Dans la maison est un film réalisé en 2012 par François Ozon et adapté de la pièce El Chico de la última fila (Le Garçon du dernier rang) que Juan Mayorga a publiée en 2006.
L’œuvre cinématographique met en scène le personnage de Germain Germain (interprété par Fabrice Luchini), écrivain raté et professeur de français ordinaire dans un lycée qui prétend ne pas l’être (on vient d’y imposer l’uniforme !), marié à Jeanne, la gérante d’une galerie d’art (rôle qu’interprète Kristin Scott Thomas) :
Un quinquagénaire, vaguement las de devoir – ordre de l’administration – appeler « apprenants » des élèves justement si peu désireux d’apprendre. Sauf un petit blond [Claude Garcia], toujours au dernier rang de sa classe. Lui n’écrit pas mal. Alors que ses camarades ont raconté leur week-end avec une pauvreté stylistique à faire se flinguer de désespoir n’importe quel enseignant digne de ce nom, il a décrit une journée passée chez son meilleur ami [Raphaël Artole]. En des termes étranges, parfois incongrus, presque méprisants. Et il a conclu sa dissertation [sic] par ces mots étranges : « À suivre… ». Intrigant, cet « à suivre ». Intrigué, donc, Germain suit cet élève doué là où il veut le mener (Murat, 2021).
Thomas Sotinel (2012) affirme que François Ozon construit à partir de là « un labyrinthe de miroirs » ; en effet, les rédactions dont l’intrigue se déroule dans la maison des Artole, que Claude remet à Germain et qui correspondent à des séquences dans le film, sont soumises à la critique de l’enseignant, amendées en fonction de ses remarques, puis redonnées à voir dans leur nouvelle version au spectateur par François Ozon :
La vérité des faits, le fond consensuel sur lequel se construisent les fictions ordinaires, se défait pour laisser place à une infinité de possibles, plus troublants les uns que les autres : est-ce Rapha qui est amoureux de Claude ou ce dernier qui désire Esther [la mère de Rapha] ? Germain lui-même s’est-il pris d’une affection érotique pour son bel élève ou cherche-t-il un fils de substitution ? (Sotinel, 2012).
Dans la maison pose donc la question de la représentation de l’école au cinéma par un réalisateur aussi célèbre que François Ozon – représentation qui va s’avérer ambiguë –, celle du lien éducatif et affectif qu’entretient un professeur de français avec une classe et avec un élève en particulier, celle de la perversité de cette relation qui provoque la déchéance de l’enseignant, celle enfin de la création littéraire et cinématographique.
L’école selon François Ozon
Dans les différents entretiens qu’il a accordés au moment de la sortie de son film, le réalisateur François Ozon justifie le choix du thème du rapport de maître à élève par l’envie de revenir sur sa propre expérience au lycée Henri IV d’« élève du dernier rang, [de] cancre que rien n’intéressait, malgré la qualité de certains profs » (Tonet, 2012). C’est la pièce de Mayorga qui lui a offert « l’occasion d’approfondir ce rapport, cette transmission, ce partage du savoir. Avec le côté ingrat pour un professeur de ne pas avoir de résultat, de se sentir mal-aimé. Et pour un élève de se rendre compte que quelqu’un lui donne quelque chose, l’aide à approfondir un savoir » (Giraud, 2012, p. 30). S’il refuse de parler d’autoportrait, il affirme qu’il s’est effectivement retrouvé dans la relation que Claude établit avec Germain :
Les professeurs importants pour moi étaient ceux avec lesquels le rapport pouvait s’inverser, où je ne me sentais pas complètement inféodé. Cet échange, je l’ai connu tardivement, quand je savais déjà que je voulais faire du cinéma, avec des professeurs comme Joseph Morder, Éric Rohmer ou Jean Douchet. Des professeurs qui m’ont nourri, confirmé dans certaines intuitions et encouragé, parfois même à leur insu. Et puis je suis fils d’enseignants, j’ai baigné dans ce milieu toute mon enfance, je connais la corvée des corrections de copies le week-end, les élèves préférés, les tensions avec la direction… Je maîtrisais le sujet, je savais comment parler des états d’âme des professeurs, de leurs déprimes, des consignes parfois aberrantes de l’Éducation nationale, comme la correction au stylo rouge parce qu’elle serait anxiogène pour l’élève (Vassé, 2016).
Le réalisateur explique aussi que l’idée d’ancrer pour partie l’intrigue au cœur d’un lycée ultramoderne, dont les élèves seraient contraints de porter l’uniforme dans le cadre d’un projet pilote, vient du fait que dans la pièce, le personnage du professeur désabusé compare « ses élèves à un troupeau de moutons, une masse d’imbéciles » (Giraud, 2012 p. 30) :
Quand j’ai visualisé l’histoire, j’ai tout de suite imaginé des élèves en uniforme, se ressemblant tous. J’ai d’abord eu l’idée de tourner le film dans un lycée anglais. Mais, tourner en Angleterre est compliqué. En France aussi, où la tradition de l’uniforme est oubliée. Dans les pays anglo-saxons, on trouve plutôt l’uniforme dans les écoles publiques, il gomme les différences sociales. En France, l’uniforme est plutôt attribué à l’école de gens qui ont de l’argent, à l’école privée. Cela m’amusait de visualiser cette idée. J’aurais pu tourner dans un grand lycée parisien mais j’ai trouvé intéressant le contraste visuel entre l’aspect traditionnel de l’uniforme et l’architecture d’un lycée contemporain (Giraud, 2012, p. 30).
