Alles Leben ist Streit um Geschmack und Schmecken!1
La guerre, lorsque racontée de l’intérieur par un combattant, repose souvent sur une description sensorielle du front. Par le biais des cinq sens de l’auteur, le récit se fait témoignage. Cela est surtout vrai pour la poésie de la Première Guerre mondiale, avec les poètes-soldats réalistes britanniques, dans un style littéraire parfois appelé stark realism2. Cette poésie, souvent décrite comme particulièrement sensorielle3, raconte la guerre parfois moins comme une expérience intérieure et émotionnelle, que comme une épreuve physique vécue par le corps au travers de ses sens. Loin de l’image poétique et paisible du « Dormeur du Val » rimbaldien, c’est la réalité brutale et sans fard du combat et de la mort qui vient agresser les cinq sens en provoquant le dégoût du poète-soldat et de son lecteur. Citons par exemple ces mots du célèbre poète Wilfred Owen (dans une lettre à sa mère) : « Je n’ai pas vu de mort. J’ai fait pire. Dans l’air froid et humide, je l’ai perçu et dans l’obscurité ressenti » (“I have not seen any dead. I have done worse. In the dank air, I have perceived it, and in the darkness felt”)4. On voit clairement qu’il s’agit de traduire la guerre par le corps plutôt que par l’esprit.
Siegfried Sassoon, l’un des grands poètes anglais du siècle et principaux représentants de cette écriture, a déclaré qu’on trouvait dans cette poésie « l’existence sensorielle du front [...] détestable et repoussante, inoubliable et inévitable » (“Sensuous frontline existence is there, hateful and repellent, unforgettable and inescapable”)5. De même, la critique Melanie Winterton propose dans ses écrits la notion de « sense-scape » pour évoquer le landscape du champ de bataille perçu au travers des sens du poète. Quel que soit le terme choisi, on constate que l’écriture sensorielle permet l’immersion du lecteur dans l’expérience de la guerre. Loin d’avoir une tonalité épique, cette poésie faite de stark realism repose donc souvent sur « une expérience sensorielle [de la guerre] avec un minimum d’explication narrative » (“sensory experience with a minimum of narrative explanation”)6. Les sens suffisent à dire la guerre et ils deviennent le mode de communication du poète. D’une certaine façon, on peut dire que le sensoriel remplace l’émotionnel, ou alors qu’il en devient la source. Déjà à l’époque, des auteurs et des correspondants de guerre comme William Beach Thomas relataient la guerre comme un récit sensoriel, déclarant par exemple : « Tout ce qui est visible ou audible ou tangible au sens – au toucher, à l’odorat et à la perception – est hideux au-delà de toute imagination ». (“Everything visible or audible or tangible to the sense – to touch, smell and perception – is ugly beyond imagination”)7. Mais notons ici qu’un sens manque à l’appel, celui du goût.
Or cet oubli n’est pas rare car, de façon générale, les études littéraires consacrées à cette poésie ont tendance à négliger le sens du goût. Là où la vue, le toucher, l’odorat et l’ouïe sont mis en avant comme étant le véhicule de l’expérience traumatisante de la guerre, le goût est globalement laissé de côté. Si les autres sens semblent aller de soi dans l’espace hostile du champ de bataille, le goût est souvent perçu comme n’y ayant pas sa place. Par exemple, Melanie Winterton à propos de la poésie de Wilfred Owen écrivait dans la conclusion d’un article de 2012 sur la place des sens dans la description de la guerre des tranchées : « Même avec les yeux bien fermés, on pouvait toujours ressentir, entendre et humer la guerre ». (“Even with eyes shut tight, you could still feel, hear and smell the war”)8. Winterton convoque dans son étude quatre des cinq sens, délaissant le goût qui semble ne pas prendre part à la communication entre le poète et le lecteur.
D’autres critiques tentent de justifier cette mise à l’écart du goût, comme dans cet article sur l’usage des cinq sens dans la poésie de guerre qui prétend que « le goût est moins connu en poésie parce qu’il s’agit du sens le plus difficile à décrire avec précision, et donc plus difficile à utiliser pour rendre certaines idées moins abstraites » (“Taste is lesser known in poetry because it is [...] the most difficult of the senses to accurately describe, thus is also harder to use to make abstract ideas less so”)9. Le goût est ainsi perçu comme n’étant pas suffisamment tangible pour soutenir la description réaliste de la guerre et peindre un portrait concret des atrocités qu’elle engendre. De même, une autre critique, Gwynne Gallagher, a déclaré à propos de récits de guerre dans des poèmes et romans :
le sens le moins souvent employé pour décrire des scènes de combat [...] est le goût. Ce constat est logique parce que le goût est le sens le moins utilisé par les soldats durant la bataille. [...] La nature même du goût, un sens réservé presque exclusivement à l’alimentation, le rend non essentiel à la description de l’expérience de la guerre.
The sense least often used to describe scenes of warfare [...] is taste. This finding is logical because taste is the sense least utilized by soldiers during battle. [...] The nature of taste, a sense used for the most part only when eating, makes it non-essential in describing the experience of war10.
Bien qu’un certain nombre de poètes-soldats fassent l’impasse sur ce sens11, ce jugement peut sembler un peu hâtif. Les sensory studies menées ces dernières années tendent d’ailleurs à revenir sur certains de ces présupposés en donnant de l’importance à une lecture sensorielle de l’histoire, de la littérature et de l’art12.
Est-il donc justifié d’affirmer que tous les poètes ont écarté ce sens pour peindre une guerre dénuée de saveur ? La question se pose de savoir si le goût est le sens absent de la guerre ou s’il parvient à tenir une place sur le champ de bataille et dans les tranchées des poèmes. Comment ce sens souvent négligé s’exprime-il dans cette poésie sensorielle, ultra réaliste ?
Le goût se fait souvent remarquer de manière discrète soit en apparaissant par touches légères dans des synesthésies, soit paradoxalement en disparaissant de l’alimentation des soldats. Le récit de la guerre n’est pas uniquement celui des combats. Il est aussi celui des moments de creux, de pauses entre les batailles. Il est en cela fréquemment un récit de l’attente. Et c’est souvent dans ces périodes de latence que le goût s’impose davantage, notamment au travers de synesthésies, fréquentes dans la poésie réaliste anglaise. On en trouve une multitude d’exemples, dont un certain nombre évoquent le sens du goût :
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dans The Dream, Sassoon déclare ainsi que « Les douces chansons sont pleines d’odeurs » (“Sweet songs are full of odours”)13.
