Dans son roman Indian Tango, publié en 2007, Ananda Devi narre l’histoire de la séduction par un personnage double de l’auteure – une écrivaine étrangère venue s’installer en Inde après avoir renoncé à faire œuvre – d’une mère de famille indienne, Subhadra, lassée de sa vie maritale et refusant le destin de femme ménopausée que sa belle-mère l’enjoint « d’épouser ». Dans ses films Fire (1996) et Water (2005) qui forment avec Earth (1998) une trilogie des « éléments », la réalisatrice canadienne d’origine indienne Deepa Mehta aborde, de façon transgressive, la question de l’assignation des femmes à une place donnée, de l’aube de la Seconde Guerre mondiale à la fin du XXe siècle. Il s’agit pour la cinéaste de dénoncer, dans Fire, qui se déroule à l’époque de sa réalisation, la condition des épouses soumises, exploitées et niées dans leur identité et leur existence propres. Dans Water, qui se déroule à la fin des années 1930, au moment où les idées de Gandhi se diffusent, elle aborde celle des veuves parias, contraintes de se retirer dans un ashram et de vivre de mendicité. Les héroïnes du roman et des deux films luttent toutes à leur manière contre différentes formes d’assignation. Dans Indian Tango, Subhadra se laisse entraîner dans une aventure adultérine et homosexuelle qu’elle considère d’abord comme une souillure, qui l’infecte puis qui la sublime en lui permettant de se réapproprier son corps, son désir et les plaisirs qui y sont associés. Dans Fire, les belles-sœurs Sita et Radha nouent en secret puis revendiquent un amour et une sexualité lesbiens jubilatoires et salvateurs, bien qu’ils le soient au prix d’une fuite et d’une rupture radicale avec l’univers familial, comme cela semble être également le cas dans Indian Tango pour Subhadra. Dans Water, la petite veuve Chuyia fait émerger une parole libre et contestataire tandis que la belle prostituée Kalyani se prend d’un amour qu’elle croit interdit pour un homme de haute caste. Accusés de véhiculer une conception occidentale de la sexualité ou de porter atteinte aux traditions sacrées de l’hindouisme, les films ont été violemment critiqués et censurés : Fire a provoqué un tel scandale que le gouvernement indien l’a retiré rapidement de l’affiche, tandis que le tournage, au début des années 2000, à Bénarès, de Water fut interrompu en raison de l’action de fondamentalistes hindous qui incendièrent les décors et menacèrent de mort la réalisatrice, dont l’effigie fut brûlée.
Après avoir fait rapidement le point sur les problèmes que pose la représentation de la figure subalterne, ainsi que sur les débats dont l’enjeu est de savoir qui a le droit de parler pour qui et au nom de qui – de façon à pouvoir légitimer notre propre prise de parole –, nous évoquerons la façon dont Deepa Mehta et Ananda Devi, dans leurs œuvres qui se font écho de manière troublante, font du secret, du silence et de l’ombre tantôt des armes auxquelles recourent les faibles pour conquérir un espace de vie privée, tantôt des règles à transgresser pour éprouver leur liberté. Sans négliger la part de stéréotype que véhiculent parfois les deux auteures, nous montrerons également brièvement comment elles représentent leurs héroïnes qui s’approprient la souillure à laquelle on les identifie, pour en faire une force qui leur permet de percer l’écran aliénant de la routine et de la tradition, et de vivre selon leur loi.
La question de la représentation de la figure subalterne et de sa voix
Le mouvement des Subaltern studies est issu d’un petit groupe d’universitaires d’origine indienne, historiens pour la plupart, enseignant presque tous dans de grandes universités américaines et dont les réseaux ont permis la publication de douze Books of the Subaltern Studies series entre 1982 et 2005. À l’origine, leur effort portait sur la reconsidération de l’histoire de la colonisation et de l’indépendance de l’Inde à partir du rôle joué par les « subalternes ». Le terme est emprunté à Antonio Gramsci, qui l’utilise dans le sens de « subordonné » ou de « dépendant », pour questionner la responsabilité qu’a l’intellectuel
de se familiariser avec les complexités et les contradictions de la pensée paysanne et d’« être à l’affût des signes d’initiative subalterne et d’identité de classe naissante susceptibles, en étant nourris et cultivés, de produire une véritable conscience de classe et une action politique effective ». En théorie, la catégorie de la « subalternité » devait être étendue à « la subordination dans la société sud-asiatique en général, qu’elle s’exprime en termes de classe, de caste, de genre, de fonctions ou de quelque autre manière que ce soit »1.