À la suite du générique, que le spectateur voit défiler en incrustation sur un fond que compose une feuille de papier quadrillé, clin d’œil au support des rédactions de Claude, les premières séquences du film exploitent en effet immédiatement les potentialités qu’offrent le décor et le port de l’uniforme : le plan-séquence d’ouverture dévoile d’abord le seul personnage de Germain cadré au centre dans la profondeur du champ, assis sur un banc, comme perdu, déjà, au milieu d’un vaste espace vide et froid, qui correspond au hall fait de verre, de béton et d’acier du lycée. Puis la caméra suit longuement en travelling le personnage qui traverse ce hall pour se rendre dans la salle où se déroule le pot de rentrée. L’impression de déshumanisation, de solitude et d’isolement qui se dégage de ce plan séquence renvoie comme par effet d’annonce à la future exclusion de l’établissement de Germain, dont Raphaël Artole va dénoncer la faute professionnelle (victime d’un chantage de la part de Claude, il a en effet dérobé un contrôle de mathématiques à un collègue et l’a remis à son élève). Le spectateur découvre ensuite le proviseur qui prononce son discours de rentrée, suscitant les protestations de l’équipe enseignante et la consternation de Germain à l’annonce du retour de l’uniforme, qui serait un gage d’égalité pour les « apprenant[s] » (Ozon, 20121) et dont le réalisateur convoque le motif aussitôt après, via une série de gros plans : d’abord sur les pieds d’un homme debout ajustant de grosses chaussettes rouges filées de blanc, ensuite sur le torse nu du même homme enfilant sa chemise et son pantalon, ajustant sa cravate, puis sur les chaussures en train d’être lacées, enfin sur la veste arborant le blason du lycée Flaubert. On remarque que, dans cette série de gros plans, le corps n’est pas vu en son entier : par synecdoque les parties censées montrer le tout témoignent en réalité de la déshumanisation du personnage dont on ne peut identifier le visage – même s’il l’on devine qu’il doit s’agir de Claude – et qui renvoie à celle de Germain, François Ozon opérant d’emblée le lien entre les protagonistes. Le plan suivant dévoile le bâtiment principal du lycée Flaubert en question (avec l’inscription permettant de l’identifier), dont la cour est vide. Mais, très vite, du hors champ émerge en bas à droite la tête puis le corps d’un personnage vu de dos qui avance vers l’entrée. Il est seul, comme Germain était montré seul lors du premier plan-séquence : avant d’arriver à la grande porte du lycée, le personnage se retourne mais sa position à l’arrière-plan ne permet pas que l’on puisse discerner ses traits, même si l’on devine qu’il s’agit toujours du héros. Il est ensuite rejoint par d’autres personnages dont le déplacement est rendu à l’image en accéléré ; tous sont en uniforme, tous forment une masse compacte et homogène au sein de laquelle aucun figurant ne peut être identifié, la collectivité primant sur l’individu du fait du port de l’uniforme. Puis la masse, dont le mouvement est toujours accéléré, pénètre dans l’établissement et se répartit dans le hall vide précédemment aperçu. Une mosaïque de portraits photographiés d’élèves apparaît alors à l’écran, répartis en 10 x 20, puis par effet de zoom en 8 x 16, 6 x 12, 5 x 10, 4 x 8, 3 x 6, 2 x 4, 2 x 2 : ces vignettes clignotent, échangent leurs places et font évoluer l’identité des personnages représentés, par le recours au procédé du morphing qui métaphorise la transformation de la réalité que va opérer Claude dans ses rédactions par la mise en fiction. La fin de cette séquence voit l’insertion du carton « Dans la maison, un film de François Ozon », toujours sur fond de feuille de papier quadrillée, détail qui fait retour et qui incite le spectateur à se poser la question de la représentation du milieu scolaire à laquelle il va être confronté : une représentation qui va s’avérer ambiguë, oscillant entre réalisme et stéréotypie.
Dans le making of du film, on entend Fabrice Luchini interrompre François Ozon en train de donner quelques informations aux figurants qui jouent le rôle des élèves de la classe de Claude et de Rapha :
F. Ozon : « C’est la rentrée. On va commencer par une fin de cours, il vous annonce un petit peu ce dont il va parler cette année, la littérature tout ça. Ça va sonner, dring et vous vous levez tous. »
F. Luchini : « Ils ont 17, 18 ans ? »
F. Ozon : « 16 ans. »
F. Luchini : « Ah c’est des lycéens. Ah ouais d’accord. Et c’est pas d’un niveau élevé de leur dire des trucs comme ça ? Non ? Non ? D’accord. »
F. Ozon : « Vous comprenez ce qu’il vous dit pour l’instant ? » (Ozon, 2013).
Les « trucs » auxquels fait référence l’acteur correspondent dans le film au discours de présentation de Germain lors de la première heure qu’il passe avec ses élèves de seconde dont il est le professeur principal :
Cette année sera donc l’occasion d’étudier les grands auteurs de la langue française. La Fontaine évidemment qui est l’exemple je dirais le plus abouti entre le fond et la forme et surtout [de] vous inciter à écrire, à défendre un point de vue, à vous exprimer, à raconter des histoires (DLM, 08 min 32 s).
