Hantologies médiévales : les écritures du spectacle face à l’archéologie des média

Estelle Doudet

Citer cet article

Référence électronique

Estelle Doudet, « Hantologies médiévales : les écritures du spectacle face à l’archéologie des média », Tropics [En ligne], 9 | 2020, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/1581

Notre parole, nous l’embaumons, telle une momie, pour la faire éternelle. Car il faut bien durer un peu plus que sa voix ; il faut bien, par la comédie de l’écriture, s’inscrire quelque part1.

Réfléchissant au statut ambigu des Dialogues qu’il publie en recueil en 1974 après les avoir menés sur France Culture, Roland Barthes rappelle un fantasme bien connu : le fantôme de la voix serait la hantise de l’écriture, la parole vive trouvant dans l’écrit une mort qui serait aussi la promesse d’une survie. Mais ce mythe, commenté de Platon à Rousseau, a été transformé au XXe siècle par les appareils de télédiffusion ; conscient de ce fait, Barthes suggère l’existence de deux formes d’hantologies, le terme par lequel Jacques Derrida désignera peu après les manières de penser les fantômes et avec les fantômes2. Il y aurait une hantologie propre au média-machine, touchant ici la voix de l’entretien radiophonique enregistrée et transmise à des auditeurs ; d’autre part, une hantologie propre à l’écriture, sous la forme d’une inscription de l’oralité et de la gestualité dans la production d’un texte3. La parole radiophonique est une trace diffusée, éventuellement avec d’autres bruits et hors de toute symbolisation, par un appareil capable de toucher des récepteurs éloignés, en l’absence de celui qui a parlé. La parole écrite apparaît plutôt comme un spectre, une présence-absence dont l’écriture se fait en toute conscience le théâtre (« la comédie »), la rendant visible dans une opération hautement symbolique.

La réflexion esquissée par Barthes est particulièrement stimulante pour l’archéologue des média. À la différence de l’historien des médias, qui retrace les évolutions et les usages des appareils de télécommunication de la fin du XIXe siècle à nos jours, celui-ci prend pour terrain d’étude des époques plus anciennes, aux pratiques médiatiques non exclusivement machiniques, afin d’explorer dans sa profondeur le temps des média et de mettre au jour des supports oubliés, des usages résurgents et des connexions non aperçues entre les cultures médiatiques et les imaginaires scientifiques et artistiques de sociétés données4. Or dès les premières enquêtes lancées en Allemagne au tournant du XXe et du XXIe siècle par Friedrich Kittler et Siegfried Zielinski5, l’un des apports majeurs de l’archéologie des media a été de démontrer la dimension puissamment hantologique de l’acte médiatique, déjà suggérée par la remarque de Roland Barthes. Du phonographe qui conserve les voix post mortem aux écrans de cinéma animés par des spectres ou encore aux bots, ces agents invisibles qui interagissent désormais à notre place avec les serveurs informatiques, les médias-machines des temps modernes sont des appareils hantés6. L’émergence et le succès de ces technologies ont été indissociables, tour à tour, de la vogue du spiritisme, de l’intérêt pour l’inconscient et pour le système nerveux dont témoignent la psychanalyse et les neurosciences, du goût populaire pour les créatures et les temps morts-vivants, revenants d’Harry Potter, Moyen Âge réinventé des jeux et des séries.

À bien des égards en effet, le Moyen Âge a été et reste pour nous un « temps des fantômes »7. L’eschatologie chrétienne, régime d’historicité alors dominant, a favorisé un rapport spectral au temps, entre attente de l’Au-delà et coexistence avec les revenants. En outre, une constante tension entre l’oralité et l’écriture a traversé les productions culturelles médiévales. Souvent exprimée par l’image de l’entombement de la parole vive dans l’écrit, cette dialectique s’est accentuée aux XIVe et XVe siècles, se métamorphosant en poétique littéraire. À l’instar de Froissart et de Villon, les écrivains ont largement évoqué la perte des voix, conséquence de la mort des auteurs et de leurs amantes, désormais couchés sous de lourdes pierres. Les fictions poétiques ont été dominées par la transformation du cri en écrit : paroles transcrites sur des bouts de papier ; conservations dans des recueils et des coffres ; relectures méditatives ; toutes pratiques effectivement en plein développement à cette époque8.

Mais si cet imaginaire a été bien étudié par les historiens de la pensée religieuse, des livres et de la littérature, il a été rarement mis en relation avec les deux inflexions qui caractérisent la culture médiatique du XVe siècle : la mécanisation de la production et de la réception livresque par l’imprimerie ; le développement exponentiel de la pratique théâtrale. Loin d’être des phénomènes séparés ou engagés dans une confrontation où « ceci tuerait cela », comme l’ont imaginé les Romantiques9, le spectacle vivant, art de la voix et de la performance au présent, et la production imprimée, technologie de l’écrit et l’absence, ont été étroitement liés, ceux qui les pratiquaient et qui les consommaient étant en général les mêmes.