La relecture de la pensée subalterniste par Gayatri Spivak a en effet infléchi son orientation première vers « la sémiotique, le symbolique, le féminisme »2, ce dernier examinant « les rapports hommes-femmes et les conséquences des différences de pouvoir sur le statut économique, social et culturel des femmes (et des hommes) à différents endroits et à différentes périodes de l’histoire »3. Un point de vue féministe et/ou subalterniste et/ou postcolonial requiert par conséquent d’apprendre à lire les représentations des femmes en littérature, ou dans les autres arts, en prêtant attention au sujet que constitue la femme subalterne, « inévitablement condamné soit à l’incompréhension, soit à une représentation biaisée par les intérêts propres de ceux qui détiennent le pouvoir de représenter »4. Dans son essai Les Subalternes peuvent-elles parler ?5, qu’elle conclut en répondant par la négative à la question posée, Gayatri Spivak conteste donc
l’occupation par l’Occident de la position de sujet et maître du discours. [Elle] demande que l’on donne la parole aux « subalternes » et qu’on les écoute, afin que ceux et celles qui occupent historiquement la place de l’autre et de l’objet accèdent au statut de sujet du discours, donc de l’Histoire. À un modèle historiographique monologique succèderaient alors des formes dialogiques et polylogiques6.
Nous ne nous attarderons pas sur les polémiques liées au fait que Gayatri Spivak ait plutôt voulu dire que les subalternes pouvaient parler ou non7, ni sur le fait que, selon Rajheev Bargava, « toutes les critiques faites par les études subalternistes ou postcoloniales sont des critiques négatives. […] Chez aucun des auteurs subalternistes ou postcoloniaux on ne trouve la moindre mention de ce que pourrait être une solution alternative »8. Il s’agit pour nous de rendre compte, sans négliger tous les problèmes qu’une telle étude implique et que nous allons tenter d’énumérer brièvement, les modalités de représentation, par Ananda Devi et Deepa Mehta, de la figure subalterne, de sa voix, et des stratégies auxquelles elle recourt pour traverser les mailles du tissu normatif qui la contraint – le terme de représentation devant être pris dans le double sens de « portrait mis en mots ou en image » et de « porte-parole ». Parler de la condition de la femme indienne en recourant aux œuvres de ces auteures comporte des risques. Chandra Mohanty pense par exemple que la recherche qui s’intéresse aux femmes subalternes peut parfois reproduire elle aussi des présupposés impérialistes quant à leur infériorité, via « l’image de “la femme moyenne du Tiers-Monde”, qui mène une vie fondamentalement tronquée, fondée sur son genre féminin (lire : sexuellement contrainte) et son appartenance au “Tiers-Monde” (lire : ignorante, pauvre, illettrée, prisonnière des traditions, femme au foyer, tournée vers la famille, victimisée, etc.) »9, par rapport auxquelles se définit en réalité, en s’y opposant, la représentation « qu’ont d’elles-mêmes les femmes occidentales : lettrées, modernes, contrôlant leur corps et leur sexualité, libres de prendre des décisions seules »10. Cette prise de position suscite de nombreux débats, d’autres théoriciens apportant la contradiction, comme Sara Suleri qui dénonce la prétention de Mohanty « à l’authenticité – seul un Noir peut parler pour un Noir, seule une féministe postcoloniale issue du sous-continent peut représenter de façon adéquate l’expérience vécue de cette culture »11. Cette dénonciation recoupe celle de Giovanni Levi qui se demande ce qu’il y a « derrière la thèse selon laquelle les subalternes ne peuvent pas parler et, nous, nous ne pouvons pas comprendre des sociétés différentes [et] quel risque cette idée paralysante fait-elle courir aux sciences sociales en général »12. Elle recoupe également celle de Jean-François Bayart qui affirme que si « les études postcoloniales ont reproché aux intellectuels bénévoles occidentaux de vouloir donner une représentation […] des opprimés […] en dissimulant leur prétention à les représenter politiquement […] »13, on pourrait également reprocher aux études postcoloniales leur tendance à monopoliser la représentation politique des subalternes dans leur prétention à vouloir les représenter.
Face à ces prises de position et avant d’aborder les œuvres, nous ne pouvons pas manquer d’aborder la question de notre propre positionnement pour dire simplement que nous assumons le fait de travailler à partir des représentations fournies par les auteures – une écrivaine francophone née à Maurice et vivant en Europe, une cinéaste anglophone née en Inde et vivant au Canada – et de relayer leur dénonciation de ce que nous considérons en effet nous-même comme des dérives liées à la condition de la femme indienne, car nous conservons une distance critique vis-à-vis de ces représentations, nous ne réduisons pas la condition de l’ensemble des femmes indiennes à celle des personnages des œuvres et nous tentons surtout de nous attacher à l’analyse des poétiques et esthétiques des auteures.
