Compte rendu de lecture

Vicram Ramharai

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Vicram Ramharai, « Compte rendu de lecture », Tropics [En ligne], 4 | 2017, mis en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 08 octobre 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/795

Markus Arnold, La Littérature mauricienne contemporaine. Un espace de création postcolonial entre revendications identitaires et ouvertures interculturelles. Berlin, LIT VERLAG, 2017, 553 p

« Maurice attend une littérature qui parlera d’elle et qui la révélera »1. Et Markus Arnold vient justement de publier un ouvrage, La Littérature mauricienne contemporaine. Un espace de création postcolonial entre revendications identitaires et ouvertures interculturelles, qui contribue ainsi à la « révéler ». Son analyse marque une étape importante dans la réflexion sur la littérature mauricienne post-indépendante et plus précisément à partir des années 1990. Des articles antérieurs à cette publication avaient déjà abordé ce renouveau de la littérature mauricienne de langue française. Markus Arnold développe son étude à partir d’un solide cadre théorique qui se fonde sur le postcolonialité et l’interculturel – d’où l’intérêt de sa réflexion.

Un autre intérêt de cet ouvrage tient à son approche comparatiste. Pour la première fois, la recherche porte aussi sur une mise en parallèle des textes mauriciens écrits en français et en anglais. Jusqu’à présent, les analyses s’appuyaient séparément sur les textes en français ou en anglais et jamais sur une approche comparatiste. Arnold souligne que cette lacune est peut-être due à la visibilité de l’une (les textes en français) et à la moindre visibilité de l’autre (ceux en anglais). Pourtant, qu’ils soient publiés en anglais ou en français, ils existent dans un contexte plurilingue et pluriculturel. Un intérêt supplémentaire de cette analyse réside dans le fait que l’auteur établit une comparaison entre les romans écrits par les romanciers d’une part, et par les romancières d’autre part. Toutefois, soulignons que des études comparatistes existent entre les textes mauriciens en français et ceux des autres îles de l’océan Indien, de l’Afrique ou des Antilles.

Cependant en regardant le corpus sur lequel il a travaillé, on est amené à se poser au moins une question : comment comparer des textes qui jouissent d’une reconnaissance internationale et des textes « inconnus » du grand public ? En effet, Arnold a choisi des auteurs mauriciens de langue française qui sont reconnus en France et dans le milieu littéraire francophone, occupant ainsi une position centrale, et des auteurs de langue anglaise qui sont « invisibles » même à Maurice et restent à la périphérie du champ. Il justifie ce choix de parler d’auteurs connus et moins connus en déclarant qu’il serait « peu judicieux de confronter naïvement les ouvrages de Devi, Sewtohul, ou Pyamootoo à ceux de Bucktawar, Gopaul, ou Bissoonauth » (p. 97) et que « toutes ces productions doivent […] être considérées comme des œuvres qui s’inscrivent de façon singulière – et possiblement très divergente – dans la culture, la société, l’identité insulaires. Les textes marginaux s’avèrent […] comme des modes d’expression et des manières de dire qui ne peuvent être soustraits au fait littéraire et qui participent pleinement à l’hétérogénéité de l’espace littéraire mauricien » (p. 97). Ainsi, pour lui, ces textes en anglais, bien qu’ils soient moins lus et moins diffusés (d’où le fait qu’on les perçoive comme des textes mineurs), ne sont pas dénués d’intérêt.

L’ouvrage est divisé en cinq chapitres. Le premier (« Questions d’histoire, de champ, de langues » p. 29-97) présente le cadre théorique de l’étude en établissant une présentation sommaire de l’histoire de la littérature mauricienne, en retraçant les contours du champ littéraire à Maurice rendu d’autant plus complexe par le problème de la publication dans différentes langues, entre autres l’anglais, le français, le créole, l’hindi. Il fait ressortir également que le concept d’écrivain mauricien pose problème, car il existe des écrivains qui sont nés et qui publient à Maurice, d’autres qui sont nés et qui sont partis vivre à l’étranger et qui publient à l’étranger. Il existe aussi le cas de ces étrangères qui ont épousé des Mauriciens et qui publient à Maurice. Toute classification devient ainsi problématique pour lui. Cette classification est d’autant plus problématique que le contenu de certains romans n’est pas ancré sur le territoire mauricien (par exemple Indian Tango de Devi se situe en Inde, La Noce d’Anna d’Appanah en France, Le Tour de Babylone de Pyamootoo en Irak, Les Voyages de Sanjay de Sewtohul en Europe).

