Marie NDiaye est l’une des plus grandes écrivaines françaises contemporaines. Elle a publié son premier roman, Quand au riche avenir (1985) à l’âge de dix-sept ans et a depuis écrit une vingtaine de récits. Tout au long de sa carrière, elle a reçu de nombreux prix, notamment le prix Femina 2001 pour le roman Rosie Carpe, le prix Goncourt 2009 pour le roman Trois femmes puissantes et le prix Marguerite-Yourcenar 2020 pour l’ensemble de sa production littéraire. Elle est aussi dramaturge. Son théâtre comprend une douzaine de pièces (toutes des commandes) dont deux écrites en collaboration avec son mari, Jean-Yves Cendrey, également écrivain. Dans son œuvre, l’auteure développe souvent des perspectives critiques sur l’état de la famille contemporaine et sur les dynamiques des relations familiales. Elle s’intéresse en particulier au repli, à la violence et à la séparation au sein des familles mixtes. Ses pratiques esthétiques théâtrales sont originales et importantes car elles présentent des stratégies et des effets puissants qui adoptent, exécutent et interrogent les (in)compréhensions, les forces de l’exclusion et les façons dont celles-ci compromettent la transmission des valeurs générationnelles et des relations éthiques. Selon la chercheuse Marie Antle, son œuvre théâtrale « est faite de faux-semblants, elle est habitée de fantômes, elle bascule dans le fantastique, se situe entre l’imaginaire et le monde réel, communique une fantaisie grave ou fait allusion aux non-dits »1. La troisième pièce de NDiaye, Papa doit manger (2003)2, ne verse pas dans le fantastique. En revanche, il y est bien question de faux-semblants et de non-dits mais aussi de dévoration dans une famille dysfonctionnelle perturbée par les comportements nocifs et tyranniques du couple parental.
La famille est, paraît-il, le lieu par excellence du commun et le théâtre, l’espace de l’altérité qui suppose le compagnonnage. Pourtant, dans cette pièce, s’il est question de partage, c’est d’un partage de la toxicité. En effet, l’amour y est manquant, ou bien il est ambigu, tortueux, les sentiments inconstants étant négociables. Par ailleurs, les personnages semblent tous étrangers les uns aux autres. Certains sont présentés uniquement par leur fonction : « Papa », « Maman », « Grand-père », « Grand-mère ». Personne n’a de nom de famille car justement ils ne forment pas une famille ; ils ne partagent pas de (nom) commun. Toutefois, Maman (une Française blanche) affirme éprouver « un amour inexplicable »3 pour Papa (un Africain noir). Si cet amour lui semble inexplicable, à elle aussi bien qu’à ses proches, c’est parce qu’elle aime toujours cet homme qui l’a abandonnée sans explications avec leurs deux filles (Mina et Ami). Or, dix ans plus tard, alors que personne n’espère plus son retour, Papa revient au foyer familial, sûr de son bon droit, affirmant avoir fait fortune. Maman a peur de ces retrouvailles mais expose sans ambages son amour fou pour Papa qu’elle considère encore comme son mari. En réalité, le père n’a jamais quitté Courbevoie où vivent toujours Maman, qui s’est remariée avec Zelner, un professeur de lettres, et les fillettes, âgées maintenant d’une dizaine d’années. Papa, quant à lui, a une nouvelle compagne, Anna, et un enfant, Bébé. En fait, l’ensemble de la pièce se déroule sur une vingtaine d’années. En cela, elle « est très peu conventionnellement théâtrale dans son écriture et dans sa progression »4. Elle peut même se lire comme une nouvelle. L’autrice affirme d’ailleurs « agi[r] avec le théâtre comme avec un texte romanesque » c’est-à-dire qu’il s’agit pour elle d’un « même geste […] d’écriture »5. Ainsi, par exemple, il n’y a pas de didascalie dans sa dramaturgie, autrement dit, aucune indication sur les intentions des personnages, ce qui renforce les non-dits mais aussi, dans cette pièce, l’aspect incompréhensible, insondable de ce couple parental déconcertant6.
Ajoutons que, restitué dans un contexte franco-africain, Papa doit manger aborde la question postcoloniale. En effet, Maman, « curieusement blonde » (30) représente la France aux yeux de Papa. Celui-ci incarne une Afrique décolonisée mais vengeresse revenant dans l’Hexagone/dans l’appartement familial pour réclamer son dû. Il veut faire « rendre gorge » (63) à cette France colonisatrice qui a abusé de lui et des siens. Les enfants métisses de ce couple France-Afrique prennent en charge le poids de l’H/histoire et souffrent des répercussions de cette relation coloniale toxique. L’amour parental ou plutôt patriearcal devient un lieu de négociations et d’échanges pécuniaires. En l’occurrence, Papa entretient avec sa progéniture une sorte d’amour-consommation car ce patriarche qui doit manger (comme l’indique le titre de la pièce) est un père carnassier qui amadoue ses enfants-proies afin de retrouver sa place de maître dans l’antre familial. Tel le dieu Saturne/Cronos, connu pour avoir « dévoré » ses fils par peur d’être détrôné par l’un d’eux, Papa consume ses enfants et son entourage par le mensonge et la manipulation. Sa dévoration conduit à une destruction intérieure, psychique et physique. La mère, quant à elle, se venge du père abandonnique en usant de violence. Au fond, la famille entière, affectée par le débit incantatoire de Papa, ritualise l’abandon et la vengeance, notamment en renversant les rôles entre parents et enfants.
