Dans sa pièce La Maison suspendue (publiée en 1990), Michel Tremblay, auteur phare de la littérature québécoise depuis 1968, met en scène à Duhamel, village perdu dans la forêt et double du paradis terrestre, la vie des frère et sœur incestueux Victoire et Josaphat, en 1910. Corrigeant la version qu’il donne de cette histoire au début de son célèbre cycle romanesque les Chroniques du Plateau-Mont-Royal (publié entre 1978 et 1997), dans laquelle leur amour était uniquement platonique, l’auteur fait dans cette pièce de ces personnages les parents d’un petit garçon prénommé Gabriel, comme l’archange, tout en lui cachant son origine afin de le protéger. Mais certains de leurs concitoyens ne peuvent accepter leur différence. Ainsi, comme « […] Adam et Ève au Paradis, les ancêtres vivent heureux jusqu’à ce que l’idée du bien et du mal fasse sombrer leur bien-être modèle dans le manichéisme du choix à faire »2. Pour éviter de payer le prix de leur « trop beau péché »3, Josaphat propose alors à Victoire, à nouveau enceinte de lui, de partir pour Montréal et d’accepter la proposition émanant d’un autre homme de l’épouser et de reconnaître ses enfants. Mais Victoire ne l’entend pas ainsi, trop attachée à Duhamel et à la vie qu’elle y mène. Elle hésite à partir pour la ville, associée dans l’imaginaire de l’époque à un lieu de perdition, un enfer qui conduit à l’échec celui qui s’y réfugie. Lorsque Josaphat vend la « maison suspendue » de Duhamel sans son accord, Victoire renie son frère en lançant une malédiction sur sa fille à naître et sur les descendants de celle-ci, puis part pour Montréal avec la certitude de ne plus jamais revoir son frère-amant.
Pourtant, les Chroniques montrent leurs retrouvailles à Montréal à la fin de leur vie et le destin tragique de certains membres de leur famille, que vient déterminer au cours de l’écriture de ce cycle l’invention de l’inceste dans la pièce La Maison suspendue. On voit ainsi comment Michel Tremblay se sert de façon contradictoire de ce tabou – à la fois fondateur et porteur des germes d’une future déchéance – pour rendre cohérente la propension au malheur de la plupart des personnages de cette famille, tout en célébrant ce type d’amour comme un idéal caractéristique d’un âge d’or perdu. Ce tabou représente un tel motif obsédant dans son œuvre que l’auteur le replace au cœur de son dernier cycle romanesque, La Diaspora des Desrosiers (qui comprend 9 tomes publiés entre 2007 et 2015) – dont le quatrième livre, Le Passage obligé (publié en 2010 et dont l’action se passe en 1916), redouble La Maison suspendue pour revenir de façon plus détaillée sur la genèse de l’histoire du couple en procédant de la même façon contradictoire, tout au long de ce nouveau cycle, à la célébration de la pureté de leur amour incestueux et au récit parfois complaisant des conséquences de leur départ de Duhamel sur le destin de leur famille.
Nous étudierons le sens du recours au motif de l’inceste, en ce qu’il est introduit pour conférer une origine quasi mythique au premier couple du Monde de Michel Tremblay et nous présenterons la reprise de ce motif dans son dernier cycle romanesque, qui est paradoxalement à l’origine d’un bonheur et d’un amour durables chez l’autre couple majeur de l’Œuvre, que forment Gabriel et Rhéauna, dite Nana.