Le chapitre II, « Mémoires : dislocations et migrations d’hier à aujourd’hui » (p. 99-213), fait un bref rappel de l’Histoire de Maurice et met l’accent sur le passé et le contexte contemporain. Le passé est appréhendé à travers une population déplacée, l’esclavage et l’immigration indienne. Des textes littéraires s’articulent parfois autour de ces problématiques. Le passé servile, pour Arnold, est lié à une image négative d’une partie de la population issue de l’esclavage. C’est une question politique, certes, et il ajoute que c’est aussi un problème interne à la communauté et à ses dissensions. L’élite créole n’a pas voulu s’associer aux Créoles de la périphérie. Cette élite qui a toujours voulu se rapprocher de la bourgeoisie a été complice de la subalternité des autres. Cette réalité est reproduite dans les textes qui mettent en scène les esclaves. La façon dont les romanciers de langue anglaise et ceux de langue française présentent l’esclavage est assez ambiguë. On voit cette même ambiguïté dans la conception de l’immigration indienne qui apparaît tantôt sous la forme d’une image stéréotypée et figée et tantôt selon une représentation plus complexe. Aussi la question identitaire liée à l’esclavage et à l’immigration indienne s’avère-t-elle difficile à cerner. Ce topos de la migration est repris dans la littérature mauricienne contemporaine avec le déplacement des Chagossiens (Le Silence des Chagos de Patel), des Chinois (Ceux qu’on jette à la mer de De Souza) et des Juifs (Le Dernier Frère d’Appanah). Par conséquent, il constate que la thématique de la migration est aussi complexe qu’ambiguë.

L’auteur examine le problème des identités hybrides dans le troisième chapitre, « Identités hybrides : stigmatisation et interculturalité », (p. 215-293). L’hybridité est liée au concept de créolisation et de métissage. Dans le contexte mauricien, ces concepts posent problème car il existe un certain verrouillage de la part de chaque communauté qui en bloque le processus. Les identités fluides sont mal acceptées. Certains textes littéraires ne font que reproduire ce verrouillage avant de constater que, malgré tout, une ouverture vers l’autre est possible. Les romanciers cherchent à montrer que l’hybridité est au cœur même de l’identité mauricienne. Arnold analyse deux conceptions du métissage dans les romans contemporains. La première est représentée par les romancières qui mettent l’accent sur le métissage biologique (Berthelot, Collen, Humbert, Parmessur, Patel) et la seconde par les romanciers (De Souza, De Robillard, Sewtohul) qui posent le problème au niveau conceptuel.

La problématique du genre est ensuite analysée dans le quatrième chapitre, « Identités de genre. Antagonismes entre les sexes » (p. 295-388). Les femmes cherchent une nouvelle identité, en s’efforçant de rompre avec le statut de femmes exploitées, et en se libérant de l’emprise des hommes. Les textes littéraires permettent d’examiner les procédés que mettent en œuvre les auteurs pour nous faire comprendre les différentes façons utilisées par les femmes pour sortir de cette exploitation. Il présente la pensée féministe traditionnelle, les nouvelles dynamiques postmodernes du féminisme et la spécificité des débats sur l’identité féminine. Il attire notre attention sur le fait que le concept du féminisme dans le contexte de la postcolonialité est très complexe (terme qui revient souvent dans cet ouvrage). Le féminisme eurocentré s’oppose à un féminisme du « sud ». Ces deux conceptions sont importantes dans toute analyse de la littérature de l’océan Indien, des Mascareignes et de Maurice. Il fait un examen détaillé du corps féminin dans les romans d’Appanah, de Collen, de Devi et de Patel. Il souligne aussi que chez les romanciers, le corps féminin est absent, bien qu’ils évoquent la prostitution.