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dans Music, Wilfred Owen évoque des « chansons plus douces que les choses possibles ne sont douces » (“songs more sweet than possible things are sweet”)14.
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dans The Unknown Bird d’Edward Thomas (écrivain gallois ayant commencé à écrire des poèmes en 1914 et mort en 1917 à la bataille d’Arras), le poète-soldat est ravi d’entendre un oiseau chanter regrettant seulement que son chant soit « trop loin / Pour que [il] puisse y goûter ». (“too far off / For me to taste it”)15.
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la poétesse irlandaise Katharine Tynan, dans son poème Dead – A Prisoner, évoque un prisonnier de guerre qui du fond de sa cellule peut quand même « goûter le soleil et le vent » (“taste the sun and wind”)16.
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Robert Nichols, dans son poème By the Wood, montre dans une tranchée l’intérieur d’une cabine pleine de cadavres pourrissant « dans le silence désastreux de la terre et du ciel gris » (“they rot amid the long profound, / Disastrous silence of grey earth and sky”). Un seul soldat qui n’est pas encore mort, est décrit comme ingurgitant littéralement ce qu’il voit. Il « boit avec chagrin la chaude lumière du soleil » (“drinks in grief the hot light of the sun”). En rendant son dernier soupir, il espère que les générations futures pour lesquelles ils sont tous morts pourront librement « boire de l’air chaud et brillant » (“drink air warm and bright”)17.
Le goût est donc bel et bien présent dans cette écriture poétique, quoi que discrètement, au travers de diverses synesthésies.
Mais plus que par le recours à des synesthésies, le goût se fait remarquer dans cette poésie par sa disparition dans la nourriture. Cette absence de goût devient même obsessionnelle pour les soldats. Face à une nourriture fade, des rations insuffisantes, des plats répétitifs et insipides, les soldats sont tourmentés de la bouche. Ils sont hantés par la nourriture qui leur fait défaut, et ils se retrouvent fréquemment, comme l’écrit Sassoon dans son poème Break of Day, « asséchés de la bouche » (“dry-mouthed”)18.
Arthur Graeme West notamment, dans son ouvrage posthume The Diary of a Dead Officer, relate ce souci quotidien de la nourriture et ce sentiment de privation du goût comme étant une épreuve insoutenable :
La nourriture à la fois dégénère et diminue ; de la viande rôtie complètement brûlée, et on n’en sert pas assez au déjeuner ; tout pudding semble avoir été entièrement rayé de la carte ; le fromage, les confitures, etc. ne sont pas du tout fournis…
The food both degenerates and diminishes ; meat baked to a dry cinder, and not enough of it comes on at lunch ; pudding of any sort seems to be knocked off entirely ; cheese, jams, &, are not provided at all…19
Et la nourriture de l’hôpital militaire est bien pire : « Des repas jamais chauds, bien pires encore que la nourriture de camp ordinaire » (“Meals never hot, much worse even than ordinary camp food”)20. Face à ce constat, il décide même de composer un poème sur son tea-time fade qui révèle sa préoccupation de donner du goût à ce qu’il ingurgite. Pris par son obsession, il en vient à personnifier le thé :
Vous voyez ce Thé, pas de lait ou de sucre dedans,
[…] Mais il n’est pas digne d’être bu,
Requiert du lait et du sucre,
[…] Versez-y du lait !
[…] Sucrez-le !
[…] Buvez-le !
Vous ne prenez pas de sucre ? Non, moi non plus
Évidemment !
You see this Tea, no milk and sugar in it,
[...] / But he’s not fit to drink,
Needs milk and sugar,
[...] Pour in some milk!
[...] Sugar him!
[...] Drink him!
You take no sugar? No, nor I, / Of course!21
Plusieurs autres poètes ont évoqué cette disparition du goût lorsqu’ils sont au front, notamment Ivor Gurney (poète-soldat anglais avec des problèmes mentaux qui aimait la guerre et avait pris goût à tuer l’ennemi). Dans son poème Laventie, il évoque par exemple des « déceptions de cantine » (“canteen disappointments”)22 et qu’il explique dans sa correspondance, comme lorsqu’il déclare que « les biscuits français sont des choses bien inférieures ; il ne doit pas y avoir beaucoup de farine ou de blé dedans » (“French biscuits are very inferior things; there cannot be much flour or wheat in them”)23. Une autre fois, il se plaint de la nourriture abjecte en ces termes : « Hier on nous a servi du pudding : des grumeaux froids de farine imbibée d’eau qu’une force malicieuse avaient solidifiés et agglutinés ». (“Yesterday we had pudding: clammy lumps of cold damp flour congealing and hanging together strongly by the force of malice”)24.
C’est donc un monde de fadeur et de pénurie gustative que dépeignent les poètes-soldats par l’effacement de tout ce qui pourrait stimuler les papilles et les sens. Les couleurs s’estompent et le gris s’installe sur le champ de bataille pour affecter la vue. La chaleur disparaît dans les rudes hivers des tranchées, ce qui touche le corps tactile. Mais le goût aussi, par sa privation, joue un rôle dans l’écriture réaliste des poètes-soldats qui tentent de rendre compte de la rudesse de l’existence du front. La nourriture insipide devient un symptôme de l’atrocité plus générale de la guerre. En témoignent ces vers de Geoffrey Howard dans Without Shedding of Blood… :
Pas avant que des milliers ne soient tombés,
Ne reverdira le bois vert ;
Pas avant que des hommes ne tombent et ne saignent,
Ne pourra-t-on avoir de la bière brune au vrai goût de bière ;
Du sang, du sang doit encore être versé
Pour que rougissent les roses.
Not till thousands have been slain
Shall the green wood be green again;
Not till men shall fall and bleed
Can brown ale taste like ale indeed.
Blood and blood must yet be shed
To make the roses red25.
La fadeur des couleurs et des goûts perdurera tant que la guerre ne sera pas terminée. Des atrocités doivent être perpétrées pour que la vie sensorielle reprenne pleinement ses droits.
