L’Éthique de la métafiction : éléments pour un « postréalisme » en littérature anglaise

Eileen Williams-Wanquet

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Eileen Williams-Wanquet, « L’Éthique de la métafiction : éléments pour un « postréalisme » en littérature anglaise », Tropics [En ligne], 4 | 2017, mis en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/792

Étant donné que je n’ai jamais pu adhérer à une approche « anti-humaniste », qui sépare littérature et vie, percevant le texte littéraire comme un espace coupé du monde1, je suis sans doute inconsciemment conditionnée ou, pour reprendre le terme de Louis Althusser, « interpellée », par le « tournant éthique »2 qu’a pris la critique littéraire occidentale depuis les années quatre-vingt, comme le soulignent de nombreux critiques, que ce soit aux États-Unis, en France, ou en Grande-Bretagne. Effectivement, je me suis souvent posé la question, « À quoi sert la littérature ? », me situant ainsi dans une interrogation qui remonte à Platon, en passant par Sartre, Barthes ou Derrida3.

Il y a deux aspects à mon questionnement : (1) Que transmet la littérature ? (2) Comment le fait-elle ? Pour répondre à la première question, je postulerai ici que la littérature joue un rôle social parce qu’elle transmet des valeurs. Si on entend par « valeurs » des normes sociales qui nous dictent nos comportements, le terme est très proche du terme « idéologie » dans le sens où l’entend Louis Althusser comme des « structures imaginaires » qui nous « interpellent », ou du terme « mythe » tel que le définit Roland Barthes comme « une parole choisie par l’histoire »4. Autrement dit, la littérature est « une voie d’accès à une forme de connaissance morale », elle « écrit le monde », elle nous apprend des choses sur la nature humaine, elle aide à « fabriquer du sens », elle est le « tissu social »5. Je postule donc que la littérature comme « laboratoire de vie » (pour reprendre la formule de Martha Nussbaum6), pose la question éthique fondamentale, « Comment devons-nous vivre pour mieux vivre ensemble ? ». Elle cherche à imaginer le monde tel qu’il pourrait être, tel qu’il devrait être. Comme l’affirme Jean-Jacques Lecercle, « l’autre de la littérature » c’est la philosophie7. Venons-en maintenant à la deuxième question : « Comment la littérature transmet-elle des valeurs ? ». Il s’agit ici de se demander ce que fait la littérature, sur un plan spéculatif et éthique. Le fonctionnement littéraire se situerait entre le monde extratextuel et l’espace purement textuel. D’après Jacques Rancière, le texte littéraire n’est ni autotélique ni représentatif ; ce que ce philosophe nomme l’« impropriété propre » de la littérature ouvre une « troisième voie », située entre, d’une part, des indices purement internes et textuels et d’autre part, des conventions extérieures8. Pour Paul Ricœur aussi la littérature ouvre un monde parallèle, dé-pragmatisé, un métamonde qu’il nomme un « quasi-monde »9. En prenant, avec Ricœur, la mimesis dans le sens de muthos, on comprend mieux comment la littérature n’imite pas les données brutes du monde mais plutôt les mises en intrigue du monde, le sens que nous donnons au réel. Dans cette optique, le muthos, qui vient du monde en amont, est configuré par le texte, ensuite reconfiguré dans le texte, pour préfigurer ou renvoyer au monde en aval10.

