Notre parcours va nous mener, pour ainsi dire, de Premier amour, une nouvelle de Samuel Beckett, qui date de 1946, à Dernier amour, un roman de Christian Gailly publié en 2004. Le rapprochement n’est pas artificiel, car peu d’écrivains français ont autant que Christian Gailly reconnu ce qu’ils doivent à Samuel Beckett.
C’est le seul [Beckett] qui m’ait réellement influencé. La lecture des autres écrivains m’a appris ce que c’était que la littérature… Beckett, lui, a été une sorte de sauf-conduit. Je ne savais pas comment m’y prendre. Un jour j’ai lu une longue citation de lui, la première page de L’Innommable, dans Je n’ai jamais appris à écrire d’Aragon. Cela a été une déflagration. Cela m’a bouleversé. Je me suis dit : voilà ce qu’il faut faire. J’ai essayé, j’ai tellement essayé qu’un jour Jérôme Lindon m’a dit très gentiment que j’allais m’exposer à des critiques épouvantables car c’était trop proche de Beckett. On aurait pu m’accuser de faire du « sous-Beckett ». Lindon m’a cependant encouragé à continuer. J’ai continué et ça a commencé comme ça1.
Le premier livre de Christian Gailly, Dit-il (1987), citera Beckett en exergue – tout en modifiant l’emprunt –, comme le feront certains des livres suivants, dont Dernier amour.
Pourquoi aborder la question du bonheur dans l’œuvre de Beckett et celle de Gailly ? S’agissant de Beckett, qui est allé si loin dans le travail de sape d’un humanisme hérité des Lumières, l’heure est peut-être venue de nous demander ce qu’il peut nous apporter à une époque où sévit un pessimisme foncier, sinon un nihilisme. Julia Kristeva n’a pas tort, sans doute, quand elle juge que l’humanisme a sans cesse besoin de trouver des fondations nouvelles2. Or, nous ne sommes pas condamnés à lire Beckett comme un auteur nihiliste. D’autres lectures sont possibles, compatibles avec la lecture « mélancolique » que nous avons nous-même proposée dans le cadre de précédentes recherches3. Dans un ouvrage publié en 2015, Beckett’s Words – The Promise of Happiness in a Time of Mourning4, David Kleinberg-Levin a ouvert la voie à une autre lecture, dans une perspective philosophique. Sous un angle plus strictement littéraire, nous souhaitons ici, dans un premier temps, rappeler ce qui, dans l’œuvre de Beckett, paraît s’opposer à la possibilité d’un bonheur mais aussi, parfois, le permettre. Rapport à l’art et au langage, rapport au monde, entre terre et ciel, rapport à autrui, telles seront les perspectives que nous adopterons brièvement. Mais, partant de là, nous souhaitons surtout suggérer que l’œuvre de cet héritier de Beckett, Christian Gailly, est plus qu’une autre sensible à la noirceur de l’œuvre de Beckett et à ce qui y échappe à la noirceur, ou du moins la nuance. C’est à cette fidélité profonde à Beckett que nous serons nous-même sensible.
On sait que Beckett a pu défendre l’idée qu’un art lucide est un art conscient de son impuissance. Beckett le martèle en des mots devenus fameux : « […] il n’y a rien à exprimer, rien avec quoi exprimer, rien à partir de quoi exprimer, aucun pouvoir d’exprimer, aucun désir d’exprimer et, tout à la fois, l’obligation d’exprimer »5. Toute une tradition de l’art se voit condamnée dans ce texte originellement publié en 1949. Sont la cible « [deux] vieilles maladies […] : la maladie de vouloir savoir ce qu’il faut accomplir et la maladie de vouloir être capable de l’accomplir »6. À l’inverse, le peintre Bram Van Velde est loué en ce qu’il serait « le premier à admettre qu’être un artiste c’est échouer comme nul autre n’ose échouer, que l’échec constitue son univers […] »7.
