Dans Paradis blues, Shenaz Patel, la romancière mauricienne déjà connue pour Le Silence des Chagos1, raconte à la première personne l’itinéraire de Mylène, une jolie jeune fille qui cache en son cœur des rêves simples de bonheur. Ce récit, écrit initialement pour être représenté au théâtre et créé au Festival des Francophonies de Limoges en 2009, est un texte qui dépasse toute notion de genre « en alliant avec habileté théâtre, chanson, prose et poésie »2. Pour brouiller la narration et perturber le cours du récit, l’auteure use de différentes insertions. Par conséquent, le texte est fragmenté, morcelé et disloqué et c’est le lecteur qui doit construire/reconstruire l’histoire en suivant les bribes de récit dans le texte. L’auteure se sert de l’insertion de lettres, de monologues, de passages sur l’écriture, de l’intertextualité qui contribuent à déconcerter le lecteur et à mettre en évidence l’aspect hétéroclite et hybride du roman. Comment pourrait-on comprendre cette transgression ? S’agit-il d’une stratégie narrative qui pourrait déstabiliser le récit androcentrique ?
En s’appuyant sur des notions issues de la narratologie féministe, cet article cherche à comprendre comment le processus d’écriture n’est pas simplement un acte qui vise à raconter une histoire d’oppression, mais beaucoup plus. En analysant la tension enrichissante et fructueuse entre l’aspect performatif et la pratique scripturale du texte ainsi que la transgression du genre, cet article a pour but de montrer comment l’acte d’écrire devient « une performance », le texte une scène et le lecteur un personnage indispensable dans le tissage du récit. J’examine aussi l’aspect intertextuel de cette œuvre, la façon dont Patel réécrit des mythes et ainsi entre en dialogue avec des textes précédents, tout en participant au débat sur l’émancipation de la femme. L’écriture elle-même devient, pour la narratrice, un moyen de réécrire, de réagir et de reprendre possession non seulement de son corps mais aussi de sa voix et de sa vie.
Transgresser les récits androcentriques : intergénéricité
Les récits sont intimement liés à nos perceptions de la réalité. Ils reflètent, construisent et renforcent nos croyances socioculturelles. K. K. Ruthven nous explique justement l’apport de l’idéologie à l’ensemble de la société, y compris la littérature : « L’idéologie est ce système d’hypothèses, jamais complètement articulé, par lequel une société fonctionne et qui imprègne tout ce qu’il produit, y compris bien sûr ce qui est considéré comme la littérature »3. Dans les sociétés androcentriques où les langues ainsi que les littératures sont fortement influencées par les idéologies patriarcales, les récits représentant ces sociétés expriment des attitudes sexistes et dominantes envers les femmes et finissent par leur imposer une image de passivité et de soumission. En représentant les femmes d’une manière qui les emprisonne dans des définitions stéréotypées, les forçant à se conformer aux rôles spécifiques qui leur sont imposés par la société, les récits androcentriques suppriment constamment l’expression des femmes.
Le plus grand défi pour les femmes écrivains, alors, est d’être en mesure d’exprimer leurs préoccupations et leurs expériences dans les limites d’une langue qui les a aliénées en étouffant leur voix. Plusieurs critiques féministes comme Hélène Cixous, Rachel Blau DuPlessis, Susan Lanser et Alison Case proposent que la seule voie possible pour libérer la voix féminine soit une rupture complète avec le récit androcentrique. Hélène Cixous voit le langage lui-même comme le lieu de l’oppression des femmes et pour elle, l’écriture devient le site de transformation qui pourrait déstabiliser l’ordre symbolique phallocentrique. Elle affirme que :
L’écriture a été jusqu’à présent, de façon beaucoup plus étendue, répressive, qu’on le soupçonne ou qu’on l’avoue, gérée par une économie libidinale et culturelle – donc politique, typiquement masculine […] un lieu qui a charrié grossièrement tous les signes de l’opposition sexuelle (et non de la différence) et où la femme n’a jamais eu sa parole, ceci étant d’autant plus grave et impardonnable que justement l’écriture est la possibilité même du changement, l’espace d’où peut s’élancer une pensée subversive, le mouvement avant-coureur d’une transformation des structures sociales et culturelles. […]. Il faut qu’elle [la femme] s’écrive parce que c’est l’invention d’une écriture neuve et insurgée qui, dans le moment venu de sa libération, lui permettra d’effectuer les ruptures et les transformations indispensables dans son histoire4.