Me situant donc, en tant que critique littéraire du début du XXIe siècle, entre la voie philosophique et la voie textualiste, entre la sphère esthétique et la sphère éthique, je vais tenter ici d’illustrer comment la littérature peut avoir une fonction éthique par sa forme même. Si la critique littéraire a pris un « tournant éthique » dans les années 1980, on a pu noter la même tendance dans la littérature anglaise elle-même : on a pu assister, dès les années 1960, et surtout à partir des années 1980, à une véritable explosion d’un type de roman, véritablement paradoxal, car alliant d’une part les préoccupations éthiques, religieuses, humanistes ou politiques du roman réaliste traditionnel et d’autre part, les abstractions, les jeux langagiers de l’avant-garde moderniste11. Pour la critique canadienne Linda Hutcheon, ce type de texte paradoxal, qu’elle nomme « métafiction historiographique »12, caractérise la littérature de l’époque postmoderne. Une des caractéristiques de ce type de roman paradoxal est la reprise de textes antérieurs. D’où le titre de cet article, « L’éthique de la métafiction » : la « métafiction » – prise dans ses deux sens d’auto-réflexivité et de fiction sur une fiction – véhicule, par sa forme même, une remise en cause proprement éthique. Je vais essayer d’analyser le fonctionnement de ce type de texte en illustrant mon propos par des romans anglais de la fin de siècle qui réagissent à l’histoire. Ces romans contemporains sont caractérisés par un double ancrage : dans des textes antérieurs, par divers procédés « transtextuels », mais aussi dans le temps et dans l’espace, par des procédés « réalistes ». Fondant mon analyse sur les trois temps proposés par Ricœur (configuration, refiguration, préfiguration), je vais d’abord analyser l’ancrage des hypertextes dans des textes antérieurs, avant d’examiner leur recontextualisation dans l’histoire contemporaine, pour enfin montrer comment cette démarche formelle permet la révision des idéologies véhiculées par les hypotextes.

Ancrage dans des hypotextes

Dans ces réécritures contemporaines, la relation « transtextuelle » privilégiée est ce que Gérard Genette nomme « hypertextualité », c’est-à-dire une relation unissant un texte contemporain, l’hypertexte, à un texte antérieur, l’hypotexte, « sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire ». Ces textes déclarent plus ou moins leur hypertextualité par diverses formes d’intertextualité, terme que Genette réserve à « la présence effective d’un texte dans un autre »13 sous forme de citations, références, allusions ou paraphrases, etc. Cette relation d’hypertextualité n’est pas une relation d’imitation mais de transformation. Il s’agit toujours de ce que Linda Hutcheon nomme « parodie moderne », c’est-à-dire une « répétition étendue avec des différences cruciales »14. Le texte contemporain est greffé sur un texte antérieur sans lequel il ne peut exister tel quel, et c’est bien le texte antérieur dans sa globalité qui est repris15.

Pour ne citer que quelques exemples d’une longue liste, Indigo de Marina Warner (1993) reprend un texte fondateur du XVIIe siècle, The Tempest de Shakespeare (1611-12) ; Foe de Coetzee (1986) réécrit le premier roman réaliste anglais du XVIIIe siècle, Robinson Crusoe (1719) de Daniel Defoe ; Wide Sargasso Sea de Jean Rhys (1966) revisite un texte clé du XIXe siècle, Jane Eyre (1847) de Charlotte Brontë… En ce qui concerne la reprise de textes sacrés, on peut citer comme exemples Boating for Beginners de Jeannette Winterson (1985), qui revisite l’épisode biblique du déluge et The Rape of Sita de Lindsey Collen (1993) qui réécrit l’épopée hindoue le Ramayana, reprenant aussi The Rape of Lucrece de Shakespeare.

Cette hypertextualité est souvent explicite ou « obligatoire »16. Outre la reprise d’une même thématique, elle est signalée par la reprise des personnages de l’hypotexte qui en portent le même nom, ou qui ont les mêmes traits de caractère que leurs homologues. Par exemple, Indigo remet en scène les personnages féminins de The Tempest qui se nomment aussi Sycorax et Miranda, et le lecteur reconnaît aisément Caliban et Prospero. L’hypertextualité à l’œuvre peut aussi être signalée par le titre, comme dans The Rape of Sita (le viol de Sita) qui fait ouvertement référence au Ramayana et au Viol de Lucrèce de Shakespeare. L’hypotexte est souvent présent sous forme de citations ou d’allusions : ainsi Boating for Beginners (canotage pour débutants), par-delà son titre parodique, incorpore des citations de l’épisode biblique de l’Arche de Noé. Parfois aussi, l’hypertexte reprend la symbolique de son hypotexte : c’est le cas de Wide Sargasso Sea qui reprend, entre autres, la symbolique de la couleur rouge associée au feu de Jane Eyre.