Suivant cette présentation, la littérature française enseignée dans cette classe sera en effet réduite aux dimensions des œuvres de La Fontaine et de… Flaubert (pratiquer une impasse sur cet auteur relevant en effet du domaine de l’impensable dans un lycée qui porte son nom). L’intérêt se trouve ailleurs, dans la capacité de Germain à rendre ses élèves capables de « raconter des histoires », dans le cadre de l’épreuve « écriture d’invention » du baccalauréat.
Au regard des premières copies que corrige Germain, le défi s’annonce ardu, voire impossible, comme il le fait remarquer à Jeanne, sa compagne :
[…] c’est la classe la plus nulle de ma vie. Effrayant. […] Écoute. Écoute ça. Samedi j’ai mangé une pizza et regardé la télé. Dimanche j’étais fatigué et je n’ai rien fait. Point final. Je leur ai donné une demi-heure, deux phrases, quarante-huit heures de la vie d’un mec de seize ans. Le samedi télé pizza, le dimanche rien. J’leur ai pas demandé de me faire un poème en alexandrins, j’leur ai demandé de me raconter leur week-end pour voir s’ils sont capables d’écrire plus de deux phrases. Eh ben non ils en sont pas capables. Écoute ça. Les dimanches ne me plaisent pas. Les samedis si ils me plaisent mais samedi mon père m’a interdit de sortie et m’a pris mon portable. Alors tu sais Jeanne, moi j’ai choisi d’enseigner en pensant que j’allais transmettre le goût de la littérature et je me retrouve face à quoi ? à des portables et à des pizzas. Le pire c’est pas l’ignorance de ces gosses, c’est d’imaginer demain. Les gosses sont quand même l’avenir. Les philosophes réactionnaires prédisent l’invasion des barbares, moi j’te dis, les barbares ils sont là, dans nos classes (DLM, 04 min 44 s).
Pourtant, le personnage de Germain, « prof en fin de carrière, qui a perdu ses illusions » (Giraud, 2021, p. 30) selon François Ozon, va découvrir dans sa classe de seconde un élève à part, qui va lui faire reprendre goût à son métier, suivant le schéma stéréotypé que décrit le réalisateur :
Cette relation individuelle est aussi une projection de lui-même, on comprend à la fin du film que lui aussi écrivait. Chez les profs, il y a souvent la volonté de donner, de voir quelqu’un s’élever. Cela peut aussi être une partie de soi. Il y a toujours un préféré dans une classe. Mes parents étaient profs, c’est évident qu’il y a toujours quelqu’un qu’on aime particulièrement. Il y a aussi souvent un grand bonheur de voir qu’un de ses élèves a fait quelque chose, a écrit un livre, fait un film… Les profs se disent qu’ils ont participé à cette construction, qu’ils font partie de l’édifice qui a amené cette personne à devenir ce qu’elle est (Giraud, 2012, p. 30).
L’école comme cadre d’une rencontre et d’une éducation
Dans le paquet de copies rédigées par les « barbares », Germain finit par lire à Jeanne celle de Claude :
Mon dernier week-end, Claude Garcia. Samedi, je suis allé étudier chez Raphaël Artole. […] Cette idée m’était venue parce que depuis un certain temps, je voulais entrer dans sa maison. L’été dernier, tous les après-midi, j’allais regarder sa maison depuis le parc, assis sur un banc, mais un soir, sa mère faillit me surprendre à espionner depuis le trottoir d’en face. Vendredi, profitant que Rapha venait de se planter en mathématiques, je lui proposais de l’aider pour les travaux et les exercices. Ce n’était qu’un prétexte bien sûr. Je savais que s’il acceptait, ça se passerait chez lui parce que j’habite dans un quartier où Rapha ne mettra jamais les pieds. À onze heures, je sonnais et la maison s’ouvrit à moi. Enfin ! Je suivis Rapha jusqu’à sa chambre qui est exactement comme je l’avais imaginée. Je me débrouillais pour l’occuper avec un problème de trigonométrie, et avec l’excuse d’aller chercher un coca, je découvrais la maison. Cette maison dans laquelle je me retrouvais, après m’être imaginé tant de fois dedans. Elle est bien plus grande que ce que je pensais, ma maison y entrerait au moins quatre fois. Tout est propre et bien rangé. « Bon, ça suffit pour aujourd’hui », me dis-je et, juste au moment où j’allais retrouver Rapha, une odeur retint mon attention : l’odeur si singulière des femmes de la classe moyenne. Je me suis laisser guider par l’odeur jusqu’au salon. Là, assise sur le sofa, feuilletant une revue de décoration, je découvris la maîtresse de maison, la mère de Rapha. Je la fixai jusqu’à ce qu’elle lève les yeux, dont la couleur s’accordait avec celle du sofa. « Bonjour, tu es Charles ? » Quelle voix ! Où peut-on bien leur apprendre à parler comme ça à ces femmes ? […] À suivre (DLM, 05 min 54 s)2.