Les femmes écrivains ne peuvent pas s’exprimer dans le cadre du récit dominant, car c’est cette structure même qui les contrôle et les opprime. La seule façon dont les femmes peuvent faire entendre leur voix, c’est en rompant avec la narration traditionnelle. DuPlessis envisage ainsi une écriture qui conduit à « l’invention transgressive des stratégies narratives exprimant une dissidence critique contre le récit dominant »5. Cette écriture consiste à trouver de nouveaux mots, créer de nouvelles méthodes au lieu de répéter les anciennes, et ainsi,
[…] rompre suffisamment avec le langage et la tradition pour introduire un point de vue féminin ou une approche féminine parce que cette rupture avec la structure dominante implique un rejet de la manière dont la voix féminine est façonnée par la voix masculine, le ton et la manière féminins par les attentes masculines, l’écriture féminine par les conventions établies de genre, en bref, un rejet de la manière dont les structures dominantes façonnent celles qui sont marginalisées6.
Selon DuPlessis, une femme écrivain doit essayer différentes stratégies jusqu’à ce qu’elle trouve celle qui pourrait prendre la forme naturelle de sa pensée sans la déformer. Paradis blues, qui emploie justement les stratégies marquantes de l’intergénéricité et de l’intertextualité, s’ouvre sur une multiplicité de voix et de genres, tout en entrant en dialogue avec de nombreux textes précédents.
Le récit de Paradis blues est largement inspiré de la vie de Miselaine Soobraydoo-Duval, une Mauricienne qui interprète le rôle de Mylène, la protagoniste. C’est une histoire douloureuse de prise de conscience de soi d’une femme qui refuse de s’assujettir à un mariage violent. Pendant longtemps, elle a enduré la peur de son mari et durant la dizaine d’années qu’a duré son mariage, son corps a pratiquement doublé de volume.
Dans ce roman, Mylène/Miselaine raconte le récit intense et brutal de sa vie quotidienne, son travail répétitif et ennuyeux dans une usine de textile, des lettres échangées avec un correspondant à l’étranger, son mariage, le poids des traditions et de la famille, et finalement sa transformation lorsqu’elle décide de rompre avec la fatalité de ce destin ainsi que son combat qui la mène aux frontières de la folie. Mettant en lumière l’aspect autobiographique de cette œuvre, Ahmed Madani, le metteur en scène de la représentation théâtrale constate : « Le corps, la chair, l’histoire, les émotions, les photos de famille de la comédienne ont alimenté fortement la recherche, l’écriture et le travail scénique »7. Il a choisi Shenaz Patel, une autre Mauricienne, romancière ayant une expérience dans le domaine du théâtre8, pour entreprendre ce travail dur et sensible de « se saisir de la matière humaine de Miselaine Soobraydoo-Duval, et d’en tirer un texte qui propulsera sans ménagement le spectateur dans la réalité des femmes mauriciennes »9.
Certes, Patel transforme efficacement les événements et l’aventure de la vie de Miselaine en un récit poétique, tout en prenant en considération les particularismes de l’insularité et de la culture mauriciennes. À cela, elle ajoute habilement le métadiscours sur l’écriture de manière à ce que les deux voix s’entremêlent. Ainsi, ses mots transcendent l’histoire de Miselaine, tout en valorisant la singularité de son récit. Par conséquent, le texte devient un discours de résistance où plusieurs voix chantent ensemble leur misère et leur souffrance. Selon Madani également, « Son récit dépasse ce petit territoire perdu dans le vaste océan Indien car il n’interroge pas seulement la place des femmes dans la société mauricienne mais bien celle de toutes les femmes dans la société des hommes »10. C’est précisément le style employé par l’auteure pour présenter ce récit de violence et de courage qui « a pris comme point de départ, non pas l’anecdotique, mais la mécanique des émotions et sa représentation par le verbe »11 qui permet à cette narration autofictionnelle de dépasser les limites de ce genre pour s’ouvrir à toutes ces femmes qui souffrent en silence, de par le monde, parce que soumises au poids des pressions familiales, de la tradition et de la morale.
