Introduction

Guilhem Armand et Yann Mével

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Guilhem Armand et Yann Mével, « Introduction », Tropics [En ligne], Hors série n°2 | 2018, mis en ligne le 01 juillet 2018, consulté le 21 décembre 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/1670

Les contes de fées, après avoir entraîné leur héros – le plus souvent innocent – à travers de terrifiantes aventures, s’achèvent par le traditionnel « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ». L’expression du bonheur, des plus conventionnelles, se limite à quelques lignes laissées en suspens. Libre au lecteur d’imaginer la suite, hors de question de la conter. C’est que narrer ou représenter les moments heureux semble relever de cette littérature facile, qui mérite à peine le nom de littérature. Les « belles histoires d’amour » qui finissent bien relèvent du roman de gare, ou rappellent la série « Arlequin ». Mais peut-on seulement y associer un titre d’ouvrage ou un auteur ayant marqué son époque, si ce n’est pour s’en moquer ? Les ouvrages de Marc Lévy, voire ceux de Paolo Coelho, véritables recueils de citations sur le bonheur, sont bien souvent associés à la notion péjorative de mièvrerie. Dans le théâtre classique français, la tragédie est un genre noble bien au-dessus de la comédie. Encore celle-ci a beau s’achever d’heureuse façon – et la fin peut s’avérer ambiguë, si l’on pense, par exemple au Misanthrope – l’histoire représentée sur scène ne l’est jamais : un avaricieux spolie sa propre famille, un barbon séquestre une jeune fille pour l’épouser, un prince s’amuse à isoler des jeunes gens dès l’enfance pour mener une expérience sur l’amour… Le drame sérieux, tout centré sur le pathétique, s’achève généralement sur une explosion de joie qui apparaît comme le début d’un bonheur nouveau et durable. Mais cette fin contribue fortement à la dépréciation du genre, comme si seuls le malheur ou l’ironie pouvaient avoir une valeur artistique. Même les récits d’enfance, de cette période traditionnellement perçue comme heureuse et innocente, ne semblent avoir d’intérêt que si celle-ci est malheureuse ou qu’a contrario elle nourrit la nostalgie présente du sujet. Inversement, n’y a-t-il pas une certaine complaisance du littéraire dans le malheur ? A la noblesse du désespoir, s’opposerait le bonheur, étrangement devenu ignoble – au sens étymologique – en littérature.

Cette exclusion paradoxale – et peut-être simplement apparente – du champ littéraire pose un certain nombre de questions, à commencer par celle de ses raisons. Pourquoi le bonheur, objet de tant de philosophies, est-il « indicible » ? L’explication relève-t-elle justement de la philosophie : il s’agirait d’un concept trop complexe et donc l’art ne saurait l’exprimer ? Ou bien d’une conception littéraire : un objet trop « bas », sans profondeur, relativement au malheur – dont la représentation peut entraîner la catharsis – ou à la perspective critique qui a une vertu pédagogique ?

Au siècle dit des Lumières, la notion de bonheur apparaît centrale, comme l’ont démontré un certain nombre de travaux fondateurs1. Période où se multiplient les traités sur la question du bonheur individuel ou collectif, la réflexion traverse le roman en plein essor donnant à voir des hommes et des femmes en quête d’amour, de réussite ou de tranquillité. Mais les théories se démultipliant, il devient délicat de percevoir une pensée du bonheur qui unifierait le siècle, ou même les Lumières : des fêtes galantes du début du siècle qui se perpétuent, au-delà de la peinture, dans les fêtes du petit Trianon autour de Marie-Antoinette, des plaisirs de la cour aux bonheurs de la campagne, des joies aux déceptions du voyage (pensons à Diderot, mais aussi à Fougeret de Monbron)… Le lecteur actuel qui chercherait une réponse chez les romanciers ou les philosophes – qui sont souvent l’un et l’autre à la fois2 – sortirait de sa quête, à l’instar de tel « Philosophe anglais » chez Prévost, plus inquiet que serein. « Qu’écrire sur le bonheur après Robert Mauzi ? »3 se demandait naguère Guilhem Farrugia, en préambule d’un ouvrage intitulé Le Bonheur au XVIIIe siècle. On serait désormais plus tenté de dire : qu’écrire sur le bonheur au XVIIIe siècle, après les travaux de Jean Deprun4 sur l’inquiétude, ou de Michel Delon5 sur la mélancolie ? Autrement dit, c’est davantage sur cette écriture du bonheur qui tente de se dégager de ce que Locke appelait l’uneasyness, que portent les travaux du premier volet de ce recueil.

