Avec l’aimable relecture de Marc Arino, DIRE-UR 7387, Université de La Réunion
Les littératures francophones accordent une large place à la représentation des rapports intrafamiliaux. Ce numéro de TrOPICS, codirigé par Marc Arino et Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo, cherche à poursuivre l’effort de compilation entamé par l’ouvrage Relations familiales dans les littératures française et francophones des 20e et 21e siècle dirigé par Murielle Lucie Clément et Sabine van Wesemael1, en recentrant les aires géographiques analysées sur les mondes francophones hors métropole française, et en se concentrant sur le vingt et unième siècle. Les contributions qu’il comporte s’intéressent ainsi à l’espace québécois, guadeloupéen, guyanais, mahorais, tahitien et s’interrogent aussi sur la famille israélienne ou sur les rapports allégoriques entre France et Afrique.
La prise en considération de l’extrême modernité et des mutations qu’elle impose aux sujets et aux sociétés a conduit les auteur.es de ce numéro à voir en quoi la notion de famille peut être repensée et redéfinie en contexte postcolonial, migratoire et dans des littératures qui mettent en scène la diversité de leurs modèles socio-affectifs et de leurs organisations culturelles. Si les littératures, de quelque origine qu’elles soient, se sont souvent posé cette question, ce numéro invitait à nouveau à se demander ce qu’est une famille dans les littératures d’expression française immédiatement contemporaines.
Qu’est-ce, en effet, qu’une famille dans un contexte marqué par les conflits, la dispersion de ses membres, les migrations plus ou moins choisies, la mondialisation économique et capitaliste, la globalisation numérique, mais aussi dans un présent caractérisé par la redéfinition de ce que peuvent être la parentalité, la filiation, les modalités de la transmission, les normes et rôles genrés, la solidarité et le lien ?
En contexte postcolonial aussi bien qu’en contexte colonial, comme l’a montré Ann Laura Stoler2, l’intime est profondément politisé, ce que la littérature ne cesse de démasquer en faisant de la famille le siège de la désorganisation socioaffective qu’induit cette intrusion du public dans le privé. S’y ajoutent, dans la continuité des grandes tragédies historiques que furent les traites, les guerres et les déportations, les incessants conflits du présent qui défont les familles et en jettent les membres sur des routes ou sur des océans qui les séparent parfois définitivement. Cette permanente dispersion occupe le cœur de bien des œuvres francophones.
Parmi elles, nous pouvons en citer une qui redonne à l’actualité immédiatement contemporaine une profondeur historique : Des Ailes au loin de Jadd Hilal (2018)3. L’auteur met en scène quatre générations de femmes libano-palestiniennes en quête de liberté qui, de mère en fille, voient leurs familles écartelées par les incessants conflits du Moyen Orient, des années 1930 jusqu’au vingt et unième siècle. On peut aussi se souvenir de Trois femmes puissantes de Marie NDiaye (2009)4 qui, à travers trois portraits de femmes dont les familles sont dispersées entre Sénégal et France, évoque la brutalité de relations familiales sans amour : des relations filiales impossibles avec un père tyrannique, des relations conjugales malheureuses, un soutien impossible entre migrants dont l’une se voit exploitée, abusée et volée par celui qu’elle croyait être son compagnon dans la traversée du désert migratoire.
La violence des conflits nationaux, ethniques ou internationaux est en effet souvent passée au crible de ses effets sur la cellule familiale qui explose de manière définitive, laissant place à des associations temporaires, à des solidarités aussi inattendues que fragiles. Les romans sur le Rwanda s’en font ainsi, par exemple, l’écho et l’on peut mentionner l’enquête conduite par Beata Umubyeyi Mairesse qui, dans Le Convoi (2024)5, recherche ses compagnons de fuite qui avaient temporairement construit, avec l’adolescente qu’elle était, un nouveau clan saisi dans la terreur de mourir avant de se disperser aussitôt. La déstructuration de tout rapport en raison de l’hyperviolence des conflits contemporains peut aller jusqu’à l’invalidation du rapport générationnel entre enfants et adultes voire entre humains, plongeant les protagonistes dans une déréliction qui traduit une profonde inquiétude à l’égard d’un monde contemporain inapte à la relation, à moins qu’elle ne soit profondément pervertie. On peut évoquer ici le premier roman du Congolais Elvis Ntambua Mampuele qui choisit, dans Makila6, en 2024, de faire revenir la voix d’un protagoniste sur lequel on pensait que le roman africain avait déjà tout dit, l’enfant-soldat privé de toute possibilité d’attachement autre qu’à sa troupe déshumanisée, mettant en procès la difformité morale, éthique et affective d’un monde contemporain où il semble difficile de « faire famille ».
Le vingt et unième siècle montre, comme ceux qui l’ont précédé, que la famille est le plus souvent dysfonctionnelle et ne constitue pas d’abri protecteur contre les crises historiques, financières, écologiques, sanitaires, pas plus qu’elle ne semble permettre une transmission linéaire de valeurs liées à la langue, la religion ou à l’ancrage géographique : l’univers familial est « la plupart du temps marqué par des recompositions chaotiques, des fractures entre générations, [et] recèle des secrets douloureux, plus ou moins bien gardés, qui entravent la prise d’écriture » ou au contraire qui précipitent le passage à l’acte littéraire comme le stipule le texte de présentation du numéro de la revue Ipotesi consacré aux « Liens de familles dans la littérature, 1950-2010 »7. Les « questions liées au genre et à la remise en question des catégories traditionnelles ainsi que l’interrogation sur l’appartenance sociale, ses figements et ses tentatives de dépassement », continuent à être au cœur des liens de famille8. Ce début de siècle paraît toutefois marqué par une intensification et une accélération des processus de complexification des relations entre les sujets. Dans un monde largement créolisé, hybridé, pluriculturel, plurilingue, en réseaux – migratoires comme sociaux – les contours des familles aussi bien que des rôles genrés se voient de plus en plus transformés. Ainsi, dans ce numéro, Christina Chung et Flora Roussel invitent-elles à voir à quel point, chez Anne Archet, la parentalité, la paternité ou la maternité peuvent être remises en question par des relationnalités queer. Ces extensions et refondations du système familial, ici heureuses et épanouies, n’en demeurent pas moins minoritaires.