Alerté par les remarques de Jeanne qui s’insurge contre l’ironie dont ferait preuve Claude à l’encontre, non seulement de son camarade, mais également de Germain, celui-ci convoque l’élève à la fin du cours suivant pour l’avertir qu’il doit prendre garde au contenu de ses rédactions, susceptibles d’être lues en classe ou transmises au proviseur et, par conséquent, de blesser autrui ou de lui attirer des ennuis. Claude rétorque qu’il a rédigé son devoir pour suivre les consignes – raconter son week-end – de Germain, et à la seule attention de celui-ci. Il profite ensuite de cet entretien pour remettre de façon anticipée à son professeur interloqué un devoir portant sur l’insertion obligatoire d’adjectifs imposés dans un texte d’invention qui constitue en réalité, comme va le constater Germain qui ne peut s’empêcher de lire les quelques lignes aussitôt, la « suite » de la première rédaction de Claude et de sa tentative pour s’immiscer au sein de la famille Artole :
Écrire une rédaction dans laquelle apparaissent les adjectifs suivants : ravi, différent, normal, bien, concentré, petit, fantastique. […] Lundi, j’ai proposé à Raphaël Artole de recommencer à travailler ensemble sur les exercices de trigonométrie. Il était ravi et m’a invité l’après-midi même à revenir chez lui, dans sa maison. […] Rapha. Pourquoi Rapha ? Pourquoi je l’ai choisi, lui ? Ce camarade banal et sympathique. Parce qu’il est différent. C’est un garçon normal, lui. Il y en a d’autres en classe qui sont aussi différents, mais il s’est passé quelque chose qui a fait que je me fixe sur Rapha : l’année dernière, j’avais remarqué que ses parents l’attendaient souvent à la sortie des cours, se tenant par la main. Il y a plein d’autres garçons qui auraient honte de montrer leurs parents ou bien honte que leurs parents viennent les chercher à notre âge. Rapha non. Rapha n’avait aucun problème avec ça. Et je me demandais : comment peut-elle bien être, sa maison ? C’est comment, la maison d’une famille normale ? (DLM, 10 min 48 s).
Au moment où Germain entame sa lecture silencieuse, la voix off de Claude retentit pour faire entendre le texte pendant que le personnage apparaît à l’écran en plan rapproché. Un travelling latéral vers la droite l’accompagne alors dans sa traversée du couloir vers le personnage de Rapha qu’il rejoint et qu’un plan isole face caméra, tout sourire, comme pour le présenter au spectateur ou pour en faire le sujet d’une photographie, identique à celles que l’on verra exposées dans la maison. Puis le réalisateur insère un flash back qui permet de visualiser les retrouvailles entre Rapha et ses parents à la sortie des cours, dont il est question dans la rédaction. Cette mise en images produit un effet d’étrangeté : le choix revendiqué dans le dossier de presse comme tel par François Ozon d’un acteur au physique décalé (Bastien Ughetto) pour jouer Rapha témoigne en effet de la volonté du réalisateur d’inscrire la différence sur le visage de l’élève dit « normal », afin d’opérer un contraste qui fait sens avec l’aura angélique que dégage Ernst Umhauer, l’acteur interprétant le rôle de Claude à la façon du Tadzio de Visconti dans Mort à Venise ou à celle du Visiteur dans Théorème de Pasolini. La différence physique cacherait en réalité une appartenance à une famille dite « normale », tandis que la beauté éthérée cacherait un sentiment abyssal de solitude et un désir trouble de manipulation auquel succombe la victime consentante que représente Germain.
Le professeur se prend en effet au jeu et, pour éviter de voir la source du réveil de sa vocation se tarir, propose à Claude des cours particuliers qui vont se dérouler dans de petites salles vitrées, à l’intérieur desquelles tous peuvent les voir travailler. Une connivence entre les deux personnages se donne ainsi à voir dans le même temps qu’elle se noue, sans se soucier des conséquences. Au cours des premiers échanges, Germain prête à Claude des livres de sa bibliothèque personnelle tandis que Claude lui donne à lire régulièrement des épisodes de son récit, en prenant soin toutefois de se poser en tant que maître du jeu qui n’est pas dupe de l’addiction que développe Germain. L’élève retourne ainsi chacune des répliques de son professeur à son avantage, comme lorsque Germain lui demande de ne pas se décourager à la vue de l’épaisseur des ouvrages qu’il lui a apportés (et dont le spectateur ne peut découvrir les titres) :
Germain : « Lis au moins les premières pages et si ça t’intéresse pas, tu me les rends. »
[Claude sort la suite de sa rédaction et la pose devant Germain.]
