En 2001, France 2 diffusa un téléfilm, quelque peu passé inaperçu, intitulé Un Cœur oublié, où Michel Serrault incarne un Fontenelle de 98 ans, bougonnant, perdu dans ses étoiles et son rituel quotidien fait de caprices culinaires, mais fort sympathique1. L’auteur des Entretiens sur la pluralité des mondes, plus de soixante ans après la publication de son chef-d’œuvre, rencontre une jeune Marquise cultivée, qui a lu l’ouvrage et lui réclame des cours d’astronomie. Tout en pudeur – et pour cause – une histoire d’amour s’esquisse entre les deux personnages, Fontenelle se sent revivre, voire, peut-être, vivre vraiment pour la première fois… trop tard. Cette fiction délicate et pudique donne à voir un Fontenelle qui a privilégié l’élaboration et la diffusion des connaissances au détriment de l’essentiel, l’amour, considérant ce sentiment comme néfaste en soi et à sa mission, à son travail, seule source possible pour un bonheur conçu comme quiétude. Ce qui est intéressant dans cette fable qui brode autour de la biographie du vieux secrétaire de l’Académie des sciences, c’est notamment qu’elle retourne le principe même qui fonde l’écriture des Entretiens sur la pluralité des mondes. L’ouvrage, paru en 1686, et très régulièrement réédité durant tout le 18e siècle, est en effet fondé sur le principe d’un déplacement du désir. Le personnage du philosophe se promène dans un parc avec une Marquise, commence à lui dire des compliments galants, la situation est propice au badinage, mais dérive rapidement vers l’astronomie. Etonnamment, la Marquise s’enquiert du système de Copernic et le moteur de la conversation devient la libido sciendi. Les topoï de la conversation amoureuse sont détournés afin d’exposer les découvertes des savants, selon une stratégie de dévoilement progressif qui répond bien à un principe érotique. La métaphore initiale impliquait déjà de comprendre ce qui se passe derrière le rideau de l’opéra ; la suite nous apprend que la physique consiste à voir le dessous des choses. Et tout ceci provoque un vertige qui n’est pas loin de celui de l’amour. La Marquise se laisse emporter par les tourbillons cartésiens comme une femme s’abandonne à un homme :
La tête dût-elle me tourner, dit-elle en riant, il est beau de savoir ce que c’est que les tourbillons. Achevez de me rendre folle, je ne me ménage plus, je ne connais plus de retenue sur la philosophie ; laissons parler le monde, et donnons-nous aux tourbillons2.
Aux plaisirs instables de l’amour, à ses inquiétudes, à ses tortures, Fontenelle – qui affirmait par ailleurs qu’« on est rarement maître de se faire aimer [mais qu’]on l’est toujours de se faire estimer » – substitue la jouissance intellectuelle, que l’on peut davantage maîtriser, dont les affres sont enfermées dans les bornes de la raison. Et cette jouissance est immense, à tel point qu’il la compare à la passion amoureuse lorsqu’au cinquième soir, il revient sur les jeux de la conversation :
Ecoutez, Madame, […] puisque nous sommes en humeur de mêler toujours des folies de galanterie à nos discours les plus sérieux, les raisonnements de mathématique sont faits comme l’amour. Vous ne sauriez accorder si peu de chose à un amant que bientôt après il ne faille lui en accorder davantage, et à la fin cela va loin. De même accordez à un mathématicien le moindre principe, il va vous en tirer une conséquence, qu’il faudra que vous lui accordiez aussi, et de cette conséquence encore une autre ; et malgré vous-même, il vous mène si loin, qu’à peine le pouvez-vous croire. Ces deux sortes de gens-là prennent toujours plus qu’on ne leur donne3.
« Et à la fin, cela va loin… » : les hypothèses se sont enchaînées, les différentes planètes ont été parcourues par l’imagination qui s’est chargée de les peupler avec une agréable fantaisie… le discours est dangereux car – faut-il le rappeler – les thèses de Copernic sont encore à l’Index et associées au libertinage. Mais le plaisir de la pensée semble ici moins dangereux, du moins à la Marquise (cf. p. 66) car le philosophe tente bien, à plusieurs reprises de revenir au jeu « classique » de la séduction, ce n’est que pour complaire qu’il ne cherche plus à plaire. L’érotisation du discours de la science – si clairement analysée par Christophe Martin – laisse donc un léger manque. A la fin, quelque chose demeure en suspens. Et c’est peut-être – du moins l’ai-je postulé auparavant – ce qui contribua fortement au succès de l’ouvrage qui connut plusieurs imitations durant les Lumières4. Une constante les parcourt, mais elle touche aussi, d’une manière plus générale, les fictions à vocation scientifique, celle d’un éloge de la curiosité savante, d’une association entre quête du savoir et plaisir, voire bonheur, si bien qu’elle est à son tour devenue topique, à la fois dans les textes en question et aussi, subséquemment, dans les précis ou manuels tentant de résumer la pensée des Lumières.