Les représentations romanesques mettent en effet avant tout en scène des familles qui affrontent des tragédies et se reconstruisent peu ou prou, sans jamais être réparées. Le Tribunal des cailloux de Johary Ravaloson (2024)9 montre que la fille, la femme et la belle-sœur violées par un père « incestueur » protégé par sa fonction et son rôle sociaux parviennent à défaire son omnipotence. Cette solidarité se met toutefois tardivement en place après que la mère a voulu ignorer les violences que le père faisait subir à leur fille. Les femmes ne sont pas victimisées mais elles-mêmes ambiguës. Seuls la sororité et l’amour lesbien, encore fortement réprouvé à Madagascar, semblent promettre aux plus jeunes l’advenue d’un nouveau modèle affectif et familial. Toutefois, la résistance féminine ne suppose aucune édulcoration de la violence. L’agentivité des protagonistes se manifeste aussi par la violence physique à l’encontre du père violeur, roué de coups par sa fille, empoisonné par sa femme et sa belle-sœur. La recomposition familiale n’en fait pas oublier la souffrance, ne transcende aucune douleur. On peut ainsi penser à la filiation retrouvée dans Ce que je sais de toi d’Éric Chacour (2023)10. Un fils, dont on ne découvrira que tardivement l’identité, s’adresse à la 2° personne du singulier à un père dont l’homosexualité longtemps refoulée l’avait ostracisé, dans une Égypte qui ne pouvait pas plus accepter ses choix que sa propre famille, composée uniquement de femmes. Contraint à l’exil à Montréal, le père avait rompu les liens avec son pays comme avec son fils. Avec opiniâtreté et amour, c’est pourtant ce fils qui tisse ici les lambeaux de l’histoire déchirée de son père pour élaborer un « Nous » timide mais peut-être possible. Si les œuvres ne chantent pas le bonheur de familles retrouvées, elles s’ouvrent toutes à de nouvelles configurations pour « faire famille » autrement.
De même, il faut prendre en considération les liens nouveaux, souvent par défaut, qu’établissent les enfants migrants, ou bien les enfants abandonnés livrés à eux-mêmes, et les familles alternatives qu’ils reconstituent entre pairs. On peut ainsi penser à Congo inc. Le testament de Bismarck d’In Koli Jean Bofane (2014)11 et à la façon dont s’y recréent, dans les bas-fonds de la ville, des communautés transnationales, transethniques, transidentitaires entre garçons et filles livrés à eux-mêmes. L’adolescent pygmée Isookanga a, avec son ami chinois vendeur des rues Zhang Zia, la vocation de « faire dans la mondialisation » néolibérale depuis qu’il a découvert le monde d’internet et des images. Son cheminement témoigne des opportunités de ces nouveaux réseaux autant que de leur force de dérégulation. Ce que dénonce en effet cette œuvre comme d’autres, ce sont la globalisation économique et sociale ainsi qu’une prédation capitaliste à grande échelle qui nécessitent de revisiter toutes les modalités relationnelles ainsi que les sentiments d’appartenance et de territorialisation. La famille, c’est alors ce qui reste, ceux qui sont rejetés sur la rive par ce monde ultracontemporain et qui finissent par se retrouver et s’unir mais aussi souvent par se trahir et s’abandonner.
On mesure alors toute l’ambiguïté de ces configurations affectives fragiles et temporaires qui permettent de reconstruire des filiations et des transmissions mais sans jamais en amoindrir les souffrances ni en occulter les faillites. Ces nouvelles relations peuvent être angoissantes et troublantes, signifiant à quel point la notion de relations de famille constitue un écheveau sémantique profondément intriqué. Selon Murielle Lucie Clément et Sabine van Wesemael, dans l’analyse des familles, « l’approche psychanalytique [est] toujours présente au premier plan, [suivie par] des approches sociologiques, culturelles, poético-rhétoriques, interdisciplinaires et pédagogiques »12. On peut en prendre pour exemple le trio « amoureux » que constituent, dans Les Jours vivants d’Ananda Devi (2013)13, la vieille Anglaise esseulée Mary avec Howard, le fantôme de celui qui ne fut qu’une nuit son amant et avec le cadavre de Cub, un jeune adolescent d’origine jamaïcaine tué par des fascistes qui est tout à la fois son amant, son protégé et son protecteur. Loin de toute forme de maternité substitutive et sacrificielle, mais permettant à Mary de découvrir une jouissance érotique qui lui était inconnue, cet étrange « trouple » apparaît comme profondément transgressif et Mary, aux yeux de ceux qui la découvriront étreignant dans son lit le corps en décomposition du jeune garçon, incarnera une figure terrifiante de monstre dévorateur et fou. Si l’on y voit une métaphore d’un Empire britannique décati et dévoyé qui ne peut survivre qu’en continuant à absorber ses anciennes colonies, il est évident que l’autrice propose aussi autre chose. Elle abolit toute forme de barrière de genre, d’âge, de couleur, de classe, de vie et de mort, d’amour et de dégoût, pour laisser place à une continuité entre les états de la chair et créer ainsi un rêve intégratif et empathique dans lequel nulle solitude n’est plus possible. De son côté, Ying Chen choisit, dans Espèces (2010)14, de métamorphoser sa narratrice en chatte qui, après la mort de leur enfant, observe son mari depuis sa nouvelle incarnation et met en procès la vie de couple grâce à ce glissement interspéciste.