La représentation de l’aliénation de la femme subalterne dans les œuvres
Le film Fire débute par un panotravelling au milieu d’un parterre de fleurs jaunes, qui dévoile l’entrée dans le champ par la droite de deux personnages à l’arrière-plan – ceux d’une petite fille (Radha) et d’une femme (sa mère), bientôt rattrapées par une figure masculine (son père), le groupe composant l’image de ce qui ressemble à une famille heureuse. La superposition des images et les effets de mouvement (les fleurs jaunes superposées vont dans le sens contraire des personnages) rendent compte de l’enthousiasme tourbillonnant de l’enfant, auquel sa mère narre une histoire dont il devra retenir la chute énigmatique sans la comprendre : « ce que vous ne voyez pas vous le verrez » ; « il suffira de voir sans regarder »14. Un fondu au noir opère la transition entre cette séquence énigmatique et la suivante, qui dévoile le personnage de la jeune Sita, en voyage de noces au Taj Mahal avec Jatin, ce dernier lui témoignant déjà de l’indifférence alors que leur mariage ne remonte qu’à trois jours. Sita, qui rêve de vivre un amour tel que celui qui avait lié les amants du Taj, ne peut cacher sa déception et sa désillusion qu’accentuent ses débuts dans sa belle-famille. Lors de l’accueil qui lui est fait dans la maison, les hommes, qui bavardent, sont installés d’un côté de la pièce principale et les femmes, muettes à l’instar de l’aïeule Biji qui a effectivement perdu l’usage de la parole, de l’autre : l’homme est ainsi celui qui parle et qui, le cas échéant, fait taire ; la femme est celle qui ne doit pas parler ou qui est physiquement empêchée de le faire. La communication tourne court et Jatin part rejoindre sa maîtresse15, délaissant sa jeune épouse que Biji couve du regard en tant que future reproductrice, sa belle-sœur Radha n’ayant pu donner d’enfant à son mari Ashok, frère de Jatin. L’une des séquences suivantes montre le quotidien de la famille, les femmes préparant dans leur cuisine des plats que les hommes vendent dans leur boutique donnant sur la rue. Bientôt, à la suite de son frère, Ashok quitte les femmes pour aller chanter des hymnes auprès de son gourou : lui aussi délaisse l’action au profit de la contrition et de la prière, regrettant de ne pas avoir d’héritier et stigmatisant ainsi la stérilité de sa femme, que sa supposée générosité l’empêche de répudier. La nuit venue, Radha doit aider Ashok à se débarrasser de sa pulsion sexuelle, en s’allongeant chastement à ses côtés afin de maintenir la tentation près de lui, jusqu’à ce qu’il maîtrise son désir nocturne sans l’avoir assouvi. Elle ne représente ainsi qu’une auxiliaire pour son mari dans sa quête de vérité ; elle ne doit attendre en retour aucune aide ni salut ; elle doit seulement, selon les dires d’Ashok, accomplir son devoir d’épouse.
Alors que les hommes sont partis et que les femmes travaillent en cuisine, à l’exception de Biji, la mère d’Ashok et de Jatin, muette et quasi impotente, le serviteur Mundu, qui doit prendre soin d’elle à l’étage, est montré se masturbant en regardant un film pornographique, au lieu de projeter à l’aïeule un film adapté du Ramayana. La séquence produit un comique de situation – Biji horrifiée ne peut protester du fait de son handicap – qui souligne la double transgression à laquelle se livre Mundu : celui-ci manque de respect à Biji et souille le contenu religieux du film en lui substituant un contenu pornographique. Mais, alors que c’est Mundu qui a commis le sacrilège, qui a apporté la souillure dans la maison, il renverse symboliquement la situation en narrant aussitôt un épisode du film destiné à l’aïeule, film qu’il a remis après avoir joui. Il s’agit de l’épisode durant lequel Sita (la déesse et le personnage du film portent donc le même nom) est accusée d’impureté et, où, sa parole n’étant pas crue, elle doit subir l’épreuve du feu pour prouver son innocence. Si la réalisatrice entend dénoncer les transgressions (adultère, masturbation exhibitionniste) que commettent les hommes, c’est parce que, à l’instar de Mundu, ils rejettent ensuite la faute sur la femme qui ne peut se justifier, sa voix ne pouvant se faire entendre / être écoutée. La référence à l’épreuve des flammes dans le discours insolent et suffisant du serviteur, qui s’attaque de façon doublement jouissive à plus faible que lui en la personne handicapée de l’aïeule, témoigne de façon lumineuse du caractère intenable de la position à laquelle la femme est assignée : n’étant pas déesse et ne pouvant échapper au feu, elle se trouve dans l’incapacité de prouver son innocence ou sa bonne foi et se voit condamnée à la culpabilité. Nous montrerons toutefois comment l’exemple de Radha déjoue plus tard cette fatalité. Pendant ce temps, Jatin, auquel Ashok reproche de maltraiter sa jeune épouse, l’accuse en retour de l’avoir harcelé pour qu’il se marie alors qu’il en aime une autre, même si cette dernière, une Chinoise dénommée Julie, refuse le mariage. Sita, qui ne supporte pas l’attitude condescendante de Jatin, tente de se rapprocher de Radha en lui arrachant un baiser.
