La Princesse de Montpensier de Bertrand Tavernier, film sorti en 2010, constitue une adaptation historique de l’œuvre du même nom de Mme de Lafayette, publiée en 1662 et qui se déroule sous le règne de Charles IX (1560-1574), en France, dans le contexte des guerres de religion opposant catholiques et protestants. Cette nouvelle raconte l’histoire de l’héroïne Marie de Mézières, « héritière très considérable, et par ses grands biens et par l’illustre maison d’Anjou dont elle était descendue […] »2, et qui depuis son enfance est promise au duc du Maine, alors qu’elle est elle-même amoureuse de son frère aîné Henri de Guise, dit le « Balafré ». Mais la maison de Bourbon, voyant cette alliance comme une excellente affaire pour elle-même, décide de « couper l’herbe sous le pied » de la maison de Guise, et de marier rapidement le jeune prince Philippe de Montpensier à cette très belle et très jeune héritière. Le marquis de Mézières retire donc la parole qu’il avait donnée aux Guise, qui reçoivent cette nouvelle comme un affront à leur famille et à leur rang dont naît « une haine qui ne finit qu’avec leur vie »3.
Le mariage fait et une trêve ayant été décrétée, les jeunes époux se retirent à Champigny, propriété de la famille la plus éloignée de la guerre. Ils emmènent avec eux le Comte de Chabannes, protestant d’âge mûr, ayant été durant cinq années le précepteur du prince de Montpensier et ayant déserté par crainte de retrouver le prince sur le champ de bataille. La guerre reprenant ses droits, le prince de Montpensier est rappelé au front, laissant à Chabannes le soin de l’instruction de la jeune princesse. Comme le prince et Guise avant lui, le comte de Chabannes tombe sous le charme de Marie, avant qu’il n’arrive la même chose au duc d’Anjou, futur Henri III, lorsqu’il la rencontre pour la première fois par hasard sur le domaine des Montpensier, ce qui attise un peu plus la jalousie du prince. L’héroïne se trouve au centre de toutes ces attentions et se voit partagée entre l’amour respectueux qu’elle se doit de manifester à son époux, l’amour dévorant qu’elle éprouve pour le duc de Guise, la convoitise du duc d’Anjou et l’amour sincère du comte de Chabannes. À la fin de la nouvelle, elle cède partiellement à Guise, en lui accordant une entrevue dans sa chambre ; son mari surprend le secret, juste après que Chabannes a eu le temps d’exfiltrer Guise et de faire face au prince à sa place. Marie ne peut se remettre de ce coup du sort, d’autant plus qu’elle perd l’estime de son mari, avant de voir celui qui aurait pu être son amant s’éloigner, et Chabannes être victime de la Saint-Barthélemy. Elle meurt ensuite rapidement, jeune et seule.
C’est cette matière qu’a décidé d’adapter Tavernier dans son œuvre cinématographique, qui témoigne d’une réception doublement sensible. D’abord, sur le plan sentimental – romanesque, pourrait-on dire – le réalisateur a souhaité que la princesse ne soit pas punie selon lui deux fois, par l’abandon de Guise et par la mort. Il a souhaité lui faire justice en lui donnant dans son œuvre un caractère et une indépendance affirmés, qui témoignent de l’empowerment4 du personnage filmique, lequel tente dès le départ de prendre les rênes de sa vie en mains, même s’il n’y parvient réellement qu’à la toute fin du scénario. Et cette dynamique relève cette fois d’un travail de réception visant le public contemporain, qui l’inscrit dans une conception moderne de la femme : elle peut dire sa propre sensibilité plus explicitement qu’au siècle de Mme de Lafayette.
Après avoir fait un point sur l’adaptation telle que l’a imaginée Tavernier, dont la réception de l’œuvre de madame de Lafayette est originale, nous analyserons plusieurs séquences filmiques significatives de cet empowerment, dont la mise en place est liée à une esthétique filmique également originale.
