En Guyane, Martinique et Guadeloupe, terres marquées par l’histoire de la colonisation et de l’esclavage, la famille revêt une importance symbolique à la fois cruciale et ambivalente, comme dans le reste des Amériques noires. En effet, la famille noire américaine fut et se trouve encore tantôt idéalisée comme un espace de résistance et d’entraide contre l’adversité, tantôt critiquée comme dysfonctionnelle1. L’» Institution particulière »2 niait la famille noire : les hommes réduits en esclavage étaient destinés à n’être que de simples géniteurs, les femmes de même condition étaient des mères sans pouvoir et leurs enfants étaient la propriété du maître. Ainsi, la famille noire est née, aux Amériques, d’une histoire lourde de violences quotidiennes, de disparitions et de séparations forcées. Par la suite, après l’abolition de l’esclavage, les migrations, les discriminations et les difficultés socioéconomiques générées par le système colonial continuèrent d’exposer la famille noire aux agressions de toutes sortes, à l’éclatement et aux ruptures.
Dans un tel contexte, en art comme en littérature, montrer les violences existant au sein de la famille noire, fût-ce en fiction, fut souvent considéré comme une atteinte à l’image des hommes et des femmes noires en général, ce qui était jugé d’autant plus impardonnable si ce dévoilement venait de l’un des membres de la communauté noire américaine. Cette attitude générale, repérable en bien des régions des Amériques noires, contribua à renforcer l’omerta pesant sur le phénomène de l’inceste. Par peur de la reconduction de stéréotypes racistes, et par peur d’être accusés de « trahison » par les leurs, autrices et auteurs noirs américains ont abordé le thème de l’inceste seulement avec réticence. Trudier Harris décrit cette situation aux États-Unis en ces termes : « Dans un pays où le fait d’être noir est dénigré dans la description même d’états les plus purement innocents, imaginez combien il serait dénigré encore plus sauvagement si les écrivains choisissaient de montrer quelque chose d’aussi avilissant que l’inceste »3. La littérature anglophone africaine-américaine n’a pourtant eu de cesse de convoquer ce thème au cours du vingtième siècle4 et au siècle précédent5. On compte ainsi de nombreux romans évoquant l’inceste aux États-Unis, y compris au sein de la communauté noire américaine, alors que dans la littérature francophone des Antilles et de la Guyane française, ce sujet n’existe pas avant la fin des années 1980, et n’a émergé littérairement que rarement depuis.
Parler pour ne pas mourir, de Lydia Reine, fait partie des quelques textes parus au vingt et unième siècle sur ce sujet difficile et c’est le seul, à ma connaissance, centré aussi nettement sur l’inceste. Sa facture et sa très faible diffusion tendent toutefois à rejeter ce livre aux marges de la littérature, voire hors de celle-ci, comme s’il n’était abordable que comme un « document ». Lydia Reine, née aux Antilles au sein d’une famille modeste transplantée en hexagone, et confrontée à des difficultés scolaires6, ne dispose pas, pour écrire, du capital culturel et symbolique d’une Camille Kouchner, fille de ministre et d’universitaire, ni d’une Neige Sinno, enseignante de littérature résidant au Mexique, issue de la classe moyenne7. Faut-il pour autant ignorer ce qu’elle a à dire sur l’inceste et sur le rôle qu’a joué l’écriture pour elle, surtout quand son ouvrage porte, en sus de son propre témoignage, la parole d’autres victimes anonymes des Antilles ? Quand la littérature des Antilles et de la Guyane se détourne aussi systématiquement du sujet de l’inceste, n’y a-t-il pas lieu de se pencher sur les écrits de cette survivante de l’inceste qui a osé prendre la plume pour raconter son vécu ou le transposer en fiction ?
Je montrerai l’intérêt que présente Parler pour ne pas mourir, livre peu connu de Lydia Reine, paru en 2013, dans un champ littéraire francophone antillais et guyanais particulièrement silencieux sur l’inceste. Mais auparavant, j’expliquerai en quoi consiste le tabou du dire de l’inceste et pourquoi il est aussi fort dans la littérature aux Antilles et en Guyane françaises.