Il semble d’autant plus difficile de percevoir dans l’univers de Beckett une conception du bonheur que le langage ne cesse de se discréditer lui-même. Le doute est grand chez Beckett à l’égard du langage en 1937 déjà, lorsqu’il écrit, en allemand, cette lettre où se lit son projet :
Espérons que viendra le temps […] où le langage sera utilisé au mieux là où il est malmené avec le plus d’efficacité. Comme nous ne pouvons pas le supprimer d’un seul coup, tâchons au moins de le discréditer. Y forer un trou après l’autre jusqu’à ce que ce qui est tapi derrière lui, que ce soit quelque chose ou rien, commence à suinter – je ne peux pas imaginer de but plus élevé pour un écrivain d’aujourd’hui8.
Le locuteur beckettien, quant à lui, est à la fois conscient que l’existence est langage (« Des mots, des mots, la mienne [= ma vie] ne fut jamais que ça, que pêle-mêle le babel des silences et des mots […] », lit-on dans la nouvelle L’Expulsé9) et conscient que tout effort d’expression le trahit : « […] un dernier souvenir, le dernier, ça peut aider, à échouer encore »10. Le sentiment de trahison peut être d’autant plus vif que l’attachement aux mots est réel, quoique plus ou moins perceptible selon les locuteurs : « Même les mots vous lâchent, c’est tout dire »11. Winnie ne dira pas autre chose : « Les mots vous lâchent, il est des moments où même eux vous lâchent »12. Winnie pour qui un effet de style, de « vieux style », constitue un fugace moment de bonheur – le temps d’un sourire, traduit par une didascalie.
Dans Fin de partie résonne cette réplique, de Clov à Hamm :
Hamm. – […] As-tu jamais eu un instant de bonheur ?
Clov. – Pas à ma connaissance13.
La négation du bonheur donne lieu, dans l’imaginaire beckettien, à des tentations ou tentatives de suicide, dans Mercier et Camier par exemple. Négation, du reste, que l’on pourrait distinguer d’une dénégation du bonheur : entendons par là qu’un bonheur qui a été suggéré se voit ensuite démenti. Ainsi dans L’Innommable : « l’amour je l’ai inventé, la musique, l’odeur du groseiller sauvage, pour m’éviter »14. Dans Malone meurt, après une apparente confidence, surgit une autre dénégation : « […] non, pas heureux, ça jamais »15, bien avant que ne se confirme le fait que le bonheur constitue comme un tabou : « Ce dont il ne faut jamais parler, c’est son bonheur, je ne vois rien d’autre pour le moment »16 – tabou qui peut s’expliquer, si parler du bonheur le fragilise ou le menace par le seul fait de le soumettre à la pensée.
Vigilant est le discours beckettien, particulièrement enclin à se rétracter devant une formulation du bonheur. Mais la représentation échappe à plusieurs reprises à cette conscience critique. Récurrente est l’image d’un état qui apparaît voisin du bonheur, état entendu comme repli dans un lieu clos, immobilisation, ainsi dans la nouvelle La Fin17. La caverne, notamment dans Molloy, constitue de ce point de vue un espace privilégié. Mais Fin de partie suggère d’autres conditions pour qu’un espace puisse susciter un bien-être même relatif : le silence et l’ordre18. Importe moins peut-être l’espace lui-même que la posture. C’est ce qu’indique une rêverie fantasmatique, dans Malone meurt, qui échappe au tabou du bonheur :
J’écarte les lèvres, maintenant j’ai l’oreiller dans ma bouche, je le sens contre ma langue, mes gencives. J’ai, j’ai. Je suce. J’ai fini de me chercher. Je suis enfoui dans l’univers, je savais que j’y trouverais ma place, le vieil univers me protège, victorieux. Je suis heureux, je savais que je serais heureux un jour19.
La posture engendre sur un plan fantasmatique son espace propre, originaire, substitutif de la mère, lieu non seulement de fusion mais de confusion, entre l’intime et le cosmique.