Claude : « Si ça vous intéresse pas, vous me la rendez. » (DLM, 16 min 58 s).
Il s’agit de la troisième rédaction de Claude dans laquelle il décrit Rapha père – les deux hommes de la famille Artole portent en effet le même prénom –, personnage obsédé par le travail d’équipe, le basket et les affaires commerciales avec la Chine. C’est à partir de ce moment que Germain commence à corriger le travail de Claude et à lui donner des conseils, comme s’il animait un atelier d’écriture :
Germain : « Tu t’es lancé dans une parodie ? » Claude : « Une parodie » ?
Germain : « La façon dont tu décris l’entrée du père de Rapha dans la chambre. Sa manière ridicule de parler. Son survêtement. Tu forces les traits du personnage pour provoquer le rire du lecteur, c’est ça ? » Claude : « Non, j’vous jure, il est comme ça ! »
Germain : « Alors c’est du réalisme ? »
Claude : « Réalisme ? Comment ça ? »
Germain : « Comme si t’avais une caméra cachée, comme si tu regardais par le trou de la serrure. » Claude : « Mais non. »
Germain : « Donc c’est de la stylisation. Tu écris ce que tu vois ou tu le transformes ? »
Claude : « Ben, j’mets pas tout. J’mets pas la couleur du survêtement, ça m’est égal qu’il soit vert ou bleu. »
Germain : « Pourquoi au présent ? Pourquoi tu es passé au présent ? »
Claude : « Pour moi, c’est une manière de rester dans la maison. »
Germain : « Ah bon. La première question que doit se poser un écrivain c’est : pour qui est-ce que j’écris ? Pour qui est-ce que tu écris, toi ? Tu vois c’est très facile de dévoiler le pire chez quelqu’un pour que les gens médiocres qui se croient supérieurs se moquent de lui et le trouvent ridicule. Ce qui est rare, c’est de s’approcher au plus près des personnages, sans a priori, sans les condamner. Pense à Flaubert, c’est l’exemple parfait. » (DLM, 19 min 04 s).
Dans la séquence suivante, Claude rédige aussitôt une seconde version de la rencontre avec Rapha père, qui prend immédiatement forme sous les yeux du spectateur et que Jeanne, à laquelle Germain continue de lire les rédactions qu’il reçoit, trouve encore plus ironique, plus méprisante : « Là, il te manipule. Tu veux lui apprendre la littérature mais c’est lui qui te donne une leçon. » (DLM, 23 min 23 s) Imperturbable, Germain continue pourtant de prodiguer des conseils à son élève et de lui donner à lire de grands auteurs, du Dickens, du Tchekhov, du Flaubert3 :
Germain : « Tu connais le secret de Dostoïevski, son génie, c’est quoi ? C’est transformer des êtres normaux, enfin…, pathétiques, minables, en personnages inoubliables. […] mais si ton ambition c’est d’être un caricaturiste… »
Claude : « Vous voulez que je les regarde de près et que j’écrive c’qu’je vois » Germain : « Si tout ce que t’es capable de voir c’est de la laideur, c’est parfait mais alors transpose, transforme, tu vois, sinon c’est que t’es peut-être pas fait pour ça. » (DLM, 23 min 29 s).
Lors de la reprise par Germain de la quatrième rédaction de Claude, l’enseignant lui propose de se lier davantage avec Rapha père pour prendre la place du fils, « pour provoquer une réaction de jalousie de la part de Rapha fils qui pour l’instant est un personnage sans grand intérêt qui manque de conflit » (DLM, 48 min 22 s) :
Germain : « Je vais te dire la vérité : tu as un gros problème avec le personnage du fils. »
Claude : « Vous avez des enfants ? »
Germain : « Pourquoi tu me demandes ça ? »
Claude : « Pour que vous me parliez de votre expérience de père, ça pourrait m’aider pour la relation des deux Rapha. »
Germain : « J’ai pas d’enfants mais j’ai de l’imagination. » (DLM, 48 min 40 s).
Germain apparaît alors de profil regardant par la fenêtre puis un léger panoramique vers la gauche et vers le bas découvre l’objet de son attention : il s’agit de Rapha fils en train de jouer au basket sur le terrain de sport du lycée. Claude va s’appliquer à mettre en œuvre ce principe : se rapprocher du père et séduire la mère pour provoquer une réaction chez le fils. Il rejoint d’abord les deux Rapha lors d’une séance de basket pour révéler ses qualités de sportif4 puis, de retour dans la maison, il profite d’une dispute survenue entre les époux pour donner un poème à Esther. Le lendemain, celle-ci lui fait part dans la cuisine de son inquiétude à l’idée que les Rapha père et fils découvrent le texte dont elle ne saisit pas tout le sens. Claude lui explique que son poème ne veut rien dire, que c’est l’effet produit sur le lecteur qui importe, répétant en cela un autre conseil de Germain qui fait irruption dans la pièce (vu et entendu seulement de Claude et non d’Esther) :
Germain : « Bravo ! Personne n’a jamais écrit de poème à cette femme, hein, elle est quasiment analphabète, y a pas un gramme de poésie dans cette maison, toi tu lui balances des vers, des métaphores, c’est comme si tu larguais une bombe atomique. »
Claude : « Maintenant, je la vois autrement. » (DLM, 71 min 30 s).