Aussi souhaiterais-je m’intéresser à cette équation et à ses failles : il s’agira donc ici d’examiner quelques-uns de ces textes des Lumières qui tentent à la fois une exploration des connaissances, une diffusion de ce savoir tout en en soulignant la dimension heureuse.
Contexte : évacuation de la passion
Un mot d’abord sur le contexte philosophique. La question du bonheur individuel est en effet au cœur de la réflexion des Lumières et l’on ne compte plus les traités qui ont paru sur le sujet de Fontenelle à Diderot, en passant par Emilie du Châtelet, Helvétius, Saint-Lambert, La Mettrie et bien d’autre. Déjà Fontenelle débutait son traité ainsi :
Voici une matière la plus intéressante de toutes, dont tout le monde parle, que les Philosophes, surtout les anciens, ont traité avec beaucoup d’étendue : mais quoique très intéressante, elle est dans le fond assez négligée ; quoi que tout le monde en parle, peu de gens y pensent ; et quoique les Philosophes l’aient beaucoup traitée, ç’a été si philosophiquement, que les hommes n’en peuvent tirer guère de profit5.
Mais il s’agit là, on s’en doute, d’un lieu commun des préfaces de ce genre d’ouvrages, que de dénigrer les précédents. Saint-Lambert, dans sa préface au poème posthume d’Helvétius, intitulé « Le Bonheur » écrit, par exemple : « Fontenelle nous dit seulement comment était Fontenelle heureux »6. Et Diderot de résumer que les divers traités sur le bonheur « ne sont jamais que l’histoire du bonheur de ceux qui les ont faits »7. Beaucoup se rejoignent dans leurs inspirations, en particulier puisées dans la philosophie antique, Montaigne et la récente philosophie anglaise (Pope, en particulier), et leur originalité réside bien souvent dans l’équilibre choisi entre stoïcisme, épicurisme et scepticisme revisités. L’un des traités les plus originaux est sans doute celui de la Marquise du Châtelet, composé vers 1746. Il est d’autant plus intéressant que, bien que rédigé par une amie de Fontenelle, par une physicienne passionnée des théories de Newton qu’elle rendit accessible, il prône un goût quasi immodéré pour l’illusion :
Il faut, pour être heureux, s’être défait des préjugés, être vertueux, se bien porter, avoir des goûts et des passions, être susceptible d’illusions, car nous devons la plupart de nos plaisirs à l’illusion, et malheureux celui la perd. Loin donc de chercher à la faire disparaître par le flambeau de la raison, tâchons d’épaissir le vernis qu’elle met sur la plupart des objets […]8.
Elle va explicitement, par le recours à la métaphore du flambeau, à contre-courant des Lumières. Et elle pousse plus loin encore le raisonnement en donnant une définition de l’amour dont on peut se demander si elle n’est pas quelque peu cynique et sincère tout à la fois :
L’amour peut nous rendre heureux à moins de frais : une âme tendre et sensible est heureuse par le seul plaisir qu’elle trouve à aimer ; je ne veux pas dire par là qu’on puisse être parfaitement heureux en aimant, quoiqu’on ne soit point aimé, mais je dis que, quoique nos idées de bonheur ne se trouvent pas entièrement remplies par l’amour de l’objet que nous aimons, le plaisir que nous sentons à nous livrer à toute notre tendresse peut suffire pour nous rendre heureux ; et si cette âme a encore le bonheur d’être susceptible d’illusions, il est impossible qu’elle ne se croie pas plus aimée qu’elle ne l’est peut-être en effet ; elle doit tant aimer, qu’elle aime pour deux, et que la chaleur du sentiment supplée à ce qui manque réellement à son bonheur9.