Les extrêmes se rejoignent – et pas uniquement dans l’envolée lyrique de Malone. Autant et peut-être même davantage que le repli dans un espace clos, la contemplation du ciel donne lieu à un bien-être. Étonnement, proche de l’émerveillement, expérience de l’osmose avec le monde, fascination en forme d’épiphanie, autant de caractéristiques de l’expérience contemplative du ciel, à la condition que celui-ci soit parsemé d’étoiles – car le ciel lui-même peut susciter la réminiscence d’une humiliation enfantine, causée par la mère. Mais pourquoi, alors, cette relation privilégiée à un ciel nocturne ? Un ciel parsemé d’étoiles pourrait bien être un lieu rêvé dans la mesure où il est lieu d’évanescence et d’évanouissement – harmonieux accomplissement d’une disparition désirée, fantasmée. Cependant, des indices divers affleurent dans les textes. Premier amour, mais aussi L’Expulsé, mettent en relief le fait que les étoiles participent de l’originaire, jusque dans l’histoire du narrateur, autrement dit de ses souvenirs d’enfance, parmi les plus heureux, ceux dans lesquels se dessine la figure d’un père qui initie aux secrets de l’univers. L’Expulsé avance une autre raison à cette fascination : le ciel est ce lieu « où l’on erre librement, comme dans un désert, où rien n’arrête la vue […]. C’est ce qui fait que je lève les yeux, quand tout va mal, […] à ce ciel qui repose »20. Même sans étoiles, le ciel peut être doté de connotations valorisantes, Mercier et Camier le suggère, pour les mêmes raisons :
On parle beaucoup du ciel, les yeux s’y portent souvent, ils se détachent, histoire de se reposer, des masses permises et voulues, pour s’offrir à ce monceau de déserts transparents, c’est un fait21.
« C’est un fait », et pourtant le texte V des Textes pour rien procède à une nette relativisation de l’importance d’un tel lieu :
Le ciel, j’en ai – le ciel et la terre, j’en ai beaucoup entendu parler, ça alors c’est du vrai mot à mot, je n’invente rien. J’ai noté, j’ai dû noter beaucoup d’histoires les ayant pour décor, ils créent l’ambiance22.
Il n’en reste pas moins que la contemplation du ciel occupe une place nodale dans l’imaginaire beckettien, d’autant plus qu’elle peut s’articuler à une autre forme de contemplation, qui porte elle aussi les traces d’une fascination et, quant à elle, relie au monde terrestre : la contemplation de l’horizon et plus précisément des « petites lumières des hommes »23. Cette contemplation donne lieu à une prose lyrique qui témoigne d’un remarquable accord avec le monde :
De la montagne aussi me venait une autre joie, celle des lumières éparses y naissant à la tombée de la nuit, s’unissant en taches à peine plus claires que le ciel, moins claires que les étoiles et que la moindre lune éteignait, qui s’éteignaient d’elles-mêmes à peine allumées24.
Le bonheur que procure la nuit n’est pas uniquement visuel, le contexte de ces lignes le rappellerait, de même qu’un passage de Watt25. Mais l’enjeu que porte la contemplation des lumières nées des activités humaines est de plus grande importance, puisque cette contemplation traduit pour le moins de l’empathie : remarquable est l’affectivité qui ressort de l’évocation des « petites lumières qui serrent le cœur » dans Bande et Sarabande26.
Dans « la relation Marcel-Albertine », Beckett percevait « le type même de la tragédie propre à toute relation humaine : son échec est prédéterminé »27. Son imaginaire s’avère pourtant bien plus nuancé, qui n’est pas réductible aux désaccords de Vladimir et d’Estragon, ni aux conflits cinglants entre Hamm et Clov, ni à la fuite de Murphy en lui-même. Certes, les relations amoureuses sont fréquemment l’objet d’ironie et de parodie, sont soumises au grotesque : le fait est apparent dès Bande et Sarabande, se confirme dans Watt – à travers la relation entre le personnage éponyme et Madame Gorman –, dans Malone meurt, dans Oh les beaux jours. Rien de systématique, pourtant. Mercier et Camier, dans une scène dénuée d’ironie, évoque la douceur de l’acte amoureux. Même dans Premier amour, qui se livre à un portrait charge de la compagne, se dit finalement le regret de ne pas avoir connu « d’autres amours »28. Dans Oh les beaux jours, son amour pour Willie est bien ce qui, moralement, sauve Winnie, parfaitement lucide à cet égard.