Dans la narration, Mylène incarne une allégorie de l’île et de l’insularité : « Avec eux je dirai ces îles que nous portons en nous. Ces îles que nous sommes »12 et c’est par cette allégorie que Patel s’efforce de déconstruire non seulement l’image paradisiaque qui caractérise souvent l’espace géographique de l’île Maurice mais aussi et surtout qu’elle détourne une certaine tradition littéraire qui associe l’image de l’île exotique à celle de la femme.13
Reconnaissons le fait que l’on ne peut pas conférer la paternité du texte à une seule voix autobiographique, mais qu’il s’agit d’un récit en collaboration. Madani explique,
Ainsi cette création aura été le résultat d’une sorte de ménage à trois : une actrice qui a accepté de parler le plus librement possible de sa vie, de ses doutes, de ses peines et de ses espoirs, une romancière qui a mis sa plume au service d’une voix singulière et qui, tout en mêlant ses propres lignes inspiratrices, a donné sens et poésie à un récit tumultueux, enfin un metteur en scène dramaturge désireux de raconter l’île Maurice par la chair de ceux qui y vivent14.
C’est une narration autofictionnelle produite en collaboration dans laquelle l’écrivaine devient la première lectrice de son texte. En revenant sur son acte de création, Patel nous explique comment son écriture passe par une lecture engagée qui consiste à agir, réagir et interagir avec les événements et les émotions de Miselaine :
S’emparer du récit d’une vie, s’imprégner des mots d’une autre, de ses fibres, de ses fêlures, de ses colères, de ses rêves, de sa force, et réagir à tout cela, interagir à tout cela, pour en extraire la moelle et lui réinsuffler une autre vie. S’appuyer sur la singularité d’un parcours personnel pour le sortir de son isolement, de sa solitude : jaillit l’écriture15.
Ce travail en synergie qui transcende les frontières de l’autofiction nous offre un espace fécond et dynamique d’intergénéricité qui remet en question l’horizon d’attente du lecteur, fondé sur des catégories génériques figées, et qui redéfinit efficacement le rôle du lecteur qui s’investit dans la narration de la vie de la protagoniste. Cette dynamique d’intergénéricité ouvre le texte ainsi que le lecteur à une polyphonie et à une multiplicité enrichissantes.
Jean-Michel Adam et Ute Heidmann, dont le travail sur le questionnement des genres occupe une place majeure depuis environ trente ans, supposent que tout texte participe d’un ou de plusieurs genres. Ils proposent de passer du genre à la généricité, ce dernier concept permettant de rendre compte du fait qu’un texte relève de plusieurs genres. Jean-Michel Adam explique la notion d’intergénéricité ainsi :
Afin de saisir la complexité de l’impact générique sur la mise en discours, nous proposons de déplacer la problématique du genre – comme répertoire de catégories auxquelles les textes sont rapportés – vers une problématique plus dynamique. […]. L’étiquette genre et les noms de genres […] ont tendance à réduire un énoncé à une catégorie de textes. La généricité est, en revanche, la mise en relation d’un texte avec des catégories génériques ouvertes. Cette mise en relation repose sur la production et /ou la reconnaissance d’effets de généricité, inséparables de l’effet de textualité. Dès qu’il y a texte – c’est-à-dire la reconnaissance du fait qu’une suite d’énoncés forme un tout de communication –, il y a effet de généricité. […]. Observée sous l’angle de la dynamique, la question des genres met en exergue le phénomène de l’intergénéricité, c’est-à-dire les diverses formes d’interaction entre les catégories génériques, canoniques ou non, dans les écritures et les métadiscours contemporains16.
La dynamique intergénérique constitue un enjeu majeur de la production et de la réflexion actuelle, qu’elles soient envisagées du point de vue de la sémiotique, de la sociocritique, de la postmodernité, du féminisme, des études culturelles et interculturelles. Paradis blues recrée cette dynamique intergénérique par la conjonction de l’aspect performatif, comme les répétitions, et de l’aspect scriptural, comme les lettres, qui mettent en exergue la vacuité de la vie des Mauriciennes ainsi que de celle de Mylène.
Les illusions du paradis
Patel fait partie de la nouvelle génération d’écrivains mauriciens qui se caractérise par son souci de dire « la face cachée de la réalité mauricienne » et démystifie l’image paradisiaque promue par l’industrie du tourisme. Si l’île avec ses cocotiers, ses belles plages, son sable fin et son lagon turquoise éblouit les touristes et les étrangers, pour la narratrice mauricienne elle n’est qu’une cloche bleue, dont la chaleur l’étouffe, « On se croirait sous une cloche. Une cloche bleue. Certains appellent ça le paradis. Pourquoi pas ? On dit bien que l’enfer est noir. Ou rouge. Alors pourquoi pas le paradis bleu ? […]. Non. Non. Cette couleur est trop violente. C’est pas violent, le paradis »17.