Dans un univers francophone postcolonial aux frontières redéfinies et aux rapports de force rebattus mais dont la violence ne s’efface pas, que deviennent alors les symboles qu’incarnaient les figures de la Mère et du Père, traditionnellement pensées en termes de pouvoir et de dépendance mais aussi d’impuissance et de faillite ?
Si la profonde diversité des espaces francophones empêche tout arasement de leurs différences, ils ont toutefois en commun le fait d’avoir conféré une importante charge politique à la représentation des rôles parentaux, pris entre soumission à l’ordre colonial et domination intrafamiliale surtout pour les pères, ou bien, pour les mères, assujetties à une oppression patriarcale dédoublée, ou encore résistantes et « potomitan » du fragile édifice familial. « L’oppression [patriarcale] instinctive, intellectuelle et sociale »15 ne s’est pas adoucie, comme en témoigne par exemple, parmi de nombreux autres, le récit aux échos tragiques d’Émilienne Malfatto, Que sur toi se lamente le Tigre (2020)16, qui, dans l’Irak contemporain, condamne à mort, au nom du code de l’honneur, une jeune fille enceinte sans être mariée. Ce patriarcat ne cesse néanmoins d’être déconstruit par l’écriture, comme par la voix narrative de plus en plus assumée par les protagonistes elles-mêmes.
Si l’accent de la critique francophoniste a souvent été mis sur l’écrasante présence des mères et sur les relations mère-fille17, force est en effet de constater que nombre d’auteur.es contribuent à rejeter « l’image traditionnelle de la femme à laquelle la maternité était accouplée »18. Peu à peu s’efface le figement du rôle allégorique de femmes emblématiques de la Nation, de la mère-patrie et devant en préserver les valeurs, en transmettant une culture qui souvent les opprime. De même, le rôle des grands-mères19, comme par exemple dans le cas de L’Aimé d’Axel Gauvin20 (1990) à La Réunion, incarnant la possibilité d’une généalogie retrouvée et d’une territorialisation possible dans le corps de l’île, tend-il à laisser place à des figures plus contrastées.
On note ainsi, dans nombre de textes récents, un renforcement et une complexification des rôles féminins, qui ne reculent pas devant la transgression. Beaucoup de romans sont en effet fortement engagés dans un combat pour l’émancipation comme c’est le cas des Impatientes (2020) de Djaïli Amadou Amal21 qui donne de la polygamie au Cameroun une représentation qui renouvelle le tableau fondateur qui en avait été brossé au Sénégal par Mariama Bâ dans Une si longue lettre (1979)22 en conférant certes aux protagonistes leur statut de victimes d’un ordre oppressif, mais en dévoilant aussi les ambiguïtés de leurs caractères contrastés et les modalités tout à la fois de leur soumission et de leur résistance à ce modèle familial qu’aucune d’elles n’accepte. Les protagonistes des différents romans de Beyrouk sont pour leur part particulièrement marquantes par leurs capacités à résister au patriarcat mauritanien. Ainsi Rayhana la bédouine, dans Le Tambour des larmes (2015)23, s’enfuit-elle de son campement dans le désert en volant le tambour, objet fétiche de sa tribu, pour mieux provoquer des règles qui évinçaient sa voix et son existence, usaient de son corps dans un mariage forcé et lui avaient arraché l’enfant qu’elle avait eu hors mariage. La quête de son enfant effacé de la généalogie de la tribu la conduit au péril de sa vie à Atar et à Nouakchott où elle finira de solder tous les engagements qui la reliaient à son clan dans l’espoir de refonder une famille avec ceux qui seraient susceptibles d’admettre son défi et sa solitude. Autant de portraits qui rompent avec la victimisation, le misérabilisme dans lesquels semblaient s’essentialiser des femmes dont la destinée était caractérisée par l’absence et le mutisme. Le texte autobiographique Salogi’s (2008), de Barlen Pyamootoo24, apporte ainsi un éclairage singulier sur une mère pauvre qui tentera seule la grande aventure de la migration économique de Maurice à Strasbourg où elle fera peu à peu venir sa famille pour lui offrir une autre existence. Force qui va, la mère n’a rien d’une femme enfermée dans un univers indo-mauricien omniprésent, mais dont les petits cahiers d’écolier qu’elle écrit montrent qu’elle n’en accepte pas les entraves.
La multiplication des figures de mères absentes, en fuite, est frappante dans de nombreux textes immédiatement contemporains comme Manger l’autre d’Ananda Devi (2018)25, L’Indésir de Joséphine Tassy (2023)26 ou encore Rapatriement d’Ève Guerra (2024)27. Ces manquements, qui caractérisaient majoritairement les pères, sont le signe que la dépendance s’est inversée, ou à tout le moins renversée, et que le pacte maternel n’a plus rien d’exclusif. Les « mères horribles » (Bourdeau) apparues massivement au tournant des vingtième et vingt et unième siècles disent beaucoup de la volonté d’en finir avec ce rôle imposé, ce que le crime intrafamilial et l’infanticide radicalisent avec puissance comme on peut le voir dans Moi, l’interdite d’Ananda Devi (2000)28. Chanson douce, de Leïla Slimani (2019)29, offre pour sa part un cas de figure particulièrement significatif. Le roman commence par un meurtre commis à Paris par une nounou française blanche sur les enfants de sa patronne franco-marocaine. À travers le crime, il dévoile les conflits de loyauté qui pèsent sur les femmes : mauvaises mères si elles travaillent autant que si elles ne travaillent pas, elles doivent abandonner la charge de leurs enfants à des femmes inconnues qui elles-mêmes négligent leurs propres enfants pour s’occuper de ceux des autres. Ce dilemme éclaire les portraits des différentes nounous qui se réunissent dans un square : elles sont toutes des femmes racialement et socialement minorées, exploitées économiquement mais aussi affectivement. Elles sont en effet dépossédées de leurs propres enfants pour jouer temporairement le rôle de mères de substitution dont l’amour est acheté, et jeté aussitôt que les enfants ont grandi. Cette forme occidentale, urbaine, bourgeoise et contemporaine de famille qui s’élargit temporairement à la figure maternelle secondaire de la nounou produit une sorte de curieux écrasement historique en éveillant la mémoire de l’esclavage et de la colonisation. Ainsi, le fait que cette figure de la nourrice revienne dans des œuvres issues de zones postesclavagistes comme La Réunion, dans le recueil de nouvelles Nénènes, porteuses d’enfance (2017)30 par exemple, éclaire le fait que la mémoire de la domesticité et de l’esclavage ne passe pas dans ce type de sociétés, ainsi que Rita Laura Segato l’a montré31.