Or, comme nous le dit Vincent Jouve, « la référence à une autre œuvre, par les fonctions qu’elle remplit, ne peut être détachée de la question de valeurs »17. On note, en effet, que les hypotextes réécrits sont souvent des textes « interpellatifs », des textes fondateurs de la culture occidentale, et qui transmettent donc des idéologies déterminantes18. La critique contemporaine a effectivement tendance à souligner que tous ces hypotextes traitent de la question du pouvoir du sujet humain, de la prise de possession de soi-même et du monde, et du thème de l’impérialisme. Par exemple, The Tempest, l’histoire de la prise de possession par Prospero de l’île de Caliban, a souvent été lue comme étant issue d’un contexte impérialiste et patriarcal. Jane Eyre a été interprété comme se pliant finalement à un ordre social victorien patriarcal, qui est fondé sur la raison, et qui rejette donc tout le « continent noir », tout cet « autre » monstrueux qui doit être refoulé dans l’organisation du monde, et aussi comme un texte qui reflète l’idéologie impérialiste de son époque. Car toute monstruosité, incarnée par le personnage de Bertha Mason, l’étrangère folle enfermée dans le grenier, la mise en scène de l’inconscient inné de Jane Eyre, est symboliquement évacuée par la mort de Bertha. Quant à La Bible, elle a été interprétée comme « l’Urtext du patriarcat » par de nombreuses féministes19. Le Ramayana (comme The Rape of Lucrece) véhicule le stéréotype / mythe de la femme passive et pure qui est coupable d’avoir été violée.

Pour résumer, le « système idéologique » global20 de chacun de ces hypotextes transmet des « intrigues héritées d’une culture se rêvant au centre du monde »21, autrement dit, les grands « métarécits » de l’Histoire22. Le fait de reprendre ces hypotextes serait en réalité une manière de revisiter les mises en intrigues du monde qu’ils véhiculent.

Recontextualisation dans l’histoire contemporaine

Ces réécritures contemporaines sont ancrées non seulement dans des hypotextes, mais aussi dans le monde, par des procédées réalistes. L’ancrage dans le monde est lui-même souvent double : l’hypertexte est ancré à la fois dans un présent empirique qui lui est contemporain, et dans un passé empirique qui est contemporain à l’hypotexte. Comme l’a souligné Jacques Derrida, puisque l’écriture rend un texte autonome à l’égard de son origine, elle est « itérable »23. Autrement dit, les mêmes personnages, intrigues et thèmes sont transposés dans un autre contexte ou, pour reprendre les termes de Paul Ricœur, « décontextualisés » puis « recontextualisés »24.