Aujourd’hui ces média hors d’usage trouvent des usages inédits grâce à la numérisation massive des écrits médiévaux. Cet accès pose de nouveaux défis aux chercheurs, notamment ceux qui s’intéressent à la dimension audio-visuelle des écritures médiévales. Ainsi quelles hantologies se révèlent de la confrontation des archives des spectacles et des pièces diffusées par l’imprimerie au tournant du XVe et du XVIe siècle, documents désormais consultables ensemble sur nos écrans10 ? La présente enquête propose pour la première fois d’analyser les écritures du spectacle médiéval à la lumière de l’archéologie des média. Sa visée n’est pas de développer une analyse génétique des textes théâtraux aux XVe et XVIe siècles, mais de lire leurs processus d’écriture et leurs supports matériels dans une perspective hantologique, en considérant les manuscrits de travail des acteurs et les imprimés destinés aux lecteurs d’un jeu théâtral comme de possibles média zombie11, diversement habités par la présence-absence des voix et des gestes de la performance. Une telle réflexion étant elle-même tributaire des remédiations technologiques qui opèrent aujourd’hui sur ce matériel ancien12 – numérisation, expérimentation en réalité virtuelle –, elle pourra contribuer à mettre au jour les manières dont l’imaginaire du Moyen Âge mort-vivant hante les théories et les pratiques de la recherche aujourd’hui.

Spectrographie : l’exemple des rôlets de théâtre

Afin de limiter le corpus de l’enquête sera analysée en priorité l’écriture du spectacle médiéval potentiellement la plus fantomatique à nos yeux, les rôlets de théâtre, encore dits roles ou parchons13.

Au sein des textes produits en vue de la représentation, les rôlets sont aujourd’hui parmi les moins visibles. Un peu plus d’une trentaine ont été préservés pour les régions françaises entre 1450 et 1540, rédigés pour l’essentiel en français, provençal et latin14. Le contraste avec les quelques 600 pièces françaises manuscrites ou imprimées conservées à la même période laisse entrevoir l’ampleur de la déperdition qui a touché ces outils de la création scénique15. Il est vrai que, supports de papier grâce auxquels les acteurs travaillaient les répliques de leurs personnages, les rôlets étaient un matériel très sollicité pendant les répétitions16. Sans être explicitement conçus comme jetables, ils étaient frappés d’une certaine obsolescence une fois utilisés, ce qui a sans doute conduit la plupart d’entre eux à être mis au pilon. Les rôlets conservés sont en ce sens des revenants, un certain nombre ayant été exhumés par chance d’autres supports dans lesquels ils avaient été recyclés. Ainsi l’ensemble exceptionnel des rôlets de Fribourg, vingt-quatre outils de répétition pour une douzaine de pièces différentes, a été exhumé des plats de couverture où ils avaient été collés vers 1520, probablement peu après les spectacles qu’ils avaient aidé à travailler17.

Fragment d’un rôlet, avant 1520

Fragment d’un rôlet, avant 1520

Chaque réplique est précédée du dernier mot prononcé par un autre personnage et l’enchaînement des paroles souligné par la mise en page. Les ficelles cousant les bandes de papier ont été généralement éliminées une fois les rôlets mis au pilon.

Archives de l’État de Fribourg, fonds Aebischer Littérature 1-24
Photo E. Doudet, avec l’aimable autorisation des AEF

Objets peu durables, les rôlets sont en outre une écriture de l’absence. Sur ces bandes de papier larges d’une dizaine de centimètres, collées ou cousues par des cordelettes et épinglés à des bâtons permettant aux acteurs de les manier plus aisément pendant les répétitions, apparaît un texte incomplet. Seules sont écrites les répliques que l’acteur doit énoncer, ponctuées de la fin des vers prononcés par ses interlocuteurs. Codicologiquement et textuellement, le rôlet est un fragment. Écrit parcellaire copié à partir du manuscrit complet de la pièce et partie prenante de l’ensemble formé par les écrits de la pratique scénique médiévale (carnets de mise en scène, livres des secrets c’est-à-dire des effets spéciaux, etc.), il est caractérisé par un changement de format, du codex au rouleau. De plus, texte du personnage confié à l’acteur qui le joue, il porte une parole qui fait sens dans l’ensemble polyphonique de la performance, mais dont lui-même ne retient que des éclats.

Tout semble donc donner au rôlet l’identité d’un média-trace : trace d’un spectacle en préparation ; trace d’une parole dont il projette l’énonciation ; trace enfin d’usages qui nous échappent en partie, à l’instar des signes et parfois des dessins qui s’inscrivent ponctuellement sur les feuillets.

Rôle du Fou dans La Présentation des joyaux, avant 1520

Rôle du Fou dans La Présentation des joyaux, avant 1520

L’explicit est suivi de deux têtes de fou dessinées, d’une fleur et d’un bâton. La Présentation des joyaux est une farce par ailleurs connue par un imprimé de 1619 conservé à la Bibliothèque de Copenhague.

Archives de l’État de Fribourg, fonds Aebischer Littérature 1-24
Photo E. Doudet, avec l’aimable autorisation des AEF

Mais les caractéristiques du rôlet montrent aussi les limites du paradigme indiciaire18. Il est moins porteur de traces que pointeur d’absences. Les quelques mots qu’ils gardent des autres personnages sont le plus souvent dépourvus de noms qui permettraient d’identifier ces derniers, et par conséquent les pièces que les acteurs préparaient. De plus, il est assez rare que plusieurs rôlets d’un même spectacle aient été conservés, ce qui complexifie notre compréhension de leurs articulations19. Enfin, le rôlet est inscription et non prescription de la parole théâtrale : impossible de savoir si l’acteur a prononcé en scène ce que son outil de travail lui proposait de dire. Reste que, malgré l’absence qui travaille les rôlets médiévaux, ils ont laissé une empreinte indélébile dans le langage lui-même. De ces rouleaux fragiles est né le rôle, terme qui désigne aujourd’hui, dans la plupart des langues européennes, le personnage incarné.

