Introduction

Anne-Cécile Le Ribeuz-Koenig et Marc Arino

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Anne-Cécile Le Ribeuz-Koenig et Marc Arino, « Introduction », Tropics [En ligne], 9 | 2020, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/1578

Les médias ne meurent jamais ; ils peuvent être abandonnés, devenir obsolètes, mais ils ne meurent pas […]. D’autre part, de façon plus positive, les « médias zombies » rendent possibles la réutilisation et le remixage, et permettent de repenser les médias anciens pour produire de nouveaux assemblages, idées, dispositifs et usages. […] Le médias sont partout, de la nature aux animaux, des rues aux écrans, aux sons et à l’électronique ; dans tout ce qui apporte des perceptions, des sensations, des souvenirs,
(Pour une archéologie des virus. Entretien avec Jussi Parikka, Tracés 21, 2011-2, p. 242-243).

Quand on s’intéresse à la littérature de la fin du Moyen Âge, la réflexion de Jussi Parikka fait immédiatement écho à celle que l’on rencontre dans les textes médiévaux. Se percevant comme de « vieux fils », les écrivains des XIVe et XVe siècles qui puisent leurs matières auprès de l’autorité des anciens, qui cultivent les lettres vernaculaires dans la tradition, depuis deux siècles déjà, s’interrogent sur le renouvellement de leur art. Les écrits de cette période mettent donc en scène la mémoire du Moyen Âge par lui-même, et tirent leur créativité des formes et matières anciennes recombinées.

De plus, dans les lettres médiévales, à l’importance du souvenir, à l’épaisseur du temps, à ce retour du passé qui informe le présent, à l’ancien qui exprime le nouveau et au nouveau qui exprime l’ancien dans le plaisir de la littérature, s’ajoute une dimension multimédiale et même intermédiale. La démarche de l’archéologie des media invite en effet à une définition extensive des media, qu’on peut interpréter comme tous les supports de communication, et d’abord pour le Moyen Âge, les supports corporels que sont la voix et les gestes, et les supports matériels que sont le manuscrit (rouleau et livre), puis l’imprimé.

Or, comme la période contemporaine, le Moyen Âge connaît des media nouveaux qui engloutissent les anciens et propose une réflexion sur ces évolutions médiatiques. Plus au moins précocement selon les « genres » – chanson de geste, roman, lyrisme – l’oralité (et donc la performance plus ou moins théâtralisée, vocale, accompagnée de musique et/ou danse) est remplacée par la scripturalité : le medium écrit est d’abord un medium d’enregistrement, puis un medium de réception et de production. Dans les œuvres médiévales épiques, romanesques, lyriques, on peut réfléchir aux imbrications, interférences, résonances qui existent entre le mouvement de la danse ou du mime, la musique instrumentale, le chant ou la cantillation et le texte manuscrit, ainsi qu’aux imaginaires/esthétiques associés aux media passés, mais actualisés dans le texte qui les remémore.

L’approche proposée par Jussi Parikka permet ainsi de reconsidérer, pour les lettres médiévales, la question du renouvellement des formes et des matières, de l’inscription dans la tradition, de l’invention du point de vue médial et mediumnique.

Plus précisément, l’archéologie des media conduit à analyser l’articulation des media présents – les nouveaux et les morts-vivants – dans les œuvres médiévales, en s’intéressant aux effets de médiation et aux représentations magiques/surnaturelles de ceux-ci (on trouve des traces d’une représentation « archaïque » sacrée du chant, comme de l’écriture, dans les œuvres médiévales). Par exemple, pour le lyrisme, au tournant des XIVe et XVe siècles, est entérinée la scission entre la musique et la poésie ; les œuvres lyriques s’inscrivent dès lors dans des montages textuels, non seulement dans une perspective de conservation, mais aussi de partage par la lecture. À cette période, coexistent la voix et la vue pour la réception de la lyrique et le souvenir de la musique vocale ou instrumentale, voire de la danse à l’origine des formes lyriques comme le rondeau ou la ballade. Le concept de medium mort-vivant éclaire l’imbrication/le montage de différentes formes textuelles comme un mouvement dynamique, résultant de tensions entre processus de médiation présents et ceux passés, remémorés, réactualisés par le montage. Les media recombinés
– voix, images et textes – contribuent à l’invention du medium présent, le texte manuscrit et enluminé, non seulement enregistrement, figuration mais aussi réflexion sur le montage.

Ainsi, le concept de media morts-vivants semble offrir des outils intéressants pour aborder les écrits des XIVe et XVe siècles, mais aussi pour penser les humanités numériques. Et les œuvres médiévales qui réfléchissent aux révolutions médiatiques du passé s’offriraient comme modèles pour penser la création et les media imbriqués d’aujourd’hui.