Mais au-delà de ces représentations d’une maternité politique, les femmes se départent, dans nombre de textes, du statut de mères auquel elles restent spontanément associées dans l’imaginaire collectif. Être mère n’apparaît plus comme nécessaire, ainsi que le rappelle Linda Lê par exemple dans le texte autobiographique À l’enfant que je n’aurai pas (2011)32 qui se fait le récit d’un long processus de déprise des injonctions faites aux femmes. Une émancipation des lois familiales apparaît ainsi, permettant de redéfinir les normes de genres et les significations du pouvoir, mais aussi de faire émerger au sein du texte littéraire en français des modalités relationnelles résistant aux normes interprétatives.
Tout aussi étudiée, la figure des pères, ou le plus souvent des patriarches, est apparue soit comme tyrannique, soit comme trop absente33 dans bien des textes d’expression française du vingtième siècle. Le vingt et unième siècle lui a apporté les modifications sans doute les plus sensibles. On ne peut qu’être frappé, dans les productions récentes, par la récurrence de ce qui devient un motif obsessionnel : la redécouverte des pères – et dans une moindre mesure des mères – de ce qu’ils furent vraiment, la volonté de percer leur mystère au moment ou au lendemain de leur mort et, avec cette enquête, la possibilité de remettre en ordre tout un passé réduit au silence et que les jeunes générations ignoraient. Plus encore, ces textes adoptent la forme du récit intime, parfois celle de l’autofiction ou de l’autobiographie. Ils optent tous pour une structure similaire qui commence par la brutalité du quotidien et par des évocations réalistes voire naturalistes de ce qu’est la mort, de ce qu’est l’arrachement, de ce qu’est la dépossession de soi et de ses proches en milieu hospitalier : accompagnement de ces pères en soins palliatifs, nouvelle brutale de leur mort, difficultés du rapatriement des corps – qu’il s’agisse du père français mort au Cameroun dans le roman du même titre d’Ève Guerra (2024), ou du père algérien mort en France et dont le covid rend difficile le rapatriement du corps dans Kaddour de Rachida Brakni (2024)34.
C’est essentiellement dans le contexte de familles d’origine maghrébine dont les enfants ont grandi en France que se déroulent ces œuvres dont plusieurs exposent leurs liens affinitaires avec Annie Ernaux – ou avec Albert Camus. Au rang des plus frappantes, on peut citer Un homme sans titre (2022)35 sur le père kabyle de l’auteur, Xavier Le Clerc, Les Silences des pères sur un père marocain proche de celui de Rachid Benzine (2023)36, Grand Seigneur sur le père algérien de Nina Bouraoui (2024)37 ou encore Le Ventre des hommes de Samira El Ayachi (2021)38 sur les mineurs et le père marocains venus travailler dans les puits à charbon du Nord de la France. En retraçant les parcours migratoires de ces pères taiseux et les destinées très contrastées des fratries autant que les figures généralement effacées des mères, ces romans autofictionnels ou ces textes autobiographiques explorent des mémoires coloniales et postcoloniales jusque-là insondées, qui ont construit un mur de silence, d’incommunicabilité et d’incompréhension entre les générations. Les textes se donnent pour mission de rétablir le son, de faire revenir les voix des pères en mesurant l’extrême dureté de leurs itinéraires : les sacrifices qu’ils ont consentis pour le bien de leurs familles sans jamais en parler sont aussi ce qui a fait que les liens n’ont pas pu s’établir sereinement avec eux. C’est la raison pour laquelle l’écriture de Les Silences des pères repose sur un registre sonore. Le fils, pianiste, avait depuis longtemps laissé les liens se distendre avec un père taciturne et ce n’est qu’à sa mort qu’il trouve son véritable héritage : une enveloppe de cassettes que son père enregistrait pour son propre père analphabète. La voix du père se substitue alors à la musique par laquelle le narrateur avait cru pouvoir la remplacer. Ces récits sonores lui permettent de retracer le portrait d’un homme dont il ignorait tout et que viendront corroborer les témoignages, oraux là encore, qu’il va recueillir des personnes qui ont accompagné la vie de son père. Il y apprend les renoncements qui en ont fait un homme taciturne, mais aussi et surtout le sens des silences de cet exilé qui n’a jamais trouvé sa place, ni en France ni dans sa propre famille. Il y découvre ses combats aussi bien dans les mines que dans le monde agricole et les camps de travailleurs, y voit apparaître sa riche vie militante et affective. Ce mystère insondable de l’origine se laisse alors entrevoir, trop tard, mais la médiation de la voix du père perdu établit enfin une transmission, compose un récit jusque-là empêché.
Ces œuvres contemporaines donnent alors l’opportunité de repenser l’empreinte et l’emprise du traumatisme colonial, du racisme institué, de la subalternisation sociale. Le récit intime est l’espace d’une perlaboration qui veut recentrer les points de vue et montrer l’ampleur d’une tragédie qui a pénétré jusqu’au cœur de la chair des sujets de l’Empire, brisant la relation entre enfants et parents que seul l’espace de l’écriture rétablit. Il permet ainsi de voir autrement, à revers, des figures parentales jusque-là totalement effacées qui paraissaient n’être que des victimes socialement infériorisées et culturellement spoliées. Ces figures orphelines d’elles-mêmes reprennent sens et vie, agentivité, force créative et résistante. C’est aussi le cas des mères dans Ainsi parlait ma mère de Rachid Benzine (2020)39 ou La Discrétion de Faïza Guène (2020)40 : femmes maghrébines âgées totalement néantisées dans l’espace social français qui soit ne les considère pas, soit les voit avec gêne ou commisération voire mépris, ces mères ont pourtant connu un itinéraire complexe, du combat pour l’indépendance de l’Algérie chez Guène à l’effacement du statut de mères immigrées.