Le tabou du dire de l’inceste et ses complications aux Amériques noires
Tabou de l’inceste versus tabou du dire de l’inceste
La notion de « tabou du dire de l’inceste » est à distinguer de la notion de « tabou de l’inceste ». Le tabou est un interdit d’ordre culturel et/ou religieux qui pèse sur le comportement, le langage et les mœurs, de sociétés données. On doit à l’anthropologue Claude Lévi-Strauss d’avoir posé l’inceste comme l’interdit universel. La prohibition de l’inceste serait selon lui « la Règle » qui distingue nature et culture. En 1949, dans Les Structures élémentaires de la parenté, Lévi-Strauss se dit fasciné par ce qu’il appelle l’« ambiance de crainte magique » qui entoure cet interdit, et déclare : « [p]eu de prescriptions sociales ont préservé dans une semblable mesure au sein même de notre société, l’auréole de terreur respectueuse qui s’attache aux choses sacrées »8. Il ajoute « la prohibition de l’inceste est à la fois au seuil de la culture, dans la culture, et, en un sens, […] la culture elle-même »9. Lévi-Strauss est aussi connu pour avoir lié prohibition de l’inceste et exogamie, en faisant de l’interdit de l’inceste, « la règle du don par excellence »10. Cette théorie célèbre de l’interdit de l’inceste et de l’échange des femmes fut et reste discutée11. Le principal problème de celle-ci, c’est qu’en présentant l’interdit de l’inceste comme incontestable et universel, elle oblitère les faits d’inceste.
Or l’inceste fait partie intégrante du fonctionnement social de nombre de sociétés, malgré l’affichage symbolique de son interdit. Le psychanalyste Jacques André reconnaît ainsi que « l’inceste dans les sociétés humaines est à la fois universellement interdit et en tous lieux accompli, au gré des transgressions individuelles »12. L’expression « transgressions individuelles » peut laisser croire que les cas d’inceste sont dus à des individus isolés et qu’il s’agit d’un crime exceptionnel, marginal. Ce que l’on qualifie d’actes monstrueux ou par euphémisme, de « dérapages », sont cependant des actes courants qui s’inscrivent dans un continuum de violence des sociétés patriarcales, où s’imbriquent les rapports de domination de genre, de « race » et de classe13. Utilisée par les chercheuses féministes nord-américaines et notamment par Liz Kelly14 à la fin des années 1980, la notion de « continuum de violence sexuelle » n’implique pas une hiérarchisation des crimes en fonction de leur gravité mais défait le mythe du « violeur » dépeint comme l’étranger, inconnu, qui agresse la nuit, dans la rue. En effet, la force et la contrainte sont souvent présentes dans les relations hétérosexuelles, au quotidien, sans même que les victimes en soient pleinement conscientes. La notion de « continuum de violence sexuelle » permet ainsi de penser les abus qui prennent place parfois dès le berceau15 dans le cadre familial.
Comme l’ont montré les anthropologues Dorothée Dussy et Léonore Le Caisne, l’inceste « en tous lieux accompli » est tacitement admis par une société plus souvent effrayée par la révélation du scandale que par les faits qui font scandale. Au début des années 2000, au lieu de se pencher sur l’» interdit de l’inceste » qui a passionné les études anthropologiques depuis le dix-neuvième siècle, Dorothée Dussy a entamé un important travail sur ce qu’elle nomme la « pratique d’inceste ». Dans Le Berceau des dominations, anthropologie de l’inceste, elle rappelle « la banalité des abus sexuels commis sur les enfants », et révèle que « l’inceste est structurant de l’ordre social ». Il
[…] apparaît aussi comme l’outil primal de formation à l’exploitation et à la domination de genre et de classe. […] Par contamination du silence sur la pratique, exposition des comportements érotisés des uns, ou des guerres de protection des autres contre l’érotisation, fréquentation des incestés et des incesteurs, […] tout le monde participe, dès l’enfance, de l’ordre social qui admet l’inceste mais l’interdit en théorie.16
Dans son essai paru en 2014, Un inceste ordinaire. Et pourtant tout le monde savait, Léonore Le Caisne s’est quant à elle interrogée sur les raisons du « silence » des voisins témoins de l’inceste enduré pendant 27 ans par Lydie Gouardo dans son village de Seine-et-Marne. La jeune femme eut six enfants de son père et porta plainte contre la femme de celui-ci après la mort de son agresseur. Elle a partagé son histoire dans Le Silence des autres, paru en 2008. Léonore Le Caisne note que cet inceste, en étant objet de rumeurs, n’était ni ignoré, ni complètement « tu ». Bien plus, « le partage de la connaissance de ces faits d’inceste allait à l’encontre de leur dénonciation à une institution » et « si cet inceste ne fut pas signalé à la justice, c’est parce que jamais le crime d’inceste n’avait été “pensé” comme tel »17. Le crime avait été banalisé et normalisé. Le tabou du dire de l’inceste ne repose donc pas que sur l’omerta imposée par l’incestueur18 dans une société qui admet hypocritement la pratique de l’inceste. Si les rumeurs sont acceptées tandis qu’aucune action en justice n’est menée, c’est que le tabou du dire de l’inceste fait de la parole des victimes un témoignage interdit. Comme l’explique Anne-Emmanuelle Demartini à propos de l’affaire Violette Nozière, cette jeune parricide de 18 ans qui, au moment de son procès en 1934, a expliqué que son père la violait19 : « Tout se passe donc comme si la monstruosité de la chose, indicible, se déplaçait sur les mots, de sorte que, de manière frappante, c’est la parole sur l’inceste qui assume seule le scandale de l’inceste »20. Dorothée Dussy le résume ainsi : « C’est le principe du système inceste : faire taire »21.