La question de l’adaptation de la nouvelle de madame de Lafayette par Tavernier
B. Tavernier a fait le choix de l’adaptation historique, en conservant comme socle les données premières de la nouvelle auxquelles il a été nécessaire d’ajouter ou de développer de nombreuses scènes, pour donner de la consistance à son œuvre et pour apporter comme il le dit lui-même une « clef de lecture »5 différente de la nouvelle. Dans son film on retrouve les personnages principaux du texte de Mme de Lafayette, qui évoluent sur un même fond historique, la part belle étant faite aux amours contrariées de Marie de Mézières. Mais le réalisateur affirme avoir opéré de nombreux changements. B. Tavernier a fait d’abord le choix de recentrer – si besoin était – le propos autour des liens entre la princesse et ses soupirants, ainsi qu’autour de la figure omniprésente du comte de Chabannes :
J’ai commencé à rêver sur des scènes qui me paraissaient plus riches en possibilités dramatiques, notamment celles qui décrivaient les rapports amoureux entre Henri de Guise et Marie de Mézières, entre Philippe de Montpensier et sa très jeune épouse. Ou sur l’itinéraire moral de Chabannes, car le personnage devenait le pivot de l’histoire ; mêlé à toutes les intrigues, il en était le témoin, l’acteur, y participait parfois malgré lui6.
Puis Tavernier a décidé de s’appuyer sur « […] l’extrême jeunesse des personnages » :
Voilà qui changeait la donne. L’histoire prenait une urgence et une énergie incroyables. J’avais affaire à des gamins qu’on lançait dans la vie sans les y avoir vraiment préparés, sinon à faire la guerre et à tenir leur rang7.
Enfin, il a voulu révéler et accentuer le côté « féministe, anticonformiste, insoumis, résistant »8 de l’héroïne, ce qui comportait un risque du point de vue de la réception critique, si l’on prend en compte la pression censurante que continuent à exercer les tenants d’une adaptation fidèle à la lettre et à l’esprit de l’œuvre matrice. Si Mme de Lafayette s’inscrit bien dans la modernité par son œuvre narrative, si elle fréquente les cercles précieux, dont on connaît bien l’importance pour la défense de la condition féminine au XVIIe siècle, cette romancière qui éclipsa son mari, aux dires de La Bruyère, n’est certainement pas une égérie de ce combat-ci9. Cependant, ses héroïnes témoignent d’une réelle force de caractère, selon les critères de l’époque.
Par conséquent, La Princesse de Montpensier se situe loin du film d’époque académique auquel on pouvait s’attendre, Pierre Nora affirmant à son propos que « c’est l’âme et l’esprit de l’époque que le cinéma doit saisir, certes pas la lettre. […] Que le film soit bourré d’erreurs historiques, […] n’empêche pas qu’il s’agisse d’une œuvre honnête, qui propose une vision cohérente »10. B. Tavernier s’est en effet réellement approprié, à sa façon, l’œuvre de Mme de Lafayette, en mettant en scène ce que l’époque de l’autrice ne lui aurait pas permis d’aborder :
Les ellipses permettent à Madame de Lafayette de ne pas prendre parti sur des questions religieuses notamment, qui étaient très présentes à l’esprit de ses lecteurs. […] Pour que le film se construise, je sentais qu’on devait contourner certaines impasses que la langue de Madame de Lafayette a dispersées dans la nouvelle11.
De plus, comme l’écrit encore Pierre Nora :
Les cinéastes comme Bertrand Tavernier sont du côté des écrivains. La seule question qui se pose alors est de savoir si c’est réussi ou non. […] L’historien fait savoir, fait comprendre et fait sentir, alors qu’un créatif, écrivain ou cinéaste, n’est pas du côté de ceux qui font savoir : il fait sentir complètement et donne à comprendre par des chemins différents12.
Pour ce faire, le réalisateur et son équipe ont « retiré tout ce qui dans les dialogues sonn[ait] alambiqué ou précieux […]. Pour comprendre le texte, il était donc indispensable de laisser de côté certaines conventions stylistiques ou narratives dues à l’époque où il fut écrit »13, de façon à construire un scénario paraissant « plus juste, plus inventif […] moins soumis à la dictature de l’intrigue »14.