Préambule
Lorsque nous avons rédigé notre thèse sur « Les figures d’apocalypses dans l’œuvre de Michel Tremblay », il nous était apparu assez évident, d’une part, qu’après avoir commencé par l’apocalypse, l’écriture de la « fin d’un monde », l’auteur devait en passer par une réécriture de la genèse, ainsi que par une réinvention du couple édénique, et d’autre part, que le choix de l’inceste s’inscrivait dans la continuité logique d’une œuvre privilégiant les personnages marginaux (prostitué(e)s hommes et femmes, travestis, « fous » ou passant pour tels, rebelles à toute autorité), ainsi que les personnages de Canadiens français, devenus Québécois, issus des classes défavorisées et souffrant d’un triple déterminisme historique, religieux et linguistique. Face à cette galerie de personnages de parias et/ou de personnages irrémédiablement enfoncés dans la gangue d’un malheur ordinaire, l’inceste n’était en définitive qu’un motif parmi d’autres dans une palette visant à témoigner du tragique de la condition humaine. C’est la lecture du livre de Marianne Chaillan, intitulé Game of Thrones, une métaphysique des meurtres4, particulièrement celle du chapitre évoquant la question de l’inceste à travers l’analyse du couple que forment Jaime et Cersei Lannister, qui nous a conduit à nous interroger à nouveau sur la pertinence du choix tremblayen et sur son caractère à la fois attendu et audacieux, complaisant et courageux, ordinaire et extra-ordinaire. Dans son ouvrage, l’auteure écrit :
Si le rejet des amours incestueuses est quasi universel, […] certains, cependant, font exception et jugent que cette relation n’est ni morale ni immorale. Cersei et Jaime5 sont deux adultes consentants qui ont le droit de faire ce qui leur convient pour autant que cela ne nuise pas à autrui6. Comment, en effet, appeler « crime » une action dont les offensés sont les offenseurs ? Ou, pour le dire différemment, comment appeler « crime » une action où nous avons affaire à un crime sans victime ?7
[…] La position de Cersei est […] ambiguë, oscillant entre doute et certitude, entre culpabilité et affirmation de soi. Parfois Cersei […] semble avoir […] intériorisé le jugement moral […] [des] autres. Si elle est capable de présenter son amour pour Jaime comme une nécessité incontestable […], elle ne peut s’empêcher de se regarder […] en même temps, comme une criminelle […]8
C’est aussi ce que pense son frère Jaime et, pour justifier la nécessité de l’inceste, Cersei fait référence aux mœurs d’une lignée royale concurrente, celle des Targaryen, dont descend Daenerys Targaryen, la « mère des dragons », « l’imbrûlée », fruit de l’union entre Aerys II (certes surnommé « le roi fou ») et sa sœur Rhaella. C’est cette même Daenerys que tous les personnages admirent, craignent ou vénèrent sans voir en elle une « abomination » née de l’inceste et appelée à épouser l’un de ses frères, s’ils n’étaient pas tous morts ou si elle n’avait pas été contrainte de contracter d’autres alliances. Cersei affirme ainsi :
Les Targaryen se sont mariés entre frère et sœur pendant trois cents ans pour conserver la pureté de leur lignée. Jaime et moi sommes plus que frère et sœur, nous avons partagé un utérus. Nous sommes venus dans ce monde ensemble, nous sommes faits l’un pour l’autre.9
[Mais] La moitié des Targaryen sont devenus fous […]. Que dit le proverbe ? À chaque naissance d’un Targaryen, les Dieux tirent à pile ou face.10
Ce passage par Game of Thrones nous a semblé intéressant pour montrer le tour de force qu’opère Tremblay, en posant les mêmes questions sur la moralité et les conséquences de l’inceste, mais à partir de la création d’une lignée ordinaire d’habitants du nord du Québec, au début du 20e siècle, et non d’une lignée royale appartenant à un univers merveilleux médiéval revisité, même si dans l’œuvre tremblayenne, le motif de l’inceste croise aussi le merveilleux à la façon du réalisme magique, comme nous allons l’évoquer.