Robert Mauzi explique que ce passage est inspiré de la liaison de dix ans qu’Emilie du Châtelet eut avec Voltaire dans le domaine de Cirey où, avoue-t-elle, « le sentiment [de l’amitié], joint à la passion de l’étude, me rendait assez heureuse ». Si ce n’est pas là une Marquise imaginaire (pour reprendre la pointe de Voltaire à l’égard de Fontenelle et de ses Entretiens), c’est sans doute bien une philosophie imaginaire à deux titres au moins. D’abord parce que l’illusion ainsi analysée n’en est plus une, et ressemble davantage à de la résignation, et que le bonheur, comme le montre l’adverbe « assez », n’en est pas réellement un. Ensuite parce que, rédigé juste avant sa passion chaotique avec Saint-Lambert, l’ouvrage entre en totale contradiction avec les lettres passionnées et souvent désillusionnées qu’elle écrivait quasi au même moment à son amant (qui, certes, la trompa : ce qui souligne bien les limites de l’illusion volontaire).
Inversement, la plupart des philosophes – des hommes, pour l’essentiel – mettent en avant la vertu, la recherche du bien et de la vérité comme garanties d’un état durable, opposé à la multiplication des plaisirs considérés comme éphémères et souvent illusoires donc déceptifs. Fontenelle prévenait ainsi son lecteur :
A mesurer le bonheur des hommes seulement par le nombre et la vivacité des plaisirs qu’ils ont dans le cours de leur vie, peut-être y a-t-il un assez grand nombre de conditions égales, quoique fort différentes. Celui qui a moins de plaisirs, les sent plus vivement : il en sent une infinité que les autres ne sentent plus ou n’ont jamais senti… (Du Bonheur, 203).
Afin que le sentiment du bonheur puisse entrer dans l’âme, ou du moins afin qu’il puisse y séjourner, il faut avoir nettoyé la place, et chassé tous les maux imaginaires (Ibid., 206).
Un grand obstacle au bonheur, c’est de s’attendre à un trop grand bonheur (Ibid., 210).
Pour le plus sûr, il en faut revenir aux plaisirs simples, tels que la tranquillité de la vie, la société, la chasse, la lecture, etc. […] Encore un grand avantage, c’est que la Fortune ne nous les peut guères enlever (Ibid., 214).
Mais la pensée de Fontenelle est encore un peu égocentrée (d’où sans doute le jugement de Saint-Lambert), ou, à tout le moins élitiste. N’oublions pas cette phrase que Voltaire lui reprocha par la suite : « Si je tenais toutes les vérités dans ma main, je me donnerais bien garde de l’ouvrir pour les découvrir aux hommes »10. La réflexion des Lumières va progressivement se nourrir d’une préoccupation sociale et politique. La vertu telle que les Philosophes la définissent ne se mesure plus au rapport à l’autre, mais à la société. Il s’agit d’être utile au plus grand nombre, sans se perdre de vue soi-même. Diderot postule même que cet équilibre est conforme aux lois naturelles. « Point de bonheur sans vertu »11 dit-il dans l’Essai sur le Mérite et la vertu (1745), inspiré de Shaftesbury ; et dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron : « Qu’est-ce que le bonheur au jugement du philosophe ? – C’est la conformité habituelle des pensées et des actions aux lois de la nature »12. Et si le code naturel a pris ses distance avec ces lois, il revient à l’homme, par l’exercice de sa raison – seule véritable manifestation de sa liberté – de fonder « son ordre propre, nommé vertu »13.
Dans Le Neveu de Rameau, Diderot revient, à travers son avatar MOI, sur la distinction entre la jouissance égoïste de l’oisif et le bonheur philosophique :
Ils [les oisifs] usent tout. Leur âme s’hébète. L’ennui s’en empare. Celui qui leur ôterait la vie, au milieu de leur abondance accablante, les servirait. C’est qu’ils ne connaissent du bonheur que la partie qui s’émousse le plus vite. Je ne méprise pas les plaisirs des sens. J’ai un palais aussi, et il est flatté d’un mets délicat, ou d’un vin délicieux. J’ai un cœur et des yeux ; et j’aime à voir une jolie femme. J’aime à sentir sous ma main la fermeté et la rondeur de sa gorge ; à presser ses lèvres des miennes ; à puiser la volupté dans ses regards, et à en expirer entre ses bras. Quelquefois avec mes amis, une partie de débauche, même un peu tumultueuse, ne me déplaît pas. Mais je ne vous dissimulerai pas, il m’est infiniment plus doux encore d’avoir secouru le malheureux, d’avoir terminé une affaire épineuse, donné un conseil salutaire, fait une lecture agréable ; une promenade avec un homme ou une femme chère à mon cœur ; passé quelques heures instructives avec mes enfants, écrit une bonne page, rempli les devoirs de mon état ; dit à celle que j’aime quelques choses tendres et douces qui amènent ses bras autour de mon col. Je connais telle action que je voudrais avoir faite pour tout ce que je possède. C’est un sublime ouvrage que Mahomet ; j’aimerais mieux avoir réhabilité la mémoire des Calas14.