Le texte en français permet d’occuper par le langage un espace dont ces figures étaient jusque-là privées : contre la discrétion, le texte fait du bruit et occupe un lieu littéraire redonnant à ces sujets reclus et mutiques l’épaisseur d’une existence. Si ces récits relèvent du mécanisme de l’endofiction qu’analyse Crystel Pinçonnat41 et qui fait florès depuis les années 1980, les paramètres s’en modifient toutefois au vingt et unième siècle par le choix de l’autofiction et du dialogue paradoxalement rendu possible à partir du point de bascule de la mort. Cette entreprise littéraire dont la convergence et les similitudes ne peuvent que frapper fait sens dans un contexte politique français de plus en plus antimigratoire en montrant comment ces héros du quotidien ont construit la France, ont œuvré sans relâche pour « l’intégration » et l’assimilation de leurs enfants au prix d’une rupture définitive d’un lien intime avec eux. Ils reconstruisent des mémoires jugées trop précaires et peu dignes d’intérêt pour leur donner place dans une société que ces personnes n’auront traversée qu’à l’état spectral. Mais loin de les enfermer dans le seul cadre de la France, ces textes œuvrent à décoloniser les imaginaires. Le père, dans Grand Seigneur de Nina Bouraoui, est ainsi celui qui encourage sa fille dans son entreprise littéraire – comme le fit le père bien connu d’Assia Djebar qui accompagna la fillette à l’école et lui donna ainsi la langue française – mais c’est aussi lui qui la soutient dans l’affirmation de son homosexualité. Les clichés se dissolvent dans des représentations qui renouvellent les rôles d’un dramatis personae qui paraissait pourtant bien rodé.
Le titre du récit familial de la Mauricienne Nathacha Appanah, La Mémoire délavée (2023)42, est particulièrement significatif de toute cette entreprise littéraire qui vise à redonner des couleurs aux figures des aïeux dont la mémoire pâlit de génération en génération. Que les mémoires soient fragmentaires comme dans toutes ces œuvres, ou que les auteur.es s’attachent à réinventer des sagas familiales, comme c’est le cas de Michel Tremblay ou de Gisèle Pineau traités dans ce numéro par Marc Arino, Véronique Bonnet et Stéphanie Célot, on le comprend, la dynamique entre perte et transmission continue de hanter la représentation des familles dans les littératures francophones contemporaines.
Mais parle-t-on vraiment de la même chose lorsqu’on évoque la notion de famille en fonction des zones francophones que l’on prend en considération ? Comment concilier en effet ce qu’en 1981, dans Le Discours antillais43, Édouard Glissant nommait une volonté d’anti-famille et une anti-généalogie dans les zones postesclavagistes, avec la question du legs, de l’héritage, de la transmission et du lien qu’évoque l’idée de famille dans d’autres imaginaires et univers francophones ? Dans tous les cas on le constate, le legs, précisément, est questionné. De leur côté, les espaces créoles restent marqués par la pérennisation d’un rapport familial et généalogique contrarié comme Maryse Condé l’avait montré tout au long de son œuvre à la charnière entre les vingtième et vingt et unième siècles. Gisèle Pineau éprouve, d’œuvre en œuvre, le besoin de rétablir des générations, de comprendre les ruptures et les rétablissements des filiations. Dans La Vie privée d’oubli qu’elle publie en 202444, elle continue à vouloir restaurer des généalogies essentiellement féminines qui dialoguent d’un continent l’autre pour réinventer un réseau et une logique temporelle que l’histoire esclavagiste, coloniale et migratoire postcoloniale avait brisés. Il apparaît donc que les questionnements restent les mêmes autour de la couleur, du métissage, d’une Histoire qui ne passe pas et s’enracine dans des secrets de famille douloureux comme on le voit en 2024 chez Anne Terrier dans La Nuit tu es noire, le jour tu es blanche45, qui explore la violence de la mécanique coloniale et de la colonialité en brossant un roman familial qui conduit ses membres de Marie-Galante, la Guadeloupe, la Martinique, la France au Maroc. On constate à travers ces rapides exemples que les romans antillais évoqués ne suivent pas la même veine que le type de romans traitant des origines maghrébines que nous avons mentionnés, les premiers choisissant la saga et la reconstitution de réseaux transnationaux, les autres redonnant sens aux lambeaux de mémoire qui se renouent malgré la machine à broyer de l’assimilation. On observe néanmoins que les uns comme les autres font des relations de famille les vectrices d’une réflexion sur la postmémoire qu’évoque Marianne Hirsch46, autant que sur les mémoires palimpsestiques qu’analyse Max Silverman47, les histoires des protagonistes s’écrivant sur la crypte de secrets et de traumas historiques inavoués, ou à partir de récits en grande partie effacés mais dont il reste quelque part, en dessous, des traces qui empoisonnent le présent, génération après génération, tant que leur mystère n’est pas élucidé.