Aujourd’hui en France, près d’un demi-siècle après les manifestations féministes contre le viol des années 1970, et quelques décennies après les révélations contre l’inceste des années 1980-1990, la loi du silence est à nouveau attaquée, dans l’espace public. Il n’est pas anodin que ce soit à une autobiographie que l’on doive cette vague de libération de la parole contre l’inceste : La Familia Grande, récit de Camille Kouchner paru en janvier 2021, a provoqué, trois ans après le mouvement #Me Too, le #Me Too inceste en France. L’autrice, fille de la professeure de droit Évelyne Pisier et de l’ancien médecin et ministre Bernard Kouchner, lève le secret sur ce qu’a subi son frère jumeau aux mains de leur beau-père, le célèbre politiste Olivier Duhamel. Suite à cette publication, Olivier Duhamel fut visé par une enquête pour viol incestueux sur mineur et démissionna de ses fonctions, mais l’affaire fut classée sans suite car les faits étaient prescrits. Ce livre et l’affaire qu’il déclencha ne passèrent pas inaperçus aux Antilles et en Guyane. Parmi les révélations provoquées, surgit celle de trois Martiniquaises, cousines, Karine Mousseau, Barbara Glissant et Valérie Fallourd, qui dénoncèrent leur oncle, le père de la journaliste Audrey Pulvar dans un texte publié le 6 février 2021 intitulé « Marc Pulvar (1936-2008), héros martiniquais, pédocriminel et violeur ». La littérature, notamment de témoignage, peut donc aider à briser le tabou du dire de l’inceste. Aux Antilles et en Guyane, l’inceste est néanmoins un sujet qui a durablement été évité ou ignoré par les écrivaines et les écrivains.
L’absence de l’inceste dans la littérature antillo-guyanaise
Notre tâche à nous qui voulons nous reclasser dans l’humanité, n’est-elle pas de toute nécessité, de porter tout notre effort sur la découverte en nous d’une nouveauté propre à apporter à notre vie un contenu digne d’être universellement pris en considération ? Plus que toute personne, le problème est pour nous non de forme mais de nouveauté intérieure.22
La Négritude et la Créolité qui ont particulièrement marqué l’histoire littéraire des Antilles et de la Guyane furent des courants artistiques novateurs ainsi que des élans en vue d’une revalorisation identitaire. La Négritude était un mouvement de fierté « noire » et la Créolité, un mouvement de fierté « créole ». L’écriture et l’instruction, gagnées de haute lutte, devaient servir à « [se] reclasser dans l’humanité », pour les intellectuels martiniquais, guadeloupéens et guyanais, hommes et femmes, comme l’exprime à sa façon René Ménil dans l’épigraphe citée. C’est cette haute ambition de faire honneur à la communauté et à la « race », décrite par Trudier Harris dans le contexte africain-américain, qui explique en partie que l’inceste, sujet tabou, fut difficilement abordable dans les cercles littéraires antillo-guyanais. En outre, les mouvements de la Négritude et de la Créolité furent dominés par des figures masculines23, peut-être moins sensibles aux problèmes d’agressions sexuelles que ne pouvaient l’être les femmes, statistiquement plus exposées à de ce type de violences24. Toutefois les femmes, au sein de ces mouvements littéraires, ne songent pas plus à évoquer les violences intrafamiliales : ce n’est pas un sujet.