L’image d’une femme dans une robe de mariage étrange, attachée à une machine, qui se trouve sur l’affiche de la représentation théâtrale du roman Paradis blues métaphorise efficacement le thème principal de cette œuvre – l’enfermement de la femme. Shenaz Patel elle-même explique, lors d’un entretien, que le roman évoque un double enfermement : « C’est une création qui tente à mon sens de relater un double enfermement : celui d’une femme face à une certaine image stéréotypée et idéalisée, et dans l’espace sublimé mais néanmoins confiné de l’île. Comment vivre ce double enfermement ? »18 En décrivant ce paradis, la narratrice met en lumière l’aspect banal de cette île où il n’y a rien à voir, rien à faire. C’est par une répétition incessante que la narratrice souligne la banalité de sa vie quotidienne :
Peu après, ça a été l’usine. La Hong Kong Shanghai d’abord. Rien de compliqué. Juste couper les fils de leurs tee-shirts. Col-bras-ourlet. Col-bras-ourlet. Col-bras-ourlet. Du matin jusqu’au soir, une ribambelle de tee-shirts, à prendre et faire tourner toujours dans le même sens, col-bras-ourlet, col-bras-ourlet, couper le moindre fil qui dépasse, col-bras-ourlet, jusqu’à en avoir des cals dans les mains, à force de manier les ciseaux19.
Pour ces filles qui travaillent assises, dos ronds, yeux baissés, le seul espoir est de chercher un correspondant à l’étranger et de quitter l’île en se mariant pour aller en Europe. Elles passent du temps à écrire des lettres à ces correspondants et à attendre leurs réponses. Shenaz Patel a inclus trois lettres dans le texte de ce roman, dont le contenu révèle une communication très banale et démontre le désespoir chez ces jeunes filles prêtes à se marier avec n’importe qui pour s’échapper de l’île. Les deux premières lettres qui s’adressent aux correspondants par des appellations péjoratives « chose » et « machin » indiquent clairement que les filles ne connaissent pas les correspondants qui sont des étrangers pour elles. Leur citoyenneté française ou belge reste le seul critère valable et suffisant pour le choix du mariage. Si l’île Maurice offre un espace paradisiaque aux touristes venant de loin, pour les Mauriciennes le paradis ou le « sur-paradis »20 se trouve ailleurs, loin de l’insularité et de la solitude de cette île.
La troisième lettre écrite à Mylène par un correspondant dévoile clairement la réalité qui se cache derrière la notion du « sur-paradis » d’ailleurs. Vivant dans une ferme loin de la ville, il a une vie aussi ennuyeuse et solitaire que celle des Mauriciennes. Cette lettre offre ainsi une antithèse à l’illusion de « sur-paradis » et nous incite à reconnaître en même temps l’impossibilité d’un salut pour les jeunes filles, en montrant que ce mariage se présente comme un autre piège à dévorer les filles.
Le paradoxe du titre « Paradis blues » qui nous renvoie au décalage entre l’île rêvée et l’île réelle, tout en soulignant l’aspect poétique de ce récit de violence ajoute une autre dimension intergénérique au texte. Ce titre s’impose, justement, parce que Madani invite Eric Triton, un bluesman mauricien dont la voix rocailleuse, muette pendant toute la présentation, s’éveille vers la fin pour faire entendre le déchirant poème écrit à cette occasion par Michel Ducasse, un poète renommé de l’île. Triton propose à l’issue de chaque représentation un mini-récital de chansons intégralement écrites pour l’occasion par Michel Ducasse, à partir du récit de Miselaine.
D’un côté, le titre évoque l’image stéréotypée de l’île paradisiaque, de l’autre il fait allusion au blues, la musique afro-américaine qui chante la souffrance et les déboires des chanteurs. L’histoire du blues, son évolution, ses mutations successives sont inséparables de la longue remontée à la surface du peuple noir américain pour qui, pendant plusieurs décennies, le blues a été plus qu’une musique, son principal moyen d’expression jouant dès lors également un rôle sociologique et psychologique tout à fait inhabituel dans la musique moderne du monde occidental. Puisque né d’une longue tradition orale et bousculant hardiment les règles du solfège et de l’harmonie, le blues a longtemps défié les habitudes de l’écriture musicale. On ne peut pas nier son association intime à la résistance et à la lutte pour l’égalité entre les Blancs et les Noirs. Paradis blues est également un chant de révolte et un moyen d’expression de la liberté pour les femmes, qui vise à dépasser la souffrance afin de se prêter à la résistance.