Hantologies : du rôle et des imprimés de L’Homme Pécheur

Contemporaines du performative turn qui a donné une nouvelle importance à l’histoire des pratiques théâtrales, les recherches pionnières menées sur les rôlets à la fin du XXe siècle se sont attachées à décrire la matérialité de ces manuscrits20. Mais la redécouverte conjointe par Giovanni Matteo Roccati et moi-même d’un rôlet exceptionnel, sa numérisation et l’édition critique qu’en a donnée Édouard Bénichou-Samson en 2016 permettent désormais d’aborder ces objets dans la perspective complémentaire de l’archéologie des média21.

Si le Rôle de l’Homme Pécheur (Paris, BnF, ms. n.a.f. 6514), entré dans les collections de la Bibliothèque nationale en 1893, a échappé pendant plus d’un siècle à l’attention des chercheurs, c’est parce qu’il déjoue apparemment toutes les caractéristiques précitées des rôlets de théâtre. Il s’agit d’un manuscrit de 37 feuillets réunis dans un livre de format agenda (environ 10x30 cm), facile à mettre en poche et à conserver en bibliothèque. Ses 3398 vers – 229 répliques de l’Homme Pécheur ponctuées par 230 fragments d’autres interlocuteurs, tous identifiés par leurs noms, et de 36 didascalies latines – en font le plus long et le plus complet des instruments de répétition retrouvés pour l’ancien théâtre européen22. Le rôle inscrit dans ces pages très soignées est celui d’un seul acteur jouant le protagoniste de L’Homme Pécheur, une vaste pièce allégorique (22 000 vers) qui a connu un grand succès à la fin du XVe siècle. Outre plusieurs mentions de représentations, cinq éditions imprimées en ont été conservées, se succédant à un rythme régulier entre 1495 et 151723.

Un outil de répétition, des imprimés : deux formes d’inscription de la parole théâtrale. Celle du rôlet que travaille l’acteur avant d’entrer en scène est prospective ; celle des imprimés qui permettent à des lecteurs n’ayant pas assisté au spectacle de le revivre en différé est rétrospective. La coexistence de ces « comédies de l’écriture », moins rare qu’on ne l’a cru24, est sans doute l’un des champs d’étude les plus prometteurs pour l’histoire du théâtre comme pour l’archéologie des média. Elle révèle l’existence à la fin du Moyen Âge de diverses logiques de médiation du jeu dramatique, ainsi qu’une mouvance complexe des écritures du spectacle, qui va de la divergence à la reduplication des répliques entre rôlet et imprimé25. Les écritures de L’Homme Pécheur permettent d’observer le fonctionnement de cette mobilité à trois niveaux : l’écriture des répliques, les interactions dramatiques et la projection de la performance.

Entre texte à dire et texte à lire, L’Homme Pécheur connaît des fluctuations continuelles, les répliques étant tantôt presqu’identiques, tantôt radicalement différentes. Les premiers vers récités par le protagoniste, une action de grâce entonnée au moment où l’Homme découvre pour la première fois le monde créé par Dieu, illustrent cette tension :

Image 100002010000048A0000037417BCCC24A1B96A25.png

Si les thématiques sont les mêmes et certains vers quasi similaires, l’imprimé se distingue du rôlet par le choix de l’amplification syntaxique et surtout de la variation hétérométrique, matérialisant sur la page ce que nous aurions tendance à interpréter comme un lyrisme de la parole. Quelle que soit la lecture que l’on peut en donner, l’écart se joue ici dans la plasticité rythmique qui caractérise les écritures de la performance au Moyen Âge ; les lecteurs sont confrontés à une modulation sonore (aaab bbbc) différente de celle que l’acteur est invité à oraliser (aa bb).

Les interactions entre personnages laissent apparaître des dynamiques comparables. Comme les titres des imprimés le soulignent26, L’Homme Pécheur se présente à la lecture comme une pièce densément peuplée, une soixantaine de personnages accompagnant le protagoniste sur le chemin de sa vie, assistants vertueux à l’instar de l’Ange et de la Conscience, ou compagnons maléfiques comme le Diable et les Péchés. En revanche, le personnel dramatique avec lequel échange le protagoniste dans le rôlet ne regroupe qu’une vingtaine d’actants, les principaux représentants du Bien et du Mal qui se disputent le cœur de l’Homme. On pourrait penser que le rôlet préparait une représentation de L’Homme Pécheur plus modeste que celle de Tours dont les imprimeurs prétendent exploiter le succès ; mais l’ampleur du texte à répéter, ainsi que la didascalie Et finis pro iste die (« et c’est la fin de cette journée », f°13r), laissent bien présager un spectacle de plusieurs jours. Certes, de nombreux personnages de L’Homme Pécheur imprimé ne dialoguant pas directement avec le protagoniste, il serait compréhensible qu’ils disparaissent aussi de l’écrit de répétition, qui projette uniquement la présence de ceux qui interagissent avec le personnage interprété. Toutefois, il semble plutôt que les deux supports travaillent différemment l’orchestration des scènes du spectacle. Ainsi, entre la méditation de l’Homme sur la Création (f°1 du rôlet) et la tentation satanique qui lui succède (f°5), l’imprimé développe une leçon de Raison, la première rencontre de Sensualité, plusieurs conciliabules en Enfer ou au Ciel, soit une quarantaine de pages entièrement absentes du rôlet. Lorsque des épisodes identiques sont traités, par exemple la séduction exercée sur l’Homme par les vices, la distribution des répliques laisse aussi transparaître des variations. Les allers-retours que fait l’Homme entre des démons tentateurs dans les imprimés semblent se condenser dans le dialogue animé que le porteur du rôlet noue avec Vénus et Lècherie (rôlet, f°4-5v). L’ensemble de ces indices suggère que, loin de présenter simplement deux versions de la pièce, allongée ou abrégée, rôlet et imprimés de L’Homme Pécheur mettent en œuvre deux économies différentes de la présence-absence du spectacle, en lien direct avec leur fonctionnement spécifique en tant que média.

