Le théâtre comme rituel mémoriel et discours sur les identités. Une proposition réunionnaise

Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo

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Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo, « Le théâtre comme rituel mémoriel et discours sur les identités. Une proposition réunionnaise », Tropics [En ligne], 4 | 2017, mis en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/787

À partir de 1986 et jusqu’en 2011, le Théâtre Taliipot a occupé un rôle majeur dans le paysage culturel et théâtral de l’île de La Réunion. Philippe Pelen Baldini, qui se définit comme « métropolitain par erreur », en est le directeur, le metteur en scène, directeur d’acteurs et chorégraphe. Il est secondé par Thierry Moucazambo, qui se présente, lui, comme un Réunionnais aux origines multiples1. La compagnie est née après l’accession de François Mitterrand à la présidence de la République française. Comme le rappelle Gérard Noiriel2, les années 80 en France ont été le moment de l’explosion des politiques – et du budget – culturels qui ont permis la subvention d’un grand nombre de troupes et de projets. Dans les départements d’Outre-Mer, cette dynamique a favorisé la mise en avant de ce que l’on appelait les « cultures locales » tout en enserrant du coup les troupes dans certains filets politiques et en les rendant tributaires des attributions et répartitions régionales de ces financements. Ce fut l’occasion, pour Philippe Pelen Baldini, de se lancer avec Taliipot dans un travail sur la mémoire, la multiculturalité et d’entrer en relations accrues avec l’océan Indien. Le nom du Théâtre Taliipot, est une transformation orthographique du nom du talipot, un palmier apporté dans l’île par l’océan selon Thierry Moucazambo, et dont le tronc serait un réservoir d’âmes dans lequel les conteurs puiseraient leurs histoires3. L’accent est délibérément mis sur les échanges d’imaginaires, l’ancestralité et l’oralité. Par ses spectacles nombreux et novateurs, la compagnie a vite compté parmi les plus importantes de l’île aux côtés des frères ennemis du Théâtre Vollard, troupe dirigée par Emmanuel Genvrin.

Ce sont donc deux compagnies dirigées par des Métropolitains d’origine qui prennent en charge le discours sur la culture et l’histoire réunionnaises. Elles sont soutenues par des subsides de l’état français, relayé par des politiques d’actions culturelles régionales, départementales et municipales parfois capricieuses voire franchement hostiles. Les histoires mouvementées des deux troupes ainsi que leurs liens à la fois indispensables et conflictuels avec les politiques culturelles françaises ont eu une implication considérable sur la structuration des identités qu’elles ont donné à voir. Bien que puisant toutes deux dans les formes décloisonnées et transgénériques du théâtre contemporain des années 80 à 2010, leurs propositions artistiques sont radicalement différentes. Le Théâtre Vollard propose un théâtre participatif et populaire qui laisse la primauté au texte et à des mises en scène ludiques et débridées dans lesquelles la musique occupe une place essentielle – au point que la troupe se consacre à l’opéra dans ses dernières productions. Après des expériences qui reposaient sur le théâtre de marionnettes (Lune rouge), le conte (Adrien, il y eut un matin…), et interrogeaient déjà les formes de la corporalité et de l’interdisciplinarité, le Théâtre Taliipot a très vite commencé à explorer un théâtre du mouvement, de l’image et de la voix, un théâtre-danse qui travaille à rechercher les liens entre les cultures mais aussi avec l’espace insulaire et les éléments primordiaux.

Un rapide passage en revue des titres de la dernière partie des productions de la compagnie, de la fin des années 90 à 2011, permet d’avoir un aperçu de ses préoccupations : Les Porteurs d’eau (1998), Passage (1999), Kalla, le feu (2002), Kor maison du vent (2006) et les deux qui nous intéressent ici, Mâ’Ravan (2008), et !AïA (2011). Mâ’Ravan est inspirée par l’instrument de musique, la ravanne, forme de tambour que l’on retrouve sous diverses variantes dans tout l’océan Indien, et elle consiste en un appel et un hommage aux Marrons. !AïA a pour titre un mot de la langue san, langue « à clics » d’Afrique australe, qui désigne l’énergie. Elle est inspirée par l’expérience vécue par la troupe en résidence en Afrique du sud dans la province du Gauteng, au contact de scientifiques et de guérisseurs, sur le site classé par l’Unesco comme l’un des lieux de naissance de l’humanité, the cradle of humankind. La pièce serait née du confluent des forces chthoniennes que la troupe dit y avoir senties. Les créations s’inscrivent toutes dans une inspiration élémentaire, tellurique. Taliipot s’est de plus en plus dirigé vers ce que les années 1990 ont nommé le théâtre postdramatique, que Hans-Thies Lehmann définit ainsi :

Le théâtre postdramatique signifie substitution de l’action dramatique par la cérémonie avec laquelle, autrefois, à ses débuts, l’action cultuelle/dramatique était intrinsèquement liée. Ce que nous nommons le moment cérémonial du théâtre postdramatique serait donc toute la palette de mouvements/processus sans référence et en même temps représentés avec une précision accentuée ; les manifestations communautaires hautement formalisées ; les constructions rythmiques/musicales ou visuelles/architecturales des événements ; les formes para-rituelles tout comme la « célébration » (souvent très noire) du corps et de la présence ; l’ostentation accentuée avec emphase ou monumentalité.4

Les noms que la troupe donne à ses créations – opéra sauvage, opéra des corps, rituel – orientent tous vers une tradition théâtrale solidement ancrée depuis le rejet par Artaud de la « superstition des textes et de la poésie écrite »5, de la « répartition et du cloisonnement des genres »6 au profit de « la culture par gestes »7 : celle du théâtre dansé et de la transe qui brisent le primat du texte en donnant au corps la prérogative. « Je propose donc un théâtre où des images physiques violentes broient et hypnotisent la sensibilité du spectateur pris dans le théâtre comme dans un tourbillon de forces supérieures »8 écrivait Antonin Artaud. C’est le principe sur lequel repose l’art du Théâtre Taliipot. Le spectacle est transmué en un rituel qui atteint l’intensité d’une transe, toutefois fictive car parfaitement mise en scène, mimée et répétée à chacune des représentations. Pour la compagnie, la prééminence du corps est le seul moyen de plonger dans la mémoire d’une île qui ignore sa propre histoire, renie ses héritages et qui peut, par le spectacle du rituel, se laisser réinvestir par ce refoulé. « Je suis les liens que je tisse » est la devise de la troupe qui résume ainsi sa recherche :

C’est un travail sur la mémoire du corps. À La Réunion tout le monde vient d’ailleurs […] Or nous, dans notre théâtre, nous sommes habités par cette urgence de retrouver des liens. […] Nous n’avons pas trouvé de meilleur moyen que le théâtre pour retrouver les filiations, mais de façon organique, de façon physique, pas d’une façon intellectuelle. Ce que nous recherchons, c’est un ressenti organique de ces liens culturels sur un plateau de théâtre. Voilà seize ans que nous travaillons sur les frottements, sur les métissages que chacun porte en lui, or c’est aussi travailler sur l’exil, le voyage, les ruptures, les blessures… […] Ce n’est pas un patchwork un peu forcé, ce n’est pas le choix d’un directeur d’acteur qui veut faire référence, qui cherche des citations, c’est vraiment le désir de laisser remonter du corps des formes […] cela devient une anthropologie théâtrale, une anthropologie du corps de l’acteur que de retrouver comment l’être qui est dans ce corps se dit, se raconte9.

Nous nous proposons ici de travailler sur ces deux créations, Mâ Ravan’ et !AïA, en montrant les ambiguïtés induites par ces mises en espace cérémonielles et physiques qui privent les corps de toute parole. Le rituel théâtral et la corporalité qui prétendent redonner mémoire et lien ont-ils une portée politique ou sont-ils neutralisés par un esthétisme qui entretient la confusion sur la représentation de l’océan Indien ? Voulant « laisser remonter du corps des formes », ce théâtre peut-il, comme il y prétend, explorer les filiations et les identités ou bien les rend-il proprement inaudibles en les déplaçant vers l’hommage à des ancêtres muets (Mâ Ravan’) et en deçà, vers la commémoration des origines mêmes de l’humanité (!AïA) ? Cette « anthropologie théâtrale10 » qui cherche à s’ériger en rituel commémoratif des mémoires de la créolisation peut-elle rencontrer le public réunionnais qui l’inspire et qu’elle veut dire ? Ce travail profondément esthétique nourrit en effet un questionnement qui se pose à propos de beaucoup de manifestations artistiques réunionnaises, celui de la possibilité de l’établissement d’une forme de « politique » de l’œuvre – au sens de fondation temporaire d’une assemblée, de partage d’horizon de signification –, ou celui au contraire, du creusement d’un sentiment d’exclusion du spectateur11.

Un regard sur les pièces

Comme l’écrit André Helbo, tout discours sur le théâtre ou le spectacle vivant est nécessairement une « traduction intersémiotique »12, et il reste descriptif lorsqu’il porte sur des performances sans textes et des spectacles visuels. Pour autant, selon Julie Sermon et Jean-Pierre Ryngaert, l’absence de texte ne signifie pas l’absence de fable ni de récit13 et les deux pièces, bien que bâties sans linéarité, peuvent être ainsi restituées.