Les écrits des piliers de la Négritude et de la Créolité mettent à l’honneur la femme noire, l’homme noir et la famille noire ou métisse, en dépeignant un modèle de communauté dont il ne s’agit pas toujours de reconnaître qu’elle est traversée par des rapports de force, des inégalités, et minée par des non-dits. Or la famille, surtout quand elle s’avère autoritaire et patriarcale, est aussi le lieu de l’apprentissage de la soumission et des injustices. Dans les romans de la créolité, le comique l’emporte souvent quand il s’agit d’évoquer des personnages violents en famille. Dans les écrits de la Négritude, la famille est le lieu où l’enfant se révolte contre les principes de l’assimilation coloniale francophile, ce que montrent les poèmes de Léon-Gontran Damas. Ce dernier est sans doute celui qui a le moins ménagé l’image de la sacro-sainte famille bourgeoise noire : dénonçant le dressage des enfants comme une pratique d’acculturation brutale, le poète, à mots à peine voilés dans Black-Label, évoque aussi les abus sexuels perpétrés par certains prêtres, dans des passages que la critique a longtemps préféré ignorer. Kathleen Gyssels en a fait une analyse appuyée, notant que « [p]lus d’une fois, des actes de pédophilie et des “cambriolages” obscènes de la part de curés, comme il en ressort actuellement beaucoup, s’imposent au second degré dans [cette] poésie peu explicative »25. On ne retrouve cependant pas le thème tabou de l’inceste chez celui qui eut le courage de critiquer de façon aussi virulente les errements et les faux-semblants de ses compatriotes.
L’un des rares textes où est abordé l’inceste dans les années 1920-1930 dans la littérature des Antilles et de la Guyane, est celui, quelque peu oublié, du géant littéraire René Maran, né en Martinique de parents guyanais. Bien avant les mouvements littéraires et artistiques déjà cités, ce fin lettré en qui Senghor vit le précurseur de la Négritude, fut le premier homme noir à recevoir le Prix Goncourt en 1921 pour son roman » véritablement nègre » Batouala. L’une de ses nouvelles dites « africaines », parue en 1928 dans la revue Monde26, peut-être inspirée par des témoignages entendus lorsqu’il était administrateur colonial en Oubangui-Chari, « Pohirro », est centrée sur une histoire d’inceste père-fille, remaniée plusieurs fois par l’auteur et reprise en 1934 dans son roman Le Livre de la brousse. Cependant, cette histoire sulfureuse et tragique qui finit par la mise à mort des coupables fut censurée dans deux éditions illustrées du Livre de la brousse27. En outre, en dépit des variations du texte, c’est toujours le personnage de la jeune fille qui est présentée comme fautive et instigatrice de l’inceste, ce qui fait écho au dangereux mythe selon lequel l’inceste père-fille aurait pour cause le désir œdipien de la fille pour son père. Maran serait-il victime de certains préjugés de son temps sur l’inceste ou choisit-il à dessein de provoquer ? Difficile de trancher.
Ainsi, avant les révélations opérées par les mouvements féministes des années 1970 et suivantes, l’inceste reste un sujet tabou aux Antilles et en Guyane. Même durant la décennie 1970, il n’est pas question d’en parler. Seule une brève allusion transparaît dans le roman de Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent sur Télumée Miracle paru en 1972. Ce récit fictif à la première personne d’une femme guadeloupéenne, Télumée, fut accueilli de façon mitigée puis célébré comme un classique de la littérature antillaise pour la beauté de son écriture et pour son originalité. Télumée accorde une grande place à l’épisode des violences conjugales qu’elle a subies, et presque anodinement, elle mentionne qu’enfant, elle fut envoyée chez sa grand-mère parce que sa mère avait peur que son nouvel amant ne s’intéresse à elle. L’absence de commentaire quant à cet épisode est frappante, et que la mère de Télumée ne voie pas en sa fille une potentielle victime mais une possible rivale est révélateur que le problème de l’inceste n’est pas abordé ni analysé, a contrario de ce qui se passe au même moment dans la littérature africaine-américaine28. Il faut attendre la fin des années 1980 et les années 1990 pour que l’inceste, en tant que violence intrafamiliale29, soit figuré frontalement dans la littérature des Antilles et de la Guyane. À cette époque, comme l’a noté l’historienne Anne-Claude Ambroise Rendu, on passe du « secret à la parole médiatique »30 sur l’inceste et c’est « désormais la nature criminelle de l’inceste qui intéresse la presse écrite et la télévision »31.