Ce qui fait toutefois l’une des caractéristiques de l’exploration de ces relations et mémoires familiales, c’est à tout coup qu’elles se refusent à toute perspective binaire et simplificatrice. Les mondes d’expression française ne sont pas uniquement représentés comme des reliquats de l’Empire vivant dans son ombre portée et ses stigmates. Les littératures immédiatement contemporaines procèdent à des réévaluations plurielles qui complexifient l’écriture des relations de famille. On peut en prendre pour exemple le travail opéré par une écrivaine et un écrivain comoriens. Touhfat Moutare, dans Le Feu du milieu (2022)48, refuse de situer l’action dans le présent et choisit de placer la sororité d’une jeune fille bien née et d’une jeune esclave au centre d’un récit qui vient bousculer la lecture masculiniste du Coran et conférer, par le merveilleux et les contes, la possibilité aux protagonistes de résister contre un patriarcat qui ne doit qu’aux dérives opportunistes des hommes. De son côté, Ali Zamir joue lui aussi d’un renouvellement esthétique en proposant des œuvres dont certaines, comme Anguille sous roche (2016)49, sont constituées d’une seule phrase. Elles renversent aussi bien les héritages frelatés de la colonisation que le patriarcat comorien. Ses héroïnes, comme Étincelle50 ou Anguille, minent une société à la fois oppressive et soumise aux mirages de la France par un sens permanent de la dérision et par une volonté de construire une destinée émancipée qui leur soit propre, qu’elle soit ou non familiale.
La dérision et l’humour sont aussi au cœur de textes qui narrent un déchirement identitaire mais le revisitent par l’invention narrative et verbale. On peut en prendre pour exemple Tenir sa langue de Polina Panassenko (2022)51 dans lequel Polina, devenue Pauline en France, voit se bousculer le français et le russe dans sa bouche d’enfant et cherche à reconquérir son prénom russe dans les dédales de l’administration française. Ce roman sur les langues est en effet d’abord un roman sur la filiation à retrouver à travers les mutations onomastiques : d’un prénom juif à un prénom russe avant qu’il ne devienne un prénom français, la trajectoire est à refaire pour la narratrice, et le lien à rétablir avec ses grands-parents comme avec ses parents. L’autrice tire la langue à toutes les contraintes dans un texte qui veut fuir tout dolorisme au profit d’une irrévérence qui passe par la liberté énonciative et langagière. La famille, c’est ici le plurilinguisme, la pluralité d’un français qui n’a pas fait oublier qu’il appartient indifféremment à tous ceux qui le parlent, quelles que soient les autres langues qu’ils y introduisent.
Au terme de cet itinéraire, apparaît donc sans doute le fait que le vingt et unième siècle souligne, plus encore que le précédent, la difficulté à donner de la famille une définition univoque qui serait liée à des relations biologiques – et de préférence affectives – dans des décennies de forte accélération des migrations, des exils, des déplacements de populations, des révisions des normes. Les individus sont contraints de s’arracher les uns aux autres, de se perdre, de faire le deuil du noyau familial pour reconstituer des fraternités ou des sororités d’élection, des solidarités alternatives. À ce titre peut être mentionné le roman réunionnais Brown Baby de Fabienne Jonca (2024)52. Si le cosmopolitisme qu’elle y dépeint dans les années 1950 peut sembler quelque peu surfait, créant une belle solidarité entre Noirs américains ayant fui la ségrégation, Portugais, Italiens, Catalans, Réunionnais…, il est toutefois particulièrement intéressant que l’autrice évoque un épisode historique méconnu, celui de ces brown babies nés après la Seconde Guerre mondiale de femmes allemandes blanches et de pères noirs américains et qui furent donnés à l’adoption, souvent à des familles noires américaines. Le protagoniste Sam découvrira ainsi tardivement – trop sans doute dans l’économie de la narration – ses origines, mais cela ne l’empêche pas de privilégier sa famille adoptive et plus encore, sa famille élective élargie à toutes les provenances culturelles, les couleurs, les goûts : l’adoption devient alors non pas l’acte administratif d’un couple, mais la modalité même par laquelle un groupe de personnes se choisit, s’adapte et fait famille. Ce mécanisme des affinités électives s’éclaire toutefois d’un autre jour lorsqu’on recontextualise ce roman dans l’histoire réunionnaise, marquée par l’arrachement à leur famille et par les adoptions forcées de près de deux mille « Enfants de la Creuse » entre 1963 et 198253. C’est au nom de l’incapacité prétendue des Réunionnais – ou du moins de ceux qui étaient socialement défavorisés et souvent « de couleur » – à fonder et à gérer une famille qu’à l’instigation de Michel Debré furent instaurés ces exils en masse et que des stérilisations forcées de femmes réunionnaises furent perpétrées « pour leur bien » par des médecins d’une clinique de Saint-Benoît54. La famille apparaît comme un enjeu politique, culturel, socioethnique majeur : la colonialité du pouvoir français s’est en effet d’abord manifestée par le fait de considérer les Créoles comme inaptes à être parents55. Le roman de Fabienne Jonca défait ainsi ces hiérarchies verticales morales, raciales et culturelles en faisant de la famille un tissu relationnel horizontal, marqué par l’empathie, la fraternisation, la participation égalitaire de tous.
Si les travaux sur les relations familiales mettent en scène le plus souvent des dysfonctionnements intrafamiliaux, apparaissent donc des configurations, que ce soit chez Anne Archet ou ici chez Fabienne Jonca, caractérisées par leur dépassement des adversités et leur bonheur qui fait le bonheur de la littérature.