La thématique amoureuse traverse La Dernière bande (1959). Pour Krapp, la jeunesse s’incarne dans la figure d’une « fille dans un vieux manteau vert sur un quai de gare »29, tandis que la solitude de la vieillesse n’est guère atténuée que par les venues de Fanny, la « putain squelettique »30. Au cœur de cette pièce figure cette scène si harmonieuse, sur une barque bercée par les eaux d’un lac, d’échange par le regard et de corps à corps sereinement sensuel. Quelle ambivalence pourtant, et quel paradoxe, puisque la seule intervention verbale va à l’encontre de ce qui semble se vivre : « J’ai dit encore que ça me semblait sans espoir et pas la peine de continuer et elle a fait oui sans ouvrir les yeux »31. Ce discours serait-il le signe d’un aveuglement du protagoniste ? Krapp, devenu vieillard, réécoute l’évocation de cette scène, aussi bien que les paroles de l’homme de 39 ans qu’il était au moment d’une vision qui allait le décider à tout sacrifier : « […] clair pour moi enfin que l’obscurité que je m’étais toujours acharné à refouler est en réalité mon meilleur »32. La didascalie finale, où le mot-clé renvoie au « vide » (« Krapp demeure immobile, regardant dans le vide devant lui »33), donne peut-être à voir le regret amer d’avoir succombé à une illusion, celle d’une plongée dans les profondeurs de la conscience, renonçant ainsi à ce qui pouvait donner à une vie sa valeur.
« Connaître le bonheur » : tels sont les derniers mots de Mal vu mal dit (1981). Nous y voyons moins la « promesse » d’un bonheur, quoi qu’en dise David Kleinberg-Levin, que l’expression d’un désir – mais puisque ce désir est désir de vivre, ne serait-ce qu’une toute dernière « seconde », reconnaissons sa portée.
Le désir : tel est peut-être ce que l’œuvre de Christian Gailly va le mieux extraire de celle de Beckett. Écrire, pour Gailly, c’est avoir Beckett encore et toujours en mémoire. Mais, il lui aura fallu des années et plusieurs romans pour que l’œuvre de Beckett en lui vienne à se décanter, à perdre de sa charge mortifère, à libérer un instinct de vie. Être fidèle à Beckett encore, mais différemment.
Les premières œuvres de Gailly martèlent à leur tour l’impuissance. Ses narrateurs en font un leitmotiv :
La musique parle en se taisant et moi j’écris mon découragement de ne pouvoir traduire ce qu’elle dit, et elle dit, elle dit, mon sentiment, la somme, la totalité de mes sentiments, elle recouvre, englobe, tout ce que je ressens, comme mutité, aveuglement, impuissance34.
Je me dis : Comment puis-je chaque jour recevoir autant de beauté et ne pas être foutu de la restituer au titre de mienne vomissure ?35
Il va bien falloir qu’un jour je me décide à écrire quelque chose là-dessus, ça serait mieux que rien, même si rien risque fort d’être mieux que ça36.
Raconter la douleur de Michel à ce moment-là prendrait des heures et sans le moindre espoir d’être précis37.
Ce sentiment d’impuissance suscite un doute profond sur la vocation. Les personnages de Gailly sont fréquemment des artistes en proie au doute, mais en tant que narrateurs ceux-ci souffrent d’abord des insuffisances du langage, ou de ce qu’ils perçoivent comme telles. Dit-il s’avère à cet égard impitoyable : « Aucun mot n’est vrai parce qu’aucun ne peut l’être »38 ; « […] me dis-je, ou se dit-il, mais c’est pareil, d’une façon ou d’une autre, je tords le cou de la réalité […] »39.