Du premier livre sur l’inceste aux Antilles à Parler pour ne pas mourir
Le premier ouvrage méconnu de Lydia Reine
La littérature est un des champs où la parole des victimes d’inceste se libère à la fin du vingtième siècle. En 1986 paraît le récit d’Éva Thomas, Le Viol du silence. Comme l’Américaine Louise Amstrong, qui signa en 1978 le roman Kiss Daddy Goodnight: A Speaking-Out on Incest, Éva Thomas fut invitée à témoigner à la télévision sur ce qu’elle avait subi, à visage découvert32. Elle défia ainsi l’idéologie familialiste33 qui pousse à la subordination et à la loyauté aveugle vis-à-vis des membres de sa propre famille. Éva Thomas a clairement inspiré Lydia Reine, première femme antillaise à publier sur le crime d’inceste aux Antilles et en Guyane. Son premier roman est paru à compte d’auteur en 1989, soit trois ans après Le Viol du silence. Le titre en est éloquent puisqu’il expose le mot et le crime tabou ainsi que ses conséquences sur le long terme : L’Inceste ou toute une vie. La courte préface signée de l’autrice explique que « ce livre raconte une partie de [s]on enfance » et qu’il est dédié « surtout aux victimes de l’Inceste »34. Cependant, l’œuvre a eu peu d’écho, excepté dans certains milieux associatifs : Lydia Reine a été invitée aux Antilles par l’association « Enfance et partage » pour sensibiliser au problème de l’inceste et parler de son texte35.
Non seulement Lydia Reine est hors des circuits littéraires, mais son premier livre n’a pas fait l’objet d’un réel travail de promotion par la maison d’édition La Pensée universelle. Créée par Alain Moreau en 1970 et placée en liquidation judiciaire par le tribunal de commerce de Paris en 1996, cette maison d’édition aurait floué les auteurs et autrices qui y publiaient en leur promettant une efficace promotion et diffusion de leur ouvrage contre d’importantes sommes d’argent, « de 12 000 à 100 000 francs selon la taille de l’ouvrage, son tirage, et les réticences de l’auteur »36. Mais la promotion du livre n’était pas assurée et auteurs et autrices ne bénéficiaient d’aucun conseil rédactionnel ni d’aucun avis de comité de lecture37. C’est ce qui explique sans doute pourquoi L’Inceste ou toute une vie donne l’impression d’un manuscrit brut reprographié. Sur les 12 chapitres qui le constituent, seul le premier, intitulé pudiquement « Souvenirs de mon enfance », constitue le récit d’inceste. Il occupe la moitié du livre, soit une quarantaine de pages. Les autres chapitres adoptent la forme de nouvelles ou de courts essais sur des sujets aussi divers que l’euthanasie, la drogue ou le mariage forcé. Enfin, le chapitre 2 fait le lien avec le récit d’inceste d’inspiration autobiographique puisqu’il évoque les retrouvailles de l’autrice avec sa sœur qui se prostitue. Ce sont ces retrouvailles qui sont au cœur de l’autobiographie Parler pour ne pas mourir38 publiée vingt-quatre ans plus tard, et dédiée à la sœur disparue tragiquement.
Dans L’Inceste ou toute une vie, Catherine, le personnage principal et la narratrice de l’histoire, raconte qu’elle a été violée par son père, et qu’elle a fini par dire la vérité à sa mère quand ses sœurs lui ont révélé être aussi victimes. Elle dévoile qu’à l’heure où elle écrit le livre, elle n’a jamais parlé de cette histoire à son mari. Elle évoque son dégoût d’elle-même, la haine de son père, les ruses pour porter plainte et l’issue du procès qui condamne l’incestueur à cinq ans de prison ferme. L’œuvre est très inégale, contient parfois des contradictions dont on se demande si elles sont des problèmes de formulation ou des coquilles, et dont on regrette que l’éditeur ne les ait pas signalées à l’autrice.
Lydia Reine entend néanmoins attaquer le tabou du dire de l’inceste, particulièrement aux Antilles, quand elle fait dire à sa narratrice :
L’inceste est roi aux Antilles, il reste caché dans les foyers, est-ce normal ? Non c’est odieux. Mais personne n’ose protester. Les filles sont soumises, elles arrivent à tomber enceintes de leur propre père. Dans la maison, la mère le plus souvent, sait ce qui se passe. Cela serait un scandale si les voisins venaient à le savoir, lavons notre linge sale en famille, voyons… Telle est leur devise. Pourquoi ne dénoncent-elles pas leurs maris à la police ? La peur, les représailles, la réputation partie… Mais malgré toutes ces choses, cela ne donne pas le droit d’accepter.
Je suis indignée et aimerais aider celles qui souffrent de ce fléau.39
En 1989, l’autrice ne semble pas redouter qu’on lui reproche de stigmatiser les Antilles ou les Noirs. Celle qui cite Éva Thomas et qui lui rend hommage40 est tellement soucieuse de briser le silence qu’elle ne précise pas que l’inceste est roi partout, tant il reste caché et impuni. Son objectif est de partager son histoire à travers la fiction et un livre qui regroupe ses réflexions sur les violences faites aux femmes et aux enfants.