Le film Water se déroule en Inde à la fin des années 30 (1938 selon le résumé fourni au dos du DVD), à une époque où les mariages d’enfants étaient encore très répandus, notamment avec des hommes âgés et ce, pour des raisons économiques. À la mort de ces derniers, les jeunes veuves étaient ou bien brûlées avec eux, ou bien enfermées dans un ashram, voire remariées au frère du défunt avec l’accord de la famille, suivant les préceptes d’un texte vieux de deux mille ans (« Les lois de Manu »), là encore pour des raisons économiques : privée d’époux, la veuve est une bouche inutile à nourrir. Le tournage a lieu en 2000 à Bénarès / Varasani mais il est interrompu en raison de la réaction de fondamentalistes hindous qui prennent Water comme prétexte pour manifester leur fanatisme. Cette attitude des fondamentalistes, qui dénoncent le parti pris prétendument anti-hindou de la réalisatrice, révèle au contraire leur attachement à des pratiques qui perdurent dans l’Inde des années 2000. Le tournage recommence cependant au Sri Lanka avec changement de toutes les actrices, sous un faux titre et dans le plus grand secret. La réalisatrice représente donc dans Water le destin de veuves de tous âges, mortes « à moitié » selon l’expression du film, enfermées à la suite du décès de leur époux dans un ashram à Bénarès dont elles ne peuvent s’échapper, condamnées à la mendicité et à l’enfermement. Parmi elles, Chuyia, Kalyani et Shakuntala. Chuyia est une petite fille, devenue veuve aussitôt épousée, qui va refuser de suivre les règles de vie – silence, obéissance et renoncement – dans l’ashram où la conduit son père sans lui dire un mot de ce qui l’y attend. Kalyani est une veuve différente physiquement des autres parce que belle, pourvue d’une longue chevelure et vendant ses charmes à des hommes que lui fournissent Madhumati et Gulabi, une veuve et un eunuque proxénètes. Elle vit isolée des autres au sein de l’ashram dans une sorte de petite chambre pourvue de grilles aux fenêtres, aménagée dans un grenier avec Kaluu, le petit chien caché (car impur, comme elle). Ses seules sorties se produisent lorsque l’eunuque Gulabi lui fait traverser le fleuve pour rejoindre ses riches clients, sans qu’elle proteste car elle pense suivre un destin que par définition elle ne peut remettre en question. Shakuntala est une veuve entre deux âges, qui assure l’intendance dans l’ashram, qui suit l’enseignement d’un gourou, censé l’aider à traverser ses années de veuvage, et qui ne peut s’empêcher de trouver injuste son sort, comme lorsqu’elle se rend près d’un bassin au bord du fleuve où l’on célèbre un mariage et qu’un invité lui intime l’ordre de ne pas faire porter son ombre sur le corps de la mariée : déjà « morte à moitié », donc perçue comme l’ombre de ce qu’elle était – l’ombre d’une femme –, elle doit encore surveiller l’ombre de l’ombre en laquelle on l’a transformée.
Dans Indian Tango, le récit semble assumé par deux voix narratives qui se font entendre dans le cadre d’une alternance de chapitres : la première série de chapitres rend compte de l’histoire de Subha par un premier narrateur omniscient qui apparaît extérieur à l’histoire, tandis que la seconde série retrace l’histoire de celle16 qui a séduit Subha, récit autodiégétique pris en charge par un second narrateur et qui ressemble à un journal intime ou à la dernière œuvre que ce même narrateur dit ne pas pouvoir écrire. Mais, parfois, les voix narratives semblent se confondre, le narrateur numéro 2 pouvant être assimilé au narrateur numéro 1, qui prendrait alors Subha, que celle-ci existe ou non dans la fiction, comme héroïne de roman17, femme ordinaire dans la cinquantaine dont la belle-mère Mataji attend avec impatience la venue de la ménopause, afin de l’entraîner dans un pèlerinage pour femmes devenues inutiles :
Dans le murmure incertain de leur abnégation, elles apprendront à faire taire les exigences du corps. Demanderont à être pardonnées pour des transgressions qu’elles n’auront pas commises. S’offriront en sacrifice en échange du bonheur de leurs proches, même si les divinités n’auront que faire de l’offrande de tant de corps desséchés18.