Une liberté de mouvement et de ton avant le mariage
B. Tavernier ayant décidé de donner davantage de consistance au personnage de Chabannes et ayant dédié à la représentation des causes de sa désertion le début de son film, ce n’est qu’après 11 minutes15 qu’apparaissent les protagonistes : Guise et Marie de Mézières, après Mayenne, le frère de Guise (le duc du Maine dans la nouvelle) et sa sœur Catherine. La première chose qui peut surprendre le spectateur est, en matière de réception de l’œuvre matrice, l’âge des comédiens : Mélanie Thierry – qui joue Marie – a 29 ans en 2010, Gaspard Ulliel qui joue Guise 26, Grégoire Le Prince-Ringuet qui joue Montpensier 23 et Raphaël Personnaz qui joue Anjou 29 : on est loin des âges réels des personnages de la nouvelle. Marie, Henri de Guise et Henri d’Anjou ont en effet 17, 18 et 19 ans au moment de la fameuse scène de la rencontre au bord de la rivière en 1569 et 3 ou 4 ans de moins au moment où Marie est encore promise à Mayenne, soit 13 ou 14 ans, la négociation pour le mariage entre les Mézières et les Montpensier ayant lieu vers 1565. Les acteurs sont ainsi deux fois plus âgés que leurs équivalents dans la nouvelle et il n’est pas inintéressant de se demander pourquoi. Selon le réalisateur, il se serait agi de pallier l’impossibilité pour la sensibilité du public du XXIe siècle de croire à une histoire mettant en scène les passions et les déboires de princes et de princesses, des personnages importants et puissants de l’époque, qui auraient été joués à l’écran par des adolescents. Ce point de vue est évidemment contestable, il n’est qu’à voir la remarquable prestation de Juliane Lepoureau, la toute jeune actrice de L’Echange des princesses, film de Marc Dugain sorti 2017 et dont l’action se passe en 1721, dans lequel elle a joué le rôle de Marie Anne Victoire, infante d’Espagne, censée être âgée de 3 ans ! Notre avis serait qu’à l’instar de Christophe Honoré dans son film La Belle Personne, B. Tavernier a filmé une adolescence sublimée par son regard d’adulte [nous citons C. Honoré qui commente le choix de personnages de lycéens, eux aussi joués par des acteurs plus âgés, pour son adaptation de La Princesse de Clèves] :
Il s’agit de] [c]ette jeunesse grave et gracieuse, qui m’apparaît si éloignée de ma jeunesse des années 80, dont je garde le souvenir net d’une absence résolue d’élégance. […] Je voulais les […] filmer pour ce qu’ils sont, et les confronter à ce qui a toujours fracassé la jeunesse, ces deux blocs plus forts que tout que sont l’amour et la beauté. Car cette histoire de Madame de Lafayette, semble écrite depuis toute éternité à l’usage des nouveaux prétendants16.
Au lieu d’adolescents ou de préadolescents ce sont donc de jeunes adultes, voire des adultes, que nous voyons apparaître dans le film. Marie et Guise marchent en tête, suivis de Mayenne et de Catherine, puis de la duègne de Marie. S’ensuit une course-poursuite entre les deux amoureux, censée les soustraire au regard de la compagnie et un plan rapproché sur ceux-ci : selon Tavernier, il fallait dès le début montrer la tension érotique, les rapports d’amour qui unissaient les deux personnages, le fait qu’ils soient prêts à avoir un rapport sexuel sur le champ, s’il n’y avait pas de témoin et si Marie n’avait pas des scrupules à déroger à la parole donnée à Mayenne. C’est elle en effet qui refuse le baiser de Guise en prétextant qu’ils sont susceptibles d’être vus. Or, précisément, si l’on en croit l’historienne Simone Bertière dans un chapitre sur Marguerite de Valois de l’un de ses ouvrages, Les Reines de France au temps des Valois, rien n’est plus surveillé au XVIe siècle qu’une princesse et il est fort peu probable qu’un équivalent historique de Marie de Mézières ait pu se permettre de répondre un tant soit peu à une fougueuse passion avant le mariage, qui plus est avec le frère de son promis. Mais le parti-pris du réalisateur a le mérite de présenter le personnage de Marie comme étant le maître du jeu amoureux : c’est en effet lui qui décide jusqu’où le jeu de séduction et la passion de Guise peuvent aller.