Complètement piégée dans l’insularité, la misère et la solitude, la narratrice cherche à s’échapper, à rompre avec ce confinement. C’est ainsi que vers la fin du roman elle déclare, « C’est sûr, je n’attendrai pas plus longtemps. Ce soir, je fracasse la cloche »21. Elle fracasse en effet « la cloche » métaphoriquement, par son écriture expérimentale qui déstabilise les codes androcentriques pour créer une autre langue qui lui accorde une agentivité longtemps niée. Ainsi, l’écriture lui donne une possibilité d’ouverture, de se connecter aux lecteurs. Selon les mots de Shenaz Patel, elle-même, « Alors écrire encore, pour tenter de rompre l’enfermement, pour chercher la fissure, la passe qui ouvrirait l’échappée belle. Ce sera donc Paradis blues »22.
Le jaillissement des mots
La narration de ce récit témoigne de la transformation de Mylène qui cesse d’être une fille obéissante et « cultivée » pour devenir une personne à la langue de vipère. Lorsqu’elle raconte sa vie, les mots s’emparent d’elle, des mots tabous, des gros mots « des mots fétides et pleins de fièvre. Des mots qui fouaillent et qui fustigent. Des mots violents, des mots vengeurs »23. La narratrice n’hésite pas à dévoiler la brutalité et la violence qu’elle a subies dans un langage aussi violent et ainsi révèle l’hypocrisie du système patriarcal qui impose le silence aux femmes. Elle est étonnée par l’invasion des mots :
Il fallait que ce soit la guerre. La force devait prévaloir. Une épée ? Un gourdin ? Un tesson de bouteille ? C’est quoi un sexe d’homme ? Une grotte ? Une caverne ? Un renfoncement à être forcé ? C’est quoi un sexe de femme ? Seigneur, d’où me viennent ces mots ?24
Prenons en considération ce passage où Mylène se trouve devant le corps de sa mère (plus loin dans le texte, elle est accusée de l’avoir tuée) :
J’avais cette image dans la tête, ma mère, allongée sur un canapé blanc, grise sa robe, elle l’avait choisie, longtemps à l’avance, cette robe-là et pas une autre, grise jusqu’au cou, et au-dessus son menton, gris aussi, un peu affaissé, ses lèvres closes, ses yeux fermés, pour toujours fermés, et nous à côté, ses enfants, debout bien sages près du canapé blanc, mains croisées, et moi dans ces chaussures noires25.
Ce passage sans ponctuation adopte la forme du « courant de conscience », une technique littéraire qui cherche à décrire le point de vue cognitif d’un individu en donnant l’équivalent écrit du processus de pensée du personnage. Le courant de conscience est habituellement considéré comme une forme spécifique de monologue intérieur et est caractérisé par des sauts associatifs (et parfois dissociatifs) dans la syntaxe et la ponctuation. Shenaz Patel l’utilise non seulement en tant qu’outil de fiction pour présenter les pensées de Mylène comme les modernistes tels que Virginia Woolf et James Joyce l’avaient déjà fait, mais elle a l’intention d’aller plus loin. Ce passage sinistre et violent, presque surréaliste par sa forme et son contenu, met en évidence un jaillissement non seulement de l’encre noire comme l’explique la narratrice, mais aussi et surtout un jaillissement des mots :
[…] et puis l’encre, noire, qui sourd de ma bouche, là, des deux côtés, au coin des lèvres, l’encre noire qui suinte, à petit débit d’abord, puis qui se met à couler, plus fort, qui bouillonne entre mes dents, […] et qui répand l’encre sur la robe grise de ma mère, et pire encore, sur le canapé blanc […] des pieuvres noires qui enserrent le corps de ma mère, ses jambes, ses bras26.
C’est par ces mots, cette encre noire que Mylène tente d’attaquer sa mère : « […] mais te voilà étendue là, sur ce canapé, et ces pieuvres qui montent à l’assaut, s’il te plaît rappelle les pieuvres, elles vont vous étouffer, maman ! »27.