L’analyse du cinquième chapitre de l’œuvre s’avère particulièrement éclairante pour effectuer une comparaison entre les films et le roman, parce qu’il traite du regard de l’adulte que pose Subha sur l’enfant qu’elle était (ce qui renvoie à la figure de Chuyia et à la démarche de Radha se remémorant son enfance heureuse), et parce qu’il met en évidence la critique des rapports entre la société et les femmes qui n’auraient que la transgression comme chemin vers la liberté. Dans ce chapitre, Ananda Devi recourt à plusieurs reprises au pronom indéfini « on », utilisé pour faire référence à la femme en général, dont le narrateur retrace les vies interchangeables, du mariage à la mort. Pour elles, la route est « nue »19 car tracée à l’avance, sans plaisirs ou satisfactions autres que ceux auxquels la tradition les autorise à s’attendre. Le sort de toute femme est clair, sans « aucun espace caché dans [leur] vie »20, d’où l’envie d’obscurité que ressent Subha, pour se soustraire à cet éclat aveuglant en changeant de voie, et qui correspond aussi à la relation adultérine survenue dans l’ombre d’une maison. Le sort d’une femme comme Subha, ou comme celui des héroïnes Radha et Sita, est de rester confinée à la cuisine, destin que dénonce le narrateur numéro 1 :
Mais en réalité, quelle fierté y a-t-il dans tous ces gestes habituels ? Qui se soucie de sa manière de faire les choses ? […] La cuisine n’offre aux femmes comme elle qu’une illusion de pouvoir, camouflant à peine la soumission qu’elle exige d’elle en réalité. La brève satisfaction des bouches repues de la famille, avant que ne recommencent les corvées à l’infini. Les repas, haut lieu de la journée, cathédrale organique construite par les femmes, grand art de leurs mains habiles, finissent tous au même endroit : les W.-C21.
Mais, comme le regard de Sita reconnaît et sublime la technique culinaire de Radha dans Fire, le plaisir de toucher la nourriture pour Subha revêt un autre sens à cet instant, puisqu’il renvoie à son propre devenir autre après sa rencontre avec l’inconnue, qui l’a regardée et reconnue, et dont les yeux lui semblent encore se porter sur elle au moment où elle prépare son plat du jour. Le sort de toute femme est aussi de ressembler à sa belle-mère qui attend la mort, comme l’attendent les veuves de Water :
Laver dans les eaux du Gange, non seulement le film de cataracte dont leurs yeux mous sont affligés, mais également la mince couche de vie et de désir qui se colle encore à leur peau, telle une maladie ou une moisissure. Respirer l’odeur des corps brûlés, annonciatrice du bruit que fera le leur lorsqu’il se retrouvera sur le bûcher, entouré du bref grésillement de leurs chagrins22.
Le fait de contraindre la femme ménopausée ou la veuve à mener une vie ascétique et expiatoire cache en réalité une volonté de les maintenir sous le joug des hommes. La femme est perçue comme un outil à leur service, conditionnée pour devenir « un mécanisme programmé à demeure – [lequel] une fois remonté, […] suit toujours le même parcours, exécute les mêmes tâches »23. Le sort de la femme est enfin de connaître l’inéluctable dégradation des rapports sexuels entre époux et de tout rapport amoureux : pour Subha comme pour Radha, il s’agit d’« un acte à sens unique, l’amour »24, qui accomplit la volonté du mari ou qui satisfait son plaisir plus que ceux de la femme (qu’il y ait rapport sexuel ou pas). Bien qu’il s’agisse d’un stéréotype, fondé sur le fait que la sexualité homosexuelle apporterait davantage de plaisir car mettant en jeu des corps morphologiquement identiques qui se reconnaissent, l’amour lesbien est par conséquent ici logiquement considéré par Subha comme supérieur : « […] comment aurait-elle pu savoir que ce même acte pouvait remuer en soi tant de marées inconnues ? »25. Mais le souvenir de cet orgasme fait renaître le sentiment de culpabilité chez Subha qui n’est parvenue qu’au début de son processus de transformation et qui n’a donc pas encore pu renverser la souillure dont elle s’estime coupable en une force.