Le garçon fait également part à Germain de son souhait de sortir Esther de la maison. Le réalisateur opère ensuite en plan rapproché pour cadrer Esther et Claude au premier plan en train d’échanger un baiser, toujours en présence de Germain qui tourne autour du couple et qui s’aperçoit bientôt que Rapha fils, debout derrière la vitre séparant la cuisine du couloir, a été témoin de la scène :
Germain : « Il manquait plus que lui, on se croirait dans un mauvais vaudeville. Tu t’égares Claude. »
Claude : « Vous m’avez demandé de suivre mes désirs, moi ça me plaît de l’embrasser. » (DLM, 72 min 32 s).
S’il était impossible depuis la première rédaction de démêler exactement ce qui correspondait au factuel et ce qui relevait de l’invention, l’apparition de Germain à l’intérieur d’une scène censée s’être réellement produite, ainsi que le discours métapoétique qu’il tient, achèvent de brouiller les pistes, tout en entérinant la nature trouble des rapports entre le professeur et l’élève, rapports pervers dans le sens où ils se fondent sur la tentative de manipulation d’une famille, à laquelle ils sont susceptibles de nuire (ce qui participe d’ailleurs du suspense du film), et qui se double d’une seconde tentative de manipulation, de l’un par l’autre (destinée à se retourner contre eux). Cette perversité du lien particulier entre les deux hommes se donne à voir lorsque Claude parvient à convaincre Germain de voler le sujet du prochain contrôle de mathématiques, de façon à ce qu’il ne soit pas chassé « de la maison », si Rapha fils, qui rencontre de plus en plus de difficultés dans cette matière malgré l’aide de son ami, venait à obtenir de mauvais résultats, ce qui amènerait Esther à le remplacer par un véritable professeur particulier. Le stratagème fonctionne et Claude redevient un allié dans la maison. Informée du vol commis par Germain, Jeanne lui confie sa peur que l’histoire finisse mal, que les Rapha surprennent les activités de Claude dans la maison et qu’ils le tuent. Cette confidence a lieu au moment où le couple, avant d’entrer dans une salle de cinéma, stationne devant une affiche de Match point (2005) de Woody Allen, film qui met en scène l’histoire d’un jeune homme manipulateur et opportuniste, comme semble l’être Claude. Ce dernier est également comparé par Germain de façon détournée aux personnages pervers qui torturent
Törless dans le livre de Musil, Les Désarrois de l’élève Törless. Germain prête cet ouvrage à Rapha fils pour se faire pardonner de l’avoir humilié un jour au tableau et pour se venger de Claude, lequel a conseillé à son ami d’écrire un article dans le journal du lycée dans le but de dénoncer l’attitude sadique de Germain :
Germain : « Tu l’encourages à écrire contre moi dans Le Flambeau ? »
Claude : « Oui pourquoi pas ? Il faut que le personnage de Rapha existe plus, non ? » (DLM, 53 min 53 s)
À la suite de ce bras de fer qui tourne déjà en défaveur de Germain, l’article publié par Rapha dans Le Flambeau – et en réalité écrit par Claude – ayant ruiné sa réputation au lycée, les échanges se poursuivent pourtant entre l’élève et son professeur : tandis que le premier continue à rendre au second des épisodes de son récit, le second persévère dans ses tentatives pour influencer le premier dans ses choix d’écriture. Lorsque Claude évoque dans l’un de ses textes une nuit passée chez les Artole, au cours de laquelle il aurait erré dans les couloirs tel un vampire, pénétré dans la chambre de Rapha fils endormi après que celui-ci l’aurait contre toute attente embrassé sur la bouche, révélant des pulsions homosexuelles qu’il n’assume pas5, Germain désapprouve le recours au motif du baiser, inefficace selon lui pour produire l’effet littéraire adéquat, sans s’intéresser pour autant au mal-être de Rapha :
Germain : « Tu veux révéler les désirs latents d’une famille normale, le père, la mère, le fils, c’est du Pasolini ? »
Claude : « Vous me reprochez de pas faire exister suffisamment Rapha, moi je pensais que ça vous plairait. »
Germain : « Attends. Parce que toi tu penses que deux adolescents qui se roulent des pelles ça me plait ? »
Claude : « Je sais pas. »
Germain : « Arrête de penser à mes désirs, pense à toi, pense à ce qui t’excite. » (DLM, 63 min 45 s)