Plus loin elle dit à sa mère : « Non, pas de calme, pas de douceur. Je ne me tairai pas, maman, je ne me tairai plus »28. L’encre noire qui coule de la bouche de Mylène métaphorise les mots/la langue frénétiques, visant à faire taire sa mère qui représente la société patriarcale mais plus encore, ces mots en tant qu’écriture de la folle narratrice deviennent un manifeste contre sa mère, sa belle-famille, d’innombrables coutumes qui l’emprisonnaient dans des rôles figés, des images stéréotypées. Sa folie, le jaillissement continuel des mots, et le processus d’écriture la libèrent en lui permettant de s’exprimer, d’exprimer son oppression d’une manière agressive, de présenter la violence qu’elle a subie dans sa propre langue en transgressant ce qu’Audre Lorde appelle « master’s language », comme l’affirme la narratrice elle-même :
Les mots me sauvent. Les mots me placent dans la vie. Intensément.
Avec les ongles cassés, les ongles têtus des mots,
j’irai là où se referment les plaies.
Là où se tissent les liens
Là où s’ouvrent les routes.
Avec mes voilures de mots, j’appareillerai. […]
J’ouvrirai grand la bouche pour que les mots cascadent et résonnent.
Avec eux je dirai ces îles […] le continent rêvé29.
Le lecteur discerne un fort désir chez la narratrice de tisser des liens, de s’ouvrir sur le monde et de faire entendre sa voix. L’objectif final de son récit n’est pas de raconter simplement sa vie douloureuse ou d’évoquer la pitié chez son lecteur mais d’aller plus loin et ainsi, s’accorde très bien aux idées de Susan Lanser qui propose un texte féministe dans lequel
[…] l’acte de raconter devient l’acte unique et important, comme si cet acte pourrait offrir une résolution, une clôture. La communication, la compréhension, être entendu deviennent non seulement les objectifs de la narration, mais aussi les actes qui peuvent transformer (certains aspects) du monde raconté. Dans un univers où l’attente, l’inaction, la réception prédominent, et l’action est à peine possible, l’acte narratif devient lui-même la source de toute possibilité30.
La dynamique de l’intertextualité : une pratique de la réécriture pour défier les figements
Shenaz Patel donne voix à la narratrice folle qui déstabilise aisément les règles traditionnelles et androcentriques en introduisant la dynamique de l’intergénéricité ainsi qu’un aspect intertextuel, ce qui crée un style transgressif et ouvre ce texte aux autres, lui permettant d’entrer en dialogue avec les écrits précédents. Les différentes formes d’intertextualité dans le roman Paradis blues offrent des sites dynamiques où les processus et les pratiques relationnels jouent un rôle clé au détriment des structures statiques et figées. Maria Jésus Martinez analyse le concept d’intertextualité ainsi :
[…] le concept d’intertextualité exige donc que nous comprenions les textes non pas comme des systèmes autonomes mais comme différentiels et historiques, comme des traces et des calquages d’altérité, puisqu’ils sont façonnés par la répétition et la transformation d’autres structures textuelles. La théorie de l’intertextualité insiste sur le fait qu’un texte ne peut pas exister en tant qu’ensemble autonome, et donc, il ne fonctionne pas comme un système clos31.
Au lieu de considérer un texte comme une unité de signification autonome, repliée sur elle-même, nous nous intéressons plutôt à la manière dont les textes entretiennent des rapports les uns avec les autres.
L’allusion métatextuelle à Ulysse et surtout à Pénélope a une portée signifiante dans la compréhension de Paradis blues. L’image de jeunes filles mauriciennes qui attendent patiemment leurs correspondants – « Rester à sa place. Assise, dos rond. […]. Se perdre dans la masse, dos rond. Yeux baissés » – est, à juste titre, calquée sur celle de Pénélope, décrite ainsi par la narratrice :
Assise là à attendre.
Dos rond. Ventre plat.
Cœur lourd. Doigts agiles.
Membres gourds. Travail docile.
En filant. Des années assise à attendre en filant32.
Pénélope est évoquée pour établir une analogie entre la vie de ce personnage mythique de l’Antiquité et celle des filles de l’Île Maurice d’aujourd’hui. La narratrice la choisit également parce que Pénélope constitue l’emblème du mythe légendaire d’une femme qui reste fidèle à l’institution du mariage et des traditions. En donnant place à ce mythe dans ce roman, Shenaz Patel ouvre cette narration autofictionnelle consacrée à la maltraitance et à l’oppression sur un mythe ancien qui impose l’image de la soumission et de la résignation aux femmes, transcendant toutes les barrières culturelles et géographiques pour relier le sort de Pénélope à celui de Miselaine.