Cette hypothèse est renforcée par la manière dont les indications scéniques, abondantes dans les deux supports, construisent virtuellement la performance. Les disdascalies des imprimés ont une fonction de représentation, stratégie soulignée par l’adresse directe aux lecteurs, par l’utilisation au futur des verbes exprimant la gestualité et la prise de parole, et par la localisation précise des personnages sur l’aire de jeu :

Notez icy que le Diable, Pechié, Concupiscence, le Monde et Sensualité conduient l’Omme au Pommier du Monde, là où sont les sept Pechiés mortelz, et Conscience sera derriere l’Omme, et la suivent le Bon Ange, Franc Arbitre, Entendement et Raison, et en allant dit l’Omme à Franc Arbitre ce qui s’ensuit. (impr. Vérard, f°6r).

Le livre imprimé, travaillé par l’absence d’un spectacle antérieur auquel il ne cesse de faire référence et dont il utilise la fiction pour se légitimer27, invite ses récepteurs à construire mentalement et rétrospectivement un espace théâtral. Les didascalies du rôlet, plus brèves et la plupart en latin, projettent au contraire une performance à réaliser. L’acteur de L’Homme pécheur, qui les a peut-être rédigées en partie28, programme par elles le tempo de son jeu, marquant les silences ponctuant sa parole : « magna pausa pro me » (f°11r), « pausa mihi » (f°34v). Elles indiquent aussi la forme que prendra l’énonciation des interlocuteurs ; les premiers succès de l’Homme au jeu de dés sont par exemple censés susciter une exclamation en chœur des Vices (« omnes », f°5v). L’écrit de scène fait enfin corps avec le spectacle au point d’inscrire dans la matérialité du papier les mouvements des acteurs. Quand le Pécheur doit réciter des vers de repentance pendant que le Fou le dépouille de ses vêtements élégants, l’indication des gestes de l’un court le long de la réplique de l’autre, soulignant la simultanéité de leurs deux actions :

Plus n’auray robbe coulouré,
Chapeau fourré de menuz vers,
Ne saincture doree sur pers,
Chausses fines si estirees,
Ne poulaines si remirees.
Marge droite, à la verticale : Stultus despoliet Peccatorem. (f°13v)

Rôle de L’Homme Pécheur

Rôle de L’Homme Pécheur

Le tempo de la récitation est suggéré par des traits horizontaux scandant la réplique, tandis que le geste du fou, dépouillant le Pécheur de ses habits, s’inscrit le long des vers qu’il accompagne.

Paris, BnF, ms. n.a.f. 6514, f°13r, fin du XVe siècle

Lire les écritures de la scène médiévale dans une perspective média-archéologique met au jour le croisement des hantologies qui s’attachent au manuscrit et à l’imprimé, à une époque où les usages du premier sont supposés céder au règne du second. La diffusion mécanisée des œuvres par les presses de l’imprimerie se nourrit de fantômes, revenants de spectacles que le livre imprimé propose à ses lecteurs de faire revivre par la force de leur imagination. Le rôlet se donne au contraire comme la projection d’une présence corporelle et vocale en attente de mise en œuvre, ce qui fait de lui un outil de pratique à la fois indispensable et hanté par sa possible obsolescence, une fois le jeu achevé.

Revenances : anciennes pratiques, nouvelles approches

Cette brève étude média-archéologique aurait été impossible sans plusieurs remédiations propres au XXIe siècle : la numérisation, qui permet de confronter dans le détail des documents que les usagers du XVe siècle n’avaient guère la possibilité de consulter en simultané ; la projection sur écran, qui modifie en profondeur notre rapport aux rouleaux et aux codex médiévaux ; l’accès en ligne, qui ébranlent les barrières physiques et mentales entre cultures du passé et questions d’aujourd’hui. Le tout au prix d’une virtualisation des objets matériels que ces technologies permettent pourtant d’analyser avec un degré de précision sans précédent. Notre intérêt actuel pour le Moyen Âge mort-vivant est sans doute pour une bonne part tributaire de cette nouvelle zombification, dont les paradoxes féconds interrogent aussi bien les archéologues des média que les médiévistes dans leurs pratiques de recherche.