Lorsque la littérature parle d’elle-même, elle expose souvent ce qui constitue le véritable lien de famille, celui de l’intertextualité. Les figures tutélaires de la littérature, les pères fondateurs de textes que l’on aime à qualifier, à l’anglaise, de « séminaux », les généalogies littéraires féminines, ou encore la « fratrie-monde »56 ou la « famille-monde »57 d’écrivain.es et d’artistes si fréquemment convoquées par les auteur.es francophones peuvent rejouer, de manière métatextuelle, des conflits de pouvoir et de légitimité auxquels la francophonie littéraire est si souvent en butte. Comme l’a montré Françoise Lionnet, beaucoup d’écrivains, et en particulier d’écrivaines, francophones, mettent ainsi en scène les tensions symboliques qui les maintiennent à la marge et les empêchent d’accéder à la légitimation des littératures « du centre »58. Dans un texte autobiographique, L’Autre Nom du bonheur était français (2022), Shumona Sinha59 retrace, en des termes que l’on connaît bien dans toute l’histoire de la francophonie60, son choix de la langue française devenue sa seule patrie, choix qui fait qu’elle ne se sent plus appartenir au bengali ni à l’Inde, mais que la France lui reste inatteignable en faisant d’elle éternellement une étrangère rejetée aux marges de la littérature française. Mais la convocation de familles littéraires ouvre aussi la possibilité de dépasser cette amertume et de s’en affranchir. Dans Les Hommes qui me parlent (2011)61, texte largement autobiographique, Ananda Devi montre une narratrice en fuite, qui s’efforce d’échapper à l’emprise d’un mari dévorant et d’un fils violent qui l’empêchent d’avoir « une chambre à soi » où écrire et accomplir son œuvre. Dans le nouvel appartement qu’elle occupe loin de ces hommes qui « la parlent » plus qu’ils ne lui parlent, elle s’entoure de sa seule vraie famille, ses livres – ceux de femmes en particulier comme Virginia Woolf ou Sylvia Plath à qui l’autrice a ensuite consacré un récit intime en 202262. Sur un plan cette fois ouvertement fictionnel, comment ne pas penser à l’éblouissant hymne à la littérature de Mohamed Mbougar Sarr La plus secrète mémoire des hommes (2021)63 ? Dans ce livre-monde, les écrivain.es et la littérature forment les relations de famille les plus étroites et les plus productives. Cette relation familiale se retrouve à toutes les échelles des littératures d’expression française pour créer des solidarités là encore, et l’idée d’une communauté choisie, à visée émancipatrice et décoloniale. On le voit par exemple chez le Mahorais Nassuf Djailani comme chez le Malgache Raharimanana qui écrivent à la sombre lumière d’Aimé Césaire pour créer des transnationalismes des suds et des familles littéraires redistribuées, tissant des imaginaires décolonisés en résonance.
Ce numéro de la revue TrOPICS a donc pour objectif de proposer quelques exemples des continuités ou des ruptures dans le traitement des relations familiales entre les vingtième et vingt et unième siècles. Ce propos introductif a aussi pour ambition de soumettre à des analyses ultérieures quelques pistes de lecture au sein d’œuvres immédiatement contemporaines dont semblent se dégager de fructueuses convergences.
Le numéro débute par deux articles traitant la problématique de l’inceste, difficilement dicible ou au contraire revendiqué comme motif littéraire remontant à l’origine d’une lignée de personnages traversant le 20e siècle. Marc ARINO, dans « À l’origine du déterminisme et de la réécriture : variations autour de l’étude du motif de l’inceste dans l’œuvre de Michel Tremblay », étudie ainsi le sens du recours au motif de l’inceste, en ce qu’il est introduit pour conférer une origine quasi mythique au premier couple du Monde de Michel Tremblay. Il présente la reprise de ce motif dans son dernier cycle romanesque, La Diaspora des Desrosiers, publié entre 2007 et 2015, pour montrer comment l’auteur québécois offre une nouvelle visibilité et une légitimité à l’inceste, connu depuis La Maison suspendue (1990), inceste fondateur des relations familiales de toute l’œuvre tremblayenne. Tina HARPIN montre quant à elle, dans « Parler pour ne pas mourir de Lydia Reine : briser le tabou du dire de l’inceste aux Antilles et en Guyane françaises », que ce tabou a régné « dans la littérature des Antilles françaises et de la Guyane jusqu’à la fin des années 1980 et qu’il reste encore puissant » pour ne pas discréditer les Afrodescendants déjà en butte à toutes les formes de discrimination raciste. Les littératures antillaises et guyanaises se distinguent en cela des littératures afro-américaines qui se sont emparées de ce sujet. Après avoir explicité les raisons de ce silence, Tina HARPIN s’attache à l’autrice antillaise méconnue Lydia Reine, qui la première a brisé ce tabou en 1989 dans L’Inceste ou toute une vie, avant, en 2013 d’y revenir dans son autobiographie Parler pour ne pas mourir. N’hésitant pas à affronter ce sujet au risque de défaire l’image des familles, elle confère à l’écriture son plein devoir de dénonciation et de conscientisation.
Après avoir abordé la notion de « famille » par cette fondation dramatique voire tragique qui, même lorsqu’elle est inaugurale comme chez Tremblay, porte les stigmates de la marginalisation et de l’ostracisation, le numéro montre que les dysfonctionnements se retrouvent sous d’autres formes dans bien des configurations familiales.