Mais le goût ne transparaît pas seulement au travers de synesthésies ou en raison de son absence ; il apparaît également de façon plus concrète. Par l’évocation de la nourriture et des rations distribuées, le goût devient quelque chose de physique, sensible à la langue et au palais. Dans cette poésie d’un réalisme sans pudeur, le recours aux cinq sens donne une épaisseur réelle au combat. L’évocation du goût, comme pour les autres sens, apporte de la « physicalité » (au sens de « réalité physique ») au récit poétique de la guerre. Peut-être même son rôle est-il plus décisif que celui des autres sens, puisque le goût permet de rappeler au soldat son corps par l’ingestion que ce dernier effectue. En effet, le goût est bien plus intérieur que les autres sens : l’ouïe, la vue et l’odorat permettent de ressentir quelque chose qui est proche mais intangible et extérieur au combattant, qui provient du monde alentour ; le toucher, sens plus direct et donc plus intime déjà, reste cependant un contact qui relie le soldat à son environnement. Le goût au contraire est plus intériorisé, car il faut ingérer avant de ressentir ; l’extérieur pénètre le corps par la mise en bouche puis plus profondément par la déglutition26.
Cette distinction le rend alors essentiel pour traduire une certaine réalité de la guerre. Par le biais du goût, les poètes amènent leurs lecteurs à goûter eux aussi à la guerre, à la ressentir d’une façon quasi physique. Elle revêt ainsi une réalité moins abstraite et devient quelque chose d’ingérable, et donc imaginable. Mais à cause des goûts odieux qui l’agressent, c’est alors l’horreur de la guerre qui frappe le lecteur avec d’autant plus de réalisme.
Le poète-soldat ne raconte plus tant des actes héroïques qu’il ne décrit l’effroi des tranchées, notamment par les divers goûts repoussants qui l’assaillent : celui du sang, de la boue, ou encore des larmes. Le goût relie souvent le combattant à son environnement hostile. Il l’y retient, l’empêche de s’évader par l’esprit. Il le rappelle au corps, l’emprisonne dans sa chair et dans son corps souvent meurtri ou même mourant. Il est par exemple significatif que, dans A Farewell, où Wilfred Owen relate la mort d’un soldat qu’il vient sans doute lui-même de tuer, le premier vers27 s’ouvre symboliquement sur la bouche ouverte ensanglantée : « Je vis le carmin de sa bouche ronde devenir plus profond pendant sa chute » (“I saw his round mouth's crimson deepen as it fell”)28.
La bouche est souvent liée à l’image de la mort car, pour certains, la guerre se résume en deux actes antithétiques : tuer et se nourrir. Le premier acte ôte la vie, tandis que le second la maintient. Il faut tuer et manger pour éviter de finir soi-même la gueule ouverte comme un cadavre. Ainsi que le note Edmund Blunden, la guerre peut se réduire à quelque chose d’assez simple, « Simple comme le fait qu’on doit tuer, ou aller aux rations, / Aussi clair que le bleu matinal, aussi rouge et grotesque que les bouches bées / Des cadavres hivernaux ». (“Simple as the fact that you must kill, or go for rations, / As clear as morning blue, as red and grotesque as the open mouths / Of winter corpses”)29.
Cette bouche très présente ne fait cependant pas qu’ingérer ; elle peut aussi recracher ou régurgiter. Le soldat est alors assailli par le goût de ses propres vomissements causés par le gaz moutarde, portant justement le nom d’un goût et d’une odeur. On en trouve une représentation dans le tableau Gassed de John Singer Sargent.
À première vue, le tableau se concentre sur la perte de la vue, avec ces deux rangées de soldats aux yeux bandés avançant à l’aveuglette dans un champ rempli d’autres soldats endormis, agonisants ou peut-être décédés. Cependant, le goût parvient à être figuré dans la toile, car l’un des mutilés est penché sur le côté, pris de vomissements. Tout son estomac est en train de se vider. D’une certaine façon, la place du goût dans cette toile reflète celle que ce sens tient dans la poésie : il n’est pas central et fait même figure de détail, mais est néanmoins essentiel pour faire comprendre les tourments endurés par ces soldats. Privés de la vue, ils sont du moins rattachés au monde par le goût, aussi ignoble soit-il. Bien que discret donc, le sens du goût confère du sens à l’œuvre en rendant sensible le message du peintre quant à l’horreur de la guerre et la souffrance des combattants.
Traduite en poésie, cette idée du goût comme une attaque faite au corps permet à Wilfred Owen de donner une description épouvantable des effets du gaz sur l’être humain. Dans son célèbre Dulce et Decorum est qu’il a lui-même décrit comme étant un « gas poem » (terme qu’il emploie dans une lettre à sa mère), des soldats rendus déjà aveugles et sourds à ce qui les entourent (cf. “blind”, “deaf”) vont être piégés par le gaz. Le poète, qui a survécu à cette attaque, se dit hanté par des cauchemars où il entend l’un de ses camarades « gargouiller, étouffer, se noyer » (“guttering, choking, drowning”) car il n’a pas mis son masque à gaz à temps. En dormant, il revoit régulièrement la scène :
Si vous pouviez entendre, à chaque tressautement, le sang
S'écoulant en gargouillis des poumons corrompus,
Obscène comme le cancer, amer comme la bile
De plaies infâmes et incurables sur d’innocentes langues
If you could hear, at every jolt, the blood
Come gargling from the froth-corrupted lungs,
Obscene as cancer, bitter as the cud
Of vile, incurable sores on innocent tongues30
Au-delà de l’image affreuse de cette mort par le gaz, on peut noter les jeux sur les sonorités. Il y a un travail de la langue au double sens : la langue orale qui est marquée par ces consonnes occlusives [k] et sifflantes [s] et [z] ; et la langue physique du soldat, victime de la guerre elle aussi, torturée par ces fluides corporels, régurgités et acides, qui l’attaquent et la brûlent.
