talent, le goût de cette femme ne sont que de jolies décorations qui la préparent pour un mariage idéal. Mais, dans le Rêve, les femmes issues de quasiment toutes les catégories sociales manifestent une passion pour la nourriture : elles mangent pour elles-mêmes, elles y prennent du plaisir sans que cela ait un lien immédiat avec l’érotisme. N’est-ce pas déjà un cri d’émancipation lancé en faveur des femmes ?

Non seulement toutes les femmes du roman évoquent la nourriture, mais quelques-unes font même des commentaires assez sérieux sur ce que l’on mange. La capacité de Grande Sœur Joyau, jeune demoiselle issue d’une famille riche et noble, à donner de temps à autre des discours sur la nourriture est le produit de son intelligence. Le discours qu’elle tient sur l’alimentation témoigne d’abondantes connaissances, en particulier des théories médicales chinoises :

Les doses de ginseng de cannelle de Ceylan qui te sont prescrites par les ordonnances que j’ai vues l’autre jour me semblent excessives, répondit Grande Sœur Joyau. Ces substances ont assurément la vertu de favoriser la circulation des fluides et de combler les déficiences des esprits vitaux, mais il ne te convient nullement d’être trop vivement échauffée ! À mon avis, ce qu’il faudrait principalement faire, pour commencer, serait de tempérer en toi le foie au profit de l’estomac. L’énergie ignée du foie ne l’emportant plus sur l’énergie tellurique de l’estomac, le fluide gastrique cesserait d’être altéré, et les aliments et breuvages pourraient aussitôt entretenir la vitalité de tout l’organisme. Fais-toi mijoter, chaque matin à ton réveil, dans une casserole d’argent, une bouillie de riz additionné d’une once de nids de salanganes de la meilleure qualité, et d’une demi-once de sucre candi. Si tu t’alimentes régulièrement de cette nourriture, elle te sera plus profitable que tous les remèdes, car il n’y a pas de meilleur fortifiant pour les énergies féminines, ni de meilleur stimulant pour le fluide vital11.

Grande Sœur Joyau, dans le but d’un mariage de convenance avec Frérot Jade de la famille Jia, agit avec une grande précaution pour son jeune âge afin de plaire aux aînés qui arrangent son mariage. Elle cache ainsi son talent, en se conformant aux critères de cette époque pour laquelle une femme vertueuse est une femme inculte. Ce n’est que dans les discours qu’elle tient à propos de nourriture qu’elle montre son érudition ! Il est essentiel qu’il ne s’agisse pas d’un simple désir de manger gloutonnement, ou d’une technique pour séduire les hommes comme pour Valérie Marneffe chez Balzac dans la Cousine Bette. C’est à travers une simple tasse de thé que Mme Marneffe réussit à rendre fou le comte Wenceslas Steinbock, mari d’Hortense Hulot d’Ervy :

En ce moment, Valérie apportait elle-même à Steinbock une tasse de thé. C’était plus qu’une distinction, c’était une faveur. Il y a, dans la manière dont une femme s’acquitte de cette fonction, tout un langage ; mais les femmes le savent bien ; aussi est-ce une étude curieuse à faire que celle de leurs mouvements, de leurs gestes, de leurs regards, de leur ton, de leur accent, quand elles accomplissent cet acte de politesse en apparence si simple. Depuis la demande : Prenez-vous du thé ? – Voulez-vous du thé ? – Une tasse de thé ? – froidement formulée, et l’ordre d’en apporter donné à la nymphe qui tient l’urne, jusqu’à l’énorme poème de l’Odalisque venant de la table à thé, la tasse à la main, jusqu’au pacha du cœur et la lui présentant d’un air soumis, l’offrant d’une voix caressante, avec un regard plein de promesses voluptueuses, un physiologiste peut observer tous les sentiments féminins, depuis l’aversion, depuis l’indifférence, jusqu’à la déclaration de Phèdre à Hippolyte. Les femmes peuvent là se faire, à volonté, méprisantes jusqu’à l’insulte, humbles jusqu’à l’esclavage de l’Orient. Valérie fut plus qu’une femme, elle fut le serpent fait femme, elle acheva son œuvre diabolique en marchant jusqu’à Steinbock, une tasse de thé à la main.
– Je prendrai, dit l’artiste à l’oreille de Valérie en se levant et effleurant de ses doigts les doigts de Valérie, autant de tasses de thé que vous voudrez m’en offrir, pour me les voir présenter ainsi !12

Par comparaison avec cette séduction fatale de Valérie, la description alimentaire de Grande Sœur Joyau ressemble plutôt aux conseils d’un gourmet expérimenté. Nous pouvons bien dire que, dans le Rêve, la forme féminine du « gourmet » existe. Les femmes gourmandes habilement décrites par l’auteur démontrent non seulement leur passion pour la bonne nourriture, mais plus essentiellement, le côté intellectuel de cette passion que comprend le mot de « gourmet », ce qui crée un plus grand écart avec l’image des femmes chez Balzac.

Cao crée une utopie dans laquelle vit un groupe de jeunes femmes conscientes, gourmandes et gourmettes, talentueuses, ce qui contraste avec l’injustice du destin sombre qui leur est fatalement imposé dans la vie sociale réelle. Voie particulière, la nourriture, en tant qu’objet innocent, leur permet de montrer leur nature, leurs capacités, leur compréhension du monde autour d’elles sans contrainte aucune. La table offre un abri sûr pour l’expression individuelle des femmes, ce qui est extraordinaire non seulement par rapport aux contemporains de Cao, mais aussi par rapport aux écrivains lointains en France à la même époque.