La fin de ce cinquième chapitre achève de dénoncer, après l’avoir déchiré, l’écran que forment les habitudes, la routine, entre la femme et la perception qu’elle a des choses, écran qui l’empêche de se libérer. Le narrateur numéro 1 compare la femme prisonnière de cet écran, comme pourrait le rester Subha, à une vache « cheminant vers l’abattoir26, les yeux trop doux, la bouche duveteuse et les narines dociles »27 :
Le rideau, le parda de traditions derrière lequel les femmes se réfugient depuis des siècles, forme un rempart à l’apparence souple, mais résistant. Toujours, elles regarderont le monde de derrière ce rempart, et n’en verront que les ombres, n’en recevront aucune vraie lumière. Elle comprend pourquoi il est si important pour les hommes de protéger les femmes : livrées à elles-mêmes, on ne peut savoir jusqu’où elles iront, où elles s’égareront, sur quels chemins de traverse, dans quels abîmes de déshabitudes. Elles ne le savent pas elles-mêmes. Toujours, elles seront des inconnues à leurs propres yeux28.
Le verbe « protéger » est ici utilisé sur le mode euphémique et ironique : il faut bien sûr comprendre « contrôler », les hommes voulant éviter que les femmes ne fassent de leur déraison, de leur transgression des règles qu’ils ont établies, leur nouvelle loi. Mais ce cheminement est difficile, comme nous allons le voir.
La représentation des stratégies mises en œuvre par la femme subalterne pour résister à l’entreprise d’assignation
Dans Fire, le personnage de Sita, qui souffre de l’indifférence de son mari, tente de se rapprocher de Radha en lui arrachant un baiser, action qui provoque la fuite de sa belle-sœur. Radha se réfugie aussitôt dans sa chambre où elle se fait face dans le miroir. La sensation de la trace laissée sur ses lèvres par le baiser provoque son épiphanie de femme amoureuse d’une autre et indépendante, épiphanie que confortent la remontée de ses souvenirs d’enfance et l’indifférence de son mari, lorsque, mue par la culpabilité, elle tente de chercher en silence du secours auprès de lui. Lorsqu’il le lui demande, Radha refuse ensuite « d’aider » Ashok à ne plus avoir de désir nocturne, tandis que Sita refuse le rapport sexuel avec Jatin, un parallélisme s’établissant entre le comportement des deux femmes qui développent une liaison sensuelle, bientôt découverte par Mundu qui trahit sa maîtresse en la dénonçant auprès de son mari. Ce dernier, de retour à l’improviste chez lui, est témoin des ébats des deux femmes, que la caméra dévoile pudiquement au spectateur. Sita s’enfuit tandis que Radha tente d’expliquer son choix à Ashok, qui l’insulte et qui met le feu à son sari, en la poussant vers une gazinière allumée. D’abord fasciné par le spectacle des flammes qui embrasent le tissu, il décide de ne pas porter secours à Radha, qui subit par conséquent l’épreuve de la déesse Sita, cette scène justifiant le titre du film : Fire. Les deux dernières séquences opèrent d’abord le retour sur la vision de Radha petite fille qui, à partir de la contemplation d’une étendue de fleurs, comprend qu’elle vient de voir l’océan sans l’avoir regardé, puis le film se clôt sur celle du sanctuaire où Sita attend son amante, qui a triomphé des flammes à l’instar de la déesse, la pluie lavant définitivement les deux femmes de la souillure que les hommes et la société leur ont imposée.
Dans Water, l’arrivée de Chuyia dans l’ashram déclenche un désir de révolte chez certaines veuves, dont les certitudes sont ébranlées par le comportement et le discours de la petite fille. Chuyia va en effet se rebeller contre Madhumati lorsque celle-ci veut interdire le remariage de Kalyani avec Narayan (un partisan de Gandhi). Durant cette séquence, Chuyia insulte la proxénète et lui répète jusqu’à en perdre le souffle l’assertion à valeur incantatoire « elle se mariera »29 : la révolte passe donc ici par la parole libérée. Aucune rébellion en revanche chez Kalyani qui tente de suivre l’adage prononcé par Krishna dans la Gita : « Vis tel le lotus que l’eau sale ne souille pas » (66 min). En répétant cette phrase, elle affirme, malgré son statut impur de veuve prostituée, être capable de vivre selon les préceptes (purs) d’un Dieu et pratique sa propre élévation spirituelle dont elle se persuade de la possibilité : c’est la stratégie qu’elle a choisie pour contourner, sinon pour défier, l’exclusion dont elle est la cible. La révolte spontanée de Chuyia et la prise de conscience de l’injustice que subit Kalyani provoquent le réveil de Shakuntala, qui commence à (se) poser des questions : elle sollicite ainsi Chuyia pour qu’elle lui