L’espace et l’imaginaire insulaire occupent l’examen du chapitre V, (« Éclatements d’espaces et d’imaginaires, “Antitropicalisation”, topographies de l’étrange, renversements du regard », p. 389-489). Selon Arnold, une analyse des romans contemporains met en évidence l’éclatement de l’univers fermé dans lequel presque tous les auteurs du passé (c’est-à-dire avant l’indépendance de l’île en 1968 et même jusqu’à la fin des années 1980) voulaient contenir la littérature mauricienne. Il montre qu’il existe un certain renouveau chez plusieurs écrivains contemporains. En effet, ils « mettent à mal les images stéréotypées du lieu, relocalisent les imaginaires, disent l’île par allusion, par comparaison ou par la distance, déstabilisant les cadres de références […] habituels. » (p. 390). À travers un examen minutieux des textes d’Appanah, de De Souza, de Devi, de Pyamootoo, de Sewtohul, l’espace est déconstruit et l’auteur montre qu’ils apportent un nouveau regard sur la société mauricienne, loin de l’univers renfermé qui emprisonnait les Mauriciens. Il parle d’« antitropicalisation » (p. 396-397) et de « déréalisation » (p. 399-400) ainsi que d’étrange de l’espace romanesque mauricien dans les romans Bénarès de Pyamootoo, Les Jours Kaya de De Souza, Moi l’interdite, Pagli, Joséphin le fou, Ève de ses décombres de Devi et Les Voyages de Sanjay de Sewtohul. Une autre lecture de cet espace passe « par le détour et depuis l’ailleurs » (p. 455), en particulier dans Soupir, Indian Tango de Devi, Le Silence des Chagos de Patel, Ceux qu’on jette à la mer de De Souza, La Noce d’Anna d’Appanah, Le Tour de Babylone de Pyamootoo ou encore s’élabore « en tournant le dos à l’île et aux stéréotypes littéraires » (p. 458). Ce chapitre mise beaucoup sur l’originalité de ces écrivains contemporains dans leurs conceptions du lieu.

Dans cet ouvrage, Arnold ne cesse de nous mettre en garde contre toute théorie venant du Nord plaquée sur la lecture de la littérature du Sud. Pour lui, une lecture pertinente nécessite que ces théories soient revues et adaptées en fonction du contexte. C’est en ce sens que cette étude s’avère une lecture obligée, non seulement pour comprendre la trajectoire du roman mauricien contemporain, qu’il soit en anglais ou en français, mais également pour mieux saisir l’originalité de ces textes. Enfin, Arnold considère que ces romans contemporains ont largement contribué à un renouveau littéraire à Maurice car leurs auteurs se sont positionnés plus comme des écrivains internationaux que nationaux.

1 Robert Furlong, « La Littérature mauricienne existe-t-elle? Rapports sociaux d’une production littéraire à l’Île Maurice », Notre Librairie, n°

1 Robert Furlong, « La Littérature mauricienne existe-t-elle? Rapports sociaux d’une production littéraire à l’Île Maurice », Notre Librairie, n°54-55, (juillet-oct.) 1980, p. 71-81. Citation p. 81.

Vicram Ramharai

Vicram Ramharai enseigne la littérature française et francophone à l’Institut Mauricien de Pédagogie (Mauritius Institute of Education), à Réduit (Île Maurice). Il a publié de nombreux articles sur la littérature mauricienne de langue française dans des revues spécialisées telles que Notre Librairie, Revue de littérature comparée, Synergies, Palabres, GRELCEF. Il a co-édité avec Robert Furlong Panorama de la littérature mauricienne. La production créolophone. Vol. 1 : des origines à l’indépendance (2007) et avec Bruno Jean-François Marcel Cabon : écrivain d’ici et d’ailleurs (2014). La littérature coloniale et postcoloniale, le genre, la diaspora constituent ses domaines de recherche.

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