Quoique plus ancrés dans le quotidien, les personnages de Gailly présentent de remarquables traits communs avec les figures beckettiennes. Ainsi sont-ils, pour certains d’entre eux du moins, traversés par un profond sentiment d’absurdité de l’existence. Dans Dit-il, le narrateur, nommé Gailly, déclare : « J’ai horreur de crier, ça détruit le charme dans l’œuf, tout espoir de donner un sens à ce qui n’en a pas »40, tandis que celui de Nuage rouge proclame : « Perdre son temps, vivre, c’est pareil »41. L’Incident traduit à sa manière, brutale, l’état d’esprit d’un personnage : « Elle se demandait ce qu’elle foutait là »42. Le sentiment de l’absurde va de pair avec l’ennui, l’un des « ennemis » d’Asker, avec la solitude, dans Dring43. Il se conjugue également à l’expérience d’un vide intérieur (« Rien à dire », estime le narrateur de Dit-il : « Je n’ai rien à vous dire, rien à vous raconter, pas d’histoire. N’attendez pas que je vous parle du ciel, bien que je puisse en parler sans en parler […] »44. Le narrateur de Nuage rouge reprendra à son compte une « définition de la tristesse » :
La vraie tristesse, disait celui qui l’a écrite, c’est quand on n’a plus rien à dire, ou plus rien à ajouter, quand on a épuisé, disait-il, toutes ses ressources de langage, pour faire entendre, quelque chose, à quelqu’un, qui n’entend rien45.
Le sentiment de « grande solitude »46 alterne avec celui de l’absence à soi-même : « Comment peut-elle savoir que je suis là ? songe Asker : Moi-même je n’en suis pas certain […]. / Asker m’implore du regard comme s’il attendait de moi une certitude que moi-même je n’ai pas »47.
Pourtant, ce qui est vrai pour les premiers romans de Gailly l’est de moins en moins pour les suivants. Nuage rouge amorce une réconciliation avec le langage :
Comme si la puissance du langage était une puissance suffisante. Mais pourquoi pas ? Après tout, pourquoi pas ? Que faisons-nous d’autre, nous autres, vous et moi, vous qui me lisez, pendant que moi j’écris tout ça, sinon croire que ça suffira ? 48
Parallèlement va évoluer la perception de la beauté, qu’elle soit celle du monde ou celle de l’art. Dans les premières œuvres de Gailly, la beauté de la nature, de la lumière, s’avère impuissante à estomper le mal-être. « Il fait beau, le ciel est bleu, d’un beau bleu vide, le soleil passe […], ma vue est claire, je respire, et après ? Chaque jour ne suffit plus à me guérir du quotidien », pouvait-on lire dans Dit-il49. Dans Dring, le monde extérieur apparaît précisément dans toute son altérité, sans espoir apparent que s’établisse une relation avec l’individu, au moins explicative de la souffrance.
La belle, blanche, violente, aveuglante, matinale lumière de juin fait de la tête d’Asker une tête d’illuminé.
Martyr sans foi en quelque sorte.
S’il souffre, il ne sait pas pourquoi50.
Dans ce même roman se dit la douleur du sentiment d’un décalage entre la beauté du monde et ce que l’on est soi-même :
Il fait beau, ça n’arrange rien.
Quand il fait beau, Asker se sent obligé d’aimer ce qu’il est, or il n’est rien, il regarde la haie51.