Guilhem Armand revient ainsi sur l’association devenue quasiment doxique entre savoir et bonheur au siècle des Lumières, afin d’abord d’en souligner les limites. Le bonheur par le savoir, par la recherche philosophico-scientifique, explique-t-il, ne se conjugue guère avec l’amour. L’analogie des mathématiques avec ce sentiment demeure une équation froide, dont le savant doit finalement choisir l’un des termes au détriment de l’autre. D’où l’absence récurrente des femmes dans la plupart des fictions à vocation scientifique qui forment son corpus. La passion déplace son objet, qui devient la connaissance, mais avec les mêmes affres, la même inquiétude, devenue moteur d’une quête qui semble ne jamais devoir s’arrêter et où, paradoxalement, se situe l’infini plaisir du philosophe.

Revenant sur cette antienne des Lumières, le combat contre les préjugés comme préalable au bonheur, Colas Duflo souligne combien cette pensée philosophique acquiert de vraisemblance dans les romans libertins, conçus comme « expérience de la pensée et pensée de l’expérience ». Poursuivant en cela ses précédents travaux6, il s’intéresse ici notamment à Thérèse philosophe, à l’Histoire de Dom B*** ou encore aux Mémoires de Suzon, sœur de D.. B.... portier des chartreux. Ce corpus est lié par la représentation de formes de vies heureuses (ou qui y parviennent in fine), valant démonstration d’une philosophie hétérodoxe des Lumières. Relevant d’une écriture comique qui exclut la mièvrerie, ces romans à ambition philosophique exacerbent la contradiction entre les idées religieuses traditionnelles et les désirs naturels à l’humaine condition, ils tâchent de développer une philosophie morale narrative qui invente une nouvelle morale fondée dans la nature humaine, dans laquelle le bonheur philosophique ne serait pas en contradiction avec les plaisirs du corps.

C’est aussi à un libertin, et non des moindres, que Jean-Michel Racault consacre sa contribution. Donatien Alphonse François de Sade se trouve ici confronté à Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre. Autour d’une expérience de pensée commune fondée sur les infortunes de la vertu, Justine et Virginie s’opposent dans une dialectique philosophique et littéraire, celle d’une « littérature mièvre » et d’une « littérature féroce », d’une pensée qui sera celle de l’harmonie de la nature et d’un matérialisme plus que radical, qui donnera son nom à un trouble mental. Et pourtant, démontre Jean-Michel Racault, les deux romans non seulement partagent un même héritage culturel qui les amène à adopter un même questionnement, mais surtout se rejoignent autour de thèses morales pas si éloignées, en dépit de réponses différentes quant aux problèmes de la souffrance du juste et du silence de Dieu.

Abordant Ourika de Claire de Duras, Carpanin Marimoutou semble se consacrer à une veine plus mièvre, du moins sentimentale. Mais il propose ici une lecture nouvelle de ce court récit du début du XIXe, encore tributaire d’une certaine pensée des Lumières, d’autant qu’il y est question – épisodiquement en apparence – de révolutions (Française et de Saint-Domingue) qui posent au fond la question du bonheur pour « cette dernière esclave de maison » qui comprend progressivement que la mièvrerie lui est proscrite. Face à ce qu’une certaine catégorie sociale et une certaine littérature sentimentale et/ou romantique liée à cette classe lui propose comme définition et pratique du bonheur, Ourika tente, à partir de cette définition, de se construire une approche du bonheur qui lui permettrait d’échapper aux assignations de genre, de classe, de couleur pour pouvoir « dans ce grand désordre, trouver [sa] place ».

Le second volet de ce recueil opère un saut dans le temps. Après le siècle de la gaieté, c’est à celui « de la peur »7 que s’intéressent les contributeurs dans un parcours kaléidoscopique allant de Samuel Beckett à Agnès Martin-Lugand, en passant par Nathalie Sarraute et Michel Tremblay. Exception faite de l’écrivaine de Les gens heureux lisent et boivent du café (2013), relevant clairement d’une littérature mièvre, les trois autres romanciers n’évoquent guère spontanément l’idée de bonheur. Les imaginaires de deux d’entre eux, Beckett et Tremblay, sont plus spontanément associés à la catastrophe ou à l’apocalypse, quand Sarraute – qui hébergea Beckett durant la guerre – est connue pour révéler les « innombrables petits crimes » de toute parole anodine.