Mâ Ravan’ fait de l’instrument de musique qu’est la ravanne un élément fédérateur de la culture des Mascareignes : les battements de l’instrument, tantôt sur le mode de percussion des tambours malbars14, tantôt sur celui des ségas mauriciens, rodriguais et chagossiens, constituent un appel à une cérémonie en hommage aux esclaves et aux Marrons, durant laquelle les esprits des ancêtres sont convoqués à venir investir les danseurs. Par leur gestuelle, ceux-ci vont rendre compte aussi bien de l’esclavage, de la puissance de la résistance, que de la créolisation en régulant peu à peu la violence et en l’organisant sur le mode du rite et de la spiritualité. L’espace et l’histoire se veulent communs aux îles de l’océan Indien et les acteurs-danseurs ont été choisis pour leurs origines mauriciennes, malgaches et réunionnaises afin de restituer une unité, une filiation culturelle et transnationale entre Madagascar et les Mascareignes. La musique joue un rôle fondamental pour créer l’atmosphère de la pièce. Elle mêle du chant diphonique, des bols musicaux, des instruments de l’océan Indien (bobres ou arcs musicaux), de la musique électronique, de la musique classique européenne. Ce sont surtout les pulsations obsessionnelles des ravannes qui structurent la représentation et la montée de l’intensité rituelle. La pièce a d’abord été faite pour être jouée en rond, mettant la forme de l’instrument en abyme. Dans ce but, elle a même été au départ montée sous le « ker » (« cœur »), une tente de cirque qui permettait au public de déambuler dans un tunnel extérieur dans lequel devaient se dérouler des performances15. Ce dispositif a cédé la place à des spectacles en salles face au public. Mais dans tous les cas, la scène était constituée par une sorte d’aire sacrificielle, bordée de galets et évoquant l’aire de la marche sur le feu des cérémonies malbares. Le spectacle mêle ainsi délibérément, sur un plan symbolique, ancêtres malgaches, mozambicains et indiens dans un même espace scénique et rituel et il cherche un équivalent à la créolisation dans le mélange entre temps de l’esclavage et du marronnage, et temps de l’engagisme. L’aire est consacrée au début de la représentation par de l’encens et des jets de pétales. La danse se déroule tantôt à l’intérieur de cette aire rectangulaire, tantôt en déambulation sur ses côtés, tantôt en cercle et le spectacle est finalement l’équivalent d’un cheminement à travers l’histoire, d’un parcours syncrétique vers le sacré qui s’apparente à une forme de transe.

Il n’y a que quelques mots et phrases dans la pièce. Pendant que le public s’installe, une bande son décline des noms d’esclaves. Elle a un fort impact sur les spectateurs réunionnais car on y retrouve bien des patronymes courants dans l’île. Cette litanie sera reprise plus tard par les acteurs, et les noms seront accompagnés des âges des très jeunes gens déportés dans l’île. Face à cette liste rendue absurde par son horreur et son iniquité, à ces noms que les registres écrits ont déformés et détournés, s’érige le corps comme archive et mémoire retrouvée. La pièce s’ouvre sur une apostrophe dédicatoire aux Marrons proférée en français par Thierry Moucazambo. Elle place le spectacle sous le signe d’une cérémonie d’apaisement, d’un culte rendu aux morts sans sépulture : « Vous tous rebelles et insoumis, grands marrons, grands résistants, âmes oubliées gisant dans les entrailles de la terre et dans le vent, ce rituel est pour vous ». Une autre phrase de consécration en français appelle les morts sur la scène, pour les transmuer en rois et en ancêtres : « Hommes et femmes de l’histoire déchirée, bannis aux corps mutilés, ce soir je vous salue, je vous reconnais, vous êtes reines, vous êtes rois ».

!AïA a requis une très longue préparation en Afrique du sud. Thierry Moucazambo en est le maître de cérémonies. Il accompagne par sa gestuelle, par les bruits qu’il profère et par les instruments de musique qu’il utilise, l’histoire de la création que vont rejouer et mettre parfois en sons deux danseurs sud-africains. La scène et le décor sont totalement blancs « tel un laboratoire de l’évolution » dit Baldini dans la présentation de la pièce. Seul un miroir est parfois tendu aux danseurs et à travers eux, aux spectateurs. Quelques accessoires s’échangent dont un crâne d’antilope, un bâton, des instruments de musique, des cruches. La démarche cérémonielle est nettement amoindrie au profit d’une réinvention de la naissance de l’humanité. La dimension rituelle est néanmoins présente et se caractérise là aussi par une préparation à laquelle se livrent les danseurs qui cherchent ainsi à se mettre en état de disponibilité pour retrouver les forces élémentaires. Une fois encore presque nus, ils s’enduisent entièrement le corps de boue, dont ils ne se rinceront qu’à la fin du spectacle. L’œuvre interroge la question de l’origine, « non pas l’origine historique, dans le passé, mais l’origine active, celle qui met en mouvement les corps aujourd’hui » : « dans la roche comme dans la chair, il s’agit de retrouver la trace de cette énergie primordiale agissante au cœur même de notre monde moderne » est-il écrit dans le livret du spectacle. Baldini ajoutera, dans ce même fascicule, qu’il s’agit aussi d’éprouver cette énergie et cette source au cœur de chacun d’entre nous. La scénographie se veut inspirée des peintures rupestres et met plusieurs situations en scène : gestation, effroi, passage à la station debout, rencontre avec un animal-dieu géant… « From the cave to the sky/de la grotte au ciel » est le sous-titre de la création et signifie cette naissance et cette élévation de l’homme. Le spectacle est presque entièrement dansé et la bande son y joue un rôle très important. Elle est faite de bruits d’animaux captés en Afrique du sud, d’extraits de Mozart, d’instruments africains et réunionnais joués sur scène, de musiques électroniques ainsi que de vocalises et psalmodies de Moucazambo. « Transcendant toute narration, ce spectacle musical, théâtral, chorégraphique propose un opéra où les corps révèlent leur alliance intime et secrète avec la nature, au-delà de toutes les ruptures et oppressions » écrit Baldini dans son texte de présentation, ajoutant que les corps eux-mêmes y deviennent des « images/being », des « images/êtres », notion sur laquelle nous reviendrons.

Les spectacles de Taliipot explorent donc le visible et le visuel, indépendamment du dit, réduit à sa portion congrue et en particulier à la profération incantatoire de sons plus ou moins articulés. C’est au visible qu’est laissé le soin de dire, de proposer un récit au spectateur et de lui montrer une expérience rituelle « transcendant la narration », suspendue dans l’espace et le temps, dans le hors-là. Bien qu’ils soient consacrés à l’étude d’autres troupes et œuvres contemporaines, nous pouvons ici reprendre à notre compte les propos d’Elise Van Haesebroeck :

Ainsi, en inventant des temps qui sont hors du temps du monde, en explorant des espaces discordants – des espaces vides, des espaces de circulation de l’esprit, des espaces chaotiques, des espaces « entre » – et en redessinant les frontières du sensible, elles œuvrent à changer le « métabolisme » des spectateurs, c’est-à-dire à la fois leur mode de perception et leur cadre de pensée16.

Le travail de la compagnie consiste donc à articuler aux formes et aux réflexions du théâtre contemporain sa propre quête, qu’elle définit comme nourrie du métissage et de différentes formes traditionnelles de spectacles et de rites qui feraient retour à travers une sorte de mémoire immédiate et spontanée du corps et des origines.

Des références peu dites

La contemporanéité des spectacles semble en effet occultée par une exaltation des traditions orales et spectaculaires que la troupe se donne pour sources. Baldini refuse, nous l’avons vu plus haut, que son travail soit ramené au « choix d’un directeur d’acteur qui veut faire référence, qui cherche des citations ». Il ne veut pas être renvoyé à des pratiques artistiques référencées. Dans les nombreux entretiens qu’il a donnés, il ne fait que quelques allusions à des démarches qui pourtant sont prééminentes dans son approche de la mise en scène chorégraphiée : Artaud, Grotowski, l’anthropologie théâtrale d’Eugenio Barba, le théâtre de la voix de Roy Hart, les chorégraphes et danseurs contemporains Anna Halprin et Jerome Andrews… En citant simplement ces quelques noms et pratiques, il s’inscrit dans une démarche très attestée du théâtre postdramatique et contemporain. Rappelons rapidement cette filiation qui est la sienne, non par souci d’enfermement dans une catégorisation quelconque, mais pour remarquer que le poids de la référence théâtrale, pourtant énorme dans ces spectacles, est totalement gommé. Le discours d’escorte proposé par la troupe reverse l’essentiel de son travail du côté d’une sorte d’immanence de l’océan Indien.