Bien que l’archéologie des média n’ait commencé que récemment à penser les spécificités médiatiques du Moyen Âge29, il est désormais clair que cette méthode a plus d’un point de contact avec les études médiévales. Média-archéologues et médiévistes traitent à part égales l’analyse des textes, où se cristallisent divers imaginaires théoriques, scientifiques et fictionnels de la communication, et l’étude des matérialités, qui en révèlent les pratiques sociales, économiques et culturelles. En outre, la fin du Moyen Âge a vu coexister des média dont le support était le corps vivant et le moteur la présence, à l’instar de la performance théâtrale, et des média à la reproduction mécanique et à la diffusion in absentia tels que l’imprimerie, développée en association avec des imaginaires de la trace et du spectre. Or si les soubassements intellectuels des médias-machines modernes ont été étudiés par les archéologues allemands et anglo-saxons, les chercheurs francophones fraient actuellement la voie d’une archéologie des média sensibles, privilégiée dans les époques – globalement antérieures au XIXe siècle – où la communication avait pour principal moyen les corps et pour pôles des émetteurs et des récepteurs unis par diverses formes de co-présence30. Enfin, à l’instar des rôlets de théâtre qui furent fabriqués, pilonnés, exhumés et aujourd’hui numérisés, de nombreux média médiévaux ont eu un devenir particulièrement stimulant pour qui souhaite penser l’obsolescence, le recyclage et la résurgence. Leur prise en compte ne peut que contribuer au développement de nouvelles écologies de la recherche, dimension importante de l’archéologie des média.

Au carrefour de ces deux champs, l’histoire des arts du spectacle occupe une place particulière. Après le cinéma et la télévision autour desquels s’est focalisée l’attention des média-archéologues31, le théâtre s’impose désormais comme l’un des média sensibles les plus intéressants, de l’Antiquité à nos jours. Là encore, les échanges méthodologiques ouvrent des pistes prometteuses. En effet, les nouvelles recherches lancées depuis une vingtaine d’années sur les processus de création dans les théâtres européens du Moyen Âge, qui ont profondément reconfiguré l’historiographie des arts du spectacle dans son ensemble, ne sont pas dépourvues d’une certaine dimension hantologique. Comment dès lors mieux conscientiser certains topos vivaces, comme l’oralité originelle du théâtre, qui affleurent dans les publications32 ? Comment intégrer sciemment les problématiques du mort-vivant à nos pratiques de recherche ?

Tel est, me semble-t-il, l’un des enjeux des projets actuellement développés dans plusieurs universités francophones33. Alliant diversement pédagogie innovante et recherche créative, ils ont la même visée : réfléchir aux archives de la performance par la performance des archives. Ainsi, depuis 2020, l’Atelier de recherche créative en histoire des arts du spectacle (ARCHAS) invite le public étudiant de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne, encadré par des chercheurs, des metteurs en scène et des techniciens du numérique, à mettre en œuvre diverses expérimentations pratiques à partir d’anciennes écritures du spectacle rarement étudiées sous cet angle. Le corpus exceptionnel des rôlets de Fribourg peut ainsi reprendre vie à travers des mises en voix et en espace réalisées alternativement au plateau et en réalité virtuelle immersive. Au plateau pour que cette écriture trouée, prise en charge par plusieurs joueurs, reprenne du jeu dans les conditions scéniques d’aujourd’hui ; en environnement virtuel afin que le potentiel vocal et gestuel des rôlets puisse être testé dans certaines scénographies possibles au temps de leurs performances historiques, étroits tréteaux de bois autour desquels bruit un marché ou vaste aire sablonneuse entourée de gradins peuplés de spectateurs. Ne visant ni à la reconstitution exacte des conditions de jeu sur les rives du Léman au XVe siècle
– impossible à envisager dans l’état actuel de nos connaissances et les limites des outils de simulation interactive à disposition –, ni à la création d’une œuvre scénique comme peuvent en proposer des acteurs professionnels – ce que ne sont en général ni les chercheurs ni les étudiants en lettres –, ARCHAS se donne délibérément comme l’instrument d’un voyage à travers le temps mort-vivant des média sensibles, du rôlet de théâtre à la RVI. Voyage qui se sait en partie imaginaire mais conçu comme un geste archéologique et réflexif afin de saisir dans sa profondeur, comme le suggérait déjà Barthes, « la valeur d’une expérience différentielle des langages »34, des paroles d’hier aux voix d’aujourd’hui.

1 Roland Barthes, « De la parole à l’écriture », Le Grain de la voix, Entretiens 1962-1980, Paris : Seuil, 1981, p. 9.

2 Jacques Derrida, Spectres de Marx,Paris : Galilée, 1993, p. 52.

3 « Écrire n’est pas transcrire » écrit Barthes, qui distingue la production matérielle d’un écrit et le processus de l’écriture, dans lequel « le

4 Jussi Parikka, Qu’est-ce que l’archéologie des media ?, Guez J. (trad.), Grenoble : UGA Éditions, 2018 [1e éd. 2012].

5 Friedrich Kittler, Gramophone, Film, Typewriter, Vargoz F. (trad.), Dijon : Les Presses du réel, 2017 [1e éd. 1986] ; Siegfried Zielinski

6 Voir Jeffrey Sconce, Haunted Media, Durham : Duke University Press, 2000, et la mise au point de Jeff Guess et Gwenola Wagon, « Média Médiums :

7 Dans Le Temps des fantômes. Spectralités de l’âge moderne (Paris : Fayard, 2019), Caroline Callard souligne l’importance des œuvres théoriques et

8 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « Quand la voix s’est tue : la mise en recueil de la poésie lyrique aux XIVe et XVe siècles », in La Présentation

9 Opposition énoncée par Claude Frollo devant Louis XI dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo (1830) : le livre imprimé tuera la cathédrale, dans

10 En Europe au Moyen Âge, dans l’immense majorité des cas, le texte performanciel (épique, lyrique, théâtral, etc.), n’est pas l’enregistrement d’

11 Jussi Parikka et Garnet Hertz, « Zombie Media : Circuit Bending Media Archaeology into an Art Method », Leonardo n°5, 2012, p. 424-430.