Claude procède alors à la réécriture de l’épisode : au lieu de se rendre dans la chambre du fils pour regarder dormir celui qui l’a embrassé, il pénètre à l’intérieur de celle des parents et les imagine faisant l’amour. À la lecture de ce dernier passage, Jeanne demande à Germain s’il a du désir pour Claude car depuis qu’il le pousse à écrire, eux ne font plus l’amour. Germain nie sans parvenir à convaincre Jeanne, éprouvant un malaise d’autant plus grand qu’il s’est bien gardé de lui révéler les propos ambigus que Claude lui a tenus plus tôt et qui témoignent d’une facette de la nature de leur relation, à mi-chemin entre rapports de séduction et sadomasochistes : « Je fais ce que vous m’avez demandé maestro, vous êtes mon sultan, je suis votre Schéhérazade. » (DLM, 44 min 00 s)
La catastrophe qui va précipiter la chute de Germain et la fin du film est contenue dans un autre récit que fait Claude d’un moment passé chez les Artole : alors qu’il regarde Esther dormir allongée sur le canapé pendant qu’il écrit, un bruit la réveille. Claude monte aussitôt voir à l’étage quelle en est la source et trouve Rapha fils pendu dans sa chambre avec la cravate de son uniforme. Il s’interroge alors en voix off : « Rapha. Pourquoi j’t’ai choisi toi ? Parce que j’croyais que tu étais différent, un garçon normal, alors pourquoi ? Pour un baiser ? » (DLM, 74 min 26 s). Un baiser, oui, mais quel baiser ? Celui que Rapha fils lui a effectivement donné ou celui qu’il est censé avoir échangé avec Esther ? François Ozon développe sur ce point, par le jeu des réécritures qui sèment le doute dans l’esprit du spectateur, une belle ambiguïté créative. Aussitôt que Germain prend connaissance de cet épisode, il fait appeler la CPE chez les Artole pour vérifier le caractère fictif du récit puis convoque Claude à son bureau :
Claude : « Je me doutais que le suicide vous plairait pas. J’ai déjà changé. »
Germain : « Tu es allé trop loin. » […]
Claude : « Et alors ? C’est ce que vous m’avez appris »
Germain : « Ecoute, si quelqu’un de l’école ou de la famille Rapha tombait sur tes textes aujourd’hui, ce serait très dangereux, pour toi, et puis pour moi. »
Claude : « Vous voulez que j’abandonne ? »
Germain : « Oui »
Claude : « […] mais c’est pas un peu tard pour me dire ça, c’est vous qui m’avez poussé là-dedans. »
Germain « L’exercice est terminé. Je suis désolé, Claude, mais je me suis peut-être trompé. » (DLM, 75 min 56 s).
Mais Claude affirme ne plus pouvoir s’arrêter d’écrire sur les Rapha car ce sont des personnages qu’il a appris à aimer grâce aux conseils de Germain, lequel lui répond que, dans ce cas, il arrêtera de lire ses rédactions. Claude froisse alors son dernier écrit et le jette à la poubelle avant de quitter la salle.
La fin de l’exercice
Bien entendu, Germain ne peut s’empêcher de récupérer la rédaction qui narre l’éviction de Claude de la maison, suite au rapprochement des Artole qui souhaitent prendre un nouveau départ en s’installant en Chine. Cette fin ne le satisfaisant pas, Germain tente de convaincre Claude de la récrire, ce qu’il refuse de faire :
Claude : « Option a) : les Rapha tuent Claude. Option b) : Claude tue les Rapha et reste avec Esther dans la maison. Option c) : Esther brûle la maison avec les trois mecs à l’intérieur. Vous n’avez qu’à choisir une des trois fins et écrire la suite vous-même. » […]
Germain : « Mais enfin c’est à toi de le faire. C’est pas mon histoire. […] Tu sais ce que c’est le secret d’une bonne fin ? Il faut que le lecteur se dise : je ne m’attendais pas à ça et en même temps ça ne pouvait pas finir autrement. » (DLM, 81 min 36 s).
Si Claude a en effet renoncé à écrire une autre fin dans la maison, l’attitude de Germain l’incite à quitter le lycée pour partir à la recherche d’une autre fin, « une fin pour M. Germain, une fin pour [s]on professeur » (DLM, 86 min 28 s). Sachant que Germain ne peut y être, il se rend à son domicile pour y rencontrer Jeanne, au prétexte de rendre tous les livres que Germain lui a prêtés. C’est à cette occasion qu’il écrit sa dernière rédaction, qu’il laisse sur la table du salon avant de partir :
Qu’est-ce que je fais là ? Devant la femme de mon professeur, offerte dans son sommeil à mon désir d’élève assis au dernier rang. Je cherche une fin, ma fin. C’est peut-être ici que je vais la trouver. Dans sa maison (DLM, 92 min 41 s).