Cependant, cette volonté de communiquer l’expérience abjecte et violente du front par une description réaliste de leur vécu sensoriel, vaudra à ces poètes de nombreux détracteurs. Il leur sera notamment reproché d’avoir privilégié une écriture trop sensorielle ne laissant pas assez de place ni à l’imagination, ni à une écriture narrative traditionnelle permettant un recul nécessaire pour saisir pleinement ce traumatisme. Middleton Murry par exemple, critiquait sévèrement Sassoon dont les vers pouvaient, selon lui, « engourdi[r] » (“numbs”31) ou même « écrabouiller les sens » (“bludgeon the senses”)32. Selon ce critique,
L’expérience de la bataille, aussi horrible, inhumaine et intolérable qu’elle ait pu être, ne peut être appréhendée que par l’esprit qui seul est capable d’en traduire l’horreur et l’inhumanité dans l’imagination d’autrui. Sans la perspective qui provient de la distance intellectuelle, il ne peut y avoir ni compréhension, ni ordre, ni art.
The experiences of battle, awful, inhuman, and intolerable as they are, can be comprehended only by the mind which is capable of bringing their horror and their inhumanity home to the imagination of others. Without the perspective that comes from the intellectual remoteness there can be no comprehension, no order and no art33.
Selon cet avis, brutaliser les sens du lecteur, provoquer son dégoût, ne serait pas justifiable, et encore moins artistique. L’expérience du poète devrait être rendue sensible au lecteur par son imagination, mais sans l’agresser. Ainsi, l’écriture poétique, au travers de sa forme et de ses règles, se devrait de mettre à distance l’horreur de la guerre. D’autres critiques se sont fait l’écho de cette idée, comme John H. Johnston pour qui :
C’est un appel aux sens et non pas à l’imagination […] Ainsi un réalisme sans règles, puisqu’il tend à se concentrer exclusivement sur des aspects et détails purement sensoriels, peut altérer la réalité de la guerre autant qu’un romantisme sans règles. Complètement saturée des visions et des sons de la guerre, leur imagination ne bénéficiait pas d’une tradition poétique vivante capable […] de gérer le désordre et la violence de la guerre. »
The appeal is to the senses and not to the imagination […] Thus undisciplined realism, since it tends to concentrate narrowly on purely sensory aspects and details, can distort the reality of warfare as much as undisciplined romanticism. […] Thoroughly saturated with the sights and sounds of war, their imaginations lacked the support of a living poetic tradition capable of […] dealing with the disorder and violence of warfare34.
Mais ce jugement est bien sévère car les sens désordonnés du soldat sont précisément le mode d’expression poétique choisi par les poètes pour traduire le chaos du front. Il leur fallait dire l’absurdité et l’ignominie de la guerre réelle et non plus la beauté poétique d’une gloire illusoire et romancée. Comme le note justement Johnston plus loin, “la plupart des poètes trouvèrent leurs sensibilités harcelées et déformées par les scènes de champ de bataille ; pour eux, la vérité n’était plus dans la beauté mais la laideur, et la laideur était une vérité qui devait à tout prix être communiquée » (“Most war poets found their sensibilities harried and warped by battlefield scenes; for them truth was no longer beauty but ugliness, and ugliness was a truth that must be communicated at all costs”)35. Les poètes-soldats ont senti qu’ils ne pouvaient trouver dans l’écriture classique une expression suffisamment forte ou authentique pour narrer leur souffrance et leur mal-être. C’est pourquoi ils se sont tournés vers cette écriture sensorielle pour raconter la guerre dans tout ce qu’elle a d’infâme. Et l’ensemble de leurs sens participe à cette dénonciation de l’atrocité, le goût y compris. Il révèle pleinement le non-sens de la guerre et surtout son abomination. Par son évocation, le poète cherche à provoquer chez son lecteur le dégoût de la guerre. En d’autres termes, le dégoût gustatif vécu par le soldat qui en vient à vomir se transforme ainsi en dégoût moral pour le lecteur qui peut lui aussi en avoir la nausée36.
Mais dans cette poésie de guerre, le goût n’est pas uniquement synonyme de dégoût ; il apparaît parfois également comme un répit bienvenu. Durant la guerre, des efforts avaient été faits par l’état-major pour améliorer les conditions de vie des soldats, surtout leur alimentation afin de soutenir le moral des troupes : de la viande était fournie lorsque cela était possible ; des pâtissiers en grands nombre étaient embauchés par l’armée ; et des femmes avaient rejoint l’Armée du Salut pour former des groupes de Doughnut Lassies (ou Dollies), fabriquant et distribuant dans les tranchées ces pâtisseries bienvenues37.
En poésie également, la nourriture a donc parfois été traduite comme un répit, une source de confort pour les soldats. Le sens du goût est capable d’apaiser momentanément la douleur du corps et les tourments de l’esprit. Dans son poème Battallion in Rest, Edmund Blunden évoque par exemple ces moments de pauses de son bataillon :
La bouteille fut portée à mes lèvres –
Dieu nous aide, Sergent, je fus ébahi
Par l’âcre feu que votre vin – mais je me réjouis !
The bottle to my lips was raised–
God help us, Sergeant, I was mazed
By that sharp fire your wine – but I rejoice!38
Notons l’aposiopèse du dernier vers, le poète interrompant son commentaire pour jouir de ce vin béni inattendu. Le vin est comme un don du Ciel, un feu qui réchauffe le soldat et l’aide un instant à surmonter la guerre. Dans les moments de pauses, le goût est donc parfois bien vécu comme une consolation physique et morale.
Le poète qui évoque sans doute le plus ce réconfort par le goût est Ivor Gurney que ce soit par le goût de la cigarette ou par celui de la nourriture. Dans Lanventie, le poète décrit cette commune éponyme comme un espace de repos où les soldats peuvent trouver des « gâteaux, des cigarettes dans une paroisse de famine » (“cakes, cigarettes in a parish of famine”). Il ajoute :
Mais Laventie, plus que tout, est sans doute pour les soldats
La ville elle-même avec ses platanes et son air de petite station thermale ;
Et du vin, rouge-blanc, chocolats, citron, grenadine
S’achètent ici dans de délicieux petits cafés.
But Laventie, most of all, I think is to soldiers
The Town itself with plane trees, and small-spa air;
And vin, rouge-blanc, chocolats, citron, grenadine:
One might buy in small delectable cafes there39.
La nourriture trouvée ici fait de ce lieu une sorte d’oasis sensorielle au milieu du désert gustatif de la guerre. Dans son poème Tobacco, Gurney évoque plus en détail la cigarette et les multiples plaisirs sensoriels qu’il en retire : « l’odeur, la saveur, ou l’aspect du tabac » (“tobacco scent, or savour or look”). Ce goût du tabac est même présenté comme ayant des vertus quasi thérapeutiques, calmant les hommes, soignant les blessures de l’esprit et donnant aux combattants quelque chose à attendre et espérer :
le tabac pouvait alors stabiliser le courage
De nerfs fébriles presque défaits par une terreur grise.