Conclusion

Pour conclure, les descriptions des femmes mangeuses vers la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle participent bien d’une représentation idéologisée des femmes en Chine comme en France. Balzac, représentant la plupart de ses contemporains, relie la femme gourmande à l’incapacité de contrôle physique, et implicitement le formule ainsi : une femme sublime, noble, du beau monde ne montre point son appétit, elle ne parle de la nourriture que quand cela concerne l’homme. Le rôle des femmes à table est diminué et limité à la fille frigide, à la femme obéissante, à la mère exemplaire ou à la maîtresse à croquer, c’est-à-dire à des positions qui servent l’homme, et le confortent dans sa supériorité afin de le rassurer sur la pérennité du système patriarcal. Ceci fait écho à l’image des femmes à table, en Chine, à la même époque, où la bonne chère et la bonne chair s’entrelacent dans le monde androcentrique. A l’opposé, en dépeignant des femmes gourmandes et gourmettes, à table, à la fois intelligentes, expérimentées, vivantes, Cao fait éclater le carcan des traditions et des mœurs inégales qui écrasent les femmes, ce qui rend cette œuvre incomparable et exceptionnelle à l’égard de l’image de la femme de son époque.

1 Nous avons abordé ces différentes perspectives dans notre thèse de doctorat : Saveurs comparées : philosophie, sociologie et esthétique du plaisir

2 Voir Le Roman à table. Nourritures et repas imaginaires dans le roman français (1850-1900), Catherine Gautschi-Lanz, Slatkine, 2006.

3 Ses dates exactes de naissance et de mort sont encore controversées, mais on le situe sous la dynastie Ming, vers le XVIe siècle.

4 Cao Xueqin, 1784, Le Rêve dans le pavillon rouge. Paris, Gallimard, 1981, p. 46.

5 Mao Xiang (1611-1693), 1651, La Dame aux Pruniers Ombreux, v. III.https://ctext.org/wiki.pl?if=gb&chapter=368372&remap=gb#p8 (accès le 07 juillet

6 She Fu (1763-1810), 1808, Six chapitres d’une vie flottante. https://zh.wikisource.org/wiki/%E6%B5%AE%E7%94%9F%E5%85%AD%E8%A8%98/%E5%8D%B7%E4%B8%80_

7 LANLINGXIAOXIAOSHENG, 1610, Fleur en Fiole d’Or, André Lévy (trad.), Paris, Gallimard, 1985, p. 744-750.

8 Ibid., p. 64-65.

9 Honoré de Balzac, Eugénie Grandet (1833-1834), II, dans La Comédie humaine, Paris, Classiques Garnier, « Le Monde », 2008, p. 543.

10 Balzac, op. cit., p. 521.

11 Cao, op. cit., p. 1804.

12 Balzac, La Cousine Bette, op. cit., VII, p. 244.

1 Nous avons abordé ces différentes perspectives dans notre thèse de doctorat : Saveurs comparées : philosophie, sociologie et esthétique du plaisir gustatif dans les romans de Cao Xuequin et Honoré de Balzac, Thèse de doctorat sous la direction d’Anne Chamayou, co-responsable Kilen Stengel, Université de Perpignan Via Domitia.

2 Voir Le Roman à table. Nourritures et repas imaginaires dans le roman français (1850-1900), Catherine Gautschi-Lanz, Slatkine, 2006.

3 Ses dates exactes de naissance et de mort sont encore controversées, mais on le situe sous la dynastie Ming, vers le XVIe siècle.

4 Cao Xueqin, 1784, Le Rêve dans le pavillon rouge. Paris, Gallimard, 1981, p. 46.

5 Mao Xiang (1611-1693), 1651, La Dame aux Pruniers Ombreux, v. III. https://ctext.org/wiki.pl?if=gb&chapter=368372&remap=gb#p8 (accès le 07 juillet, 2023)

6 She Fu (1763-1810), 1808, Six chapitres d’une vie flottante. https://zh.wikisource.org/wiki/%E6%B5%AE%E7%94%9F%E5%85%AD%E8%A8%98/%E5%8D%B7%E4%B8%80_%E9%96%A8%E6%88%BF%E8%A8%98%E6%A8%82 (accès le 7 juillet 2023).

7 LANLINGXIAOXIAOSHENG, 1610, Fleur en Fiole d’Or, André Lévy (trad.), Paris, Gallimard, 1985, p. 744-750.

8 Ibid., p. 64-65.

9 Honoré de Balzac, Eugénie Grandet (1833-1834), II, dans La Comédie humaine, Paris, Classiques Garnier, « Le Monde », 2008, p. 543.

10 Balzac, op. cit., p. 521.

11 Cao, op. cit., p. 1804.

12 Balzac, La Cousine Bette, op. cit., VII, p. 244.

Youyou Guitard-Wu

Docteure en littérature comparée, Youyou Guitard-Wu a soutenu en 2021 une thèse intitulée Saveurs comparées : philosophie, sociologie et esthétique du plaisir gustatif dans les romans de Cao Xueqin et Honoré de Balzac, sous la direction d’Anne Chamayou (co-responsable Kilen Stengel), à l’Université de Perpignan Via Domitia. Elle est aussi traductrice sino-française, et écrivaine. Elle s’interroge sur la question de l’alimentation et de la culture gastronomique, et les convergences et divergences dans les compréhensions pour la nourriture entre les peuples occidentaux et chinois. Elle a notamment publié Lire la société à table : scènes de table comparées du XVIIe et XVIIIe siècle (France/Chine), L’Harmattan, « Questions alimentaires et gastronomiques », 2023.