L’Inceste ou toute une vie, comme Parler pour ne pas mourir, rejetés aux marges de la littérature, ne sont pas à considérer comme de la « paralittérature »41. On ne peut pas les classer dans l’un de ces genres longtemps méprisés par le canon littéraire, tels le roman policier ou le « roman rose ». Ce ne sont pas non plus des textes produits en quantité ou en série selon des schémas stéréotypés en vue d’une commercialisation rentable. Ce sont des textes parias, mal diffusés, probablement peu vendus et forcément méconnus. Parler pour ne pas mourir, publié par la Société des Écrivains, est d’ailleurs encore plus difficile à trouver en bibliothèque et en librairie que le premier livre de Lydia Reine : il n’est ni à la Bibliothèque nationale de France, ni à la Bibliothèque universitaire des Antilles, ni à celle de l’Université de Guyane, ni dans le vaste réseau de bibliothèques municipales de Paris… Les livres de Lydia Reine restent confidentiels. On ne sera donc pas surpris qu’elle ne soit pas citée dans Femmes des Antilles, traces et voix de Gisèle Pineau et Marie Abraham, paru en 1998. Dans ce bel ouvrage illustré, la parole est donnée à des femmes afrodescendantes cent cinquante ans après l’abolition de l’esclavage, et les sujets les plus sensibles sont abordés. Sous le titre « Le viol », apparaît le court texte d’une femme anonyme sur l’inceste infligé par son père. Alors que toutes les entrées du livre sont agrémentées d’une épigraphe, celle-ci n’en comporte pas. Cette absence peut être interprétée de plusieurs façons : quand on touche à l’horreur, il peut sembler vain de citer quelque texte littéraire que ce soit. Deuxième interprétation possible, plus prosaïque : il est difficile de trouver une évocation de ce crime dans la littérature antillaise et guyanaise avant L’Espérance-macadam, roman de Gisèle Pineau paru chez Stock en 1995, et le livre de 1989 de Lydia Reine, qui aurait pu être cité, ne semble pas connu. Gisèle Pineau et Marie Abraham auraient aussi pu faire référence aux paroles fortes du hit à succès de dancehall « Touche pas à ta fille » daté de 1994, de l’artiste martiniquais Daddy Pleen. Ce tube au titre explicite et au texte « conscient » et engagé, témoignait dans la culture populaire du début de la lente érosion du tabou du dire de l’inceste.
Le tout jeune Daddy Pleen est devenu ainsi célèbre en s’adressant aux pères qui violent leurs enfants, pour les sommer d’arrêter. Sur un rythme entraînant, il expliquait en créole martiniquais : « tout le monde est en danger », « matin, midi et soir, on parle du viol »42. Puis parlant de l’inceste, il affirmait : « dans le monde à la Martinique, ça existe ». Le clip montrait des coupures du journal local France-Antilles concernant des enfants agressés sexuellement ou maltraités43, et le refrain accusait l’instrumentalisation d’un proverbe créole pour justifier la toute-puissance des pères sur leurs enfants : « Yo di yo pa ka nouri chouval pou ba offisyé monté, sé pou sa, bon papa, ti fi-a-yo ka vyolé », « ils disent qu’on n’élève pas un cheval pour le donner à monter aux officiers, c’est pourquoi tant de pères violent leurs filles ». Il est intéressant de noter que le troisième roman de Gisèle Pineau, L’Espérance-macadam, paraît un an plus tard. Il met en scène la rencontre d’une femme âgée, Éliette, et de sa jeune voisine Angela, chassée par sa mère pour avoir dénoncé son père incestueur à la police. Face à Angela, Éliette retrouve la mémoire de l’inceste subi enfant, perpétré par son père l’année du passage du cyclone Hugo en Guadeloupe, en 1928. La mère d’Éliette lui avait fait croire qu’une poutre lui avait traversé le ventre cette année-là. Éliette avait 8 ans.