La révolte avortée contre le père
Une autre séquence du film témoigne du caractère affirmé de la jeune fille : il s’agit du moment où elle refuse le changement de promis voulu par son père. Lorsque ce dernier l’informe qu’elle épousera Montpensier plutôt que Mayenne, ce qui l’éloignerait de Guise, elle refuse plusieurs fois catégoriquement, se disant même prête à rentrer au couvent plutôt qu’obéir, ce qui a pour conséquence d’exaspérer Mézières qui la saisit par les manches de sa robe, la dénudant partiellement, et qui se trouve sur le point de la frapper lorsqu’intervient sa femme pour l’empêcher de marquer sa fille au visage, d’abimer la « marchandise »17 avant le mariage. Cette scène de l’affrontement père-fille a été inspirée par une phrase de Mme de Lafayette dans laquelle elle écrit que Marie était « tourmentée »18 par ses parents. Le verbe « tourmenter » au XVIIe siècle voulait apparemment signifier « torturer »19, il fallait donc qu’il y ait selon Tavernier un moment d’extrême violence pour montrer que Marie, toute princesse qu’elle soit, n’a aucun droit. Après avoir arrêté l’élan de violence de son mari, madame de Mézières, de façon assez inattendue, se range aussitôt à son avis et fait doucement la leçon à sa fille en lui reprochant son orgueil et son inconscience (bien que Tavernier ait assuré qu’il avait voulu gommer le côté moralisateur des œuvres de madame de Lafayette)20 : pourquoi ne pas céder en effet selon elle, Montpensier valant bien Mayenne et n’ayant aucune mauvaise réputation (sous-entendu de possible époux violent) ? Comment ne pas voir qu’il serait dangereux d’épouser le frère de l’être aimé, alors même que Marie ne parvient pas avant mariage à cacher son affection pour Guise ? La tentation serait bien trop proche et trop grande. Pour appuyer son propos, Tavernier met dans la bouche de la mère une phrase tirée de la correspondance de madame de Lafayette : « L’amour est la chose la plus incommode du monde. Et je remercie le ciel tous les jours qu’il nous ait épargné cet embarras à votre père et à moi… »21. Madame de Mézières défend ainsi l’idée d’un mariage de raison, avec à la clef peut-être la naissance et la consolidation d’une estime réciproque, plutôt que l’idée d’un mariage fondé sur une passion, par définition pour elle toxique et temporaire. On pourrait même penser que la mère conseille à sa fille de suivre la raison pour obtenir une liberté que la passion lui ôterait. Pendant que la mère parle à sa fille, la caméra opère en plongée qui écrase les personnages assis sur une marche, comme pour montrer qu’ils sont assujettis à un destin qu’on choisit pour eux, ce qui fait contraste avec le discours rassurant que tient madame de Mézières. L’image semble dire alors le contraire de son discours, l’utilisation des couleurs étant intéressante : celles-ci, ternes, se fondent dans le décor, comme si les personnages de ces femmes en faisaient à ce moment partie, en tant que sorte de biens « meubles » dont on peut disposer.
Marie décide ensuite d’obéir à ses parents, d’épouser Montpensier, sans laisser la possibilité à Guise de l’influencer, puis elle suit son mari au château de Mont-sur-Brac, l’équivalent de Champigny dans la nouvelle, où il la laisse bientôt en la seule compagnie de Chabannes – si l’on excepte les domestiques – qui s’occupe de son instruction, tombe amoureux d’elle, lui déclare sa flamme et essuie un cuisant revers, la princesse lui rappelant que lui-même lui a enseigné que chacun devait savoir rester à sa place, dans la hiérarchie sociale. Dans le même temps, elle ne craint pas de lui avouer à mots couverts sa passion passée pour Guise, qu’elle croit éteinte ou du moins susceptible d’être maîtrisée. Mais un obstacle se dresse bientôt sur le chemin de Marie, qui va mettre à rude épreuve ses certitudes. En effet, elle rencontre par hasard, alors qu’elle effectue une promenade en barque, le duc d’Anjou, qui s’est perdu sur les terres de Montpensier avec sa suite qui comprend Guise. Comme dans la nouvelle, Anjou est tellement impressionné par la beauté de la princesse qu’il trouve que c’est là chose extraordinaire, chose de « roman »22.
Les marques d’amour visibles et assumées du duc de Guise et du duc d’Anjou
Dans la nouvelle, Anjou et Guise demeurent deux jours à Champigny et, malgré la passion que leur inspire la princesse, ne se permettent pas de la montrer à la vue de tous, ce qui fait que le prince, après leur départ, se trouva « mal content de tout ce qui était arrivé, sans qu’il en pût dire le sujet »23. Dans le film, le comportement d’Anjou et de Guise est fort différent, les deux hommes faisant explicitement allusion devant le prince au désir qu’ils éprouvent pour la princesse, ce qui rend avec raison le prince fou de jalousie.
Par la suite, le film continue de s’écarter de la nouvelle pour ce qui est de l’expression des sentiments des deux ducs pour la princesse. Ceux-ci manifestent autant de discrétion chez madame de Lafayette24 qu’ils ne font en public dans le film la preuve éclatante de leur passion, ce qui a pour conséquence d’exposer la princesse à la jalousie fondée du prince, lequel provoque Guise en duel, avant d’être arrêté par Anjou pour des raisons politiques.