12 La remédiation désigne la manière dont les nouveaux médias se nourrissent des anciens en les recyclant, de telle sorte qu’un média ne meurt

13 Désignation attestée dans la Passion de Mons en 1501 ; Gustave Cohen (éd.), Le Livre de conduite du régisseur et le compte des dépenses pour le

14 Le groupe des rôlets français conservés du XIIIe au XVIe siècle s’est enrichi de découvertes dans les années 2010, dont celle du Rôle de l’Homme

15 Les rôlets ont été relativement bien préservés si on les compare aux briefvés, panneaux indicateurs des lieux utilisés dans les grands spectacles

16 Il est difficile de savoir si certains acteurs conservaient leurs rôlets pendant la représentation. En revanche, il est probable qu’ils devaient

17 Archives de l’État de Fribourg, fonds Aebischer Littérature 1-24 ; c’est le plus important gisement de rôlets de théâtre en français découverts à

18 Carlo Ginzburg, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire », Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, M. Aymard (trad.), Paris :

19 C’est toutefois le cas à Fribourg avec trois rôlets en français et en franco-provençal de la Farce du marchand de volaille, deux rôlets d’un Jeu

20 Élisabeth Lalou et Darwin Smith, « Pour une typologie des manuscrits de théâtre médiéval », Fifteenth Century Studies n°13, 1988, p. 569-578 ;

21 Je remercie le professeur Giovanni Matteo Roccati de m’avoir contactée à l’annonce, parue en 2012 sur le blog de l’Institut de recherches et d’

22 À titre de comparaison, le rôle de sainte Barbe, second rôlet médiéval en taille parmi ceux actuellement connus, compte 144 vers.

23 L’Homme Pécheur par personnages joué en la ville de Tours, Antoine Vérard (entre 1494 et 1499) ; Guillaume Eustache (vers 1497 ?, en ligne https:

24 Environ un quart de rôlets français des XVe-XVIe siècles peuvent être mis en lien avec des pièces complètes en version manuscrite ou imprimée.

25 La Présentation des joyaux, déjà évoquée, montre une correspondance quasi parfaite entre le texte travaillé par un acteur de la fin du XVe siècle

26 Les deux imprimés Trepperel indiquent dans leurs titres que L’Homme Pécheur « est à lxiiii personnages ».

27 Comme on l’a signalé, les éditions imprimées dupliquent pendant vingt ans l’allusion d’Antoine Vérard à la représentation de Tours, non

28 L’utilisation d’une encre plus pâle pour la rédaction de certaines didascalies laisse supposer une seconde main, qui pourrait être celle de l’

29 Voir par exemple Estelle Doudet, « Medieval Theater as Medium : A Survey in Media Archaeology », Studia Litterarum n°2, 2017, p. 44-61 [http://

30 Voir Guy Spielmann, « (In)attention et spectation : des spectacles aux média » in Écologies de l’attention, op. cit., p. 69-84.

31 Voir La Télévision du Téléphonoscope à YouTube. Pour une archéologie de l’audiovision, M. Berton et A. Weber (éds), Lausanne : Antipodes, 2009.

32 Par exemple Darwin Smith, Taku Kuroiwa et Xavier Leroux, « De l’oral à l’oral : réflexions sur la transmission écrite des textes dramatiques au

33 Entre autres, Paris IV-Sorbonne, Nanterre, Caen, Grenoble, Lausanne, Toulon, Western Ontario (Canada).

34 Roland Barthes, « De la parole », art. cit., p. 13.

1 Roland Barthes, « De la parole à l’écriture », Le Grain de la voix, Entretiens 1962-1980, Paris : Seuil, 1981, p. 9.

2 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris : Galilée, 1993, p. 52.

3 « Écrire n’est pas transcrire » écrit Barthes, qui distingue la production matérielle d’un écrit et le processus de l’écriture, dans lequel « le corps revient, mais selon une voie indirecte » (« De la parole », art. cit., p. 12).

4 Jussi Parikka, Qu’est-ce que l’archéologie des media ?, Guez J. (trad.), Grenoble : UGA Éditions, 2018 [1e éd. 2012].

5 Friedrich Kittler, Gramophone, Film, Typewriter, Vargoz F. (trad.), Dijon : Les Presses du réel, 2017 [1e éd. 1986] ; Siegfried Zielinski, Archäologie der Medien, Zur Tiefenzeit des technischen Hörens und Sehens, Hambourg : Rowholts Taschenbuch Verlag, 2002.

6 Voir Jeffrey Sconce, Haunted Media, Durham : Duke University Press, 2000, et la mise au point de Jeff Guess et Gwenola Wagon, « Média Médiums : hantés par les algorithmes », in Écologies de l’attention et archéologie des media, Y. Citton et E. Doudet (éd.), Grenoble : UGA Éditions, 2019, p. 39-53.

7 Dans Le Temps des fantômes. Spectralités de l’âge moderne (Paris : Fayard, 2019), Caroline Callard souligne l’importance des œuvres théoriques et fictionnelles des XIIIe-XVe siècles pour le développement des hantologies ultérieures.