L’Éden, le péché originel, l’exil et la malédiction
Chez Tremblay, le village de Duhamel figure donc le paradis terrestre, plus proche de l’Éden biblique que de la cosmogonie païenne que privilégie par ailleurs l’auteur via l’invention des Tricoteuses du Destin, qui reprennent certaines attributions à la fois des Moires et des Muses et qui suivent, protègent, instruisent certains membres de la lignée, dont Josaphat et son petit-fils Marcel. Isolés dans leur maison à flanc de montagne, perdus dans une forêt au cœur de laquelle se trouve un lac, Josaphat et Victoire, le premier couple du Monde de Michel Tremblay, ont ainsi, comme Adam et Ève, « les yeux dessillés devant leur faute […] (qui, pourtant, comme la nudité, était partie intégrante du bonheur) au moment où ils [cèdent] – mais […] cette fois par l’acte de l’homme, Josaphat, qui vend leur bien(-être) – aux miroitements du faux bonheur urbain, à la perfidie du discours du qu’en dira-t-on, nouvelle connaissance du Bien et du Mal »11. Mais Victoire n’entend pas renoncer aussi facilement à son Éden pour épouser un autre homme à Montréal :
On est venus au monde icitte, Josaphat, dans la nature, dans le fin fond de la forêt, au bord d’un lac, au bord d’un lac, Josaphat ! […] notre vie est réglée sur ce lac-là ! […] On a eu la chance de venir au monde à’campagne pis on devrait y rester […]. Josaphat, Télesphore12 s’est fait offrir une job de concierge dans une maison appartements de la ruelle des Fortifications, à Morial, penses-tu que c’est une affaire qu’on peut souhaiter à un enfant ? Hein ? Y vont-tu nous loger dans’ cave ? […] Gabriel, notre enfant, l’enfant qu’on a faite, nous deux, on va-tu l’obliger à grandir dans une cave de la grande ville après y avoir donné… (Elle montre le lac.) tout ça ? […] Mais pourquoi on parle de ça, pourquoi on parle encore de ça Josaphat, j’veux pas y aller en ville ! J’aime mieux être une paria en face de mon lac qu’une femme sans passé au fond d’une cave en ville !13
La jeune femme ajoute que s’il lui faut quitter Duhamel, son exil sera définitif. Folle de rage et de désespoir, elle avertit son frère qu’elle est prête à renier son passé et son origine. Josaphat ayant vendu la maison, Victoire ne peut que se résigner à devoir tenir promesse. L’acte de vente constitue donc le pivot de l’histoire familiale car c’est aussi à la décision de Josaphat que la maison était suspendue :
Au moment où Victoire se prépare à la venue de son deuxième enfant, son frère et amant l’oblige à s’arracher de sa propre matrice pour s’en aller vers le monde froid et inhospitalier de la ville. Vendre la maison, c’était aussi vendre son âme (au diable ?), livrer sa femme à un autre, refuser d’assumer son amour d’homme et de père, et… tomber dans le vide. En ce sens Josaphat est bien l’ancêtre des hommes de Tremblay.14
Victoire renie alors son frère, opérant un clivage dans sa descendance : deux lignées vont en effet se faire face dans les générations suivantes, représentant le côté du père ou celui de la mère.
La filiation maudite
Même si Victoire et Josaphat n’ont eu pour enfants qu’un fils, Gabriel, et une fille, qui n’est pas encore née dans La Maison suspendue et dont son père ignore l’existence, le secret et le déchirement du couple ont engendré dans l’œuvre de Tremblay « deux lignées de descendants, d’un ordre qui échappe à la simple procréation biologique »15 : « La première lignée, “terrienne”, héritière de Victoire, est celle des personnages que le sort, si ce n’est la pure hérédité, a abstraits de tout pouvoir d’imaginer, de toute habileté créatrice »16. Ainsi, Josaphat ne parvient pas à transmettre son don de voir les Tricoteuses ni ses talents d’artiste à son premier-né, Gabriel, lequel ne semble pas sensible non plus à la beauté de Duhamel, tandis que Victoire va léguer son fiel à l’enfant dont elle se sait enceinte :
Ça a ben l’air que tu vas venir au monde en ville… […] Si t’es une p’tite fille, j’vas t’appeler Albertine, comme la mére de ma mére, dans l’espoir que tu soyes aussi douce pis aussi fine qu’elle… Non, si t’es une fille, tu seras pas fine, je le sais. Tu vas… tu vas hériter de tout c’que j’ai de plus laid, tu vas hériter de toute ma rage d’avoir été obligée de laisser la campagne pour aller m’enterrer en ville… Tu le sauras pas, mais tu vas traîner avec toé mon malheur à moé… J’s’rai pas capable de pas te transmettre mon malheur… pis de pas le transmettre aussi à tes enfants.17
Cette imprécation explique rétrospectivement la nature du personnage d’Albertine que mettent en scène les Chroniques. La fille de Victoire apparaît en effet dans ces romans comme refusant avec acharnement toute forme de rêve, de bien-être et d’évasion. Née de « l’irrémédiable déchirure, de la pire compromission »18, elle ne sera pas un ange du désir comme Gabriel, un enfant du rêve de Josaphat, mais une descendante de Victoire, privée de paradis, symbole de la dure réalité urbaine, de la nouvelle vie, du mariage avec Télesphore dont Victoire aura un autre fils, Édouard.