Les hommes de Gloucester gardaient une demi-journée ou plus
Cinq cigarettes et des allumettes cachées tout contre
Leur poitrine, la seule chose encore sèche, tandis que le désespoir
Coulait sans intérêt ni interruption de l’air,
Ou sautaient un repas
Pour mieux bénir le lendemain le goût du tabac.
tobacco then would steady disastered
Nerves courage by gray terror almost mastered.
Gloucester men half a day or more would hide
Five cigarettes and matches well inside
Their breasts, the one thing unsodden, while despair
Dripped incessantly without interest from the air
Or go supperless
The better next day's tobacco taste to bless40.
La faim et l’absence de nourriture sont ici présentées comme préférables à la perte du goût. Ces soldats chérissent le goût de la cigarette même au prix d’un repas manqué. Par la cigarette, le goût est donc vécu comme une bénédiction ainsi qu’une source de plaisir, mais aussi une sorte de récompense qui attend le soldat courageux qui survit au combat.
En effet, le goût est souvent présenté comme une récompense pour le valeureux combattant. Cela est vrai surtout avec la boisson, parfois simplement du thé41, mais plus souvent de l’alcool comme dans ce poème de Sassoon qui présente ce soldat sévèrement blessé dans le dos mais qui peut enfin « sirot[er] son vin » (“sipped his wine”)42. Quand ce n’est pas du vin, c’est de la bière comme avec Robert Graves qui explique dans Strong Beer :
"Il y a une récompense pour tous, [...]
Pour tous les bons gars, de la bière !
De la bière forte pour moi !"
"Dis-nous maintenant, comment et quand
Nous pouvons trouver les plus braves des hommes."
"Un test infaillible, un test simple :
Ceux qui boivent de la bière sont les meilleurs,
De la bière brune fortement brassée,
La boisson de l’homme simple, la nourriture de l’homme simple."
“There's a prize for everyone, [...]
For all good fellows, beer!
Strong beer for me!”
“Tell us, now, how and when
We may find the bravest men?”
“A sure test, an easy test:
Those that drink beer are the best,
Brown beer strongly brewed,
Plain man's drink, plain man's food”43.
Issu de la nourriture et de la boisson, le goût est donc un signe du bon vivant, du bien vivant, du vivant tout court. Plus qu’une médaille, il s’offre comme la véritable récompense du soldat car elle lui apporte de la jouissance, aussi brève soit-elle. C’est un éphémère moment de pause dans le flot de brutalités qui caractérise l’espace de mort qu’est le front.
Même la poésie féminine, celle des femmes restées au pays, traduit cette idée de récompense par le goût. Jessie Pope, la poétesse nationaliste, ultra patriotique, l’évoque dans The Nut’s Birthday en parlant de Gilbert, un soldat issu d’un milieu aisé qui l’année précédente réclamait pour son anniversaire des présents luxueux comme une statuette de bronze ou un tableau de Corot, mais qui cette année, du front où il a été envoyé, espère surtout quelques denrées :
Quelques bougies et une barre de savon,
Des gâteaux, des bonbons à la menthe et des allumettes,
Un pot de confiture, […]
Ces présents, nous écrit notre soldat,
Lui ont apporté d’incalculables richesses
Pour célébrer le jour de sa naissance
Dans les tranchées de Flandre durement gagnées.
Some candles and a bar of soap,
Cakes, peppermints and matches,
A pot of jam, [...]
These gifts our soldier writes to say,
Have brought him untold riches
To celebrate his natal day
In hard-won Flander’s ditches44.
Le goût est donc une double récompense : il soulage le soldat par le plaisir qu’il lui apporte, et il rend celui qui en détient la clef, populaire parmi ses camarades ; il s’échange et se partage entre compagnons de fortune.
Mais cette récompense n’est pas réservée qu’aux seuls survivants. Lié à la religion, le goût est présent par le thème de la nourriture spirituelle, notamment dans la poésie de Katharine Tynan avec l’évocation du vin, du pain45, ou du lait. Dans son poème The Refuge, c’est de la récompense des braves morts au combat qu’il s’agit :
Les grottes des montagnes me recevront,
Je reposerai comme contre un maternel sein ;
Le Roi du Ciel me donnera pour festin
La nourriture blanche et le vin du Ciel.
The caves of the mountains shall receive me,
I shall lie as at a mother's breast;
The white food the King of Heaven shall give me,
And the wine of Heaven for feast46.
Cette image transforme le paradis en une sorte de Valhalla gustatif où une nourriture divine et un festin céleste attendent les héros martyrs.
Cependant, dans cette poésie souvent pessimiste, même ce petit réconfort par le goût peut échouer. Robert Graves imagine ainsi un soldat qui meurt avant de pouvoir profiter de la cuisine de sa bien-aimée. Il est privé de cette ultime consolation. :
Plein de larmes et grognant de douleur,
"O ! O ! si seulement j’étais de retour à la maison."
Alors, Jane s’en alla, aussi vite que possible,
Réconforter son cœur avec à boire et à manger.
Mais ah, trop tard vinrent bière et pain,
Elle trouva le pauvre étendu raide mort.
Groaning with tears in piteous pain,
“O! O! would I were home again.”
Then Jane ran off, quick as she could,
To cheer his heart with drink and food.
But ah, too late came ale and bread,
She found the poor soul stretched stone-dead47.
La mort est d'autant plus amère que le soldat aura été privé de la jouissance de cette bonne nourriture. Son corps froid est devenu insensible aux plaisirs du goût et à tous les autres délices sensoriels.
Enfin, même si les combattants rentrent vivants du front, il n’est pas dit qu’ils seront à même de profiter de ce qu’ils pourront manger. Dans son poème Mental Cases, Wilfred Owen, nous donne à voir des soldats traumatisés, rendus fous par la guerre. Leur bouche est réduite à un simple orifice fait pour ingurgiter, ce qu’elle fait à grand-peine. Elle ne remplit plus ni sa fonction d’organe de parole, ni celle d’organe du goût :
Qui sont-ils ? Pourquoi restent-ils assis ici dans le crépuscule ?