8 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « Quand la voix s’est tue : la mise en recueil de la poésie lyrique aux XIVe et XVe siècles », in La Présentation du livre, E. Baumgartner et N. Boulestreau (éd.), Paris : Éditions Paris X-Nanterre, 1985, p. 313-327.

9 Opposition énoncée par Claude Frollo devant Louis XI dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo (1830) : le livre imprimé tuera la cathédrale, dans un mouvement analogue à celui du carnaval populaire qui met à mort le théâtre exsangue de Gringoire au début du roman.

10 En Europe au Moyen Âge, dans l’immense majorité des cas, le texte performanciel (épique, lyrique, théâtral, etc.), n’est pas l’enregistrement d’une oralité qui lui serait antérieure, mais un acte d’écriture où un ou des auteurs projettent la voix, au double sens de la rendre visible et de prévoir sa prolation.

11 Jussi Parikka et Garnet Hertz, « Zombie Media : Circuit Bending Media Archaeology into an Art Method », Leonardo n°5, 2012, p. 424-430.

12 La remédiation désigne la manière dont les nouveaux médias se nourrissent des anciens en les recyclant, de telle sorte qu’un média ne meurt jamais ; David J. Bolter et Richard Grusin, Remediation. Understanding New Media, Cambridge : MIT Press, 1999.

13 Désignation attestée dans la Passion de Mons en 1501 ; Gustave Cohen (éd.), Le Livre de conduite du régisseur et le compte des dépenses pour le Mystère de la Passion joué à Mons, Genève : Slatkine reprints, 1974.

14 Le groupe des rôlets français conservés du XIIIe au XVIe siècle s’est enrichi de découvertes dans les années 2010, dont celle du Rôle de l’Homme Pecheur évoqué plus loin ; Élisabeth Lalou, « Les rôlets de théâtre : étude codicologique », Théâtre et spectacles hier et aujourd’hui. Actes du 115e Congrès national des sociétés savantes, Paris : éd. du CTHS, 1991, p. 51-71. D’autres exemples sont attestés en allemand et anglais.

15 Les rôlets ont été relativement bien préservés si on les compare aux briefvés, panneaux indicateurs des lieux utilisés dans les grands spectacles et presque tous disparus, et aux carnets d’effets spéciaux, dont un seul exemple complet a été conservé du XVe siècle (Alessandro Vitale-Brovarone éd., Il quaderno di segreti di un regista provenzal del Medioevo, Alessandria : Ed. dell’Orso, 1984).

16 Il est difficile de savoir si certains acteurs conservaient leurs rôlets pendant la représentation. En revanche, il est probable qu’ils devaient être rendus par les acteurs à l’issue de certains spectacles ; voir Philip Butterworth, Staging Conventions in Medieval English Theater, Cambridge : Cambridge University Press, 2004, p. 125 sqq.

17 Archives de l’État de Fribourg, fonds Aebischer Littérature 1-24 ; c’est le plus important gisement de rôlets de théâtre en français découverts à ce jour, collés dans les reliures de grosses notariales du baillage de Saint-Aubin vers 1520 ; la plupart viennent du pays de Vaud (Vevey) et datent de la fin du XVe et du début XVIe siècle ; Paul Aebischer, « Fragments de moralités, farces et mystères retrouvés à Fribourg », Romania n°51, 1925, p. 511-527 ; Graham Runnalls, « The Medieval Actor’s rôles found in the Fribourg Archives », Pluteus n°4-5, 1986-7, p. 5-67.

18 Carlo Ginzburg, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire », Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, M. Aymard (trad.), Paris : Flammarion, 1989, p. 139-180.

19 C’est toutefois le cas à Fribourg avec trois rôlets en français et en franco-provençal de la Farce du marchand de volaille, deux rôlets d’un Jeu des rois, etc.

20 Élisabeth Lalou et Darwin Smith, « Pour une typologie des manuscrits de théâtre médiéval », Fifteenth Century Studies n°13, 1988, p. 569-578 ; Graham Runnalls, « Towards a Typology of Medieval French Play Manuscripts », in The Editor and the Text, P. Bennett et G. Runnalls (éd.), Édimbourg : Edinburgh University Press, 1990, p. 96-113 ; Élisabeth Lalou, « Les rôlets de théâtre », art. cit. ; Darwin Smith, « Les manuscrits de théâtre. Introduction codicologique à des manuscrits qui n’existent pas », Gazette du livre médiéval n°33, automne 1998, p. 1-10, https://doi.org/10.3406/galim.1998.1417.

21 Je remercie le professeur Giovanni Matteo Roccati de m’avoir contactée à l’annonce, parue en 2012 sur le blog de l’Institut de recherches et d’histoire des textes, de ma redécouverte de ce rôlet, et d’avoir ensuite généreusement confié à Édouard Bénichou-Samson ses notes de travail afin que, jointes aux miennes, elles puissent être intégrées à la première édition critique du Rôle de l’Homme Pecheur (thèse de l’École des Chartes, dir. Frédéric Duval et Estelle Doudet, 2016). Édouard Bénichou-Samson a aussi rédigé, avec l’aide de Mathieu Bonicel, la notice qui accompagne le manuscrit numérisé sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52503438q.image
La brève enquête qui suit est largement redevable de son travail d’édition, à paraître dans le Recueil général de moralités d’expression française, Classiques Garnier.