Alors que les membres de la seconde génération, que représentent Gabriel, Albertine et Édouard, vivent entièrement sous la coupe d’une mère devenue à Montréal ogresse, castratrice et despotique, la troisième génération voit naître deux garçons, les cousins Marcel et Jean-Marc, qui vont amorcer chacun un retour à la figure du père et de l’origine : « La seconde lignée, “aérienne”, […] littéralement et littérairement “accrochée” aux rêves et à la fantaisie du conteur […], puise à l’hérédité paternelle ; c’est de la “descendance” de Josaphat qu’il s’agit, des “artistes” et des “fous” de la famille »19. Marcel hérite de la marginalité de son grand-père, de sa folie qui lui permet de voir les Muses-Moires ; Jean-Marc, double autofictionnel de l’auteur, hérite quant à lui de ses dons de conteur, devenant le seul être capable d’échapper à la malédiction grâce au pouvoir salvateur de l’écriture.
La réconciliation dans Les Chroniques
Si Les Chroniques du Plateau-Mont-Royal ne relatent pas la vie misérable de Victoire à Montréal auprès de Télesphore, laquelle sera longuement évoquée dans La Diaspora des Desrosiers, elles montrent la réconciliation du frère et de la sœur incestueux qu’autorise le basculement dans la folie de Victoire, c’est-à-dire son « apocalypse », révélation par la vision du mystère des Divinités d’influence païenne incarnées dans l’histoire de sa famille pour tenter – en vain – de la protéger. Le 2 mai 1942, jour pendant lequel se déroule l’action du premier tome des Chroniques, alors qu’elle se prépare à sortir et alors que Florence, l’une des Muses-Moires, censée être invisible de tous sauf de Josaphat et de Marcel, sort sur le perron de la maison d’à côté, censée être inoccupée, Victoire voit la porte de celle-ci s’ouvrir, provoquant l’émoi des divinités : « Moman, a’vous regarde ! A’vous voit ! » « Non, Violette. Est pas assez folle. Est pas encore assez folle »20. Prise de panique à l’idée que la folie la gagne, Victoire songe d’abord à mourir, change d’avis et décide de profiter de ses dernières années à vivre, du charme de la vie et du rêve, ainsi que de son frère dans les bras duquel elle se blottit lorsqu’elle accepte enfin l’existence des Tricoteuses du Destin. Cinq ans plus tard, elle rend l’âme en célébrant de façon hallucinée son double amour pour Josaphat et Duhamel :
« Josaphat, le ciel est rouge ? La nuit s’en vient ? C’est la pleine lune, à soir, Josaphat. […] J’t’aime tellement que le pays a l’air plus p’tit ! Y’a pus de distance, Josaphat ! J’vas t’être à Montréal mais j’vas transporter Duhamel dans mon cœur ! » Elle […] posa le menton dans le creux de son épaule et mourut assise, rayonnante de bonheur.21
Ici s’achèvent les parties22 de notre article qui correspondent à la reprise ou à la synthèse de certains chapitres de notre thèse. Nous en venons maintenant aux pistes de recherche que nous aimerions explorer plus avant, dans le cadre d’une recherche toujours en cours23. Nous avons dit que le passage par Game of Thrones nous avait semblé intéressant pour montrer le tour de force qu’opère Tremblay en utilisant le motif de l’inceste : il récupère en effet ce « tabou »24 pour donner au premier homme et à la première femme de son œuvre, simples habitants de la forêt, l’aura de figures plus nobles, amplifiant ainsi de façon quasi cosmogonique leur rôle et leur responsabilité dans le destin de leurs descendants, tout en déployant de façon parfois complaisante ses conséquences néfastes et vécues comme une forme de déterminisme.