Ainsi, comme en témoignent les trois articles suivants, de nombreuses œuvres explorent les méandres de familles en souffrance, victimes d’une postmémoire qui n’a pu parvenir à la perlaboration, et dont les marques continuent à affecter les protagonistes dans leur chair comme dans leurs affects. On peut ainsi voir, dans la pièce de théâtre Papa doit manger (2003) de Marie NDiaye, qu’analyse Agnès SCHAFFAUSER dans « Un / (dés)amours inexplicables » : la relation d’amour dans Papa doit manger de Marie Ndiaye », la perpétuation d’une relation coloniale qui déchire l’Afrique (incarnée allégoriquement par la figure de Papa) et la France, à travers la figure de Maman. On retrouve l’image d’un père tyrannique qui apparaît dans d’autres œuvres de l’autrice et se manifeste ici par la dévoration de Papa incarnant une volonté de vengeance, de reprise de pouvoir exercée essentiellement sur ses enfants. Mais à sa violence psychique et physique, Maman oppose sa propre brutalité délétère faisant de la famille un lieu dysfonctionnel où « (dés)amour inexplicable » et autodestruction sont indissociables. Carmen MATA BARREIRO, dans « De la violence à la résilience : silences, paroles et langages pour reconstruire l’espoir, chez Rima Elkouri et Louise Dupré », se penche sur deux romans québécois, Manam (2019) de Rima Elkouri et Théo à jamais (2020) de Louise Dupré, qui évoquent la question de la postmémoire et de ses incidences sur des générations qu’assaillent par ailleurs d’autres formes de violence et de désir d’autodestruction. C’est à l’écriture alors de donner à ces blessures leur sens et leur place dans la construction des identités. Est-il possible, par le care, par la parole, de reconstruire des formes d’espoir au sein de cellules familiales et d’individus qui portent malgré eux un héritage informulé qui les hante ? La famille, lieu des dissensions, peut-elle être celui de la résilience ? C’est ce qu’examine cet article dans lequel une fois de plus, histoire collective et histoire privée se répondent et ne peuvent rester indemnes. La colonialité du pouvoir dans les espaces ultramarins constitue un facteur majeur de cet empoisonnement de l’héritage familial. Mayotte comme Tahiti apparaissent comme des sociétés déstructurées dans Tropique de la violence de Nathacha Appanah (2016) et dans Mutismes de Titaua Peu (2003) qu’analyse Mohamed AÏT-AARAB dans « Famille, je vous hai…me. Penser “l’envers obscur de la modernité” ». Dans ces deux œuvres, les cellules familiales fragiles sont balayées par un univers sociopolitique mais aussi écologique délétère et destructeur, faisant éclater les solidarités et les appartenances comme le lien avec l’espace. Les sociétés observées sont des facteurs majeurs de ce délitement en laissant les protagonistes dans l’entre-deux d’histoires qui ne sont ni dites, ni soldées. Mohamed AÏT-AARAB se penche sur la poétique des œuvres dont l’une, celle d’Appanah, polyphonique et chaotique, semble rendre irréconciliables les itinéraires de ses protagonistes alors que l’autre, marquée par les engagements indépendantistes de Peu, paraît offrir les voies d’une recomposition possible.
Face à ces histoires collectives comme individuelles en souffrance, des rôles doivent être performés et sont le plus souvent exigés des femmes à qui le patriarcat délègue la mission de maintenir l’illusion que les familles demeurent le lieu de la transmission des valeurs et des savoirs comme le montrent les deux articles suivants. Debbie BARNARD, dans « Famille déshumanisante, famille libératrice dans La Paria de Claude Kayat », observe les rapports familiaux soulignant en particulier la dimension fortement politique de la maternité. Elle montre que ces rapports sont moins liés aux affects qu’aux rôles à tenir qui incombent d’abord aux mères. Debbie BARNARD lit toutefois La Paria (2019) à la lumière d’Albert Memmi, autre écrivain d’origine juive tunisienne comme Kayat, pour montrer comment s’élabore dans l’œuvre la dynamique de l’assimilation et de la révolte. La protagoniste de Kayat va en effet s’émanciper des pesanteurs religieuses et du moule social israéliens pour s’efforcer, par le biais d’intégrations transculturelles, de faire de la famille le lieu de la libération. Les relations de famille sont donc souvent des liens qui emprisonnent et en ce sens, ils concernent le plus souvent les femmes qui doivent faire l’effort de s’en libérer, de les transmuer en d’autres modalités relationnelles. C’est aussi ce que montre Stéphanie CÉLOT dans « La famille controversée chez Gisèle Pineau ». Analysant Le Parfum des sirènes (2018), Stéphanie CÉLOT revient en effet sur un genre cher à Pineau qu’elle reconduit d’œuvre en œuvre, celui de la saga familiale conduite par des générations de figures féminines qui seules paraissent maintenir la possibilité d’une famille, selon une structure matrifocale héritée de la période esclavagiste et que bien des travaux de socioanthropologie ont mise au jour. Mais les mutations du vingt et unième siècle, si elles n’ont pas apaisé les tensions ni permis que l’Histoire panse ses blessures, occasionnent toutefois de profondes mutations de la cellule familiale échappant, du moins partiellement, au poids sans cesse reconduit de la mémoire esclavagiste.
Peut-être est-ce alors dans d’autres formes littéraires que le roman, dont on sait qu’il porte finalement le poids d’un héritage patriarcal occidental, que se tissent de nouvelles relationnalités plus épanouies et heureuses. C’est dans la littérature de jeunesse que Véronique BONNET, dans « “Faire famille” dans la Caraïbe : la littérature pour la jeunesse de Gisèle Pineau », revient sur la même autrice guadeloupéenne pour montrer que si Case mensonge (2006), C’est la règle (2002), Les Colères du volcan (2004) et L’Odyssée d’Alizée (2010) continuent de représenter le trouble généalogique des familles caribéennes ou en lien avec la Caraïbe, ils n’en rendent pas moins possible la création de nouveaux liens. L’accent est mis sur les reconfigurations de communautés fraternelles et sur leur élargissement, au-delà des liens strictement biologiques supposés unir les membres d’une même famille. Par le biais d’une « citoyenneté caraïbe » naît alors la possibilité de « faire famille ». C’est cette même décision de « faire famille » par-delà les normes et les logiques biologiques qu’explorent Christina CHUNG et Flora ROUSSEL dans « L’univers queer de Vie de Licorne : polyamour, famille et utopie selon Anne Archet ». Elles y étudient ce web-feuilleton né en 2017 et qui se poursuit toujours actuellement. Anne Archet y évoque « l’histoire d’amour d’un polycule constitué de personnages aux diverses orientations sexuelles qui partagent tous·tes les responsabilités parentales de leurs enfants ». Il s’agit alors de montrer que la famille ne peut pas se définir par le seul modèle « cishétéronormatif » mais de proposer une réflexion sur la « relationnalité queer » en se demandant en particulier si Anne Archet parvient à subvertir la figure du père dans la société patriarcale, et comment la biologie peut perdre son sens normatif. Les deux autrices de l’article se penchent sur la forme du web-feuilleton, son recours au temps, à l’espace, à la sérialité, pour voir comment ce format joue un rôle métatextuel majeur pour déconstruire la famille normative et transformer le présent en un futur queer.