La double intrigue de Indigo, qui met en scène les indigènes de deux anciennes colonies anglaises des Petites Antilles ainsi que les descendants des premiers colons anglais de ces îles, se situe alternativement à Londres et aux Antilles, et se déroule à la fois dans le contexte d’un XXe siècle anglais marqué par un sentiment de culpabilité envers la colonisation, et dans le contexte impérialiste du XVIIe siècle. Ce double ancrage géographique et historique, qui donne lieu à un va-et-vient entre passé et présent, se fait par le biais de nombreuses références, plus ou moins exactes, à des personnages et à des faits historiques. Ainsi, pour la reprise de la thématique impérialiste de The Tempest, l’auteur conserve en filigrane une objectivité historique, tout en mélangeant faits historiques et fiction, comme pour souligner que la mise en intrigue des faits historiques comporte une part de fiction. Wide Sargasso Sea avance l’histoire de Jane Eyre dans le temps : l’histoire de Jane, qui se situe dans l’Angleterre impérialiste entre 1799 et 1809, est re-située aux Antilles des années 1830 et 1840, donc à une époque postcoloniale, et le conditionnement idéologique des personnages est présenté avec une grande vraisemblance psychologique. Dans Boating for Beginners, l’histoire biblique du Déluge est re-située dans la culture occidentale des années 1980 par une profusion de références culturelles, comme pour souligner la discursivité de l’Histoire, donnant lieu à des anachronismes et à des superpositions spatiales surprenantes. The Rape of Sita décontextualise l’histoire du viol de Sita de l’ancienne épopée sacrée hindoue, le Ramayana, dans le temps et dans l’espace, pour le recontextualiser dans un contexte de lutte des classes de la société mauricienne des années 1980. Le contexte idéologique patriarcal de cette société est signalé par l’intertextualité avec le poème moderniste, The Waste Land, de T.S. Eliot, qui est lu par l’auteur comme étant « patriarcal dans sa vision de l’ordre social ». L’ancrage dans le monde se fait aussi par de nombreuses références en créole à un mode de vie au quotidien, ainsi que par des références à l’histoire de la colonisation de l’île et de la naissance des partis politiques de gauche.

Cette manière d’enraciner les histoires dans le monde sert donc à donner un air de vraisemblance, comme dans le roman réaliste traditionnel. Mais les conventions du réalisme sont subverties de l’intérieur, afin de souligner que la réalité est muthos, que nous sommes conditionnés par les discours qui nous entourent, en d’autres termes, que le monde est texte.

Révision des idéologies véhiculées par les hypotextes

Ces réécritures d’hypotextes semblent relever de ce que Gilles Deleuze nomme « une répétition ontologique », qui appelle un « renversement complet du monde de la représentation »25, les mêmes faits étant soumis à un éclairage nouveau, les faits du passé étant recomposés à la lumière d’une logique différente. Le muthos ou la mise en intrigue de faits similaires sera différent dans un contexte différent. Perçus d’un autre point de vue, les faits vont avoir un autre sens, vont « re-signifier »26. Les personnages qui illustrent une même thématique mais dans un contexte différent vont affirmer des « options idéologiques »27 différentes. Leurs actions, interprétées et évaluées d’un autre point de vue, vont être soumises à des sanctions – ou à une « justice poétique » – différentes. Car la voix qui « fait autorité »28 et qui transmet au lecteur le « message » du texte « déconstruit » l’idéologie de l’hypotexte, et imagine une autre façon d’être pour l’avenir. Plusieurs procédés formels sont employés pour réécrire les intrigues du passé, la façon dont « le roman structure les événements et les personnages » signifiant « indépendamment de tout commentaire explicite »29.

Par exemple Indigo, pour déconstruire les mythes dont nous héritons en mettant au jour leur fonctionnement violent, reprend la thématique impérialiste de The Tempest mais utilise l’ironie et la parodie pour déconstruire l’Histoire officielle de la colonisation : (i) la parodie sert à souligner la subjectivité et l’hypocrisie des sources documentaires afin de montrer à quel point l’Histoire écrite est celle des vainqueurs ; (ii) le point de vue est ironiquement inversé entre colons et colonisés, le roman faisant aussi appel aux sentiments du lecteur pour qu’il s’identifie aux indigènes. Ainsi, le mythe de la colonisation n’apparaît plus comme une entreprise héroïque mais comme une tyrannie violente motivée par l’appât du gain. Le style de la tradition orale et le réalisme magique servent ensuite à réécrire l’Histoire de l’autre point de vue, rendant ainsi une voix aux minorités silencieuses que sont les femmes et les colonisés. Les fables transmises par Sycorax de sa tombe, et enchâssées à des moments clés de l’histoire, relèvent de la « mise en abyme », s’appropriant la totalité du récit en le condensant afin de l’éclairer moralement de l’intérieur30. Les personnages signifient alors différemment, ils portent, pour reprendre les termes de Vincent Jouve, des « points-valeurs » différents : par exemple Sycorax, la sorcière de Shakespeare, devient une grande guérisseuse ; Prospero survit comme une mentalité tyrannique incarnée par trois siècles de personnages de colons. La justice poétique marie Miranda et Caliban, l’héroïne vertueuse épouse le monstre, lui rendant symboliquement son île. Mais le message final du roman va au-delà de la réparation des fautes commises dans le passé : des images liées aux huîtres, aux perles et à la mer, symboles féminins de transformation et de renaissance spirituelle, appellent à rebâtir le monde à partir d’une vision nouvelle. Si la violence et le pouvoir font partie intégrante de l’histoire des hommes, l’écrivain peut se poser en « conscience » qui « s’oppose comme éthique au cours historique »31.