Dans l’Odyssée, le personnage de Pénélope est secondaire par rapport à celui d’Ulysse. Elle ne fait qu’attendre son mari. Or Pénélope occupe une place importante dans la littérature occidentale, précisément parce qu’elle représente une femme fidèle qui attend patiemment le retour de son mari, qui tient au trône, qui résiste à ses prétendants et surtout, qui conserve la mémoire d’Ulysse. Cependant, le mythe a été relu, réinterprété et inlassablement réécrit de sorte que le personnage de Pénélope a pris une certaine indépendance par rapport au récit initial. Des centaines de Pénélope parcourent la poésie, le roman et le théâtre contemporains. Aux vingtième et vingt et unième siècles, plusieurs auteurs ont réécrit l’Odyssée en choisissant Pénélope comme personnage principal, et surtout en adoptant son point de vue. En 1952, le dramaturge espagnol Antonio Buero Vallejo publie la pièce La tejedora de sueños qui met en scène l’attente de Pénélope. En 2005, l’écrivaine canadienne Margaret Atwood écrit L’Odyssée de Pénélope (The Penelopiad), une autobiographie narrée par l’âme de Pénélope et de douze de ses servantes. En 2012, Nunia Barros propose Nostalgia de Odiseo (Nostalgie d’Ulysse) et en 2014, Tino Villanueva publie So Spoke Penelope (Ainsi parlait Pénélope).
La critique féministe a aussi vivement réinterprété ce personnage, mettant en question son image de soumission et de passivité. Des écrivaines comme Margaret Atwood (The Penelopiad), Annie Leclerc (Toi, Pénélope), Silvana La Spina (Penelope) ont tenté de réécrire ce mythe de manière à ce que Pénélope émerge comme une icône féminine forte, indépendante et libérée sexuellement. Ces révisions des mythes de la féminité et les réécritures des archétypes féminins selon une perspective féministe élargissent les définitions de la féminité pour y inclure plusieurs possibilités et ouvrir les représentations de l’identité féminine.
Homère pose la fidélité de Pénélope en modèle. Dans l’Odyssée, l’expression « la plus sage des femmes » est souvent accolée au nom de Pénélope, incitant les autres femmes à l’imiter. Puisque Pénélope semble faire preuve de presque toutes les caractéristiques de l’idéal machiste de la femme, pour la Mexicaine Rosario Castellanos, la pionnière du féminisme latino-américain, souvent en lutte contre ce machisme, il s’agit d’un modèle à bannir. La Guatémaltèque Johanna Godoy déclare par ailleurs qu’il faut tuer Pénélope. Suivant le même chemin, Shenaz Patel évoque elle aussi Pénélope pour remettre en question le rôle de la femme dans ce mythe de la féminité : « Je crache sur Pénélope. Cette conne. […]. Quoi, c’est ça ? C’est cela que nous devons être ? Des fileuses appliquées, sottement remplies de l’orgueil de leur abnégation ? »33. Elle partage l’avis de Christian Moraru qui souligne l’importance de la réécriture comme une pratique qui nous permet de repenser les textes : « si les textes littéraires reflètent une certaine forme d’encodage culturel, l’idéologie qu’ils proposent peut être remaniée en les réécrivant »34.
Plusieurs critiques ont fait de Pénélope un symbole philosophique, car elle tisse et défait elle-même son voile. Même Platon voit le tissage et le retissage du voile comme une métaphore de la philosophie. Les critiques féministes ont également accordé beaucoup d’importance au tissage comme acte émancipateur. Patel, en revanche, tout comme Johanna Godoy, rejette sans ménagement la fausse agentivité conférée à Pénélope et demande une réécriture de ce mythe en rejetant les valeurs associées à la vertu d’abnégation qui impose une image de divinité aux femmes basée sur la négation de soi.
L’intertextualité ne demande pas de « prouver le contact entre l’auteur et ses prédécesseurs. Il suffit pour qu’il y ait intertexte que le lecteur fasse nécessairement le rapprochement entre l’auteur et ses prédécesseurs »35. Ainsi, Emmanuel Bruno Jean-François voit en Mylène le personnage rebelle de Caliban,
[…] en ouvr[an]t grand la bouche pour que les mots cascadent et résonnent, Mylène rappelle à sa manière le personnage insulaire et rebelle de Caliban, dans Une Tempête36 de Césaire, qui vomit la langue que lui a enseignée Prospero, et par laquelle ce dernier l’a assujetti, courbé et réduit en esclavage. D’ailleurs, dans Paradis blues, l’imagerie et la prose poétiques de Patel évoquent l’abject et les références contenues dans le Cahier d’un retour au pays natal37.