Gisèle Pineau n’a pas caché qu’en écrivant ce roman, elle avait voulu remplir un devoir,
[…] parce que c’était important pour [elle] en tant que voix féminine en Guadeloupe, de montrer qu’il y avait aussi des incestes. Partout dans le monde les femmes écrivent sur l’inceste et c’était de [s]on devoir de consacrer un roman à l’inceste parce qu[’elle] ne supporte pas cette idée de violence qui est très présente dans les familles.44
Dans ce même entretien avec Christiane Makward, Pineau ajoute avoir eu « des modèles » africains-américains : « Toni Morrison, Maya Angelou »45. Elle ne paraît pas avoir connaissance du livre de Lydia Reine ni d’autres textes de la littérature antillaise et guyanaise sur l’inceste. Elle a cependant réfléchi au tabou qui règne sur ce sujet aux Antilles et en Guyane :
Dans toutes les familles y a des histoires d’inceste et j’en avais assez de ce silence, qui cache, qui protège l’homme... […] Avec ce livre j’ai voulu dénoncer ! J’ai reçu énormément de lettres de femmes qui disaient : « Vous avez écrit mon histoire » mais aussi de gens qui m’ont reproché : « Mon Dieu ! mais vous vous rendez compte ? Pourquoi donner cette image de la Guadeloupe ? Ça, ça reste entre nous ! À l’extérieur les gens doivent toujours avoir l’image de carte postale, sable fin, soleil, “l’accueil guadeloupéen” ! » Et là, je suis contente d’être née ailleurs parce que j’ai un autre regard, j’ai plus de liberté... Je n’ai pas la pudeur des gens nés dans le pays, qui ne disent pas, qui n’écrivent pas ça, parce que ce n’est pas « politiquement correct »…46
Pineau, qui a pour point commun avec Lydia Reine d’avoir grandi en France hexagonale de parents antillais, a profondément remis en cause le tabou du dire de l’inceste et l’idée qu’il faille nécessairement écrire positivement sur sa communauté d’origine quand on est issu.e. des anciennes colonies, et racisé.e. Lire son œuvre qui revient sur ce sujet sensible ne dispense cependant pas de s’intéresser aux autres écrits, non légitimés par les prix littéraires et la large réception du public, tels ceux de Lydia Reine.
Pourquoi lire Parler pour ne pas mourir ?
Depuis la publication de L’Inceste ou toute une vie en 1989 et de L’Espérance-macadam en 1995, d’autres écrivaines ont choisi de traiter du drame de l’inceste dans leurs créations. Je pense entre autres aux romans D’eaux douces de Fabienne Kanor (2004), C’est vole que je vole de Nicole Cage-Florentiny (2006), Entre l’arbre et l’écorce de Françoise Loe-Mie (2009), Âmes Tembe de Marie-George Thébia (2023)47, mais aussi à la pièce de théâtre Cyclones de Daniely Francisque (2017). Il existe également des courts-métrages comme Le Voile de Marvin Yamb (2017) et Dorlis d’Enricka M. H. (2021), ainsi qu’un documentaire, Scolopendres et papillons de Laure Martin Hernandez et Vianney Sotès (2019), qui abordent l’inceste dans le contexte antillais. Le sujet est ainsi moins tabou qu’au vingtième siècle. Des voix s’expriment aussi sous la forme du témoignage ou de créations artistiques sur les blogs48 et les réseaux sociaux49. La particularité de Parler pour ne pas mourir est qu’il se présente comme une autobiographie, et que l’autrice s’y fait la porte-parole d’autres victimes dont elle incorpore les écrits (poèmes, lettres). Cette composition de l’ouvrage fait penser à la fiction de l’Africaine-Américaine Sapphire, Push. Ce roman paru en 1996 est le récit à la première personne de Precious, noire, séropositive, obèse, victime d’inceste, mère de deux enfants nés de l’inceste. Celle-ci apprend à lire et à écrire à Harlem50 et à la fin du livre, présente un recueil des récits de vie de ses camarades de classe. Lydia Reine reproduit plus spécifiquement des récits sur l’inceste et des témoignages en lien avec son action auprès des victimes. Elle en profite pour remercier des personnalités du monde associatif et des médias, ainsi que certaines associations telle que l’Union des Femmes de Martinique.
Dans ce second livre, Lydia Reine efface certaines affirmations contradictoires existant dans le premier, et semble faire un bilan, tout en revenant sur l’histoire de sa sœur qui a tragiquement mis fin à ses jours. Elle lui dédie l’ouvrage. Celui-ci, comme le premier, reste comme à l’état brut de manuscrit, ce qu’atteste la table des matières. Il est plus long que L’Inceste ou toute une vie car il contient 154 pages, organisées en 26 chapitres plus ou moins brefs, sans numérotation, et incluant des textes de personnes tierces. Il mêle récit de vie de l’autrice et considérations sur le problème des violences ainsi que sur le jugement porté par la société sur les victimes. On constate, dans le premier livre de Lydia Reine, une véritable volonté de mettre en ordre l’histoire familiale, de lui donner un semblant de logique par des liens de cause à effet. Lydia Reine souligne que l’agresseur était en apparence un Monsieur-tout-le-monde respectable, comme c’est le cas du beau-père de Neige Sinno dans le roman Triste Tigre51. Son père est d’abord présenté comme un homme responsable qui faisait des heures supplémentaires pour que ses enfants ne « manqu[ent] de rien »52, et qui était parvenu à obtenir un logement plus grand pour la famille après avoir écrit une lettre au président de la République, Georges Pompidou. Mais quand son épouse commence à travailler, il devient violent, jaloux, bat sa femme, surveille de plus en plus ses filles et les viole.