Dès lors, « [quand] [le ciel] est trop beau, c’est insupportable »52 – et L’Air, ponctuellement, ne dit pas autre chose : « La beauté claire née du dehors n’arrange rien, au contraire, ne fait qu’exciter le noir intérieur, rend l’écriture encore plus douloureuse »53. Mais, dans un mouvement que préparaient quelques lignes du même roman sur « [la] beauté du jet d’eau scintillant dans le soleil du soir »54, Dernier amour va consacrer une forme de réconciliation avec le monde : « Il était onze heures du matin. L’heure la plus lumineuse, la plus douce, la plus agréable quand il fait beau. Il faisait beau »55. Pareille évolution est sensible à l’égard de la beauté artistique. K. 622 doutait de l’art :
Reste l’écriture, la musique, la peinture, la beauté en un mot, LA BEAUTÉ, mais que vaut-il mieux ? La chercher ? L’ignorer ? La connaître ou ne pas la connaître ? Meurt-on plus heureux auprès d’elle ? Moins désespéré ?56
Dit-il aussi doutait de son utilité :
[…] je crois toujours que la mer, regardée pendant des heures […], va m’inspirer de belles pages […]. Je n’enregistre rien, mon regard se perd dans les grandes marées, sur l’horizon marin comme il se perd dans le ciel parisien, mineur, banlieusard. Certes, la beauté s’imprime, ne demande qu’à s’imprimer […], mais pourquoi devrais-je l’exprimer ? […] Je vais perdre mon temps à la mer […]57.
L’Incident prendra acte de la confiance que suppose l’écriture, malgré qu’elle en ait : « […] il y croyait, il écrivait donc il y croyait, on ne peut écrire que si on y croit, on finit même par ne plus croire que ça, c’est du solide »58.
Dit-il, le premier livre publié par Christian Gailly, témoignait de réelles ambivalences. Voici ce qu’on pouvait lire dans une page consacrée à une révélation : « […] j’ai fini par découvrir la grande beauté de la grande musique. À force de l’écouter, j’ai fini par l’entendre et n’entendre qu’elle, la beauté »59. Mais il pourrait y avoir malentendu. Peu après est explicitée la conception de la beauté qui fait l’objet d’un éloge :
La beauté pure et parfaite, c’est banal et triste à dire, est mortelle de vie […]. Alors que le déséquilibre, dans le déséquilibre, quand je lis ou écoute une œuvre de longue haleine, littérature musicienne ou musique littéraire, quand je lis ou écoute un certain passage où j’entends, où je vois que l’écriture se met à glisser, se dérobe, pour se rompre d’elle-même, sur elle-même et pour elle-même, autre définition de la beauté, je suis proche, d’elle et de lui, l’auteur, […] je lis sa vie, car c’est dans les ratés que je perçois la vie d’une œuvre, j’en reçois la beauté charnelle, respirante et impure, déséquilibre en soi […], mon écriture charnelle, c’est elle que je veux60.
Le narrateur de L’Incident se livrera à son tour à un éloge du ratage :
Georges fut ému de voir Suzanne bien maquillée. De l’avis de Suzanne, c’était plutôt raté. Mais non, c’était pas raté, puisque Georges était ému. C’est une façon de voir. D’autant plus ému qu’il voyait bien que c’était raté. Un léger ratage en beauté nous émeut davantage. L’échec complet bouleverse61,
tandis que Les Evadés valorise une beauté abîmée : « L’enflure des gifles ajoutait à son charme, quelque chose comme la beauté réduite à la raison, donc plus humaine, n’est-ce pas, c’est tellement mieux comme ça […] »62. Dans ce contexte, le discours fictionnel de et sur l’impuissance prend une dimension bien différente, devenant partie intégrante d’une esthétique. Les phrases heurtées, sujettes à ruptures, des romans de Gailly accomplissent le désir d’une beauté précaire.