Cependant, les féministes comme Maryse Condé ont fortement critiqué les fondateurs du mouvement de la négritude pour avoir ignoré les femmes. Selon elles, les théories de la négritude s’expliquent aussi par ce qu’on pourrait appeler un parti pris sexuel. Elles expliquent que la quête d’identité qu’elles décrivent est une quête masculine : ce sont les fils exilés qui partent à la recherche d’un pays natal auquel ils attribuent constamment des caractéristiques maternelles : « la Mère Afrique ». Et cette recherche et ce retour s’effectuent grâce à une relation imaginaire et idéalisée avec une femme noire qui incarne toutes les valeurs et toutes les traditions de la culture africaine tant recherchée par le héros. Dans cette poésie, la femme est pour le héros le moyen d’accéder à son identité perdue de Noir d’origine africaine. C’est précisément ce rôle que le poète fait jouer à la femme qui empêche cette dernière de participer activement à la lutte pour la libération, et la prive d’un sentiment d’identité propre, en tant que femme. En imitant le style et le langage de Césaire pour s’engager dans une révolte d’émancipation de la femme qui ressemble, en un sens, à celle des fondateurs de la lutte contre l’esclavage et la colonisation, Patel souligne l’exploitation des femmes ainsi que leur exclusion évidente de la guerre d’indépendance et elle tente de combler cette lacune. En calquant sa lutte sur celle des fondateurs de la négritude, Patel accorde aux femmes la place que leurs homologues masculins leur ont refusée.
Si Patel imite des éléments de la poétique de Césaire dans son style, pour ce qui est du contenu, elle est largement inspirée par des auteures qui ont contribué comme elle à donner voix aux enfermés, aux marginaux et surtout aux femmes. Dans un compte-rendu du roman, Tirthankar Chanda le compare, à juste titre, aux œuvres de Toni Morrison,
Paradis Blues n’est pas sans rappeler l’œuvre de Toni Morrison, peut-être plus particulièrement son premier roman The Bluest Eye (L’Œil le plus bleu). Son héroïne, éperdue de solitude, complexée d’être noire, veut se faire aimer. « Comment est-ce qu’on fait pour que quelqu’un vous aime », se demandait la jeune Pecola Breedlove. Elle prie chaque nuit pour qu’un miracle lui donne de jolis yeux bleus ! Mylène, la protagoniste de Shenaz Patel, elle aussi aspire à se faire aimer. […]. Son point de vue féminin sur le monde la rapproche de l’auteur de Beloved et Paradise38.
Les femmes occupent une place primordiale dans l’univers romanesque de Shenaz Patel comme dans celui de Toni Morrison. Chez les deux, le récit est raconté à travers les yeux des héroïnes, marginalisées par l’histoire et par la société. Toutes les deux mettent en scène une quête d’amour, la dérive des femmes, les rapports mère-fille et l’oppression sexuelle. Mais leur représentation de la situation des femmes va au-delà d’une simple illustration de la misère car les deux confèrent une voix de résistance, une agentivité aux femmes. On ne peut pas lire un texte aussi hybride que Paradis blues comme une entité singulière existant isolément. Sa lecture est complète lorsqu’il est lu en relation, en réponse ou en représailles aux autres discours et textes qui le définissent. C’est seulement en s’ouvrant à toute cette altérité que le texte acquiert sa vraie signification.
Mikhaïl Bakhtine avait raison en affirmant que le roman est un genre singulier et ouvert, en développement continu grâce à sa capacité à se transformer. Pour lui, c’est un genre subversif et libérateur par excellence. Paradis blues, en tant que texte, tente de dépasser toutes les limites pour redéfinir les contours du roman contemporain. Il raconte non pas pour relater tout court, mais pour relier et comprendre. Ce texte, qui construit sa signification dans l’espace interstitiel de différents genres et en relation constante avec d’autres discours, s’ouvre aux lecteurs de nouvelles façons qui leur permettent de construire et reconstruire le sens à l’intérieur et en dehors des confins de l’espace textuel. En guise de conclusion, j’évoque les mots de Shenaz Patel qui démontrent la vraie puissance de l’écriture comme un moyen de se relier aux autres, aux lecteurs :
L’écriture est un chant, l’écriture est un cri. À travers romans et nouvelles, c’est sans doute ce à quoi l’auteure en moi tente, encore et encore, de donner voix. En sachant qu’à l’autre bout, la page ne pourra prendre vie que loin de soi, entre les mains et sous les yeux de celui ou de celle qui, un jour peut-être, la lira39.