Yann Mével, après s’être pourtant consacré à l’imaginaire mélancolique de Beckett dans ses romans8, prend ici sinon le contrepied, du moins un angle nouveau dans l’approche de son auteur fétiche. Il s’agit désormais de se demander ce qui, chez cet auteur qui a tant sapé les fondements humanistes hérités des Lumières, échappe à la noirceur : est moins envisagé ici l’humour qu’un certain lyrisme. La contribution de La contribution de Yann Mével permet aussi de mieux saisir le propre de cette écriture à travers son héritage, celui d’un auteur tel que Christian Gailly, dont l’œuvre offre un espace de réflexion privilégié pour essayer de déterminer dans quelle mesure une réhabilitation du bonheur est aujourd’hui possible chez des écrivains qui ont fait l’expérience d’une littérature du pire. Amour, rapport à la nature, aux arts, à sa propre écriture sont-ils susceptibles de mener l’auteur, le personnage, le lecteur au-delà d’une comédie du bonheur, ne serait-ce que vers des épiphanies, ou, mieux peut-être, vers une forme littéraire et contemporaine de jubilation ?

La méfiance de Beckett à l’égard du langage trouve un écho profond chez l’inventrice de la notion de « tropisme », ces micro-sensations paraverbales qui traversent les personnages de Nathalie Sarraute de manière à peine consciente. Noro Rakotobe D’Alberto s’intéresse alors à ces scénarios imaginaires truculents qui émaillent l’œuvre de Sarraute, et qui disent les sensations tues. Revenant sur la méfiance de l’autrice quant aux grands mots comme « bonheur » et « malheur », qui enferment ceux qui les utilisent ou les écoutent dans une sensation convenue – ce qu’il faut éprouver – elle analyse la façon dont l’écrivaine substitue au « bonheur » la « joie » des « petits riens » qui ne dépendent que d’un regard selon Nathalie Sarraute, mais peut-être aussi et surtout d’une écriture, aurait-on envie de dire, à la lecture de l’article de Noro Rakotobe D’Alberto.

Point de mièvrerie non plus dans les moments choisis de l’œuvre tremblayenne qu’analyse Marc Arino. Celui-ci avait déjà montré ailleurs9 la force structurante de la réécriture du mythe apocalyptique dans les romans de Tremblay. C’est aux moments heureux, disséminés dans l’œuvre qu’il s’intéresse ici : aux récits de ces moments privilégiés et rares, d’épiphanies vécues par les protagonistes ou par des personnages secondaires qui constituent, au-delà de simples micro-contrastes, de véritables catalyseurs, indispensables à l’esthétique tremblayenne d’une sublimation du malheur. Marc Arino montre ainsi que cette écriture du bonheur réactive de façon positive le merveilleux et le rêve, et comment au mythe de l’apocalypse se superpose un autre mythe, celui du couple adamique revisité.

Enfin, la contribution de Myriam Kissel nous entraîne à l’opposé du soupçon sarrautien à l’égard des « grands mots », loin de ce regard pénétrant sur les non-dits. Au contraire, Agnès Martin-Lugand cherche le bonheur de tous – le sien, celui de ses personnages et celui de ses lecteurs –, un bonheur accessible, comme l’est son écriture que Myriam Kissel analyse en opérant un parallèle avec la littérature mièvre de l’Ancien Régime, tout en mettant en relief une nouveauté : la prise en compte du lectorat, de ses attentes via les réseaux sociaux. Elle démonte ainsi un processus de création tout à fait contemporain où l’autrice est finalement la créature de son lectorat, ou plutôt son produit, dans un jeu d’offre et de demande où se consume (se consomme) la figure de l’artiste.

1 Robert Mauzi, L’Idée de bonheur dans la littérature et la pensée françaises du XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin 1960 / Albin Michel, « 

2 Voir Colas Duflo, Les Aventures de Sophie. La philosophie dans le roman au XVIIIe siècle, Paris, CNRS Editions, « Biblis », 2013.