Ainsi, ce tabou représente un tel motif obsédant dans son œuvre que l’auteur le replace au cœur de son dernier cycle romanesque, La Diaspora des Desrosiers, en démultipliant ses représentations et descriptions en autant de réécritures et de variations génériques, pour le soumettre au regard et au jugement de personnages différents – un lutin, une religieuse et une petite fille, Rhéauna, double autofictionnel de sa propre mère, amenée dans l’œuvre à épouser Gabriel, fruit d’un inceste qu’elle n’ignore pas.
Reprise du motif de l’inceste dans le dernier cycle romanesque, La Diaspora des Desrosiers (2007-2015)
Comme nous l’avons montré dans notre article « Cycle et recyclage, reprise et ressassement du roman-monde dans La Diaspora des Desrosiers »25, l’œuvre tremblayenne continue de se recycler depuis 2007 en faisant cycles : après avoir prolongé son cycle théâtral des Belles-sœurs (publié entre 1968 et 1977) dans les Chroniques du Plateau-Mont-Royal, afin de narrer de façon téléologique les causes de l’« apocalypse »26 de son monde, Tremblay ressasse l’origine en remontant une nouvelle fois, dans La Diaspora des Desrosiers, le cours du temps et celui des familles de Gabriel et de Rhéauna. Dans le cas qui nous occupe, soit les variations autour du motif de l’inceste fondateur, tout RE-commence à partir de La Traversée des sentiments (2009), troisième tome de la Diaspora qui rend compte d’une semaine de vacances que passent en 1915 les sœurs Desrosiers et Nana dans une maison de campagne familiale, qui se situe comme par hasard à Duhamel et qui se révèle être aussi l’ancienne maison de Josaphat et de Victoire. C’est aussi dans ce tome que le lecteur retrouve les figures tutélaires des quatre Tricoteuses (Rose, Violette, Mauve et leur mère, Florence), décidées à partir pour Montréal afin de retrouver Josaphat et Victoire, qui s’y sont exilés, et de provoquer la rencontre et le mariage de Nana avec Gabriel, qui aura lieu dans La Grande Mêlée (2011), cinquième tome du cycle. Mais, avant d’en venir au récit de cette union et de la rencontre des deux familles, Tremblay opère une forme de digression avec Le Passage obligé (2010), quatrième tome qui narre la façon dont Nana trouve réconfort dans la lecture des Contes de Josaphat-le-Violon, recueil rédigé par Josaphat, qu’il a laissé dans son ancienne maison, que Nana a recueilli durant son séjour à Duhamel, et qui réécrit de son point de vue de frère-amant l’inceste vécu avec sa sœur Victoire.