Ce numéro de la revue TrOPICS a tenté de mener l’enquête sur les différents aspects que peuvent prendre les media morts-vivants dans les œuvres qui nous intéressent : transposition esthétique (par exemple, la circularité de la danse et du chant informant celle du texte poétique) ; thématisation (les descriptions et représentations de scènes de performance : chant, danse, mime, lecture…) ; invention d’un medium imaginaire qui réfléchit au statut de l’œuvre intermédiale, tel un miroir parlant chez Froissart, qui met en scène une poésie lyrique à la fois circonscrite et conservée dans un support matériel, mais nostalgique de la voix. Ainsi, l’archéologie des media conduit à changer de point de vue sur les « lettres médiévales » et aborder le texte comme un medium qui interfère avec et relaie des media morts-vivants.

Par ailleurs, on pourrait penser que les interférences, par exemple texte-voix-image, sur la page du manuscrit médiéval, constituent un modèle pour comprendre les interférences contemporaines présentes dans la création artistique et les médias numériques. L’articulation médiévale entre les media anciens et nouveaux donne des clefs pour comprendre les media contemporains, en résonance avec les media préexistants – textes imprimés, voix, musiques, danses, images fixes et mobiles – en particulier dans une perspective artistique.

Le manuscrit médiéval numérisé et accessible en ligne pourrait aussi être analysé comme un exemple de medium mort-vivant, un support, une relation médiatique, disparus et réactualisés par la numérisation et la diffusion sur internet. Les humanités plus globalement deviendraient un exemple emblématique de media morts-vivants, revivifiés par le support numérique et l’imbrication, grâce à celui-ci, avec d’autres formes médiatiques : par exemple, un texte manuscrit numérisé côtoyant sur l’écran une édition critique, mais aussi une lecture ou une mise en scène contemporaine de l’œuvre médiévale, voire une transposition moderne, telle une performance multimédiale. La convergence médiale offerte par la numérisation et la diffusion sur la toile permettrait alors d’opérer un déplacement fécond par rapport à nos objets de recherche, jusqu’à présent le plus souvent perçus de manière univoque.

Plus largement ont pu être étudiés :

  • L’archéologie des médias : médias morts-vivants ; médias médiévaux qui hantent les media modernes ;

  • L’aspect médial/intermédial : dégager les caractéristiques propres à chaque medium (instrument de musique, corps qui danse ou mime, musique vocale ou instrumentale, voix, image fixe ou mobile, texte manuscrit, texte imprimé, voire « esprit » ou « fantôme ») et à chaque processus de médiation (performance musicale ou orale, lecture individuelle d’un roman), du point de vue culturel, social, poétique ;

  • La question de la performance/« oralisation » qui réactualise l’œuvre et lui donne un nouveau sens (dimension socio-anthropologique) ;

  • Les imaginaires médiatiques médiévaux : les représentations des « jongleries » et manuscrits médiévaux dans les œuvres modernes ;

  • L’exhumation d’appareils : la question de l’archive manuscrite/des traces matérielles (qu’en est-il des performances vocales, musicales, théâtrales médiévales ?) ;

  • Dans le cadre d’une approche large des bornes chronologiques (temps anciens/ Moyen Âge/16e siècle), comment « l’ancien » hante-t-il « le moderne » ?

  • Le médiévalisme/la réception du Moyen Âge dans les media contemporains ;

  • Des adaptations/recréations, dans les arts de la scène, visuels ou plastiques, d’œuvres médiévales ou de l’imaginaire des mondes médiévaux.

Anne-Cécile Le Ribeuz-Koenig

Anne-Cécile Le Ribeuz-Koenig est Maître de conférences en langue et litté­rature françaises du Moyen Âge à l’Université de La Réunion. Elle s’intéresse à la littérature de la fin du Moyen Âge et de la première modernité ; elle travaille en particulier sur la convergence médiatique présente dans les productions poétiques et romanesques des XIVe et XVe siècles. Elle y a consacré plusieurs articles dont « Le laüstic oci et envolupé : enchâssement et thésaurisation de la voix dans les Lais de Marie de France », TrOPICS n°5, 2018, p. 203-215.
https://dire.univ-reunion.fr/equipe/anne-cecile-le-ribeuz-koenig-mcf-9e-section

Marc Arino

Marc ARINO est Docteur en Littérature québécoise de l’Université Bordeaux Montaigne, spécialiste de l’œuvre de Michel Tremblay : depuis 2007, il est Maître de conférences à l’Université de La Réunion où il enseigne la Littérature française, le Cinéma et les Littératures francophones (en particulier la Littérature québécoise) en Licence de Lettres Modernes, Master Recherche Lettres et Master MEEF Lettres Modernes. Membre du laboratoire DIRE, il a publié une quarantaine d’articles sur des auteurs francophones contemporains ou sur le cinéma, la version remaniée de sa thèse, ainsi que cinq ouvrages et deux numéros de revues TrOPICS en codirection. Ses travaux et ses cours portent régulièrement sur la représentation des marginaux, sur leurs stratégies d’invisibilité ou de résistance face à la norme et sur la question de la possibilité qu’ils fassent entendre leur voix.
https://dire.univ-reunion.fr/equipe/marc-arino-mcf-9e-section

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