3 Guilhem Farrugia, « Qu’écrire sur le bonheur après Robert Mauzi ? », Le Bonheur au XVIIIe siècle, G. Farrugia et M. Delon (dir.), Rennes, PUR, « 

4 Jean Deprun, La Philosophie de l’inquiétude en France au XVIIIe siècle, Paris, Vrin, 1979.

5 Michel Delon, Le Principe de délicatesse. Libertinage et mélancolie au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 2011.

6 Mentionnons entre autres : Colas Duflo (dir.), Fictions de la pensée, pensées de la fiction. Roman et philosophie aux XVIIe et XVIIIe siècles

7 Albert Camus, « Le siècle de la peur », Combat, 1948.

8 Yann Mével, L'imaginaire mélancolique de Samuel Beckett, de Murphy à Comment c'est, Amsterdam / New York, Rodopi, « Faux Titre », 2008.

9 Marc Arino, L’Apocalypse selon Michel Tremblay, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, « Eidôlon », n°77, mars 2007.

1 Robert Mauzi, L’Idée de bonheur dans la littérature et la pensée françaises du XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin 1960 / Albin Michel, « Bibliothèque de l’évolution de l’humanité », 1994 ; Tzvetan Todorov, Frêle bonheur. Essai sur Rousseau, Paris, Hachette, « Textes du XXe siècle », 1985 ; Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, Paris, Fayard, 1966.

2 Voir Colas Duflo, Les Aventures de Sophie. La philosophie dans le roman au XVIIIe siècle, Paris, CNRS Editions, « Biblis », 2013.

3 Guilhem Farrugia, « Qu’écrire sur le bonheur après Robert Mauzi ? », Le Bonheur au XVIIIe siècle, G. Farrugia et M. Delon (dir.), Rennes, PUR, « La Licorne », 2015, p. 7-19.

4 Jean Deprun, La Philosophie de l’inquiétude en France au XVIIIe siècle, Paris, Vrin, 1979.

5 Michel Delon, Le Principe de délicatesse. Libertinage et mélancolie au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 2011.

6 Mentionnons entre autres : Colas Duflo (dir.), Fictions de la pensée, pensées de la fiction. Roman et philosophie aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Hermann, 2013.

7 Albert Camus, « Le siècle de la peur », Combat, 1948.

8 Yann Mével, L'imaginaire mélancolique de Samuel Beckett, de Murphy à Comment c'est, Amsterdam / New York, Rodopi, « Faux Titre », 2008.

9 Marc Arino, L’Apocalypse selon Michel Tremblay, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, « Eidôlon », n°77, mars 2007.

Guilhem Armand

Guilhem Armand est Maître de conférences à l’Université de La Réunion. Spécialiste des rapports entre fiction et science aux XVIIe et XVIIIe siècles (Les Fictions à vocation scientifique, de Cyrano de Bergerac à Diderot, PUB, « Mirabilia » 2013), il a depuis ouvert son champ de recherches aux relations entre littérature et savoirs, notamment durant la période des Lumières, avec des travaux sur Fontenelle, Pluche, Tiphaigne de La Roche, Diderot, Voltaire, Bernardin de Saint-Pierre… Parallèlement à cela, il s’intéresse aussi à l’émergence d’une littéra­ture française de l’océan Indien, notamment aux poètes Evariste Parny et Antoine Bertin (Lumières et océan Indien, Classiques Garnier, 2017).

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Yann Mével

Yann Mével est Maître de conférences en littérature française à l’université du Tohoku, à Sendai (Japon), il a fait sa thèse sur l’imaginaire mélancolique dans les romans en langue française de Samuel Beckett (Rodopi, 2008), auteur auquel il a consacré trois colloques internationaux en co-direction : L’Affect dans l’œuvre beckettienne, Université Rennes 2 (Amsterdam / New York, Rodopi, 2000) ; After Beckett / D’après Beckett, Université de Sydney (Rodopi, 2004) ; Présence de Samuel Beckett / Presence of Samuel Beckett, Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, (Rodopi, 2006). Spécialiste de littérature française contemporaine, il a publié de nombreux articles sur cet auteur et sur l’œuvre de Marguerite Duras, ainsi que plusieurs ouvrages. Il prépare actuellement un volume en co-édition : Samuel Beckett et la culture française pour la Série Beckett de la Revue des Lettres Modernes (Paris, Minard/Garnier).

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