Wide Sargasso Sea, qui redonne corps et vie à Bertha Mason, cette étrangère oubliée, ce monstre en trop, dont la fin tragique est déjà écrite au siècle précédent, donne l’illusion de précéder Jane Eyre. Ce roman est surtout une ré-vision du roman de Brontë, afin de libérer tout ce qui, dans Jane Eyre, aura été refoulé, tout « l’autre » de la raison. La technique narrative rappelle celle du rêve, où tout est toujours réversible, défiant les lois d’un ordre eurocentrique fondé sur la raison. Le roman refuse de mettre en scène la mort de Bertha. Les choses sont imaginées autrement, Wide Sargasso Sea rêvant un futur antérieur.

Boating for Beginners affiche d’emblée son ambition de nous révéler ce qui est écrit entre les lignes du texte biblique du Déluge en nous expliquant qu’il y a « tellement plus entre les lignes »32. Noé et ses fils sont transposés dans les années 1980 en Occident et de nombreux procédés comiques sont mis en œuvre pour déconstruire l’image biblique du noble patriarche et présenter les choses du point de vue des femmes marginales oubliées par le texte, afin de mettre à jour à quel point l’histoire du monde est celle des vainqueurs, de ceux qui sont au pouvoir, manipulant le discours à leur propre avantage. La sexualité est révélée comme n’étant qu’un effet de techniques de pouvoir, « déterminée par un ensemble de discours, tenus par les hommes sur les femmes ». Elle « ne serait rien d’autre qu’un effet discursif, de nature secrètement politique »33. Le mythe est non seulement déconstruit, mais sa répétition métafictionnelle produit un sens nouveau, et ce roman burlesque se clôt sur une question envoyée au lecteur sous la forme d’une bouteille à la mer : « Dieu seul sait où est la vérité ! ».

La technique narrative choisie par The Rape of Sita pour re-visiter le mythe patriarcal de la femme vertueuse et passive rendue coupable de son viol, est fondée sur la tradition orale, forme dialogique qui va à l’encontre de toute rhétorique dominatrice en mettant l’accent sur l’ouverture à l’autre34, et qui se situe entre mémoire et invention35. L’histoire est contée par un narrateur, Iqbal, qui « contre-interpelle » le rôle assigné à la femme dans le mythe patriarcal. Le point de vue bascule de celui des dieux à celui des hommes opprimés. Sita, la déesse vertueuse du Ramayana, qui doit payer pour un viol qui n’a pas été commis, devient chez Collen une jeune femme ouvrière issue d’une longue ligne de rebelles contre l’oppression coloniale et qui, elle, est effectivement violée. Faits et fiction s’entremêlent : des incidents politiques violents réels déclenchent chez Sita le souvenir de ce viol qu’elle avait enfoui dans son subconscient. Le viol devient ainsi une métaphore pour la colonisation, un parallèle est établi entre toute forme d’abus de pouvoir, et la violence secrète du patriarcat est révélée. Plutôt que de rester passive ou de tuer son agresseur, Sita décide d’écrire l’histoire du viol en le reconfigurant, en inversant les points de vue, histoire que le narrateur Iqbal renvoie au lecteur à la fin du roman en l’invitant à prendre ses responsabilités, en l’appelant à écrire l’Histoire autrement à l’avenir36. Iqbal, à la fois homme et femme, est un exemple de la manière dont le trope de l’androgyne est utilisé pour remettre en cause toute opposition dualiste, fondée sur l’opposition fondamentale entre soi et l’autre, génératrice de violence.