La séquence du bal est également traitée différemment et constitue la charnière qui fait basculer les personnages dans la modernité voulue par Tavernier. À l’occasion du mariage du roi avec la fille de l’empereur Maximilien, un ballet est en effet donné durant lequel la princesse, dans la nouvelle, se méprenant sur l’identité de son interlocuteur, parle à Anjou au lieu de Guise pour lui dire de ne pas l’approcher durant la soirée, le prince la surveillant. Le duc « en demeura accablé comme d’un coup de tonnerre »25 et plus tard, après avoir prévenu la princesse pour se venger que Guise lui préfèrerait la sœur du roi, il « sortit du bal [chez la reine], feignant de se trouver mal, et s’en alla chez lui rêver à son malheur »26. L’action est tout autre dans le film : si Marie se trompe également d’interlocuteur, c’est pour lui fixer rendez-vous dans un endroit discret du Louvre, parole qui l’engage pleinement dans le jeu alors que dans la nouvelle elle fait tout à ce moment pour s’en retirer. Anjou envoie deux de ses favoris chercher la princesse pour la remettre à son mari, non sans avoir précisé à ce dernier qu’elle était près de se perdre. L’embryon de liaison de la princesse avec celui qui ne peut être un autre que Guise est ainsi brutalement révélé à ceux qui assistent à la scène, donnant toutes les raisons au prince pour accabler sa femme qu’il manque de frapper, Chabannes s’interposant entre les époux pour empêcher les coups.
Après l’exposition de la princesse à la colère de son mari, le double empowerment de Marie : la liaison consommée avec le Duc de Guise et l’exil à Mont-sur-Brac
Dans la nouvelle, le prince ne fait qu’entrevoir au fil du temps quelque chose de la passion de Guise pour la princesse, ce qui le pousse, après un passage par Blois, à ordonner à sa femme de s’en aller à Champigny, là où, beaucoup plus tard, elle fait entrer Guise dans sa chambre. Dans le film, après l’esclandre d’Anjou, le prince fait enfermer Marie à l’hôtel Montpensier en lui précisant qu’il l’assigne ensuite à Mont-sur-Brac. Par rapport à la nouvelle, tout se précipite car c’est ce même soir que Guise, aidé de Chabannes, rend visite à la princesse cloîtrée.
Si, dans les deux œuvres, Chabannes parvient à évacuer Guise de la chambre pour se livrer à la vindicte du prince venu vérifier si sa femme est bien seule, tout se déroule différemment ensuite.
Dans la nouvelle, le duc de Guise prend la fuite et le prince demeure interdit face à Chabannes auquel il demande des explications. N’en recevant aucune qu’il juge satisfaisante et n’ayant pas d’épée pour provoquer en duel Chabannes, il « se laissa tomber sur le lit de sa femme, accablé d’une douleur incroyable »27. Marie tombe alors immédiatement malade et l’absence de nouvelles du duc de Guise, qui lui préfère désormais la marquise de Noirmoutier, finit de la tuer, après que le prince s’est également désintéressé d’elle.
Dans le film, le prince provoque en duel Chabannes après l’avoir découvert avec sa femme mais ce dernier refuse le combat : Montpensier lui ordonne alors de partir tout en lui promettant de ne pas l’épargner deux fois. Il se retire ensuite, sans se douter que le duc de Guise, caché près de la chambre, n’attend que d’y retourner. Marie le fait à nouveau entrer et cède à sa passion, ils s’embrassent et l’on comprend qu’ils font l’amour, ce que Tavernier justifie en écrivant qu’il « [lui] semblait que la tension sexuelle et amoureuse, en creux dans leurs rapports, devait se résoudre [pour un public du XXIe siècle]. Sinon le ton risquait de paraître moralisateur et abstrait »28.
Mais le véritable intérêt est ailleurs, il réside dans le traitement que réalise Tavernier de l’après-nuit d’amour, lorsque la princesse s’en retourne à Mont-sur-Brac puis se rend à Blois pour tenter de renouer avec Guise : c’est là qu’elle fait preuve d’empowerment en renversant la situation pour transformer son assignation en manifestation de sa liberté de mouvement et d’esprit ; c’est là que l’esthétique très soignée du film met en valeur la réception de la nouvelle par son réalisateur.