On peut renvoyer Taliipot à une filiation inaugurée par Artaud, dans laquelle le corps et les perceptions jouent un rôle majeur, ainsi que l’énergie, le geste et la force vibratoire du souffle. Le corps est conçu « comme archive vivante »17. Grotowski est de grande influence dans cette question de la mémoire corporelle. Dans Vers un théâtre du pauvre, il écrivait : « Les souvenirs sont toujours des réactions physiques. C’est notre peau qui n’a pas oublié »18. Ce théâtre du corps repose sur un mode de perception non linéaire et fragmenté – et sur un corps lui-même fragmenté évoqué par Baldini – qui donne la priorité aux sensations sur l’intellect et qui repose sur le principe de l’image, des « images/êtres »19. L’image suit d’autres lois que « le texte [qui] fournit une linéarité incarnée par la voix ». Elle « proscri[t] le déchiffrement [et] perme[t] une appropriation fondée essentiellement sur la sensation, visuelle, perceptive, émotive, même si la cohérence, une autre cohérence, reste présente et offerte au travail du spectateur »20. La performance physique, en effet, n’est pas départie d’une quête sur le sens et ne se replie pas dans le narcissisme de la prouesse ni de la crise du sens postmoderne. L’école d’Artaud, Brook, Mnouchkine, Grotowski, Barba, Wilson refuse la notion de crise du théâtre et du texte pour insister sur un décalage de la signification21. Il s’agit de retrouver des codes du « mouvement perdus par la dramaturgie au contact du langage verbal »22 et de faire revenir le théâtre à ses origines sacrées et populaires par le discours universel et immédiatement saisissable du corps.

Le rite est l’une des références majeures d’une partie du théâtre contemporain. Constatant « la disparition des rituels et des mythes de groupe », Jerzy Grotowski analyse les rites de possession, leur processus organique et leur formalisation et parle de « techniques des sources »23 pour désigner le travail qui consiste à retrouver le savoir des origines et à confronter le spectateur « à une démarche cérémoniale ». Comme le rappelle André Helbo, « la possession n’est pas chaos, elle est structurée, formalisée. […] le rituel suppose une compétence, un savoir associé à une technique. On est dans un cadre […] qui nous renvoie à un savoir des origines, à une corporéité très ancienne, à quelque chose qui est “à l’origine” »24. C’est à ce travail de formalisation que se livre Grotowski dont la réflexion sur l’origine est systématiquement reprise chez Taliipot. Son œuvre a été poursuivie par Eugenio Barba, référence plusieurs fois conviée par Baldini qui reprend le terme d’actuant utilisé par Grotowski et Barba. Ce néologisme veut souligner la primauté de l’énergie, de la pensée-action qui implique le corps tout entier25 « dans le sens d’un théâtre interculturel, centré sur le corps et sur la contradiction des énergies »26. Odette Aslan rappelle que « Barba fait un théâtre qui danse, avec un acteur corporel mû de l’intérieur par l’énergie »27. Sa « danse de l’énergie extra-quotidienne » qui doit permettre à l’acteur-danseur d’atteindre le degré maximum de présence scénique constitue son « anthropologie théâtrale »28 qui rejette toute distinction entre théâtre et danse. On retrouve dans le travail des Réunionnais les principes de Barba sur l’énergie, sur les jeux entre équilibre poussé à son point de rupture et déséquilibre, sur les systèmes d’oppositions corporelles et la rupture de la ligne droite, les contradictions d’énergies, sur l’ouverture à toutes les formes non-occidentales de techniques du corps29

C’est donc un théâtre dansé que pratique la compagnie, et qui s’inscrit sans conteste dans la filiation du théâtre postdramatique défini par Lehmann. Comme dans ce dernier, le travail de la troupe « se présente comme un théâtre de la corporalité autosuffisante, exposée dans ses intensités, dans sa “présence” auratique et dans ses tensions internes ou transmises vers l’extérieur30 ». Pure présence, mais toujours signifiante, le corps porte en lui des traces, des mémoires : « la gestuelle rejoindrait souterrainement un matériau verbal inavoué mais nourricier31 ». C’est ce qu’évoque Baldini lorsqu’il dit à Sylvie Chalaye qu’il veut que le corps de l’acteur se laisse spontanément investir de réminiscences. Le travail d’anthropologie théâtrale, d’anthropologie du corps de l’acteur permet de libérer l’être contenu dans ce corps et de lui redonner un mode d’expression, un récit de soi32. Et l’on peut également, comme le mentionne Alvina Ruprecht, penser ici au Living Theatre de Beck ou à l’Open Theatre de Joseph Chaikin et à sa réflexion sur la mémoire affective. Le travail de Taliipot s’inscrit donc dans une forme de modernité théâtrale déjà amplement théorisée et pratiquée.

Pourtant, par souci d’émancipation à l’égard de la référence occidentale et uniformisatrice, Baldini ne cite pas vraiment autre chose que la mémoire de l’océan Indien et de l’humanité comme inspiration pour ses créations. Ce gommage de la mention théorique est accentué dans le discours des journalistes qui rendent compte des spectacles d’une manière totalement impressionniste, par le biais des sensations qu’ils produisent. Ils les montrent comme profondément enracinés dans un imaginaire mystérieux voire exotique, au lieu d’insister sur la féconde articulation du travail de la troupe entre formes postmodernes et créolisation. Un discours sur l’archaïque ou l’atemporel prévaut, qui enferme finalement les recherches de la compagnie dans l’altérité et dans une sorte de spontanéité créatrice. Non avare de contradictions, le discours critique confère aux créations des sens à la fois enracinés dans une culture opaque mais toujours universels. Toute invention formelle, physique et tout emprunt de la troupe à d’autres cultures sont attribués à une entité india-océane visiblement peu connue et entourée de mystères. Stéréotypes et préjugés donnent lieu à un ensemble de brouillages qui empêchent de relier les productions ultramarines à la voie de l’art contemporain et plusieurs commentateurs sont d’avis que « le langage scénique n’est pas celui de l’Occident »33, ce qui les conduit à tout renvoyer à un local, à des particularismes exotiques. L’idée sous-jacente est qu’un spectacle de l’océan Indien parle forcément de l’océan Indien avec des pratiques de l’océan Indien quelle qu’en soit la pluralité des sources. Les métaphores chamaniques abondent dans les comptes rendus des pièces, occultant l’idée pourtant répétée par Grotowski comme par Barba que le théâtre dansé s’inscrit dans la « démarche » cérémoniale, dans la « démarche » de la transe, dans sa « mémoire » rejouée et réinventée, et qu’il ne recouvre évidemment pas la réalité d’un rite. Or, en renvoyant les spectacles à la performance, à la pulsion organique plutôt qu’à la répétition et à la rigueur de l’organisation dramatique, c’est à ce rapprochement fantasmatique avec le rite que renvoient les critiques.

Ces hésitations sont d’autant plus explicables qu’elles tiennent à l’insistance que met Baldini à brouiller les pistes et à déclarer aux journalistes que sa théorie de l’énergie renvoie aux forces telluriques et historiques de l’océan Indien, pour mieux faire apparaître sa créolisation et son métissage. S’il convoque certains théoriciens comme Artaud et Barba, cite les commentaires sur son théâtre de certains universitaires (Georges Banu) ou ethnoscénologues (Françoise Gründ), il s’étend assez peu sur les dimensions théoriques de son travail. Il préfère revenir de manière obsessionnelle sur sa quête des frottements de mémoires, de voyages et d’exils. Les îles du sud-ouest de l’océan Indien et La Réunion sont en effet entièrement diasporiques, faites de populations déplacées qui ont dû réinventer une socialité dans l’espace insulaire. En insistant sur les entrelacs de la créolisation, Baldini renvoie certes à la réalité passée et présente d’une société plurielle, mais curieusement, il semble faire émaner de la formation anthropologique de l’île elle-même sa pratique théâtrale, qui en serait en quelque sorte l’équivalent imaginé et scénographié. Il laisse de côté ce qui est finalement le plus grand travail de confluence des imaginaires qu’il pratique : celui des réflexions théoriques occidentales sur l’anthropologie théâtrale nourries et réorganisées à partir de l’expérience de l’océan Indien et des mondes qui le constituent. Ce faisant, c’est aux formes mimées d’un « opéra sauvage » et « spontané » qu’il laisse le soin d’assumer la représentation des identités aux yeux des autres. Il donne alors l’océan Indien comme spectacle mystérieux plutôt qu’il ne le replace comme centre de production de la dramaturgie. En privilégiant une lumière tout entière tournée sur le corps des acteurs-danseurs, il occulte une proposition théâtrale pleinement actuelle, et pleinement ouverte sur toutes les pratiques du monde, y compris occidental. Dans des pays sans autochtonie, le rôle des représentations artistiques, théâtrales34, et des discours sur soi est majeur pour remplir des vides symboliques, recoudre les lambeaux de mémoires passées à la broyeuse d’histoires conflictuelles. Choisissant de les donner comme corporelles et rituelles, la troupe finalement renvoie la créolisation à une sorte de passé mythique et intemporel, de force primitive, plus qu’elle ne l’inscrit dans le présent. Elle développe ainsi un discours ambigu sur la nostalgie de temps primordiaux.