Le premier conte du recueil, inséré dans Le Passage obligé, s’intitule « Le Lutin dans la huche à pain » ; il retrace l’histoire d’un lutin ayant quitté son Écosse natale durant la Grande Famine pour « aboutir au fin fond de la Gatineau, au-delà d’un tout petit village qui portait alors un nom anglais, Preston, mais que tous les habitants, dont la langue maternelle était le français, appelaient Duhamel »27. Après avoir mené une longue quête de la Féerie, du Monde magique canadien-français, en vain, il parvient devant « la plus jolie petite maison qu’il avait jamais vue [la fameuse « maison suspendue », celle de Josaphat et Victoire]. […] Et il comprit qu’il était arrivé au bout de son chemin, que son destin allait enfin s’accomplir et que c’est là, dans cette petite maison, qu’il allait mourir. Que ce n’était pas la Féerie de la Gatineau qu’il trouverait, mais la mort »28. Le lutin se prend en effet d’affection pour Victoire, la jeune femme à « la grâce naturelle »29 dont il ne comprend pas le désespoir. Prêt à sacrifier sa vie (le dévoilement d’un secret humain coûtant en effet la vie au lutin qui l’entend) pour prendre sur lui une partie de ce malheur, il l’incite à se confier à lui :
Et ce que [le lutin] apprit alors au sujet de Victoire et de Josaphat dépassait tout ce qu’il aurait pu imaginer. C’était un secret plus énorme, plus étonnant, plus choquant que ce à quoi il s’attendait […]. C’était une magnifique histoire d’amour, racontée avec passion, et en même temps un malheur sans solution, surtout à cause de l’enfant qui amènerait, dans quelques mois, une vraie tragédie, un autre coup du destin trop grand […].30
À la fin de la confession, la lumière de la luciole s’éteint, permettant – pour un temps – à l’angoisse de Victoire de s’alléger, à sa vie de « redevenir supportable »31, bien qu’elle sache que sa famille restera une « famille de parias »32.
Il y aurait un important travail à faire relatif à ce merveilleux qui fait retour dans l’œuvre pour prendre en partie en charge la souffrance des hommes, alors que les trois premiers livres de La Diaspora empruntaient la seule veine réaliste (à l’exception, dans La Traversée des sentiments, troisième tome de La Diaspora, du premier conte enchâssé de Josaphat, voire, dans La Traversée du continent, premier tome de La Diaspora, des rêves que fait Nana dans les trains qu’elle prend pour aller de son village en Saskatchewan à Montréal). Il est également remarquable d’avoir fait en sorte que le destinataire du conte du lutin dans la diégèse principale soit une fillette, qui peine d’abord à comprendre la nature du secret – l’inceste n’étant jamais explicitement mentionné dans ce récit de Josaphat –, et qui va poursuivre, fascinée, sa lecture du recueil en forme de rite initiatique devant ouvrir sur l’acceptation de l’origine de son futur mari (Gabriel, donc, le fils de Josaphat et de Victoire).
C’est dans le quatrième et dernier conte de Josaphat-le-Violon, intitulé « La Pie-grièche et la souris des champs », que Nana prend conscience qu’il s’agit d’inceste. Le conte débute sur cette mise au point définitoire en forme d’avertissement de la part de Josaphat :
La pie-grièche est un oiseau carnivore qui cloue ses victimes […] aux piquants des branches d’aubépines avant de les dévorer vivantes. Elle les regarde souffrir et les écoute se lamenter pendant qu’elle les éventre avec son bec pointu. […] Elle est discrète, […] et hypocrite avec son air de rien, ses proies ne se méfient donc pas d’elle. Elle ressemble à une religieuse à la robe grise et à la cape noire. La pie-grièche est un oiseau d’une cruauté sans nom déguisée en sœur grise.33
L’action se passe quelques années après la mort du lutin, à Duhamel où se rend chez son jeune frère, qui est le nouveau curé en titre, Sœur Sainte-Claire, de la congrégation des Sœurs grises. Celle-ci est exilée à Duhamel, « en punition » de fautes si graves qu’elles ne peuvent être dites. Habitée par la volonté de faire le Mal, elle enquête sur toutes les familles du village et finit par découvrir Victoire, son fils Gabriel et l’existence de l’inceste qu’elle dénonce avec une violence telle que « Victoire était clouée au mur de sa cuisine […] : [elle] hurlait de douleur […] convaincue que la foudre de Dieu tombait sur elle et qu’elle le méritait »34. La sensation que « Sainte-Claire » éprouve de devenir « immense », de planer au-dessus de sa victime comme l’ombre du Dieu vengeur s’interrompt brutalement à l’arrivée de Josaphat qui chasse la « corneille », la « pie-grièche », avant qu’elle ne soit elle-même chassée par le curé, son propre frère, qui a pris le parti de protéger ses paroissiens, même vivant dans le « péché ». Mais le « Mal » est fait, Josaphat vend la maison et c’est le départ déchirant pour Montréal.