Le lendemain de la nuit fatidique, le prince attend Marie devant sa porte. Une plongée en caméra subjective dévoile ce qu’il regarde, un attelage qui doit reconduire la princesse à Mont-sur-Brac. L’effet d’écrasement dû à la plongée couplé à la caméra subjective indique clairement que le prince souhaite remettre sa femme à sa place, coffrée dans une voiture en attendant d’être prisonnière de son château. Mais Marie ne l’entend pas ainsi. Un panotravelling arrière et sur droite révèle l’avancée de la princesse tout de vert vêtue. Elle annonce à son époux qu’elle ira à cheval et qu’elle inaugure ainsi « la liberté [qu’il lui] impos[e]. Seule de [s]on côté »29. Le prince lui rétorque qu’elle ne tiendra pas jusqu’à Mont-sur-Brac, sous-entendu parce qu’elle est une femme, qui plus est reconnaissable et donc susceptible d’être rançonnée. La princesse se retire et répond insolemment au prince que la lettre par semaine qu’il désire sera probablement la même chaque semaine, ce qui signifie qu’elle entend obéir sur la forme uniquement.
Puis la caméra la montre en travelling arrière puis latéral chevaucher fièrement sa monture blanche, en ayant toujours un temps d’avance sur sa suite, notamment sur deux cavaliers qui peinent à la suivre, retard sur lequel le réalisateur insiste via différents plans et mouvements de caméra. Pendant ce temps, à Paris, on découvre la solitude du prince, ce qui contraste fortement avec la lettre et l’esprit de la nouvelle dans laquelle le prince fuit sa femme et est soulagé de le faire. Un mouvement panoramique puis un travelling avant dévoilent la pièce dans laquelle il se trouve, puis un panoramique révèle sa présence, le montrant marcher en réfléchissant, la mine défaite. Il ouvre un coffre duquel il extrait une étoffe, appartenant sans nul doute à Marie, et se met à pleurer son absence et à regretter le caractère intraitable de ses ordres. Un montage alterné permet de revenir sur la princesse pour montrer qu’elle prend soin de faire se désaltérer ses chevaux, détail qui aura son importance par la suite, puis il la donne à voir de dos, en très légère contre-plongée, avec le château-prison qui apparait à l’arrière-plan. Elle parvient dans la cour de ce dernier épuisée mais refuse l’aide de ses domestiques pour entrer dans la demeure et conserver ainsi sa fierté et son indépendance. Les deux séquences suivantes montrent l’assassinat de Chabannes lors de la Saint-Barthélemy, après qu’il a sauvé une femme enceinte de la mort, ce qui rachète avant son trépas le crime qu’il a commis au début du film – l’éventration involontaire d’une femme enceinte – qui l’avait poussé à déserter. Puis l’on voit le prince découvrir par hasard le corps du comte ainsi que la lettre qu’il a écrite à l’intention de la princesse. Après l’avoir lue, Montpensier décide de partir pour Mont-sur-Brac et Tavernier nous livre alors une séquence qui rime avec celle de la chevauchée de la princesse. Le prince, tout de vert vêtu comme Marie l’était, fonce à bride abattue sur son cheval blanc, suivi de deux cavaliers. Mais, contrairement à ce qui se produit pour la princesse, il crève littéralement son cheval en route, un plan de demi-ensemble montrant Montpensier s’effondrer en même temps que sa monture. Bien plus qu’un événement anecdotique, cet accroc dans sa course renvoie métaphoriquement à l’erreur qu’il a commise en voulant contraindre sa femme, s’il souhaite qu’elle le demeure tout entière de son plein gré. C’est le prince qui, en tombant, rate son coup, alors que la princesse arrive à bon port sans encombre, inaugurant, comme elle le dit, sa nouvelle liberté dans la prison que lui impose son époux30. Le prince remonte aussitôt en selle, sur le cheval de l’un de ses suivants et arrive ventre à terre au château, sous le regard grave de la princesse, en habits sombres, qui marche le long de la promenade crénelée, d’où elle a une vue imprenable sur la plaine. Le prince se présente immédiatement devant sa femme, en adoptant pour lui parler un ton beaucoup plus doux. Marie le remercie de sa présence tout en insistant sur l’épuisement du prince tandis qu’elle-même assure se porter bien. On voit quel renversement par rapport à la nouvelle effectue ici Tavernier qui fait du prince le mal portant et de la princesse celle qui fait orgueilleusement face, même si le prince dit la trouver pâle et amaigrie. Celui-ci lui donne ensuite la lettre écrite par Chabannes en lui annonçant sa mort, ce qui émeut Marie aux larmes. Il ne manque pas non plus de lui apprendre qu’il ne craint plus Guise, qui épouse à Blois madame de Clèves, très belle et très riche surtout. Marie répond qu’elle s’y rendra le lendemain. Le prince proteste que le choix de Guise est fait, ce que demande à voir son épouse qui quitte la pièce pour monter les escaliers. Elle s’immobilise lorsque son époux lui dit