Le discours sur les identités et ses ambiguïtés : origines et créolisation

Dans une présentation de la troupe qui figurait sur son site internet, on pouvait voir comment Baldini évitait ces références pour se replacer dans ce qui a fait l’ici, pour souligner une sorte d’exception de l’océan Indien paradoxalement donnée toujours comme paradigme de l’universel :

Comment mettre en scène, en chair « le grouillement mutant » de ce que les hommes et femmes venus d’Europe, d’Afrique, d’Inde, de Chine, ont charroyé après avoir traversé l’océan ? Le théâtre que Taliipot a choisi est issu de ce phénomène de créolisation et d’une façon plus large du métissage. Il va aux sources originelles. Il appelle, maille, hybride les mythes fondateurs des peuples, les souffles des origines, les élans sacrés primordiaux. Pour l’acteur, il s’agit de tenter de sortir des carcans uniformisants et des codes de vocabulaires imités ou imposés. Dans le corps de chacun des acteurs de l’océan Indien, des torrents d’informations nous parlent de son origine, de son voyage… Le théâtre Taliipot essaie de les décoder et, à partir de cela, d’inventer un vocabulaire scénique plus enraciné. Cet acte théâtral est l’occasion pour l’artiste de chercher au-delà des blessures de l’histoire, le lien. Puisqu’ici tout le monde vient d’ailleurs, il s’agit de retrouver une fraternité de destin, de formes, d’énergies, de mémoires […] L’acteur devient médium, son corps hiéroglyphe. Il puise à un grand mouvement au-delà de la séparation de l’écrit et de l’oral, au-delà de la séparation des continents qui en lui étaient unis. Il danse, chante, transgresse les frontières dans la nostalgie de cette unité perdue, dans le désir de la retrouver. Cela exige du temps, de la recherche ; le corps de l’acteur, comme l’île, devient laboratoire, le corps : le lieu même de la représentation35.

Le travail de construction identitaire auquel il procède ramène à une atemporalité du mythe et des puissances élémentaires. Le théâtre de Taliipot montre la souffrance historique, mais si l’on peut oser le paradoxe, sous une forme anhistoricisée. Si l’esclavage, par exemple, est bien présent dans Mâ Ravan’, il est toujours associé à une légende obscure. À travers le mythe peut se mettre en place une identité transnationale que propose la compagnie, entre les îles, Madagascar, Maurice, Réunion, qu’elle étend à l’Afrique australe et à l’Inde qui a inspiré une autre pièce sur les origines, . Ainsi, lorsque Taliipot convoque l’un des personnages légendaires phares de La Réunion dans Kalla, le feu36, c’est surtout pour privilégier le fait que la figure de Grand-Mère Kalle est l’incarnation même des syncrétismes culturels de l’île. Ce travail de fusion des mythes et de retour aux souffles des origines entoure d’ambiguïtés la proposition identitaire du Théâtre Taliipot. Certes, il ne s’agit en aucun cas d’attendre d’une troupe qu’elle fasse du théâtre documentaire ni qu’elle propose un quelconque réalisme de la représentation, mais au niveau symbolique même, on relève toujours ici une hésitation entre particularité et universalité. En témoigne le choix d’une représentation du paradigme de l’océan Indien sous la forme de corps noirs et le plus souvent masculins. De fait, force est de constater que cette assignation fonctionne par exclusion plus que par exploration de la diversité, pourtant exaltée dans les propos de la compagnie. Taliipot paraît hésiter entre traiter de l’océan Indien et traiter de l’homme : ramener à La Réunion tous les peuples qui l’ont constituée, ou faire de La Réunion l’une des provinces de leur imaginaire de la création de l’humanité. Laurence Pourchez souligne ce flou, en confrontant son discours sur le métissage et sur les origines.

Cette compagnie qui, de manière assez contradictoire (« Il va aux sources originelles » ; « la nostalgie de cette unité perdue, dans le désir de la retrouver »), se réclame d’un art métis tout en niant la richesse de la création consécutive de l’hybridation, mélange diverses influences culturelles tout en postulant qu’elles constituent les « sources originelles ». Ces origines seules légitiment alors le « métissage »37.

La mise en œuvre des pièces montre une conception convenue de l’interculturalité qui cherche l’unification plus que la pluralité. Elle invente une vision d’un passé rendu finalement absent en raison de toutes ces mythifications et ces syncrétismes, plus qu’elle n’explore la constante réactivation de cette labilité des mémoires et des cultures dans le présent. La quête d’une monogénèse de l’humanité dans !AïA est elle aussi assez significative d’une nostalgie de la source, d’une unicité et d’une unité originelles, voire d’une quête d’un âge d’or disparu.

On ne peut d’ailleurs qu’être frappé par ce que l’on peut appeler de l’exotisme primitiviste qui sourd de la représentation. Le recours aux éléments naturels se fait certes dans un souci de rappeler la puissance de la nature insulaire qui nourrit l’imaginaire des Réunionnais. Il veut évoquer leur lien à l’invisible et au magique qui structure l’oralité, comme le rappelle la compagnie dans divers entretiens. Les corps sont athlétiques, dénudés, enduits de boue, de cendre, ou recouverts de végétaux comme dans Kalla, le feu. La danse leur confère une puissance animale et esthétique qui ne peut que séduire. Le projet est évident et explicité : il s’agit de l’exploration d’une rêverie écologique, d’une rêverie élémentaire, du corps comme espace et confluent des mémoires, des lieux, des savoirs, des origines, et medium de spiritualité. Les corps se font « hiéroglyphes » dit Baldini, reprenant sans la citer la métaphore d’Artaud dans Le Théâtre et son double38. Ils font signe. Mais sous le discours qu’imprime sur eux l’imaginaire du chorégraphe-metteur en scène et le hiéroglyphe qu’il grave dans leur chair, il y a des corps muets, offerts en spectacle à la sidération et à l’émotion du public.

Une ambiguïté évidente transparaît de ces très belles et très fortes mises en corps et en espace. Ce théâtre œuvre à la reconnaissance des grands ancêtres privés de parole et d’histoire, à la redécouverte intuitive des origines qui firent ce que nous sommes. Mais l’accent que met la compagnie sur l’impulsif, la communication non verbale, l’affect, a de curieuses implications. Il ne peut que donner une représentation une fois de plus univoque à la présence d’un Noir premier, antécédent au logos, réduit à son corps et soumis au seul pathos. Le désir de « faire lâcher l’intellect » au profit de l’organique39 fait du seul représentant de l’océan Indien mis en scène dans ces deux pièces, le corps masculin noir et dénudé, le stéréotype de la puissance première, de la chair comme matériau. Il y a une forme d’ambiguïté à donner ce rêve pour une émanation de la pluralité indiaocéanique alors qu’il radicalise des stéréotypes de la représentation.

La compagnie dit puiser son inspiration aux traditions orales de l’océan Indien mais la parole s’est convertie en gestes et s’est tue. Malgré le medium du corps qui y joue un rôle prépondérant, les servis, aussi bien malgas que makwalé40, sont également bavards : c’est une parole rendue aux ancêtres dont les langues font retour et habitent le corps de l’ombiasy comme des participants de la cérémonie visités par l’esprit. Les cérémonies malbares, y compris les plus physiques comme la marche sur le feu, se font dans les paroles de la prière, dans la théâtralisation de séquences épiques. Les formes orales profanes se construisent elles aussi, tout comme les formes sacrées, sur le partage de la parole. Quant aux danses de combat que sont le moring réunionnais et le moraingy malgache, dont les mouvements très spectaculaires sont parfois repris dans les pièces, elles sont structurées autour d’une forte socialité et les participants partagent le rôle de regardants et de regardés.

Ici, le rituel est muet et distant. On peut se demander d’ailleurs si ce renoncement systématique au texte n’est pas aussi la façon la plus radicale de régler la question des langues qui avait gêné les premières pièces de la compagnie qui hésitait entre français et créole. La troupe substitue définitivement à la question irrésolue des langues celle du langage corporel qui se veut universel, articulant local et global. Mais ainsi, elle condamne La Réunion à rester muette.

Le rituel muet est de fait rendu autre car totalement spectacularisé, donné à voir comme extérieur à soi. Il constitue un moment saisissant qui épaissit finalement le quatrième mur entre la scène et les spectateurs que l’émotion intense voulait amoindrir. Si ces créations s’inscrivent clairement dans des pratiques postdramatiques, elles viennent ainsi en contrarier certains des aspects en s’assumant comme stratagèmes théâtraux, regardés par des spectateurs à leur tour muets. Ces ambiguïtés ont entraîné des réactions contradictoires de la part des publics. Elles posent la question aussi bien de la dimension politique qui émane des œuvres que de la réception que les politiques ont pu leur réserver.