C’est aussi le moment où Nana comprend, dans la diégèse enchâssante, qu’il s’agit d’inceste, la réprobation qui l’anime à ce sujet s’effaçant devant celle de la violence extrême « qui plane tout au long d’une histoire et qui n’éclate qu’à la fin, et si brusquement qu’on en reste interdit »35. C’est cet interdit qu’elle refusera en tombant amoureuse de Gabriel et en l’épousant plus tard, alors qu’elle connaît son ascendance, pour vivre avec lui jusqu’à sa mort bonheurs et malheurs.
C’est donc dans Le Passage obligé que Nana rencontre Gabriel en août 1918 à l’hôpital militaire où elle travaille et c’est dans La Grande Mêlée, le tome suivant, que sont narrés son mariage et sa confrontation avec Josaphat en 1922, auquel elle apprend qu’elle a lu ses contes fantastiques, qu’il a écrits pour célébrer son amour avec Victoire et légitimer l’existence de Gabriel :
Elle a vite ajouté qu’elle les avait trouvés magnifiques. Que, surtout, elle avait été bouleversée, beaucoup plus tard, après sa rencontre avec Gabriel, cet incroyable hasard, lorsqu’elle avait fini par deviner leur signification. Choquée aussi, oui, sans aucun doute, parce que leur incroyable histoire d’amour, à lui et à Victoire, était non seulement en dehors des normes mais répréhensible et condamnable aux yeux de la société. […] elle voulait qu’il sache qu’elle ne le jugeait pas […]. […] elle était capable de comprendre [leur] amour, convaincue qu’elle était d’en vivre un elle-même [mais] c’était cette vie de parias, cette mise au ban de la population de leur village, les cancans, les insultes […], c’est ce qu’ils avaient eu à endurer et comment ils avaient réussi à survivre qu’elle ne comprenait pas.36
Nana offre ainsi l’absolution à Josaphat – venu à elle dans le but honnête de tout lui avouer avant qu’elle épouse son fils et qui se trouve « choqué. Par l’étonnante compréhension de Rhéauna et sa grande tolérance devant ce que n’importe qui d’autre trouverait monstrueux »37 – et consent à épouser Gabriel en toute connaissance de cause et sans culpabilité.
En 2011, au moment de la publication de La Grande Mêlée, Michel Tremblay offre une nouvelle visibilité et légitimité à l’inceste fondateur des relations familiales de toute l’œuvre à venir, les quatre derniers tomes du cycle de La Diaspora des Desrosiers, et de toute l’œuvre déjà écrite, particulièrement le cycle des Chroniques du Plateau-Mont-Royal et la pièce La Maison suspendue. Cet inceste mythique va en effet permettre l’éclosion, en contrepoint de de la passion – à la fois souffrance et inclination violente et exclusive dégénérant en obsession – vécue l’un pour l’autre par Josaphat et Victoire, d’un amour durable entre Gabriel et Nana, qui survivra même à la mort de leurs deux aînés et qui est le seul exemple de bonheur dans les deux cycles.
Ainsi, le bonheur issu de l’inceste existe bien dans l’œuvre tremblayenne et nous dirions qu’il a un grand intérêt puisqu’il s’agit de construire, comme nous l’avons montré dans notre article « Dire le bonheur ou la suspension momentanée du tragique dans l’œuvre tremblayenne »38, une poétique du contraste qui permet de mettre davantage en valeur le tragique présent partout ailleurs.