En conclusion, on notera que la plupart de ces hypotextes canoniques sont issus du contexte historique de la Modernité, auquel est lié ce que Michel Foucault appelle une « attitude » philosophique – et Georg Lukàcs une « vision du monde »37 – et dont le roman est une manifestation : au centre du monde se trouve un sujet humain raisonnable et « autonome » (c’est-à-dire, origine du sens) ; il existe un monde stable à l’extérieur de lui, monde qu’il peut maîtriser et refléter par son esprit tel un miroir, et qu’il peut imiter par un langage « transparent » ou objectif. Cette période de notre histoire correspond à l’impérialisme européen, à l’eurocentrisme, au patriarcat, et est fondée sur une culture chrétienne. Comme l’a montré Jacques Derrida, le pouvoir s’organise autour de la logique dualiste de la différence hiérarchisée entre le moi et l’autre38. Il semblerait que ce qui est réécrit à travers la reprise « postmoderne » d’hypotextes précis, ce soit l’hypotexte diffus des « métarécits » de la Modernité, à une époque où la primauté du signifié sur le signifiant est inversée, le sujet étant perçu comme le produit des discours qui l’entourent. Si le monde en amont nous est transmis par le filtre de textes qui nous façonnent, si le monde est langage, il peut être réécrit et retransmis au monde en aval. Le texte réaliste classique, fondé sur les présupposés philosophiques de la Modernité et né de l’opposition entre l’individu et la société, visait à consolider le consensus social. Ces métafictions postmodernes, par leur forme même, remettent en cause les valeurs qui fondent le consensus. Le terme « postréalisme »39, qui allie l’humanisme du réalisme et les abstractions de l’avant-garde moderniste, a l’avantage de situer ce type de roman paradoxal à la fois dans la lignée du réalisme traditionnel et dans une époque postmoderne « posthumaniste » où le roman doit trouver d’autres manières de dire le monde, puisque les fondements philosophiques du roman réaliste traditionnel ont été remis en question.

1 Voir Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, 1998 ; Eileen Williams-Wanquet, « Introduction », Les

2 Voir Liesbeth Korthals Altes, « Le tournant éthique dans la théorie littéraire », Études littéraires, Volume 31, n°3, été, 1999, p. 39-56.

3 Voir Vincent Jouve, Poétique des valeurs, Paris, PUF, 2001, p. 6.

4 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 182.

5 Jean-Jacques Lecercle et Ronald Shusterman, L’Emprise des signes. Débat sur l’expérience littéraire, Paris, Seuil, 2002, p. 171, 174, 175.

6 Martha Nussbaum, Love’s Knowledge. Essays on Philosophy and Literature, Oxford, Oxford University Press, 1990.

7 Jean-Jacques Lecercle et Ronald Shusterman, L’Emprise des signes, p. 182.

8 Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998, p. 130.

9 Paul Ricœur, Temps et récit I. L’Intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1985, p. 93-94.

10 Ibid., p. 93-94 et p. 108.

11 Voir Linda Hutcheon, A Theory of Parody. The Teachings of Twentieth-Century Art Forms, London, Routledge, 1985 ; Susana Onega, « The British

12 Voir Linda Hutcheon, A Poetics of Postmodernism. History, Theory, Fiction (1988), London, Routledge, 1999.

13 Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, voir surtout p. 8-12.

14 Linda Hutcheon, A Theory of Parody, op. cit., p. 7.

15 Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p. 16.