La quiétude du savant plutôt que l’inquiétude de l’amant
Ce qui prime donc, dans la plupart des traités, c’est la quiétude du savant sur l’inquiétude de l’amant. Aussi est-ce sans doute une des causes de l’évacuation de l’amour de la plupart des fictions à vocation scientifique de l’époque. Les épigones de Fontenelle, reprenant le modèle des Entretiens sur la pluralité des mondes ont converti en cliché ce refus du badinage galant, dans la conversation mondaine, alors même que le succès de leur illustre prédécesseur résidait dans le jeu badin de l’expression de ce refus et dans le détournement érotisé des artifices du langage amoureux au profit de la science. La réécriture, chez Algarotti, par exemple, dans Le Newtonianisme pour les Dames (1738) correspond à un processus d’amplification : à l’exhaustivité de la démonstration savante, s’ajoute un développement de la fiction-cadre. Il feint de nous raconter une histoire, certes, mais celle-ci ne sert qu’à illustrer l’attrait pour les sciences qu’est censé susciter son œuvre qui s’apparente davantage à un traité habillé en dialogue entre un homme et une femme. C’est tout le paradoxe de ce texte qui, en augmentant la part de la narration, a réduit sa vocation à celle d’une vignette décorative. La galanterie dans l’œuvre d’Algarotti demeure moins importante que chez Fontenelle, d’autant qu’elle a souvent cette dimension d’imitation qui en accentue le côté artificiel. Il n’y a pas de réelle subversion du désir comme dans l’hypotexte fontenellien, où la galanterie initiale cède le pas à la libido sciendi : la marquise est d’emblée conquise par les théories de Newton avant même de les avoir comprises. Ce point de départ, qui ôte quelque peu à la galanterie du texte, permet en fait à Algarotti d’aller plus loin au niveau du fond de la démonstration et dans la démarche scientifique. L’amour nuit à l’approfondissement du savoir.
Seul un épigone de Fontenelle, sur le ton de la parodie bienveillante, joue véritablement le jeu de la séduction dans un entretien entre un philosophe et une marquise autour de l’astronomie. Il s’agit d’un texte assez confidentiel, Entretien sur les comètes de Basset des Rosiers, paru en 1747. Tout au long de la démonstration savante, la galanterie revient comme un leitmotiv qui donne au personnage de Des Rosiers une dimension vraisemblable : le but réel de ces entretiens, pour lui, demeure jusqu’au bout la séduction de son interlocutrice. Ainsi la seconde moitié du premier entretien est entièrement consacrée au développement de l’analogie topique entre les sciences et l’amour :
Elles [les vérités] en ont plus besoin [d’amorces] que vous ne pensez. Les belles & les vérités, les Amans & les Philosophes, l’Amour & la Philosophie ont ensemble beaucoup plus de rapports qu’on ne l’imagine communément15.
Mais des Rosiers n’en reste pas là et déploie cette analogie pour justifier l’inconstance, dans une optique libertine16. Plus loin, il compare les astres aux vers luisants, puis ceux-ci aux danseuses de l’Opéra, et le texte glisse alors vers une réécriture grivoise de l’invitation fontenellienne à aller voir ce qui se passe derrière la scène : « Ne trouvez-vous pas, Madame, à ces bruyères & à ces hayes beaucoup de ressemblance avec le théâtre & les coulisses de l’Opéra »17. A l’instar de son interlocutrice (nommée Emilie), passons sur les comparaisons égrillardes qu’opère le personnage masculin au sujet de la queue des comètes18. Remarquons surtout que c’est sans doute le seul dialogue qui s’achève sur une note d’espoir dans le domaine de la séduction, lorsque dans les dernières lignes le philosophe réitère pour la énième fois son désir de faire porter la conversation sur une autre matière (les charmes de son interlocutrice) et qu’enfin il n’essuie pas un refus catégorique :
Des R. : […] Mais après avoir pleinement satisfait votre curiosité sur cet article, ne me sera-t-il pas permis de vous prier de contenter la mienne sur un plus important ?19
Mais il s’agit pratiquement d’un hapax. Même Diderot, dans Le Rêve de D’Alembert, qui joue sur la question du désir, exclut du débat la question de l’amour véritable.