que rien ne l’assure de la continuité de la passion de Guise pour elle, si jamais il lui arrivait à elle d’en éprouver encore pour lui. Le plan en contre-plongée, avec le prince de dos en amorce à droite et Marie de dos sur les marches est très ironique : on peut lire en effet sur le mur au-dessus de la tête de l’héroïne « la vertu pour guide », peut-être la devise des Montpensier qu’elle entend bien ne pas respecter, contrairement au personnage de la nouvelle sans cesse tourmenté par l’idée de respectabilité. Après cette pause, qui témoigne du fait que Tavernier souhaite que le spectateur ait le temps de lire l’inscription, la princesse se précipite dans sa chambre, suivie du prince qui continue de réciter le texte de la lettre. Après qu’il a entendu la porte claquer, Montpensier est montré en plongée, c’est-à-dire en position d’infériorité, se défaisant de sa ceinture à laquelle est accrochée son épée. Il dépose littéralement les armes pour se présenter humblement devant la chambre de la princesse à laquelle il dit qu’il aurait pu détruire la lettre et qu’il a « crevé deux chevaux à [lui] apporter » : « Quel plus grand témoignage de ma loyauté, de mon pardon ? » (PDM, 2h 09 min10 s) lui dit-il. Dans le film, et contrairement à ce qui se passe dans la nouvelle, le prince tente donc de se rapprocher de sa femme, quasiment coûte que coûte, ce qui émeut de l’autre côté de la porte la princesse une nouvelle fois aux larmes. Un plan américain la montre mettant la main sur la poignée, prête à ouvrir, lorsqu’elle entend la seule condition de son époux : ne pas qu’elle aille à Blois, au risque de le perdre définitivement. Un travelling avant rapproche l’œil du spectateur de la main de Marie, qui la laisse retomber, signifiant par là qu’elle n’entend pas obéir et que la réconciliation aurait peut-être pu se faire si le prince n’y avait pas mis une condition.
La séquence suivante montre, devant le château de Blois, Guise s’entraîner avec deux hommes et Marie le regardant de loin. Lorsqu’il la remarque s’avançant vers lui, Guise va à sa rencontre. On le voit de dos, elle face à nous, dans la lumière, rétablie et sûre d’elle. Il lui dit : « Marie ? Votre époux vous disait souffrante et retirée du monde. Il semble bien qu’il ait exagéré » (PDM, 2 h 11 min 02 s). Guise se défausse ensuite, tournant le dos à Marie, au propre comme au figuré, alors qu’elle vient lui annoncer qu’elle est prête à exaucer ce qu’il disait vouloir si fort, « résolue à rompre les liens du mariage, le [s]ien » (PDM, 2 h 11 min 24 s). Cette volonté et surtout la possibilité de divorcer si facilement pour une princesse du XVIe siècle paraît hautement improbable pour des spectateurs avertis mais l’idée fait partie de la stratégie de Tavernier pour moderniser l’intrigue de la nouvelle. Guise, gêné, répond à Marie : « Quelle fièvre ! Ne savez-vous pas Marie que le temps passe et que dans le passage il abolit… » (PDM, 2 h 11 min 31 s) ; Marie l’interrompt pour lui dire que le temps n’a rien aboli en elle. Le rapport de forces est en faveur de la princesse à cet instant, ce que traduisent les jeux de champs/contre-champs, montrant Guise tenté de se soustraire à la conversation, ainsi que les jeux d’ombre et de lumière sur le visage de Marie, qui témoignent de son éclatante volonté de restaurer leur passion commune et de la volonté de Guise de faire qu’elle retourne dans l’ombre. Le duc tente de se justifier en affirmant qu’elle s’est trouvée « au milieu [d’eux] comme une biche au temps du brame […] Montpensier, Anjou, [lui]. Cette rivalité [l]’a poussé à obtenir… » (PDM, 2 h 11 min 57 s) Ce qu’il a eu, rétorque la princesse. Guise argue du fait qu’il lui a sacrifié un possible mariage avec la sœur du roi, ce qui lui a coûté sa fortune. Marie répond qu’elle lui en a payé d’une nuit dont elle n’a pas regret. « – Et croyez-vous que ce que j’abandonne aujourd’hui soit sans prix ? – La partie est jouée, Mariette » (PDM, 2 h 12 min 30 s). Cette phrase sonne la fin de la relation entre les deux personnages. Marie a le visage dans l’ombre et décide de ne plus rien entendre de Guise : elle est humiliée mais en même temps très lucide sur sa situation ; elle ne s’abaisse pas à supplier le duc. C’est là une des forces de cette héroïne et un autre pas vers sa liberté. Elle ajoute toutefois que M. de Chabannes a bien prophétisé, ce qui augmente son chagrin de ne pas avoir fait plus de cas du comte dont elle rapporte les paroles :
Sachez que rien ne vous assure de la continuité des sentiments de M. de Guise. S’il se présente une occasion plus favorable à ses intérêts – il me semble que c’est bien le cas aujourd’hui – Vous lui verrez tourner la tête ailleurs. Adieu mon cousin, ne faites pas attendre. (PDM, 2 h 13 min 05 s)
Un pano-travelling montre Marie quittant Guise et croisant sa rivale en diagonale dans le cadre.