Réception et ambiguïté politique

Ces spectacles ont été reçus de manière contrastée par le public réunionnais. André Helbo, citant Jean Duvignaud, rappelle dans Le Théâtre : texte ou spectacle vivant ? :

L’individu sur scène produit par son corps et tout son être – paroles, gestes – des signifiés dont le signifiant ne dépend pas de lui mais de la salle, du public, de la sourde, de l’épaisse attente d’un groupe, hétéroclite ou choisi. Que ce public renvoie sur l’acteur la réponse que ce dernier lui propose, ces signifiants qui lui permettent de représenter une fiction qu’il ne construirait jamais seul41.

Or précisément, quelle réponse le public réunionnais peut-il et veut-il apporter aux propositions de Taliipot ? Mâ Ravan’ a connu un plus grand succès qu’!AïA. La pièce est nettement plus aboutie et elle est beaucoup plus sensible aux Réunionnais par son sujet, l’esclavage, mais aussi par la dimension conative des noms d’esclaves qui ponctuent l’œuvre. En fait, c’est par la parole, finalement, qu’une reconnaissance s’est instaurée dans l’île. De manière générale, Taliipot est plus connu du grand public pour son conte pour enfants, Adrien, il y eut un matin… dont le succès ne se dément pas, que pour ses créations théâtrales, souvent considérées comme élitistes. Gérard Noiriel insiste sur la question de l’identification des spectateurs comme clé du plaisir de la représentation théâtrale42. Or précisément, le public réunionnais apprécie ces spectacles sans forcément s’y reconnaître, alors qu’à l’extérieur de l’île, on le reconnaît comme réunionnais et india-océanique à travers ces spectacles. C’est donc à l’étranger que Taliipot a rencontré ses plus grands succès et a été de nombreuses fois primé comme par exemple en 1999 avec le Total Theatre Award de la meilleure compagnie internationale au Festival Fringe d’Édimbourg. Les créations en effet remplissent un certain nombre d’attentes implicites des publics extérieurs : sujets traités, esthétisme des corps noirs, accessibilité par l’émotion et l’absence de texte, mystère de cérémonies dont le public ne peut savoir le degré de réalité…

En revanche, il n’en va pas de même pour le public réunionnais qui semble avoir été fantasmatiquement réinventé par la compagnie et ne se retrouve pas toujours dans ce qu’on lui propose. « À force […] de vouloir être la voix des sans-voix, il est bien possible que [le créateur] ait refusé de l’entendre, et lui ait substitué un peuple conforme à son propre idéal populaire » écrit Franck Laurent43. Or, comme il le rappelle avec humour à propos du théâtre français du XIXe siècle, souvent, au grand dam des intellectuels, le public n’aime pas ce qu’ils lui proposent. Il se reconnaît davantage dans des formes et des spectacles qui ne semblent absolument pas conçus pour lui parler ni pour qu’il s’y projette. Le public réunionnais contemporain n’échappe pas à cette règle. À vouloir forcer une construction intellectuelle de la mémoire india-océanique, tout en gommant cet intellectualisme et à vouloir donner sa création comme purement sensible, la compagnie ne trouve pas nécessairement l’interlocuteur qu’elle attendait. Aimés par la bourgeoisie intellectuelle, réunionnaise ou métropolitaine, les spectacles de la troupe sont des expériences esthétiques et émotionnelles intenses. Toutefois, ils ne remplissent finalement qu’assez peu leur objectif d’être la mémoire et le miroir des identités india-océaniques. La sensitivité sur laquelle joue la représentation ne conduit pas toujours le spectateur à compléter les images fictionnelles qui lui sont données, à l’entraîner sur la voie d’un monde dans lequel il reconnaisse un propos sur le sien. « Le sens est l’action de la littérature : emprunter ses mots à la tribu et les lui rendre afin que, cessant d’être oublieuse, elle les entende et sache les redire autrement, en une série de décalages et de ricochets infinis » écrit Jean-Claude Bailly44. Or les images données par la compagnie, proposées comme récit de soi, ne sont pas réellement interprétées comme étant issues de la tribu. L’émotion esthétique passée, Mâ Ravan’, comme les pièces antérieures de Taliipot portant sur la mémoire du marronnage et de l’esclavage, n’a pas profondément éveillé de réflexion sur la nécessité d’affronter la question même de la mémoire et de l’oubli qui hante les îles de l’océan Indien. Un sentiment d’exclusion, au contraire, paraît naître presque automatiquement d’un spectacle visuel qui se donne comme expérience spirituelle et qui se présente comme système et objet esthétiques parachevés.

Une certaine distance procède donc du décalage entre surexploitation de la problématique mémorielle et identitaire, et amoindrissement de la portée politique de ce travail d’esthétisation. La dimension assez consensuelle affichée par les œuvres qui se veulent des chants pour la paix et la rencontre des cultures tend à transcender les conflits. Ils sont dépassés dans la sublimation de la force et de la majesté corporels auxquels ils ont donné lieu. La chorégraphie joue certes sur les corps démembrés – dont le bouquet de mains d’esclaves coupées de Mâ Ravan’ est emblématique –, sur la mise en danger des équilibres. Elle ne radicalise néanmoins jamais la portée symbolique qui pourrait être donnée au corps machine ou au pantin dans le contexte de l’esclavage dont il est question. Et l’esclavage lui-même devient donc objet d’esthétisation plus qu’il n’engendre de retour sur les conflits et leurs dépassements plus ou moins aboutis dans l’océan Indien. On se trouverait alors davantage dans le registre de ce qu’Elise Van Haesebroeck, à la suite de Dominique Baqué45, nomme littérature de « l’infra-mince », c’est-à-dire une posture de résistance mais rarement agissante et qui de ce fait, laisse le public dans une admiration départie de réflexion sur le partage du sens et de l’expérience qu’elle aurait pu engendrer. La portée « politique » des spectacles semble ici neutralisée, si on l’entend comme production d’un « horizon de sens collectif »46, comme « capacité à engendrer – même éphémèrement – une assemblée qui ne lui préexiste pas : non pas une communauté assemblée, mais un assemblement autour de sensations et de questionnements communs »47. La « segmentation des publics qui reflète les clivages de classes »48 et donne à Taliipot un public socialement homogène traduit bien qu’il s’agit là d’une assemblée qui lui préexiste. Dans une société d’outre-mer en rupture d’histoire et de projet politique, l’invention du mythique et l’absence du logos rendent le projet admirable sur un plan purement formel. Or la forme est-elle discours, ou bien est-elle réticente au discours lorsqu’elle se charge de ces ambiguïtés et s’adresse à un public segmenté ?

D’une manière assez ironique, la réception donnée cette fois par les politiques et leurs institutions au travail de la compagnie témoigne pourtant du poids qui lui est attribué dans l’espace social. Ce sont curieusement les politiques culturelles qui ont semblé craindre un partage politique du sens de ces créations auprès d’un large public et qui ont entravé l’action de la troupe. Comme le Théâtre Vollard, le Théâtre Taliipot a été chassé du lieu qui lui était dédié dans le sud de l’île, à Pierrefonds, où il organisait son festival d’art métis, ainsi que divers ateliers ouverts à la population locale. Le maire de droite, alors UMP (Union pour un mouvement populaire), Michel Fontaine, l’en a chassé en 2004, prétendument pour récupérer les locaux qui appartenaient à la ville et pour les partager avec d’autres artistes. Il proposa ainsi à une association de la Plaine des Palmistes, MLK, Mouvman la Kour, d’y organiser son propre festival de hip hop pour la jeunesse. Cette éviction a été interprétée comme une assignation du métissage, affiché par Taliipot, à une distraction bourgeoise de gauche, à évacuer au profit d’une expression artistique conçue comme plus moderne, populaire et mondialisée, sortant des évocations du passé douloureux de l’île.

Un autre épisode a également frappé Taliipot. !AïA avait été acheté pour une représentation, le 17 novembre 2011, devant 750 invités des Assises du commerce par le président de la chambre de commerce et d’industrie (CCI) de La Réunion. Or au bout de trois minutes, le directeur de la CCI, Ibrahim Patel, fit interrompre la représentation, gêné par la nudité et les mouvements saccadés des danseurs qui ne correspondaient pas à la distraction qu’il souhaitait offrir à ses invités, allégua-t-il alors. La question de la censure a aussitôt été posée49. Baldini s’est demandé si le message de la pièce – une origine africaine commune à chacun de nous – était la dimension gênante de la pièce, en particulier pour des Réunionnais qui demeurent souvent dans le déni de leurs identités. Ce que révèlent ces anecdotes, c’est moins la portée sulfureuse des pièces que la cuistrerie des commanditaires de la culture, mais aussi et peut-être surtout, leur façon de préjuger de la représentation à donner de La Réunion pour le public local comme pour le public extérieur.

En ce sens, Taliipot s’inscrit bien dans une conflictualité qui entoure un débat, cette fois direct, sur les identités et confère une dimension politique à son travail. La compagnie trouve donc cette dimension peut-être moins à travers son imaginaire esthétique étonnant et bouleversant qu’à travers la mémoire de tous les métissages et des souffrances de l’île qu’elle réactive et qu’à travers le rôle qu’elle s’efforce – avec toutes les difficultés de ce genre d’exercice dans un DOM –, de jouer dans le champ culturel, dans l’espace social réunionnais et dans la zone india-océanique.