donne son avis sur son physique, mais la fillette la traite effrontément de « vieille », libérant une nouvelle fois sa parole, qui fait prendre conscience à Shakuntala qu’elle ne doit pas être centrée sur elle-même mais qu’elle doit s’ouvrir aux autres ou chercher à les protéger. Puis elle se tourne vers son gourou, pour lui demander si les textes sacrés n’envisageraient pas d’autre option pour les veuves que celles du bûcher, du renoncement ou du remariage avec le frère du défunt. Elle apprend alors qu’il existe une quatrième loi ignorée de tous dans l’ashram : la possibilité de se remarier avec un autre homme. La veuve comprend qu’elle peut aider Kalyani et décide de la libérer du joug de Madhumati. Kalyani, délivrée de l’ashram par Shakuntala, retrouve Narayan pour que ce dernier la présente à ses parents, qui se montrent cependant réticents vis-à-vis de cette union lorsqu’ils apprennent le veuvage de la jeune fille. Le couple traverse le fleuve dans une barque, mais la jeune femme reconnaît la maison du père de son futur époux : il s’agit de celle d’un ancien client. Ne pouvant mettre des mots sur cette situation embarrassante dans la mesure où elle devrait avouer son impureté, Kalyani demande à rebrousser chemin. Ce qui se joue ne peut en effet être formulé par la jeune femme : c’est auprès de son père que Narayan va devoir chercher des réponses. Nous discernons là une nouvelle stratégie de protection contre la souillure et de contournement de l’impureté : Kalyani rejette sur le père la responsabilité de paroles qui la marqueraient encore plus qu’elle ne l’est. Lorsque Narayan vient demander des comptes à son père, ce dernier lui propose de ne pas épouser la veuve prostituée mais de la garder comme maîtresse, en ajoutant : « Au moins tu as compris qu’elle n’est pas une déesse » (87 min 58 s). Par ces mots, le père fait un grave contresens sur la nature et le fonctionnement de son fils et de Kalyani, pour lesquels il s’agit de ré-enchanter le réel, de créer une image d’eux-mêmes ou de (se) vivre en s’opposant aux représentations que les autres, la société en général, leur renvoient d’eux. Tandis que Narayan renie son père et son progressisme hypocrite pour rejoindre la cause de Gandhi, Kalyani tente un retour à l’ashram où Madhumati lui propose aussitôt de reprendre ses activités de prostituée, la renvoyant donc sans états d’âme à l’impureté, à la souillure dont elle veut se protéger. Mais, pour Kalyani, à propos de laquelle on se demande ce qu’elle pouvait toutefois espérer de la veuve proxénète, plus question de rentrer dans le rang : elle se noie dans le fleuve, comme pour se purifier en faisant corps avec l’eau sacrée. La mort de la belle veuve privant Madhumati d’un substantiel apport financier, la matriarche fait croire à Chuyia, avec la complicité de Gulabi, qu’on va la ramener chez son père. Mais l’eunuque emmène l’enfant chez le père de Narayan, où elle se fait violer. Suite à cet épisode, Shakuntala décide de sauver l’enfant en le confiant à Narayan, lequel a choisi de tout quitter pour suivre Gandhi, après avoir appris la mort de Kalyani alors qu’il revenait à l’ashram pour lui dire qu’il souhaitait toujours l’épouser.
Dans Indian Tango, le cinquième chapitre témoigne de la métamorphose de la chrysalide qu’est devenue Subha dans le « [r]efuge des yeux fermés, la nuit. [Au cœur] [d]es lieux abandonnés, réinvestis, réinventés »30. Il s’agit pour elle de « [c]hanger de peau pour mieux se retrouver. [De] [s]uivre ce fil mystérieux qui conduit vers soi par des voies détournées »31 (fil qui est aussi celui du sari que l’étrangère dénoue), sans possibilité de « réintégrer ses habitudes même à pas de loup »32, et au risque de se heurter encore à « cet instant de chute et de rupture, à cet espace de déraison qui ne tolère aucune dérobade »33. Cet espace de déraison
– inassimilable à la folie, perte totale de contact avec la réalité que le personnage de l’écrivaine tantôt craint, tantôt appelle – représente l’envers de celui de la raison telle que la conçoivent et tentent de l’imposer la société et la tradition, et au sein duquel la femme occupe une place désignée, possède une identité assignée. Pour exister en tant qu’individu, en tant que femme, Subha doit évoluer dans un espace qui n’est pas celui de la folie mais celui de la déraison, qui participe de celui du secret de l’adultère lesbien. Comme dans Fire, ce secret apparaît à la mère de famille comme « impossible » et donc destiné à être divulgué, bien que la fin d’Indian Tango semble la montrer opérant une rupture avec sa famille, sans commentaire. Face