22 À titre de comparaison, le rôle de sainte Barbe, second rôlet médiéval en taille parmi ceux actuellement connus, compte 144 vers.

23 L’Homme Pécheur par personnages joué en la ville de Tours, Antoine Vérard (entre 1494 et 1499) ; Guillaume Eustache (vers 1497 ?, en ligne https://gallica.bnf.fr/ark:/ 12148/bpt6k8713689b.image) ; Pierre Le Dru (1508) ; Jean Trepperel (avant 1511) ; Veuve Trepperel et Jean Jehannot (avant 1517). Toutes reprennent la mention de la représentation de Tours ; des représentations sont attestées à Orléans (1507) et Besançon (1533) ; Estelle Doudet, Moralités et jeux moraux, le théâtre allégorique en français, Paris : Garnier, 2018, p. 511, 567.

24 Environ un quart de rôlets français des XVe-XVIe siècles peuvent être mis en lien avec des pièces complètes en version manuscrite ou imprimée.

25 La Présentation des joyaux, déjà évoquée, montre une correspondance quasi parfaite entre le texte travaillé par un acteur de la fin du XVe siècle et celui qu’ont pu lire les lecteurs de la version imprimée au début du XVIIe siècle.

26 Les deux imprimés Trepperel indiquent dans leurs titres que L’Homme Pécheur « est à lxiiii personnages ».

27 Comme on l’a signalé, les éditions imprimées dupliquent pendant vingt ans l’allusion d’Antoine Vérard à la représentation de Tours, non documentée par ailleurs ; la théâtralité construite par les opus est hantée par cet effet référentiel.

28 L’utilisation d’une encre plus pâle pour la rédaction de certaines didascalies laisse supposer une seconde main, qui pourrait être celle de l’acteur.

29 Voir par exemple Estelle Doudet, « Medieval Theater as Medium : A Survey in Media Archaeology », Studia Litterarum n°2, 2017, p. 44-61 [http://www.studlit.ru/ 2017-2-1/Doudet.pdf] ; Ead., « Moyen Âge et archéologie des media. Vers un nouveau temps profond des arts et des imaginaires de la communication », in Le Moyen Âge comme laboratoire, F. Coste et A. Mussou (éd.), Fabula Littérature Histoire Théorie n°20, 2018, en ligne : http://www.fabula.org/lht/20/doudet.html.

30 Voir Guy Spielmann, « (In)attention et spectation : des spectacles aux média » in Écologies de l’attention, op. cit., p. 69-84.

31 Voir La Télévision du Téléphonoscope à YouTube. Pour une archéologie de l’audiovision, M. Berton et A. Weber (éds), Lausanne : Antipodes, 2009.

32 Par exemple Darwin Smith, Taku Kuroiwa et Xavier Leroux, « De l’oral à l’oral : réflexions sur la transmission écrite des textes dramatiques au Moyen Âge », Médiévales n°59, 2010, p. 17-39 : cette analyse innovante des codifications de l’écriture théâtrale suggère ponctuellement l’hypothèse d’une oralité originelle du théâtre, dont les textes réalisés avant et après le spectacle seraient la transcription.

33 Entre autres, Paris IV-Sorbonne, Nanterre, Caen, Grenoble, Lausanne, Toulon, Western Ontario (Canada).

34 Roland Barthes, « De la parole », art. cit., p. 13.

Fragment d’un rôlet, avant 1520

Fragment d’un rôlet, avant 1520

Chaque réplique est précédée du dernier mot prononcé par un autre personnage et l’enchaînement des paroles souligné par la mise en page. Les ficelles cousant les bandes de papier ont été généralement éliminées une fois les rôlets mis au pilon.

Archives de l’État de Fribourg, fonds Aebischer Littérature 1-24
Photo E. Doudet, avec l’aimable autorisation des AEF

Rôle du Fou dans La Présentation des joyaux, avant 1520

Rôle du Fou dans La Présentation des joyaux, avant 1520

L’explicit est suivi de deux têtes de fou dessinées, d’une fleur et d’un bâton. La Présentation des joyaux est une farce par ailleurs connue par un imprimé de 1619 conservé à la Bibliothèque de Copenhague.

Archives de l’État de Fribourg, fonds Aebischer Littérature 1-24
Photo E. Doudet, avec l’aimable autorisation des AEF

Rôle de L’Homme Pécheur

Rôle de L’Homme Pécheur

Le tempo de la récitation est suggéré par des traits horizontaux scandant la réplique, tandis que le geste du fou, dépouillant le Pécheur de ses habits, s’inscrit le long des vers qu’il accompagne.

Paris, BnF, ms. n.a.f. 6514, f°13r, fin du XVe siècle

Estelle Doudet

Estelle Doudet est professeure de littérature française du Moyen Âge et du XVIe siècle aux Universités de Lausanne et Grenoble Alpes, et membre de l’Institut universitaire de France. Ses travaux sont consacrés à la communication publique et aux nouvelles formes de médiatisation entre la guerre de Cent Ans et les guerres de religion, ainsi qu’aux littératures d’actualité : histoire du temps présent, poésie de circonstance, théâtre, satire et polémique. Elle s’attache en particulier à développer l’archéologie des média en français, domaine auquel elle a consacré plusieurs publi­cations dont Écologies de l’attention et archéologie des media, dir. Y. Citton et E. Doudet, Grenoble, UGA Editions, 2019.