Dans un autre des deux grands genres qui composent le corpus des fictions à vocation scientifique, les voyages imaginaires, on pourrait s’attendre à ce que l’amour serve de moteur narratif. Mais le plus souvent, il n’en est rien. Ou plutôt, il semblerait qu’il faille choisir entre la science et le romanesque. Ainsi, le Voyage de Milord Céton dans les sept planètes, ou le nouveau Mentor d’Anne-Marie Roumier-Robert (1756) se déroule dans un univers à mi-chemin entre celui de Descartes et celui de Newton. Il s’agit d’une fiction orientale et merveilleuse qui narre l’histoire de Milord Céton et de sa sœur Monime, orphelins pris en charge par le Génie Zachiel qui les emmène dans un voyage à travers le système solaire. Ils visitent la Lune, Mercure, Vénus, le Soleil, Jupiter et Saturne avant de revenir sur Terre. Là, ils apprennent que Monime a en fait été adoptée et est l’héritière du trône de Géorgie. Tout se termine par un heureux mariage entre les deux héros. Les visites des planètes entrent dans un circuit initiatique organisé par le Génie : la Lune est le globe de la folie, Mercure est le séjour des avides, Vénus de l’amour, etc. ; chaque visite permet ainsi à l’auteur de laisser libre cours à sa fantaisie créatrice selon l’atmosphère de la planète. Guère de science, sinon fort fantaisiste dans ce roman à mi-chemin entre une histoire d’amour un peu attendue et un récit initiatique.
A l’inverse, les véritables voyages à vocation scientifique, dans la lignée de L’Autre Monde de Cyrano de Bergerac excluent non seulement ce sentiment, mais aussi les femmes. Chez Cyrano, une hypothèse a été émise qui pourrait peut-être l’expliquer20, mais qui ne vaudrait pas pour tous les auteurs. L’exemple le plus parlant est certainement cet extrait de Micromégas où le héros de Sirius, arrivé sur Saturne, rencontre le Secrétaire de l’Académie qui souhaite l’accompagner dans son voyage des mondes. Mais le départ du Saturnien est retardé par une scène qui relève du topos romanesque et théâtral du dépit amoureux : la maîtresse du secrétaire de l’académie pousse une plainte qui glisse rapidement du pathétique au ridicule, et où Voltaire exploite, de manière condensée tous les stéréotypes du genre :
Ah ! cruel ! s’écria-t-elle, après t’avoir résisté quinze cents ans, lorsqu’enfin je commençais à me rendre, quand j’ai à peine passé cent ans entre tes bras, tu me quittes pour aller voyager avec un géant d’un autre monde […]21.
La vertueuse maîtresse qui déclare qu’elle n’aimera « jamais plus personne », va « se consoler avec un petit maître du pays »22. Foin de mièvrerie, le Saturnien s’en va avec son nouvel ami.
Aussi pourrait-on être tenté d’en conclure que le bonheur du savant est incompatible avec celui de l’amant, que ces deux passions, l’une paradoxalement raisonnable, l’autre évidemment pas, sont nécessairement antagonistes. Mais ce serait là admettre que la quête du savoir est bien, à tout le moins, synonyme de quiétude, sinon de bonheur.
Le difficile équilibre
L’idée peut paraître paradoxale, s’agissant de récits fondés sur un véritable optimisme scientifique, rédigés par des auteurs souvent considérés comme des parangons de l’idée de progrès des sciences. Mais rappelons que L’Autre Monde de Cyrano de Bergerac, considéré comme l’hypotexte du genre, est mû par une permanente remise en question des connaissances acquises. Que l’usage de la fiction implique bien souvent une incertitude que, loin de masquer, elle utilise comme moteur. Que nombre d’auteurs, à l’instar de Diderot n’ont eu de cesse d’interroger les principes mêmes qui fondaient leur apparente confiance dans la vertu du philosophe, voire dans les Lumières elles-mêmes. On se souvient notamment, dans un autre contexte, de la phrase du vieillard Otaïtien dans le Supplément au voyage de Bougainville : « nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières »23. Le savoir n’est pas nécessairement garant du bonheur… peut-être même par le terrible choix qu’il semble imposer.