à la stupeur qu’elle ressent « de pouvoir se transformer aussi vite »34, Subha « fouille dans sa mémoire pour retrouver des secrets comparables »35 : il s’agit bien de procéder à une exhumation, à une archéologie du souvenir36 pour faire le lien entre passé et présent, retrouver des fondements, une cohérence dans l’histoire de sa vie. Comme Radha se revoyant enfant et se remémorant l’enseignement de sa mère (sur la possibilité de suivre un chemin invisible au premier regard), Subha se souvient d’un vol qu’elle avait commis : celui d’une nourriture consacrée pour lequel elle avait laissé quelqu’un d’autre se faire accuser à sa place. Ce « secret » est comparable à celui de l’adultère en ce que le vol avait provoqué chez la fillette un fort sentiment de culpabilité face à cette transgression, ce sacrilège. Mais il est intéressant de remarquer que le plat dérobé était réservé à une autre catégorie de personnes, de destinataires qu’elle-même, de la même façon que la voie ouverte par l’inconnue ne lui était pas destinée. En quelque sorte, et dans les deux cas, Subha fait l’expérience de sa liberté, en la volant. Ananda Devi file dans ce chapitre une métaphore du secret en animal au « museau pointu »37 ou en parasite :
Le secret est une chose étrange. Une bête, parfois endormie, parfois rebelle, qui s’installe en vous à votre insu. Quelque chose autour duquel vous vous étrécissez, qui vous rassemble et qui vous amenuise, attirant comme un aimant vos élans solitaires et vous révélant le visage plus clos de vos rêves. Et c’est là qu’il se met à vous ronger38.
Subha croit d’abord ressentir la « morsure presque amicale »39 du secret, qui l’invite à se libérer, puis celle, plus féroce, de l’« animal sauvage et informe »40 qu’il devient, inscrivant dans le corps la conséquence de la transgression : une « morsure irrémédiable »41, comme une marque au fer rouge soulignant la souillure que la femme se réapproprie, « arrachant d’elle un morceau de chair vive et le cordon qui le retenait à elle-même »42, pour pouvoir procéder à une renaissance. Le secret et la souillure correspondent alors aux traces qu’ont laissées les mains de l’inconnue sur le corps de Subha (comme celles qu’a laissées le baiser de Sita sur les lèvres de Radha), après avoir « éteint le monde pour envahir, souveraines et brûlantes, ses espaces intérieurs »43. Comme d’autres héroïnes d’Ananda Devi, Subha doit « se traverser », « se disparaître » et se placer hors d’elle-même pour renaître autre, retrouver « la petite fille qui osait défier les dieux »44 : « Elle ne comprendra pas jusqu’à ce qu’elle soit ressortie de l’autre côté d’elle-même. Mais alors elle ne sera plus la même »45.
À la fin du roman, la transformation par la souillure finit par s’opérer, marquant le surgissement dévastateur d’une intériorité et d’une individualité niées : parvenue devant son immeuble, elle passe devant son mari et sa belle-mère qui se prépare à partir en pèlerinage et, sans s’arrêter, elle poursuit sa route.
Représenter par procuration et par portrait, aux triples niveaux idéologique, politique et artistique, la condition de la femme subalterne comporte le risque de produire des discours et des descriptions aux effets parfois concrètement désastreux, parce que coupés du réel des catégories censées devoir être représentées. La réalisatrice Deepa Mehta et l’écrivaine Ananda Devi (et, à leur suite, l’enseignant-chercheur qui travaille sur leurs œuvres) choisissent de prendre le risque que leur représentation de « la femme moyenne du Tiers-Monde », ou leur discours sur celle-ci, soient perçus46 comme ayant pour visée une généralisation, l’extension à l’ensemble des Indiennes de condition modeste ou défavorisée des caractéristiques des figures féminines qui peuplent leurs fictions, figures « ignorante[s], [et/ou] pauvre[s], [et/ou] illettrée[s], [et/ou] prisonnière[s] des traditions, [et/ou] femme[s] au foyer, tournée[s] vers la famille, victimisée[s], etc. »47, menant effectivement « une vie fondamentalement tronquée »48 au regard de nos représentations occidentales. Mais Deepa Mehta et Ananda Devi sont toutes deux des artistes d’origine indienne – ce qui constitue une forme de légitimité pour des subalternistes qui considèreraient que seule une « féministe postcoloniale issue du sous-continent peut représenter de façon adéquate l’expérience vécue de cette culture »49 – et dans leurs œuvres fictionnelles, elles assument le fait d’imposer la représentation de personnages50 que l’on peut définir comme « subalternes », et auxquels « elles ouvrent la bouche pour y insinuer une voix »51.