16 Voir Michaël Riffaterre, « La Trace de l’intertexte », La Pensée, no 215, octobre 1980, p. 4-18.

17 Vincent Jouve, Poétique des valeurs, op. cit., p. 140.

18 Chantal Zabus, Tempests after Shakespeare, New York, Palgrave, 2002, p. 1 ; Steven Connor, The English Novel in History1950-1995, London

19 Alicia Suskin Ostriker, Feminist Revision and the Bible, Oxford, Blackwell, 1993, p. 27.

20 Vincent Jouve, Poétique des valeurs, op. cit., p. 35.

21 Frédéric Regard, François Laroque et Alain Morvan, Histoire de la littérature anglaise, Paris, PUF, 1997, p. 728.

22 Jean-François Lyotard, Le Postmoderne expliqué aux enfants (correspondance 1982-1985), Paris, Galilée, 1988, p. 31.

23 Voir Jacques Derrida, « Signature, événement, contexte » (1971) dans Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 365-393.

24 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1986, p. 125.

25 Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 374.

26 Voir Judith Butler, Excitable Speech. A Politics of the Performative, New York, Routledge, 1997.

27 Vincent Jouve, Poétique des valeurs, op. cit., p. 35.

28 Ibid., p. 91.

29 Ibid., p. 94.

30 Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme. Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1977, p. 52.

31 Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Seuil, coll. « Esprit », 1955, p. 240.

32 Jeannette Winterson, Boating for Beginners, New York, Albert A. Knopf, 1985, p. 12.

33 Frédéric Regard, L’Écriture féminine en Angleterre, Paris, PUF, 2002, p. 106.

34 Andrew Gibson, Postmodernity, Ethics and the Novel, London, Routledge, 1999, p. 59.

35 Voir Nicole Belmont, Poétique du conte, Paris, Gallimard, 1999.

36 Lindsey Collen, The Rape of Sita, Londres, Bloomsbury Publishing PLC, 1995, p. 197.

37 Georg Lukàcs, La Signification présente du réalisme critique (1957), trad. De l’allemand par Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard, coll. « nrf 

38 Voir Jacques Derrida, « La Pharmacie de Platon », dans Phèdre, Paris, Flammarion, 2004, p. 257-287.

39 Voir Eileen Williams-Wanquet, « Towards Defining “Postrealim” in British Literature », Journal of Narrative Theory, vol. 36, n°3, « Realism in

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1 Voir Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, 1998 ; Eileen Williams-Wanquet, « Introduction », Les Romans d’Anita Brookner de 1981 à 1992 : l’écriture de la subversion, Presses Universitaires du Septentrion, « thèse à la carte », 1996.

2 Voir Liesbeth Korthals Altes, « Le tournant éthique dans la théorie littéraire », Études littéraires, Volume 31, n°3, été, 1999, p. 39-56.

3 Voir Vincent Jouve, Poétique des valeurs, Paris, PUF, 2001, p. 6.

4 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 182.

5 Jean-Jacques Lecercle et Ronald Shusterman, L’Emprise des signes. Débat sur l’expérience littéraire, Paris, Seuil, 2002, p. 171, 174, 175.

6 Martha Nussbaum, Love’s Knowledge. Essays on Philosophy and Literature, Oxford, Oxford University Press, 1990.

7 Jean-Jacques Lecercle et Ronald Shusterman, L’Emprise des signes, p. 182.

8 Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998, p. 130.

9 Paul Ricœur, Temps et récit I. L’Intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1985, p. 93-94.

10 Ibid., p. 93-94 et p. 108.

11 Voir Linda Hutcheon, A Theory of Parody. The Teachings of Twentieth-Century Art Forms, London, Routledge, 1985 ; Susana Onega, « The British Novel in the 80s : Historiographic Metafiction, The Way Ahead ? », XIV Congreso de Aedean, Bilbao, Servicio editorial Universidad del Pais Vasco, 1992, p. 81-96 ; Christian Moraru, Rewriting. Postmodern Narrative and Cultural Critique in the Age of Cloning, Albany, State University of New York Press, 2001.