En 1775, un texte tente habilement ce difficile équilibre. Le Philosophe sans prétention de Louis-Guillaume de La Folie narre la rencontre entre un savant venant de Mercure, Ormasis, et un riche Persan, Nadir. Cette fiction rédigée par un chimiste relève de plusieurs genres : la relation de voyage et le conte philosophique, mais aussi le roman orientaliste et le roman d’aventure. Cependant, il s’agit surtout d’une supercherie : Ormasis ne vient pas de Mercure, c’est un savant, le père d’une esclave recueillie par Nadir, qui la recherchait depuis le sac d’Ispahan durant lequel elle avait été enlevée alors qu’il menait un de ses voyages scientifiques. Il ne s’est présenté comme un savant de Mercure à Nadir, personnage en proie à une profonde mélancolie au début de l’œuvre, que pour réveiller en lui un intérêt pour les sciences et pour la vie en général, but qu’il atteint effectivement et qu’il dévoile, tout en relevant le caractère fabuleux de l’histoire, en même temps que la dimension séduisante du discours scientifique :
Te voilà au point où je désirois, te voilà devenu curieux des plus belles choses que la Nature ; il est tems que je te détrompe sur mon origine. Mon Ami, l’Histoire que je t’ai racontée est entièrement fabuleuse. J’ai voulu captiver ton attention par des merveilles : je t’ai inspiré beaucoup de curiosité. C’étoit le moyen le plus sûr, pour te donner du goût, pour adoucir en même tems l’âpreté des dissertations les plus abstraites24.
Ces dialogues scellent l’amitié des deux hommes, mais plus encore intriguent aussi les femmes. Ainsi Mirza, la favorite de Nadir, est d’abord fascinée par les rapports nocturnes que lui fait son mari, à tel point que ce couple qui s’aime sincèrement (plus besoin d’entreprise de séduction comme chez Fontenelle) passe régulièrement « la nuit à disserter sur les différens points de Géométrie »25. Dès le deuxième rendez-vous entre les deux hommes, elle se cache dans la bibliothèque pour écouter les conversations savantes26, renouvelant ainsi la conception fontenellienne de la libido sciendi. Elle se trouve ensuite invitée aux discussions, puis vient le tour des trois autres femmes (dont Fatmé qui est, on l’apprendra plus tard, la fille d’Ormasis, alors que l’on croit voir naître une chaste passion entre ces deux personnages). Une dialectique du vrai et du faux se met donc en place dans le récit qui vante toutefois le plaisir de la connaissance comme donnant goût à la vie. Parallèlement, la fiction, faisant la part des vraies sciences et des faux savoirs, tente de démontrer la théorie plutonienne de la formation de la terre, séduisant le lecteur par l’agrément d’un voyage souterrain.
Cette œuvre, dont on peut dire qu’elle clôt cette période d’un siècle et demi de fictions à vocation scientifique, parvient à cette conciliation du romanesque et du scientifique, et donc de deux conceptions du bonheur : l’amour, la libido vivendi, étant ranimé par la libido sciendi. Mais, comme on l’a dit, c’est loin d’être le cas pour l’ensemble des œuvres du corpus qui reposent sur un principe d’équation entre hypothèse et fiction. « Et à la fin, cela va loin », disait Fontenelle, aussi parce que dans le domaine de la conjecture scientifique, il est impossible de conclure avec assurance, d’où le recours à la poétique de la fiction comme prolongement tantôt du microscope, tantôt du télescope. Il s’agit d’imaginer ce que l’on ne peut voir. Aussi nombre de ces fictions ont-elles une dimension inachevée. Les Entretiens sur la pluralité des mondes comme Le Rêve de D’Alembert laissent encore quelques questions en suspens, voire, dans le cas du texte de Fontenelle, le postulat de départ demeure-t-il, du début à la fin, hypothétique.
Les récits de voyages imaginaires, à l’instar de celui de Cyrano de Bergerac, ou de celui de Voltaire, semblent ne devoir jamais s’achever. Peut-être même serait-ce là la marque des chefs-d’œuvre dans ce genre, si l’on entend par là les œuvres qui ont survécu à leur auteur ou aux théories scientifiques qu’ils défendent. C’est que dans cette quête, il y a une poésie qui correspondrait à la définition qu’en donne René Char d’un « amour du désir demeuré désir ». Comme une histoire d’amour réussie, cela ne doit pas s’arrêter, d’où cette impossibilité pour les savants – dans ces textes – qu’ils soient amoureux de la science ou des femmes, de véritablement conclure.