De retour chez lui, alors qu’il a été suspendu par son proviseur suite à la dénonciation par Rapha fils du vol du sujet du contrôle de mathématiques, Germain lit le texte de Claude, accuse Jeanne d’avoir couché avec l’adolescent, puis tente de l’étrangler sur le lit, avant qu’elle ne parvienne à l’assommer avec un exemplaire de Voyage au bout de la nuit…
Le spectateur est ensuite confronté à une ellipse narrative puisque l’on retrouve dans la séquence suivante le personnage de Germain interné à l’institut la Verdière, dans le parc duquel Claude le rejoint. Assis sur un banc à côté de son ancien professeur, Claude fait allusion aux fenêtres du bâtiment situé en face d’eux et aux gens qu’il aperçoit à l’intérieur des habitations, envisageant d’entrer dans leur vie : « Puis y aura toujours le moyen d’entrer dans n’importe quelle maison. Et vous pourriez m’aider, non ? » (DLM, 97 min 00 s) Les deux personnages se sourient puis regardent ce qui se passe à l’intérieur des dix-huit puis, après un travelling avant, des douze appartements, tandis que se fait entendre la voix off de Claude : « M. Germain avait tout perdu. Sa femme, son travail. Mais j’étais là, à ses côtés, prêt à lui raconter une nouvelle histoire. À suivre. » (DLM, 97 min 25 s) Cette dernière séquence, en forme d’hommage au film d’Hitchcock Fenêtre sur cour6 se clôt sur la vision de rideaux noirs qui se referment sur les images des différentes personnes vaquant à leurs occupations dans leurs « maisons ».
Pour F. Ozon, cette fin correspond à sa volonté
de mettre le spectateur au cœur du processus de création. De montrer le côté jubilatoire, de pouvoir aller dans toutes les directions. On est un peu démiurge quand on écrit une histoire. Mais l’autre versant de cette création, c’est qu’elle a quelque chose de dangereux. La réalité peut nous rattraper et la manipulation de la réalité peut amener un certain danger. Les personnages, deux solitudes qui se rencontrent, ont besoin de la fiction pour vivre, pour accepter la réalité, mais se brûlent les ailes à la fin du film, avec la cruauté du retour au réel. En même temps tous deux se sont trouvés, forment une sorte de couple. Comme l’éditeur et l’écrivain, le critique et l’artiste, le producteur et le réalisateur… Ils ont besoin l’un de l’autre. Il faut être deux pour se raconter des histoires (Giraud, 2012, p. 30).
Le dispositif d’alternance entre la réalité et les rédactions lui a tout de suite semblé
propice à une réflexion ludique sur l’imaginaire et les moyens de narration. Des questions un peu théoriques mais très incarnées dans la pièce. À travers le couple Germain-Claude, c’est le binôme nécessaire à toute œuvre de création qui est posé : l’éditeur et l’écrivain, le producteur et le cinéaste, et même le lecteur et l’écrivain ou le spectateur et le metteur en scène. Dès que j’ai lu la pièce, j’ai senti ce potentiel de pouvoir parler indirectement de mon travail, du cinéma, d’où vient l’inspiration, de ce qu’est un créateur, un spectateur (Vassé, 2016).
Conclusion
À l’origine de Dans la maison, il y a donc la pièce de théâtre Le Garçon du dernier rang de Juan Mayorga. C’est la relation professeur-élève qui a tout de suite plu à F. Ozon quand il a découvert cette œuvre :
On était à la fois du côté du professeur et de l’élève, il y avait en permanence un basculement de point de vue, alors que d’habitude, on est dans la transmission du professeur à l’élève mais là, elle opérait dans les deux sens (Vassé, 2016).
Cette transmission réciproque se double pourtant d’une tentative de manipulation de l’un par l’autre, qui tourne en grande partie à l’avantage de Claude. Mais contrairement au héros de Pasolini, Claude ne reste pas totalement maître de ce jeu de manipulation : […] le problème de Claude, c’est qu’il est à la fois narrateur et acteur, il veut trouver une place au cœur de sa fiction et il tombe amoureux d’Esther, une chose à laquelle il ne s’attendait pas. Peu à peu, la fiction lui échappe, il perd le contrôle, confond le réel et l’imaginaire, se dédouble, fait de lui un personnage. En s’intégrant dans la fiction, il se brûle les ailes lui aussi7. Claude dit à la fin : « Mon professeur avait tout perdu », mais lui aussi, d’une certaine manière. […] Claude fait l’apprentissage de la solitude et de l’exclusion à travers sa création, mais il a trouvé un réconfort, un soutien auprès de Germain. C’est pourquoi il était important de les réunir à nouveau dans la dernière scène, devant la maison de repos. D’une certaine manière, c’est un happy end. Je voulais terminer sur la complicité de ces deux solitudes qui ont besoin l’une de l’autre pour faire exister la fiction. Très vite, j’ai eu l’image de ce dernier plan : eux deux sur un banc, qui regardent des fenêtres comme des écrans. Comme l’héroïne de Sous le sable qui court vers un inconnu sur la plage, Germain et Claude choisissent la fiction à la réalité. C’est là qu’ils se sentent vivants (Vassé, 2016).
Ainsi, selon Nicolas Gilli, François Ozon aura tenté une approche purement visuelle d’un cinéma très littéraire. Fascinant d’un bout à l’autre pour de nombreux critiques, « notamment par son ambition formelle qui détonne franchement dans le paysage cinématographique français », le film Dans la maison transforme l’adaptation d’une pièce de théâtre « en une démonstration de cinéma à la fois théorique et très ludique » (Gilli, 2012), via l’établissement d’une relation d’une perversité extrême entre les personnages du professeur et de l’élève, qui implique aussi au-delà de l’écran, de façon astucieuse le spectateur.