L’Inceste ou toute une vie met également en scène la façon dont Catherine prend conscience de « l’inceste », et comment elle accole ce mot à la réalité de violence quotidienne qui est la sienne. Parler pour ne pas mourir se centre sur le destin tragique de Francelise, la sœur que Lydia n’a pas pu sauver de la rue et du suicide. Sont exposées davantage l’histoire et les failles de leur mère, et la violence du père est plus vite abordée, même si l’idée qu’il fallait préserver les apparences ressurgit. Lydia explique à sa sœur : « Maman a eu son premier enfant à treize ans, Maryse était notre demi-sœur, ses parents sont morts, les voisins l’ont recueillie, voilà comment elle s’est mariée avec notre père. […] Elle a eu des responsabilités très tôt, très vite, elle n’a pas été à l’école »53. Est ainsi décrit une sorte de couple maudit : une femme apeurée, soumise, qui demande à ses enfants de ne pas l’abandonner, et un homme tyrannique qui écoute le boléro « Amour d’un nègre » des frères Gentile avant ses accès de rage nocturnes. Ces descriptions difficiles d’une vie familiale intime faite de saccages ne se trouvent pas facilement dans la littérature des Antilles et de la Guyane, et pourtant, elles correspondent à une violence jadis et encore aujourd’hui réelle et inquiétante. C’est pourquoi Parler pour ne pas mourir, en dépit de ses apparentes limites pour ce qui est de son style ou de son esthétique, est important à considérer et ne doit pas être relégué aux oubliettes. L’ouvrage porte la voix d’anonymes qui n’ont que faire de « littérarité » mais qui, accrochés à la vie, nous font découvrir leurs pensées et leurs expériences. Ces voix ne sont-elles pas une interpellation urgente qui gardera toujours toute son actualité ?
Même si, comme l’explique Sophie Galabru dans son essai Faire famille – Une philosophie des liens, « [l]es injonctions de solidarité sont d’autant plus puissantes pour des êtres reliés par le sentiment d’une dette – celle d’être mis au monde et entretenu – et par des liens fondés sur un passé commun, sur l’habitude et la norme sociale »54, Lydia Reine, comme Gisèle Pineau, a compris que malgré l’histoire traumatique des Amériques noires, la famille aux Antilles et en Guyane ne devait pas être représentée de façon sacralisée, mais que l’écriture avait le pouvoir de dénoncer les injustices et d’éveiller les consciences.
Parler pour ne pas mourir, à l’instar de L’Inceste ou toute une vie, ne ménage pas de place à l’analyse des possibles causes du phénomène de l’inceste et de ce qu’on s’accorde à appeler la « culture de l’inceste »55. Il ne joue pas non plus de l’intertextualité, ni de trésors d’invention créative. En ce sens, il n’a pas la densité littéraire et savante du roman de Neige Sinno, qui cite abondamment des fictions et témoignages antérieurs56, ou des recherches scientifiques telles que celles de Dorothée Dussy. Mais cet ouvrage n’en est pas moins poignant et certainement nécessaire.
En dépit de leurs imperfections, les œuvres de Lydia Reine ont leur place dans l’histoire littéraire, et je conçois leur lecture comme une invitation à continuer à penser les rapports de pouvoir y compris au sein de la littérature. En effet, je rejoins le constat d’Elsa Dorlin dans Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination, quand elle affirme :
l’épistémologie de la domination nous laisse un goût amer… mais elle nous donne à penser qu’il n’y a pas de pureté des résistances. Elle nous oblige à ne pas appréhender comme des entités closes et anhistoriques – des unités discrètes – des modes de subjectivation politiques qui s’inventent et s’expérimentent depuis des conditions matérielles d’existence bouleversées et des sémiologies dominantes imposées.57
Lydia Reine a choisi de dénoncer et de surmonter, grâce à l’écriture, une histoire personnelle, transgénérationnelle, et politique plus vaste, de violences intrafamiliales.