Le travail de la compagnie Taliipot a donc occupé une place centrale dans le champ culturel réunionnais et de manière plus générale, dans le champ théâtral contemporain, et le souvenir de son œuvre y reste vif. La puissance magnétique qui émane de ses créations hypnotiques a renouvelé la pratique artistique de l’océan Indien, tout en l’articulant à une pratique contemporaine qu’elle a su nourrir et décentrer. Mais comme toute proposition artistique dans un DOM, elle ne peut être lue que dans toutes ses ambiguïtés et ses paradoxes. En chanter la seule dimension esthétique, les mystères des sombres cérémonies qu’elle réinvente ne serait rendre justice ni à ses propres complexités, ni aux difficultés que rencontrent les artistes à produire un discours sur les identités à La Réunion, et en retour, à être admis d’elle. Les propositions de la compagnie sur les origines, les syncrétismes et la créolisation témoignent assez de ce rêve dans lequel se piège l’île entre le fantasme d’une unicité originelle qu’elle n’a jamais connue et la réalité d’une pluralité identitaire dont elle tire sa force mais qu’elle veut parfois oublier tant elle porte le fardeau d’une histoire tragique. Ce travail artistique montre aussi la difficulté à trouver un mode discursif et une narration qui puissent être à la fois universalisés et qui rendent compte des particularités de ce monde. En ce sens, le corps hiéroglyphe, énergie pure qui libère les mémoires, semble un medium privilégié de ce partage. Toutefois, s’il séduit ailleurs, il semble difficilement admis comme image de soi dans l’île elle-même. La sidération esthétique qu’il produit entrave finalement l’idée même de mémoires recouvrées et rétablies par la mise en miroir du spectacle. Elle éveille des traces, gêne parfois, mais ne produit pas d’horizon collectif réellement partagé. Mais au fond, cette question de l’aptitude ou de l’incapacité du corps à dire la mémoire, l’identité et le sujet à travers les images qu’il expose et suscite ne se pose pas que pour l’océan Indien ni que pour des sociétés à l’histoire profondément conflictuelle. Elle renvoie à l’idée même de ce que peuvent être un mode de discours et un mode de narration, de ce que sont les diverses instances qui peuvent y être englobées, y participer, et en rendre compte. Le corps peut-il réellement, comme le propose le théâtre contemporain, être récit des identités des autres, et à plus forte raison récit de soi ? Pour Judith Butler, « [l]es histoires ne saisissent pas le corps auquel elles se réfèrent. Être un corps, c’est en certain sens être dépossédé du souvenir de l’ensemble de sa propre vie »50. Tels sont les termes d’un débat qui traverse le travail de Taliipot et lui permet de proposer au public une création qui « provoque son ébranlement dans l’organisme, pose sur lui une empreinte qui ne s’effacera plus »51.

1 Il est difficile de trouver des informations récentes sur la troupe, partie s’installer en Afrique du sud, et dont le site internet est désactivé.

2 Gérard Noiriel, Histoire, théâtre, politique, Paris, Agone, « contre-feux », 2009.

3 Site de la troupe, <theatretalipot.com>, dernière consultation le 9 janvier 2015. Site désactivé.

4 Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, Paris, L’Arche, 2002, p. 106.

5 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, suivi de Le théâtre de Séraphin, Paris, Idées Gallimard, 1964 [1938], p. 115.

6 Ibid., p. 98.

7 Ibid., p. 164 : « Car à côté de la culture par mots, il y a la culture par gestes. Il y a d’autres langages au monde que notre langage occidental

8 Ibid., p. 126.

9 Sylvie Chalaye, « Entretien avec Philippe Pelen Baldini à propos de Kalla, le feu », Africultures, n°50, sept. 2002, « Monde noir et scènes

En ligne <africultures.com/php/ ?nav=article&no=2390>, 01/09/2002, dernière consultation le 30 novembre 2017.

10 Il s’agit bien sûr d’une référence non spécifiée à Eugenio Barba. Voir par exemple Le Canoë de papier. Traité d’anthropologie théâtrale, Paris, L

11 Elise Van Haesebroeck, « Claude Régy et François Tanguy, artisans d’un théâtre apolitiquement politique », Revue d’esthétique et de critique des

12 André Helbo, Le Théâtre : texte ou spectacle vivant ? Paris, Klincksieck, « 50 questions », 2007, p. 24.

13 Julie Sermon et Jean-Pierre Ryngaert, Théâtres du XXIème siècle : commencements, Paris, Armand Colin, 2012, « Des histoires, ils en écrivent

14 À La Réunion, on désigne du nom de « malbars » les descendants des engagés du sud de l’Inde, venus remplacer les esclaves dans les plantations

15 Jean-Fabrice Nativel, « “Ker”, projet en cours », journal Témoignages du 9 mai 2007 : « “Un espace rond, grande tente de l’Océan. Il portera l’

16 Elise Van Haesebroeck, « Claude Régy et François Tanguy, artisans d’un théâtre apolitiquement politique », op. cit., p. 11.

17 André Helbo, Le Théâtre : texte ou spectacle vivant ? op. cit., citant Antoine Vitez, p. 26.

18 Jerzy Grotowski, Vers un théâtre du pauvre, Lausanne, L’Âge d’homme, 1971, p. 184, cité in Ibid., p. 146.

19 Ibid., p. 58 : « Les Études de Meyerhold insistent sur la présence du corps en scène et sur le véritable rôle syntaxique du support gestuel. Loin

20 Ibid., p. 99, il évoque le travail de la Societas, théâtre d’images et de sensations.

21 Ibid., p. 117 : c’est un moyen de « mettre à distance les savoirs occidentaux » et de « faire affleurer les fondements de leurs traditions au

22 Ibid, p. 118.

23 Monique Borie, « Grotowski et Barba : sur la voie du théâtre-danse », Études théâtrales, « Théâtre et danse, Un croisement moderne et

24 André Helbo, Le Théâtre : texte ou spectacle vivant ?, op. cit., p. 147. 

25 Ibid, p. 147.

26 Ibid, p. 149.

27 Odette Aslan, « Le théâtre, la danse. Interrogations », Études théâtrales, « Théâtre et danse, Un croisement moderne et contemporain, vol. I

28 Eugenio Barba et Nicola Savarese, L’Énergie qui danse, l’art secret de l’acteur, un dictionnaire d’anthropologie théâtrale, Paris, Bouffonneries

29 Sur une évocation de ces principes, voir Josette Féral, « Pourquoi l’anthropologie théâtrale ? Entretien avec Nicola Savarese », Jeu : revue de

En ligne <id.erudit.org/iderudit/29274ac>, dernière consultation le 30 novembre 2017.

30 Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, op. cit., p. 150-151.

31 Odette Aslan, « Le théâtre, la danse. Interrogations », op. cit., p. 19.

32 Sylvie Chalaye, « Entretien avec Philippe Pelen Baldini à propos de Kalla, le feu », op. cit., p. 25.

33 Le spectacle « peut paraître de premier abord difficile à cerner puisque le langage scénique n’est pas celui de l’Occident » : Alvina Ruprecht, «

34 Jeffrey Hopes et Hélène Lecossois (dirs.), Théâtre et nation, Rennes, Le Spectaculaire, Presses Universitaires de Rennes, 2011 : « À la fois

35 « Pourquoi faisons-nous du théâtre ? », sur le site du Théâtre Taliipot, http://www.theatretalipot.com/, dernière consultation le 9 janvier 2015.

36 Granmèrkal, Grand-Mère Kal ou Kalle, Kalla est une figure complexe et centrale de l’imaginaire réunionnais. Sorcière des contes destinée à

37 Laurence Pourchez, « Métissages à La Réunion : entre souillure et complexité culturelle », Africultures, n°62, 1er trimestre 2005, p. 46-55

38 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit. Entre de nombreuses autres occurrences, on peut citer par exemple, p. 57, p. 91, p. 96, p. 136

39 Sylvie Chalaye, « Entretien avec Philippe Pelen Baldini à propos de Kalla, le feu », op. cit., p. 27.

40 Cérémonies sacrées malgaches et mozambicaines dans lesquelles officie un ombiasy, un prêtre ou officiant, et qui se caractérisent par des

41 André Helbo, Le Théâtre : texte ou spectacle vivant ? op. cit., p. 28. Il cite Jean Duvignaud, Le Don du rien, Paris, Stock, 1977, p. 49.

42 Gérard Noiriel, Histoire, théâtre, politique, op. cit., p. 167.

43 Franck Laurent, « Quelle scène pour une nation vraiment républicaine ? Michelet et le théâtre autour de 1848 », Jeffrey Hopes et Hélène Lecossois

44 Jean-Claude Bailly, Poursuites, Paris, Christian Bourgeois, 2003, p. 61, cité par Elise Van Haesebroeck, « Claude Régy et François Tanguy

45 Dominique Baqué, Pour un nouvel art politique. De l’art contemporain au documentaire, Paris, Flammarion, 2006, p. 130. Cité par Elise Van

46 Ibid., p. 3.

47 Ibid. p. 9.

48 Gérard Noiriel, Histoire, théâtre, politique, op. cit., p. 169. On ne prend pas ici en compte les représentations scolaires qui cassent

49 Dans un communiqué, les Jeunes communistes réunionnais analysent cet acte de censure qu’ils qualifient de « révélateur » :« l’art, et

50 Judith Butler, Le Récit de soi, Paris, PUF, 2007, p. 39.

51 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 117.