Pour quelle raison se balancent-ils, ombres expiatoires,
La langue pendant d’une mâchoire d’où dégouline la délectation48
Who are these? Why sit they here in twilight?
Wherefore rock they, purgatorial shadows,
Drooping tongues from jaws that slob their relish49
Ces soldats mentalement affectés et brisés par ce qu’ils ont vécu, sont désormais muets, incapables de prendre la parole. Ils sont aussi incapables de goûter au plaisir d’une nourriture délectable50. Leur bouche à la langue pendante n’est plus qu’un orifice insensible qui recrache en bavant tout ce qui est savoureux.
C’est finalement tout l’appareil sensoriel des soldats qui se retrouve détruit par la guerre. Ils auront entre autres perdu la maîtrise de leur langue ou du moins la capacité à ressentir les plaisirs gustatifs. Ralph Waldo Emerson écrivait déjà au siècle précédent que « la guerre éduque les sens » (“War educates the senses”)51. Il avait raison en cela que l’expérience de la guerre change le rapport aux sens ; elle les intensifie, les modifie ou les neutralise. Elle force en tout cas toujours le poète, dont le rapport au monde s’en trouve bouleversé, à percevoir différemment l’existence et la réalité. Mais le terme ‘educates’ d’Emerson est très "civilisé" pour décrire l’effet engendré par la guerre, ou du moins constructif, voire instructif. Emerson évoquait les aspects positifs de la guerre dans l’évolution de l’humanité ; il en vantait les mérites dans la formation de l’homme dont elle aiderait selon lui à forger le caractère. Il serait peut-être plus à propos de remplacer le verbe ‘educates’ par ‘shatters’, terme employé par Santanu Das, spécialiste de la littérature de la Première Guerre mondiale. Selon lui, « L’expérience des tranchées fut l’un des brisements les plus soutenus et systématiques du sensorium52 humain » (“The trench experience was one of the most sustained and systematic shattering of the human sensorium”)53.
Wilfred Owen lui aussi l’avait clairement exprimé dans une lettre à Sassoon en expliquant qu’il est brisé par ce que ses sens ont enduré, au point même que son propre sensorium en est atteint et qu’il se sent obligé de devenir insensible pour se protéger d’une réalité environnante insoutenable qui le détruirait pour de bon : « Mes sens sont carbonisés. Je ressentirai à nouveau dès que je l’oserai, mais pour l’instant, je dois me l’interdire ». (“My senses are charred. I shall feel again as soon as I dare, but now I must not”)54. En effet, leur appareil sensoriel ayant été brisé par la guerre, les soldats finissent souvent ébranlés et détruits par l’expérience des tranchées ; brisement intérieur qui se reflète notamment dans la syntaxe souvent brisée de leurs vers. De ceux qui ont physiquement perdu le sens du goût par agueusie, à ceux dont l’esprit n’est plus capable de le ressentir par perte du contrôle de la bouche, et à ceux également dont l’esprit ne souhaite plus rien ressentir tellement ils ont déjà souffert, c’est au final toujours le corps sensoriel entier qui s’effondre face au traumatisme du combat au front. La guerre anéantit véritablement les sens des combattants et des poètes, notamment en leur ôtant la jouissance du palais. La bouche, dont la capacité à goûter est "carbonisée", souffre autant que le reste du corps.
Néanmoins, la bouche n’est pas seule en jeu, car c’est également dans la tête que germe la perception du goût. Il est affaire d’esprit et non juste de langue. Le poète perçoit et imagine ainsi des goûts qui sont absents, ou alors leur attribue un sens symbolique.
Les soldats, privés du sens du goût, ou du moins de ce qui est bon au goût, passent leur temps à trouver des moyens de combler ce manque en imaginant de la nourriture succulente et savoureuse. Cela s’exprime aussi bien par la rancune (le goût imaginé de la nourriture des autres), par le rêve (le goût de la nourriture qu’on aimerait avoir devant soi et qui hante le sommeil) et par le souvenir (le goût ravivé).
C’est d’abord en s’imaginant la nourriture des autres que le soldat voit naître en lui un sentiment de jalousie vis-à-vis de ceux qui mangent plus et mieux que lui55. C’est Sassoon surtout qui développe cette rancune alimentaire, critiquant implicitement ceux qui ne sont pas partis à la guerre et peuvent en toute sécurité « dévorer leurs muffins et leurs œufs » ("gobble their muffins and eggs”)56. Parfois, il brosse des portraits acerbes d’officiers généralement occupés à boire ou manger, tandis que les troupes se contentent de leurs rations insipides. Dans Base Details, notamment, il évoque les planqués qu’il voit à l’abri du danger, au chaud et bien nourris : « S’empiffrant et se gorgeant dans le meilleur hôtel » (“Guzzling and gulping in the best hotel”)57. La dénonciation et le mépris sont d’ailleurs soulignés par l’emploi de synonymes commençant par le son agressif /gᴧ/.
Dans la veille comme dans le sommeil, le soldat voit ses pensées hantées par les saveurs. Dans son journal, Arthur Graeme West montre « à quel degré suprême on pouvait être préoccupé par la nourriture et la boisson. […] Tous mes rêves quant aux jours d’après la guerre se concentrent sur des feux ardents, des fauteuils, de bons lits et des repas abondants ». (“how supremely one was occupied with food and drink. [...] All my dreams of the days after the war centre round bright fires, arm-chairs, good beds, and abundant meals”)58. Le soldat se projette donc dans l’avenir qu’il se plaît à imaginer rempli de nombreux bons plats.
De même, dans son poème The Gleam, Wilfrid Halliday traite des sens comme d’une porte d’accès à un monde meilleur, presque mystique et comme un mode de communion avec la nature permettant d’échapper un instant par l’esprit à sa terrible situation. Il décrit un soldat faisant un repas bucolique et onirique, teinté de mysticisme :
Un bref instant je me suis égaré
Dans des pâturages vêtus d’une rosée étincelante,
Et me suis nourri de fruits déposés par les dieux
Aux goûts merveilleux et aux couleurs vives.
For one brief moment have I strayed
In pastures clothed in sparkling dew,
And fed on fruits the gods have laid
Of wondrous taste and goodly hue59.