Par le biais d’un personnage, ancien musicien de jazz, Un soir au club suggère que dans le rapport à l’art une étape est franchie : « La beauté, pensa-t-il, voilà pourquoi j’étais fait, pour l’admirer, l’aimer, et si possible en fabriquer moi-même, en créer »63. Dernier amour, qui met en scène un artiste proche de l’agonie, ira plus loin dans l’expression d’un désir de vivre, pour cette raison d’abord que – selon les termes de Nuage rouge – « […] au moment de mourir on préfère vivre, c’est vérifié. On ferait n’importe quoi »64. Pour cette raison aussi que sont redécouverts les pouvoirs de l’amour. Dit-il s’écrivait sur fond de séparation. Dans K. 622 se disait la « honte de se passionner pour une histoire mineure d’amour »65. L’Incident ironisait : « Ils se retrouvaient, ou plutôt enfin se trouvaient, trop tard, bien sûr, c’est ce qui fait le charme, tout le charme est dans le trop tard »66. Mais dans Les Evadés déjà se donne à voir la possibilité d’un miracle à l’échelle de l’homme : « Élisabeth admirait les épaules de Théo. Elle le trouvait beau. Ça arrive. On sait qu’on n’est pas beau et puis un jour quelqu’un vous dit le contraire, Tu es beau, le reste suit, la vie devient belle »67. Nuage rouge exprimera la renaissance que permet l’amour :
Il y a des choses comme ça, qui ne cessent pas de se raconter, le soleil par exemple, la couleur des vêtements, les gens assis autour de nous, le goût de ce que l’on boit, tout étant vu, goûté, entendu comme pour la première fois, un temps que pour une fois on aimerait ne pas perdre […]. […] aujourd’hui je pense qu’il n’existe qu’un temps, le temps littéraire68
– un temps perçu par le narrateur comme « saisissable »69. Paul Cédrat, le compositeur mis en scène dans Dernier amour, redevable à la vie, à une rencontre, finira par percevoir que son art a besoin d’amour et de beauté, de « la beauté de l’amour », de « l’amour de la beauté »70.
Aimer, dans l’œuvre de Gailly, sera le bonheur de ne pas penser : « Toute sa vie il aura attendu ça : pouvoir enfin ne plus penser, à rien. Et c’est ça qu’il attendait d’elle, parce que, penser à elle, c’eût été comme penser à rien »71 ; « L’imbécile heureux car amoureux que j’étais […] »72 ; « L’air heureux. D’être là tous les deux. De s’aimer. D’être restés quand tout le monde s’en va. Le regard posé nulle part. Ou sur la même pensée. Ou absence de pensée. C’est plutôt ça. Le bien-être c’est ça »73. Et le désir de vivre aura pour contrepoint un besoin de rire : « Juste un petit exemple, risible celui-là, à condition d’avoir envie de rire, moi j’ai envie, j’ai assez pleuré comme ça, à peu près toute ma vie »74. Pareille équivalence est sensible à la fin de Dernier amour : « La joie. Il vit. Elle rit. Le bonheur de rire. Il est en vie. Merci »75. Le roman se clôt comme une déclaration d’amour à la vie.
Écrire pour Christian Gailly, mû par « l’amour de la beauté » et la « beauté de l’amour », reviendra dès lors à mettre en œuvre une esthétique du contraste, qu’annonçait un tableau présent dans L’Air :
L’eau rutilante sur l’ardoise comme une pluie d’été mêlée de soleil, le soleil des eaux, mi-soleil mi-eau, mélange de tristesse et de gaieté, une joie triste, une mélancolie joyeuse, l’arc-en-ciel dessinant un bel accord précaire76.
Face à son œuvre, Paul Cédrat s’en rendra compte finalement : « Ça souffrait surtout d’une absence de contrastes. Les fameux contrastes. Lenteur-vivacité. Tristesse-gaité »77. Mais dès les premiers romans se déployait un goût du jeu – un goût, par exemple, des permutations, dans Dring, qui à cet égard doit beaucoup à Watt –, quitte à se rebeller contre soi-même : « […] on a envie de tout casser, d’en finir avec ce jeu de cons, avec le jeu, avec les cons, avec soi, y a pas plus con, plus joueur »78.
Pour Christian Gailly, il s’agira d’exprimer ces contrastes pour dire tout à la fois « la tragédie, celle d’une éternité compromise »79, et le désir de vivre. Accessoirement pour être fidèle à Beckett autrement, plus profondément peut-être. Accordons à Beckett les derniers mots. Ils viennent de Bande et Sarabande : « Il ne restait plus qu’à espérer que tout se passât au mieux. Et s’attendre au pire comme d’habitude, pensa-t-il gaiement en s’engouffrant dans le troquet »80.