Artaud, Antonin, Le Théâtre et son double, suivi de Le théâtre de Séraphin, Paris, Idées Gallimard, 1964 [1938].

Aslan, Odette, « Le théâtre, la danse. Interrogations », Études théâtrales, « Théâtre et danse, Un croisement moderne et contemporain, vol. I, Filiations historiques et positions actuelles », n°47-48, 2010, p. 17-22.

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Barba, Eugenio, et Nicola Savarese, L’Énergie qui danse, l’art secret de l’acteur, un dictionnaire d’anthropologie théâtrale, Paris, Bouffonneries, n°32-33, 1995.

Borie, Monique, « Grotowski et Barba : sur la voie du théâtre-danse », Études théâtrales, « Théâtre et danse, Un croisement moderne et contemporain, vol. I, Filiations historiques et positions actuelles », n°47-48, 2010, p. 55-65.

Butler, Judith, Le Récit de soi, Paris, PUF, 2007.

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Féral, Josette, « Pourquoi l’anthropologie théâtrale ? Entretien avec Nicola Savarese », Jeu : revue de théâtre, n°68, 1993, p. 119-133. En ligne <id.erudit.org/iderudit/29274ac>

Grotowski, Jerzy, Vers un théâtre du pauvre, Lausanne, L’Âge d’homme, 1971.

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Laurent, Franck, « Quelle scène pour une nation vraiment républicaine ? Michelet et le théâtre autour de 1848 », Théâtre et nation, Hopes, Jeffrey, et Hélène Lecossois (dirs.), Rennes, Le Spectaculaire, Presses Universitaires de Rennes, 2011, p. 25-37.

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1 Il est difficile de trouver des informations récentes sur la troupe, partie s’installer en Afrique du sud, et dont le site internet est désactivé.

2 Gérard Noiriel, Histoire, théâtre, politique, Paris, Agone, « contre-feux », 2009.

3 Site de la troupe, <theatretalipot.com>, dernière consultation le 9 janvier 2015. Site désactivé.

4 Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, Paris, L’Arche, 2002, p. 106.

5 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, suivi de Le théâtre de Séraphin, Paris, Idées Gallimard, 1964 [1938], p. 115.

6 Ibid., p. 98.

7 Ibid., p. 164 : « Car à côté de la culture par mots, il y a la culture par gestes. Il y a d’autres langages au monde que notre langage occidental qui a opté pour le dépouillement, pour le desséchement des idées et où les idées nous sont présentées à l’état inerte sans ébranler tout un système d’analogies naturelles comme dans les langages orientaux. »

8 Ibid., p. 126.

9 Sylvie Chalaye, « Entretien avec Philippe Pelen Baldini à propos de Kalla, le feu », Africultures, n°50, sept. 2002, « Monde noir et scènes contemporaines », p. 24.

En ligne <africultures.com/php/ ?nav=article&no=2390>, 01/09/2002, dernière consultation le 30 novembre 2017.

10 Il s’agit bien sûr d’une référence non spécifiée à Eugenio Barba. Voir par exemple Le Canoë de papier. Traité d’anthropologie théâtrale, Paris, L’Entretemps, 2003, [1993].

11 Elise Van Haesebroeck, « Claude Régy et François Tanguy, artisans d’un théâtre apolitiquement politique », Revue d’esthétique et de critique des arts vivants et de la scène. 2 janvier 2011, « L’Art, un principe actif ? » <scenes-contemporaines.be>, p. 3 et p. 8-9.

12 André Helbo, Le Théâtre : texte ou spectacle vivant ? Paris, Klincksieck, « 50 questions », 2007, p. 24.

13 Julie Sermon et Jean-Pierre Ryngaert, Théâtres du XXIème siècle : commencements, Paris, Armand Colin, 2012, « Des histoires, ils en écrivent toujours, et quand on croit qu’elles ont disparu, elles se réimposent quand même au creux des imaginaires de ceux qui écoutent les voix dispersées », p. 9. De son côté, Anne Monfort rappelle l’importance d’une forme de récit comme nouvelle instance mêlant mimesis et diegesis dans le théâtre qui hérite du postdramatique des années 90, que ce soit dans l’écriture de plateau telle que la définit Bruno Tackels en 2001 (Fragments d’un théâtre amoureux, Besançon, Les Solitaires intempestifs) reposant sur un type d’écriture qui use de matrices plastiques, chorégraphiques, transdisciplinaires, ou que ce soit dans le théâtre néodramatique où texte, personnage et fiction restent à la base du travail scénique. Voir Anne Monfort, « Après le théâtre postdramatique : narration et fiction entre écriture de plateau et écriture néodramatique », Trajectoires, en ligne <trajectoires. revues.org.392>, 16/12/2009, dernière consultation le 30 novembre 2017.

14 À La Réunion, on désigne du nom de « malbars » les descendants des engagés du sud de l’Inde, venus remplacer les esclaves dans les plantations après l’abolition de 1848. Leurs cultes sont issus de « l’hindouisme populaire » du sud de l’Inde, qui se distingue par sa pratique des sacrifices animaux et de la marche sur le feu. Les cultes se font au son de tambours ronds, appelés communément « tambours malbars ».

15 Jean-Fabrice Nativel, « “Ker”, projet en cours », journal Témoignages du 9 mai 2007 : « “Un espace rond, grande tente de l’Océan. Il portera l’empreinte de tous les voyages et de toutes les cultures de l’océan Indien. Il s’agit au-delà des blessures de l’Histoire, du déni et des non-dits, de créer un espace qui rassemble, relie. Cet espace nous rappellera aussi entre rêve et déambulation, que le théâtre est un voyage, que la vie est une aventure”, résume Philippe Pelen Baldini, directeur artistique du projet. Pour cette réalisation, Taliipot s’associe à des “ethnoscénologues” de l’océan Indien et du monde. La compagnie crée sa structure avec Raymond Peyramaure. Ker “sera visible par tous et toutes au cœur de la cité. Il créera l’occasion d’un rendez-vous particulier avec tous les publics, d’une grande fête populaire. Un Couloir de la Mémoire entourant la structure sera investi par des plasticiens, comédiens et danseurs locaux présentant des petites formes” », <temoignages.re/culture/culture-et-identité/ker-projet-en-cours, 22028.html>, dernière consultation le 30 novembre 2017.

16 Elise Van Haesebroeck, « Claude Régy et François Tanguy, artisans d’un théâtre apolitiquement politique », op. cit., p. 11.

17 André Helbo, Le Théâtre : texte ou spectacle vivant ? op. cit., citant Antoine Vitez, p. 26.

18 Jerzy Grotowski, Vers un théâtre du pauvre, Lausanne, L’Âge d’homme, 1971, p. 184, cité in Ibid., p. 146.

19 Ibid., p. 58 : « Les Études de Meyerhold insistent sur la présence du corps en scène et sur le véritable rôle syntaxique du support gestuel. Loin du sens préétabli et de la narrativité, le vecteur gestuel construit l’image scénique ».

20 Ibid., p. 99, il évoque le travail de la Societas, théâtre d’images et de sensations.

21 Ibid., p. 117 : c’est un moyen de « mettre à distance les savoirs occidentaux » et de « faire affleurer les fondements de leurs traditions au contact des autres cultures […] pour repenser leurs codes spécifiques propres » : « il s’agit de retrouver l’essence même de la convention spectaculaire ; il importe de mettre à nu cette frontière invisible, masquée par les dispositifs dominants, qui sépare le spectacle et ses marges, voire qui cautionne les clivages entre les différentes mises en œuvre esthétiques. La preuve en est que le recours au contact de cultures sert généralement soit à altérer certains dispositifs occidentaux de la représentation (poids de la narrativité, conception de l’image, jeu, codes rhétoriques), soit à modifier le cadre de l’événement spectaculaire occidental (cérémonie, performance, traitement des sensations, relation au spectateur) ».

22 Ibid, p. 118.

23 Monique Borie, « Grotowski et Barba : sur la voie du théâtre-danse », Études théâtrales, « Théâtre et danse, Un croisement moderne et contemporain, vol. I, Filiations historiques et positions actuelles », 47/48, 2010, p. 58-59.

24 André Helbo, Le Théâtre : texte ou spectacle vivant ?, op. cit., p. 147. 

25 Ibid, p. 147.

26 Ibid, p. 149.

27 Odette Aslan, « Le théâtre, la danse. Interrogations », Études théâtrales, « Théâtre et danse, Un croisement moderne et contemporain, vol. I, Filiations historiques et positions actuelles », 47/48, 2010, p. 19.