Mais, dans cette poésie réaliste, ce goût rêvé n’est évidemment qu’un leurre et le réveil est d’autant plus brutal qu’après « cette brève félicité » (“that brief bliss”), le soldat se retrouve à nouveau « perdu / Si souvent dans la boue » (“lost / So oft in clay”)60. L’imaginaire a ses limites et, après ces quelques errances mentales, le soldat est ramené dans son environnement hostile, dénué de couleurs, de saveurs.
Pour fuir le champ de bataille par l’esprit, les soldats convoquent ainsi des goûts imaginés issus de trois espaces temporels. Il y a celui venant du présent : de la nourriture actuelle et jalousée dont d’autres profitent, ou celui trouvé dans un monde rêvé. Il y a un goût provenant du futur par la nourriture anticipée de l’après-guerre. Mais le plus fréquemment imaginé est celui qui provient du passé. Les soldats viennent dans les tranchées avec les goûts du pays et la nostalgie de la nourriture familiale. Le sens du goût dans cette poésie s’inscrit alors dans une dimension mémorielle, sur le modèle de l’expérience proustienne, en éveillant des souvenirs gustatifs. Cependant, alors que chez Proust le goût ravive de manière euphorique le passé par l’identité de la sensation, dans la poésie de guerre c’est la dissemblance des goûts qui réveille dans la nostalgie, le passé perdu. Le poète-soldat convoque l’ailleurs, le chez soi passé, mais aussi les regrets qui vont avec. La nourriture des tranchées souffre tellement de la comparaison que le soldat ne peut que se lamenter de ne plus être chez lui à goûter la cuisine familiale, entouré des siens.
Plusieurs poètes mentionnent ces goûts du foyer perdu, comme Sassoon qui reprend dans Blighters l’image traditionnelle du “Home, sweet Home”61. Alors surgit, dans cet espace de douceurs, l’image féminine, celle de l’aimée, la cuisinière qui nourrit son homme ; c’est-à-dire la figure de la “sweetheart”62. De même, Ivor Gurney dans Laventie, confronté à des rations trop souvent mauvaises, se remémore la nourriture d’avant la guerre. Après une énumération des compagnies fournissant l’armée en ragoûts, conserves, farine, et autres denrées, il évoque son envie perpétuelle de pain :
De Maconachie63, Paxton, Tickler, et Gloucester's Stephens ;
Fray Bentos, Spiller and Baker, les hauts et les bas
De la nourriture de tranchées, mais l’éternel désir, pur et insatiable
De pain, le vrai pain, béni au-delà de toute chose.
Of Maconachie, Paxton, Tickler, and Gloucester's Stephens;
Fray Bentos, Spiller and Baker, odds and evens
Of trench food, but the everlasting clean craving
For bread, the pure thing, blessed beyond saving64.
Dans The Letter, Wilfred Owen dépeint un soldat qui écrit à son épouse pour lui dire : « Je brûle d’envie de goûter comme avant à tes petits pains » (“I'm longing for a taste of your old buns”)65. Ce profond désir de goûter révèle alors surtout son besoin d’être avant et d’être ailleurs.
Après le goût physique (par la nourriture réelle), et le goût imaginaire (par le rêve et les souvenirs), vient finalement le goût symbolique, ultime manifestation de sa présence. Car c’est l’expérience entière de la guerre qui peut être décrite par le sens du goût. Edward Thomas explique par exemple ce que c’est d’être soldat dans une troupe en notant que : « longtemps ensemble / Nous avions goûté au sommeil, à la nourriture et à la camaraderie » (“we had tasted sleep and food and fellowship / Together long”)66. Tout se goûte : les rêves, les rations et les sentiments.
Les goûts accompagnent notamment souvent une émotion, un mouvement d’âme. Les poètes écrivent sur des soldats pris par le goût de la peur, le goût de la mort. Robert Graves explique dans The Survivor Comes Home que personne n’y échappe, pas même les survivants : « Moi aussi j’ai senti le goût / De la Mort » (“I too had a taste / Of Death”)67. De nombreux poèmes décrivent aussi le goût amer de la défaite après une bataille perdue. Les soldats préfèreraient goûter à la victoire, que mourir avec goût. C’est ce que note avec ironie Sassoon dans How to Die où il est précisé qu’un bon soldat devrait tout de même mourir « dans le respect du bon goût » (“With due regard for decent taste”)68. Les poètes-soldats sont aussi de grands désespérés qui peinent à ne pas perdre goût à la vie et à maintenir l’espoir de goûter à un avenir meilleur. Comme Evan Morgan par exemple, dans The World's Reward :
Nourris à l’échec de notre vie,
Étanchés par la bile,
Nous recherchons la paix dans l’agitation de la bataille,
De la nourriture pour nous tous
Fed with the failing of our life,
Moistened with gall,
We seek for peace in battle strife,
Food for us all 69
La paix à laquelle tous les soldats aimeraient goûter leur échappe. Pleins d’aigreur, ils sont nourris, non pas tant au goût de l’espoir, qu’au goût amer de l’échec.
D’ailleurs, la dimension symbolique du goût se traduit particulièrement dans l’usage d’adjectifs à double valeur, concrète et abstraite. Il y a une abondance des termes « bitter », « sweet »70, « sour »71 pour relater l’expérience de la guerre :
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dans Sick Leave, Sassoon explique que, en pensant à ses compagnons morts, sa propre sécurité lui laisse « un goût amer au réveil » (“In bitter safety I awake”)72.
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dans The Dream, Sassoon encore se dit pris par une « brûlante amertume » (“burning bitterness”)73.
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la poésie de Katherine Tynan oscille entre la douceur de la vie d’avant (cf. The Brothers : « Nous avons tous connus le meilleur que la vie ait à offrir / Goûter au plus doux » – “We have known all the best that life can give, / Tasted the sweetest”)74 et l’amertume causée par la guerre (cf. To Two Bereaved : « Quand toute votre douceur s’est muée en amertume » – “When all your sweet’s turned bitterness”)75, pour parfois ne vivre plus que dans l’entre-deux du doux-amer (cf. The Temple : “bitter-sweet”76, écrit avec un trait d’union).
On trouve aussi cette expression d’un goût symbolique en France mais plus rarement77. L’exemple le plus marquant est sans doute celui de Pierre Drieu la Rochelle qui, dans Louange, apostrophe la guerre personnifiée qui malmène les soldats français : « Guerre ils ont su goûter ta suave douleur »78.