En guise de conclusion, nous voudrions commenter la toute fin du film qui contredit totalement, pour le bonheur de ceux qui souhaitent voir Marie survivre et pour montrer sa force de caractère, la lettre et l’esprit de la nouvelle. La réception de l’œuvre matrice se révèle donc entièrement originale et toujours mise en valeur par l’esthétique élaborée du film. Un travelling arrière puis latéral auquel succède un plan fixe montre Marie qui s’en va fièrement à cheval. On entend en voix over Chabannes qui dit les paroles écrites à Marie dans sa lettre testament, ce qui accompagne son mouvement et souligne son cheminement vers une vie nouvelle. Marie chevauche longuement, semblant protégée et galvanisée par les mots du comte qu’elle se remémore et qui lui indiquent que, même si elle a perdu comme dans la nouvelle, « l’estime de son mari, [et] le cœur de [s]on amant »31, au moins lui restera dans le film « la parfaite amitié du comte de Chabannes » (PDM, 2 h 14 min 25 s), sentiment et qualité sur lesquels Tavernier a voulu insister, se fondant sur quelques phrases trouvées dans le texte. Un cut et une ellipse temporelle dévoilent ensuite la chapelle où Chabannes est enterré et où Marie vient se recueillir. Elle s’agenouille sur la tombe en plan moyen, touche la dalle et, lorsqu’elle se relève, son visage semble plus lumineux, davantage éclairé, comme si ce geste lui avait apporté un surplus de sens et de spiritualité. Un plan la montre ensuite sortant de la chapelle, joliment surcadrée par la porte en ogive, puis, après un cut, elle apparaît de face dans la lumière du dehors, en paix et libre de toute attache. Résonnent ensuite en voix over des paroles de Marie qui contredisent la dernière phrase de la nouvelle :
Elle mourut en peu de jours, dans la fleur de son âge, une des plus belles princesses du monde et qui aurait été la plus heureuse si la vertu et la prudence eussent conduit toutes ses actions32.
On l’entend en effet dire dans le film :
Comme François de Chabannes s’était retiré de la guerre, je me retirais de l’amour. La vie ne serait plus pour moi que la succession des jours. Et je souhaitais qu’elle fût brève, puisque les secrètes folies de la passion m’étaient devenues étrangères. (PDM, 2 h 15 min 45 s)
Ainsi, contrairement à l’héroïne de la nouvelle qui reçoit la nouvelle de la liaison entre Guise et madame de Noirmoutier comme un « coup mortel pour sa vie »33, et qui meurt pour n’avoir pas su faire preuve de vertu et de prudence, le personnage filmique revendique l’attrait de la passion contre la raison et regrette que son amour pour Guise n’ait pu être totalement partagé et s’épanouir dans un remariage. C’est assurément là le contraire du message délivré par madame de Lafayette, même si l’on comprend qu’elle dénonce davantage dans sa nouvelle la condition de la femme contrainte et démunie face aux hommes plus que l’imprudence de Marie. C’est assurément aussi une réception et une réécriture esthétique allant dans le sens de l’empowerment d’une héroïne moderne qui n’entend pas se laisser dicter ses choix et encore moins de mourir avant d’être allée au bout de ses désirs. La réalisation de Tavernier témoigne d’une réception qui s’articule sur plusieurs plans : d’abord, il perçoit bien dans la nouvelle cette mise en scène d’une force féminine assujettie aux contraintes sociales de l’époque ; ensuite il la rend sensible en vue d’une réception par un public contemporain ; enfin il semble y superposer sa propre perception de ce que pourrait être un empowerment par rapport à la définition stricte du concept34. Ainsi deux modernités se rejoignent dans le processus d’adaptation d’une nouvelle féminine du XVIIe siècle par un homme du XXIe, sensible à la fois à la cause féminine et à son esthétisation.