28 Eugenio Barba et Nicola Savarese, L’Énergie qui danse, l’art secret de l’acteur, un dictionnaire d’anthropologie théâtrale, Paris, Bouffonneries, n°32-33, 1995.

29 Sur une évocation de ces principes, voir Josette Féral, « Pourquoi l’anthropologie théâtrale ? Entretien avec Nicola Savarese », Jeu : revue de théâtre, n°68, 1993, p. 119-133.

En ligne <id.erudit.org/iderudit/29274ac>, dernière consultation le 30 novembre 2017.

30 Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, op. cit., p. 150-151.

31 Odette Aslan, « Le théâtre, la danse. Interrogations », op. cit., p. 19.

32 Sylvie Chalaye, « Entretien avec Philippe Pelen Baldini à propos de Kalla, le feu », op. cit., p. 25.

33 Le spectacle « peut paraître de premier abord difficile à cerner puisque le langage scénique n’est pas celui de l’Occident » : Alvina Ruprecht, « Mâ Ravan’ : La Réunion à La Chapelle du verbe incarné », <gensdelacaraibe.org/index.php?option=com_content&view=article&id=3294>, 15/07/08.

34 Jeffrey Hopes et Hélène Lecossois (dirs.), Théâtre et nation, Rennes, Le Spectaculaire, Presses Universitaires de Rennes, 2011 : « À la fois moyen privilégié de l’élaboration de la conception de la nation et lieu de sa mise en question, le théâtre se trouve au carrefour de la construction et de la déconstruction d’identités nationales », p. 17.

35 « Pourquoi faisons-nous du théâtre ? », sur le site du Théâtre Taliipot, http://www.theatretalipot.com/, dernière consultation le 9 janvier 2015.

36 Granmèrkal, Grand-Mère Kal ou Kalle, Kalla est une figure complexe et centrale de l’imaginaire réunionnais. Sorcière des contes destinée à terrifier les enfants, elle est une figure allégorique de la mort et du temps, ce qui permet de retrouver dans son nom la mémoire sanskrite du terme « Kâlâ », le temps, la Mort, mais aussi la mémoire de Kala, figure de la mythologie funéraire malgache, aussi bien que le terme du nord de la France « macral » qui désigne la sorcière. Elle constitue un exemple majeur des mécanismes de la créolisation et des syncrétismes culturels à l’œuvre dans l’île. L’une des versions les plus courantes de la légende qui l’entoure, et que reprend la littérature écrite, fait d’elle l’âme d’une esclave mozambicaine ou malgache morte sans sépulture, parfois jetée dans le cratère du Piton de la Fournaise, et destinée à errer. Pour un développement complet sur les formes de son nom et sur les interprétations de cette figure, voir Marie-Josée Matiti-Picard, « Légendes réunionnaises : lieux de l’imaginaire, lieux des origines », Francofonia, n°53, 2007, p. 27-50. Dans Kalla, le feu, Baldini fait de Kalla une marronne jetée dans le volcan par les Blancs, et qui renaît par le feu, ce qui lui permet de devenir guide surnaturel, et âme initiatrice pour les marrons comme pour les soumis. Elle tire là aussi sa force des puissances naturelles élémentaires.

37 Laurence Pourchez, « Métissages à La Réunion : entre souillure et complexité culturelle », Africultures, n°62, 1er trimestre 2005, p. 46-55, version en ligne <classiques.uqac.ca/contemporains/pourchez_laurence/metissages_a_la_reunion_texte.html>, dernière consultation le 30 novembre 2017.

38 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit. Entre de nombreuses autres occurrences, on peut citer par exemple, p. 57, p. 91, p. 96, p. 136, p. 143 : « en ce qui concerne le corps humain, élevé[s] à la dignité de signe[s], il est évident qu’on peut s’inspirer des caractères hiéroglyphiques […] pour composer sur la scène des symboles précis et lisibles directement », p. 148, p. 168, p. 189, p. 206, p. 227… Image qui était déjà présente chez Diderot : voir Pierre Chartier, « De la pantomime à l’hiéroglyphe : ordre de la langue, ordre de l’art », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n°46, 2011, p. 85-106. Merci à G. Armand pour cette référence.

39 Sylvie Chalaye, « Entretien avec Philippe Pelen Baldini à propos de Kalla, le feu », op. cit., p. 27.

40 Cérémonies sacrées malgaches et mozambicaines dans lesquelles officie un ombiasy, un prêtre ou officiant, et qui se caractérisent par des sacrifices animaux, de la musique, de la glossolalie, des transes, une préparation et un partage de repas dont une partie est donnée aux esprits des ancêtres.

41 André Helbo, Le Théâtre : texte ou spectacle vivant ? op. cit., p. 28. Il cite Jean Duvignaud, Le Don du rien, Paris, Stock, 1977, p. 49.

42 Gérard Noiriel, Histoire, théâtre, politique, op. cit., p. 167.

43 Franck Laurent, « Quelle scène pour une nation vraiment républicaine ? Michelet et le théâtre autour de 1848 », Jeffrey Hopes et Hélène Lecossois (dirs), Théâtre et nation, op. cit., p. 35.

44 Jean-Claude Bailly, Poursuites, Paris, Christian Bourgeois, 2003, p. 61, cité par Elise Van Haesebroeck, « Claude Régy et François Tanguy, artisans d’un théâtre apolitiquement politique », op. cit., p. 3.

45 Dominique Baqué, Pour un nouvel art politique. De l’art contemporain au documentaire, Paris, Flammarion, 2006, p. 130. Cité par Elise Van Haesebroeck, « Claude Régy et François Tanguy, artisans d’un théâtre apolitiquement politique », op. cit., p. 2.

46 Ibid., p. 3.

47 Ibid. p. 9.

48 Gérard Noiriel, Histoire, théâtre, politique, op. cit., p. 169. On ne prend pas ici en compte les représentations scolaires qui cassent fictivement cette homogénéité des publics car elles ne relèvent pas d’un désir mais d’une contrainte d’un public captif, même si celui-ci se montre ensuite enthousiaste.

49 Dans un communiqué, les Jeunes communistes réunionnais analysent cet acte de censure qu’ils qualifient de « révélateur » : « l’art, et singulièrement l’art du théâtre, ne peut s’accommoder du bon vouloir des mécènes. C’est-à-dire, en d’autres termes, que celui qui finance, facilite ou commande une œuvre ou sa représentation, doit pouvoir admettre que celle-ci ne soit pas à sa gloire, qu’elle égratigne sa sensibilité, voire qu’elle la contredise… La liberté artistique n’existe qu’à cette condition […]. Ce comportement révèle la difficulté pour certaines de nos structures mentales, d’envisager l’ouverture aux cultures non-occidentales, non européennes, non françaises. Une chape de silence s’abat donc, le plus discrètement du monde, sur l’expression des divergences et des différences dans notre pays, ainsi que sur son désir de connaissance des autres mondes. Pour étouffer, les institutions n’ont plus à agir, et encore moins à réprimer : il leur suffit de s’abstenir, de décommander ou d’interrompre ce qui leur déplaît. Et un examen, même superficiel, fait apparaître les fondements idéologiques de ce mécénat à géométrie variable. Car enfin, on n’a jamais vu un individu influent ou une collectivité interdire l’un des innombrables spectacles colonialistes ou paternalistes tendance “doudou” qui s’éternisent sur les affiches et les scènes de notre île. […] Peu de bonnes âmes s’émeuvent de la multiplication des divertissements sexistes, fondés sur le dénudement de la femme réunionnaise et la dégradation de son image. Mais le dévoilement de cette part mal dite de l’identité réunionnaise, l’évocation, verbale et physique de l’Afrique, aura semble-t-il suffi, en quelques minutes, à enclencher les réflexes de la censure contemporaine. » <observatoiredelacensure.over-blog.com/article-27-novembre-2011>, dernière consultation le 30 novembre 2017.

50 Judith Butler, Le Récit de soi, Paris, PUF, 2007, p. 39.

51 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, op. cit., p. 117.

Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo

Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo est maître de conférences en littératures francophones à l’Université de La Réunion, membre du laboratoire LCF. Rédactrice en chef de la revue NEF - Nouvelles Études Francophones depuis 2014, elle est francophoniste spécialisée dans les littératures de l’océan Indien, les littératures de la diaspora indienne dans les Caraïbes et l’océan Indien, les problématiques postcoloniales liées aux questions des dominations et des résis­tances, aux questions des « races, nations, classes » et aux études de genres. Elle a co-organisé plusieurs colloques, publié de nombreux articles, codirigé ou dirigé plusieurs ouvrages sur ces champs de questionnements dont les deux derniers sont Interculturel francophonies « Écrivaines de l’Ile Maurice et de La Réunion, “Tisser des fils épars” » (2016) et Iles/Elles. Résistances et revendications fémi­nines dans les îles des Caraïbes et de l’océan Indien (XVIII-XXIe siècles), (2015, en codirection avec M. Arino).LCF, EA 7390, Université de La Réunion