Enfin, dans un effroyable élargissement de cet emploi symbolique du goût, la guerre elle-même devient une monstrueuse bouche. Elle est en effet une boucherie pourvue d’une mâchoire qui déchiquette, dévore les hommes, les savoure en les tuant. Katharine Tynan, dans Joining the Colours, évoque ces soldats partant au front et destinés à devenir « de la nourriture pour obus et fusils » (“food for shells and guns”)79. Dans cet autre poème irlandais de 1915, In the Morning, Patrick MacGill parle également des soldats comme étant « la nourriture des bombes et des grenades » (“food of the bomb and the hand-grenade”)80. Les hommes sont réduits à être de la chair à canon. On trouve aussi cette image chez des romanciers français tels que Céline comme lorsque le héros assiste à l’abattage et à la découpe de carcasses de porcs, bœufs et moutons dans des ruisselets de sang, scène ignoble qui le fait vomir de dégoût81. Cette scène est d’autant plus affreuse qu’elle fait suite à la description d’une attaque lors de laquelle des alliés ont été tués devant ses yeux. Leurs cadavres sont décrits au travers d’images culinaires transformant les soldats en ingrédients que la guerre va mitonner : « le cavalier n’avait plus sa tête, rien qu’une ouverture au-dessus du cou, avec du sang dedans qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans la marmite. […] Toutes ces viandes saignaient énormément ensemble »82.
La guerre se nourrit donc des soldats et goûte les cadavres. Dans son poème La Quinque Rue83, Edmund Blunden décrit par exemple le feu qui incinère les soldats comme une langue venant les lécher. Chez Céline aussi on trouve cette image de la guerre, symbolisée par la nuit descendant sur les soldats, comme étant pourvue d’une langue : « il n’y avait rien que la nuit, comme partout d’ailleurs, une nuit énorme qui bouffait la route à deux pas de nous et même qu’il n’en sortait du noir qu’un petit bout de route grand comme la langue »84. Parfois, ce sont les tranchées qui deviennent symboliquement une image de la bouche des Enfers qui engloutit les hommes, comme dans Cramped in that funnelled hole de Wilfred Owen :
À l’étroit dans ce trou serré, ils regardèrent l’aube
Ouvrir un contour dentelé ; un bâillement
Des mâchoires de la mort les ayant pratiquement avalés
Coincés au fond de sa gorge de glaire.
[Et ils se souvinrent que l’Enfer possède de nombreuses bouches,]
Ils étaient dans l’une des nombreuses bouches de l’Enfer
Pas vue dans les visions des voyants, seulement sentie
Comme les dents d’un piège
Cramped in that funnelled hole, they watched the dawn
Open a jagged rim around; a yawn
Of death's jaws, which had all but swallowed them
Stuck in the bottom of his throat of phlegm.
[And they remembered Hell has many mouths,]
They were in one of many mouths of Hell
Not seen of seers in visions, only felt
As teeth of traps85
Cette bouche infernale qu’est la guerre goûte aux hommes qui sont absorbés, mangés par la terre et par cette boue qui ingurgite leur chair et leurs os. Les tranchées sont des pièges vivants broyant les soldats, refermant sur eux des mâchoires sans compassion. La guerre incarnée est une dévoreuse d’hommes, qui se gave par ce festin quotidien de vies humaines.
Mais la guerre n’est pas la seule carnivore. Le carnage se propage entre les hommes qui à leur tour goûtent au plaisir de tuer. C’est dans un autre poème, The Show, que Wilfred Owen dénonce la tuerie absolue et insensée de cette guerre. Les soldats y sont présentés comme des insectes sortant des tranchées, « hors de ces infectes ouvertures / Comme sortis de bouches » (“up from those foul openings / As out of mouths”) pour se dévorer entre eux : « les mangèrent et furent mangés » (“ate them and were eaten”)86. Le combat tourne à la boucherie entre ces hommes qui se livrent finalement à une espèce d’orgie cannibale, mangeant l’autre pour éviter d’être eux-mêmes dévorés.
Le goût est donc peut-être moins évoqué que certains des autres sens dans cette poésie de guerre, mais il tient néanmoins une place à part entière, que ce soit par son absence obsédante ; par sa présence physique qui rappelle le corps du poète, et la réalité de la guerre dans tout ce qu’elle a d’atroce et de dégoûtant ; par le goût rêvé ou imaginé par le soldat cherchant une échappatoire ; ou bien encore par le goût symbolique qui révèle l’absurdité de la tuerie. Le goût rend alors la guerre moins abstraite et est en cela essentiel aux poètes qui veulent traduire l’expérience des tranchées non seulement au travers du vécu émotionnel, mais aussi du ressenti physique et sensoriel. Ils ne sont pas que des témoins visuels, mais aussi des ‘témoins gustatifs’ qui traduisent le goût réel de la guerre, sans maquiller par une esthétique poétique la violence faite à la langue et à la bouche.
On comprend alors pourquoi ces poètes-soldats britanniques ont choisi la voie du stark realism. Ils ne pouvaient se résoudre à passer par la forme narrative traditionnelle d’un poème épique de faits guerriers. Ils se sont détournés de l’imaginaire héroïque classique car ils se devaient, pour dire leur vérité, de passer par la description authentique bien que repoussante des attaques sensorielles vécues par leur corps et affectant leur esprit. Ainsi l’épopée cède ici la place à une forme d’écriture sans doute plus forte et agressive, qui peut être lue comme une sorte de kaléidoscope sensoriel servant de prisme à l’expérience réelle du front.
Cette description détaillée des sens brutalisés par le champ de bataille leur a particulièrement servi à transmettre au lecteur leur écœurement profond. Leur écriture sensorielle aboutit donc à une esthétique de l’abject et du dégoût, empreinte d’un lyrisme noir, qui mieux que tout peut-être, dit l’effroi de la guerre hideuse des tranchées. Cette poésie se lit finalement comme un besoin quasi expiatoire de peindre la guerre dans toute son horreur sensorielle. C’est cela que de nombreux poètes-soldats anglophones ont voulu traduire en décrivant leur vécu sensoriel. Les divers sens du poète lui indiquent tous le non-sens absolu de la guerre. Et par le sens du goût aussi, le poète rend l’insensé sensible à son lecteur.