12 Voir Linda Hutcheon, A Poetics of Postmodernism. History, Theory, Fiction (1988), London, Routledge, 1999.

13 Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, voir surtout p. 8-12.

14 Linda Hutcheon, A Theory of Parody, op. cit., p. 7.

15 Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p. 16.

16 Voir Michaël Riffaterre, « La Trace de l’intertexte », La Pensée, no 215, octobre 1980, p. 4-18.

17 Vincent Jouve, Poétique des valeurs, op. cit., p. 140.

18 Chantal Zabus, Tempests after Shakespeare, New York, Palgrave, 2002, p. 1 ; Steven Connor, The English Novel in History 1950-1995, London, Routledge, 1996, p. 168.

19 Alicia Suskin Ostriker, Feminist Revision and the Bible, Oxford, Blackwell, 1993, p. 27.

20 Vincent Jouve, Poétique des valeurs, op. cit., p. 35.

21 Frédéric Regard, François Laroque et Alain Morvan, Histoire de la littérature anglaise, Paris, PUF, 1997, p. 728.

22 Jean-François Lyotard, Le Postmoderne expliqué aux enfants (correspondance 1982-1985), Paris, Galilée, 1988, p. 31.

23 Voir Jacques Derrida, « Signature, événement, contexte » (1971) dans Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 365-393.

24 Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1986, p. 125.

25 Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 374.

26 Voir Judith Butler, Excitable Speech. A Politics of the Performative, New York, Routledge, 1997.

27 Vincent Jouve, Poétique des valeurs, op. cit., p. 35.

28 Ibid., p. 91.

29 Ibid., p. 94.

30 Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme. Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1977, p. 52.

31 Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Seuil, coll. « Esprit », 1955, p. 240.

32 Jeannette Winterson, Boating for Beginners, New York, Albert A. Knopf, 1985, p. 12.

33 Frédéric Regard, L’Écriture féminine en Angleterre, Paris, PUF, 2002, p. 106.

34 Andrew Gibson, Postmodernity, Ethics and the Novel, London, Routledge, 1999, p. 59.

35 Voir Nicole Belmont, Poétique du conte, Paris, Gallimard, 1999.

36 Lindsey Collen, The Rape of Sita, Londres, Bloomsbury Publishing PLC, 1995, p. 197.

37 Georg Lukàcs, La Signification présente du réalisme critique (1957), trad. De l’allemand par Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard, coll. « nrf », 1960, p. 19.

38 Voir Jacques Derrida, « La Pharmacie de Platon », dans Phèdre, Paris, Flammarion, 2004, p. 257-287.

39 Voir Eileen Williams-Wanquet, « Towards Defining “Postrealim” in British Literature », Journal of Narrative Theory, vol. 36, n°3, « Realism in Retrospect » (Fall 2006), p. 389-419.

Eileen Williams-Wanquet

Eileen Williams-Wanquet est Professeur émérite de littérature anglaise à l’Université de La Réunion. Elle est l’auteur d’une monographie sur les romans d’Anita Brookner, intitulée Art and Life in the Novels of Anita Brookner (Peter Lang, 2004), et a dirigé des ouvrages collectifs sur la réécriture et la répétition. Elle s’est spécialisée en littérature britannique contemporaine, surtout sur les thématiques suivantes : la réécriture, le « tournant éthique dans la littérature à partir de 1990 », littérature et politique, l’idéologie sous-jacente au texte littéraire, les valeurs dans le roman (« poéthique »), la remise en cause de l’Histoire et des structures dualistes de l’attitude (philosophique) de la Modernité… Elle a aussi publié des articles sur le roman britannique contemporain, dans des revues françaises, américaines et allemandes. Ces articles portent notamment sur les romans d’Anita Brookner, de Marina Warner, Michèle Roberts, Penelope Lively, Jeanette Winterson, Jean Rhys, Emma Tennant et Lindsey Collen.Laboratoire DIRE, EA 7387, Université de La Réunion

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