L’autrice explique : « Ce qui m’intéresse en littérature […] c’est l’ambivalence, l’ambiguïté […], c’est l’accès à une multitude de voix diverses »7. Cet article, qui se présente de manière thématique, brosse la perspective de chacun des membres du clan familial et interroge le lien intrinsèque qui les unit. En se penchant sur la langue de NDiaye, cette étude explore les multiples strates de signification de la pièce et navigue dans les méandres des trahisons familiales pour se demander comment se construire et faire famille avec des parents déficients qui ne montrent pas d’affection et reproduisent la violence d’un passé colonial. Peut-on affronter la toxicité de ses proches ou en hérite-t-on ? En somme, peut-on s’émanciper d’une famille dysfonctionnelle ?
Si Papa prétend ressentir un amour affectueux pour ses enfants : Mina, Ami et Bébé – « j’ai pensé à vous chaque jour, enfants » (21) dit-il – en réalité il ne les aime pas et affirme : « je ne peux pas aimer Bébé. Non, un enfant pareil, rien ne me fera l’aimer, jamais, jamais » (45) et plus loin : « [l]es deux filles, là-bas, je ne les aime pas davantage » (48). Pour lui, Mina, son aînée, est une « petite méchante » « perfide » (9) qu’il ne distingue pas tout à fait de sa cadette : « Laquelle de mes deux filles es-tu ? » (9) ; « Mais qui est Mina ? » (10), « rappelle-moi, simplement, qui tu es » (22) demande-t-il à plusieurs reprises. Pourtant, légalement, le père est souvent celui qui reconnaît l’enfant et lui donne une identité en le nommant. Celle de Mina ne semble pas importer à Papa, qui d’ailleurs, méprise ses deux filles et critique leur aspect physique.
Toutefois, pour les amadouer et entrer dans le cercle familial, Papa use du registre familier mais aussi d’hypocoristiques. Mina est un « petit oiseau » (9, 11) et les deux filles sont des « petites cailles » (21). Il leur propose aussi des pâtes de fruits puis de l’argent. L’amour devient donc lieu de négociations ; on l’échange contre des billets. Néanmoins, le père ne dépense pas trop pour ses filles. Quand il s’exclame : « Tenez voilà pour vous : des pâtes de fruits duty free, achetées à Roissy » (21), il montre par là même qu’il est riche, qu’il voyage beaucoup mais ce geste révèle aussi son avarice. De fait, il ne veut pas avoir à payer le prix fort pour ses enfants. Il cherche ce qui est le moins cher, ce qui est hors taxe car il veut être dispensé de douane. Comme dans la vie, il veut être duty free, c’est-à-dire exempté de son devoir, gracié, pardonné pour son absence, sauf que cet achat hors taxe peut également s’entendre comme un acte qui s’inscrit dans une démarche de hors franchise. Or précisément, c’est un homme qui vit dans le mensonge, même s’il s’en défend et assure ne pas aimer mentir aux enfants.
Papa est manipulateur mais c’est aussi un père qui effraie. Dans la première scène, Mina, en larmes, lui fait physiquement obstacle en bloquant la porte de l’appartement familial. Il la pétrifie : « Pourquoi trembler ainsi, claquer des dents, comme si je te secouais alors que, eh bien, ma fille, je ne t’ai pas encore touchée, pas encore embrassée… » (13). Si le père s’apparente à un grand méchant loup terrorisant le Petit Chaperon rouge qu’est Mina, il se révèle aussi incestueux, annonçant déjà vouloir toucher et embrasser sa fille. Le critique Andrew Asibong défend cette thèse : « ses désirs concernant ses trois enfants sont, dans le cas des deux aînées, à la fois incestueux et anorexisants »8. En effet, ce père qui insiste pour pénétrer dans l’antre familial souhaite « être séduit » (27), « caressé, envié, flatté dans [s]on amour-propre, pour être cajolé et supplié par de jolies bouches roses murmurantes » (28) mais ses filles sont trop « grasses » (40) à son goût. Il faudrait qu’elles « maigrissent considérablement » (27) autrement dit qu’elles occupent moins de place pour que cet homme égotique prenne toute la sienne.
En l’occurrence, le père s’impose physiquement puisqu’il apparaît dans six scènes sur onze et accapare la conversation par ses longues tirades. Même absent, il est le sujet central des discussions. En cela, il est un père vampirique : en attirant l’attention sur lui, ce revenant aspire l’énergie vitale des protagonistes comme les vampires se nourrissent du sang de leurs proies qui les revigore. Papa a déjà fait des victimes semble-t-il. Il proclame : « au lieu de vieillir comme vous, j’ai rajeuni au fil des années » (20). Il est donc bien un prédateur incestueux étant donné qu’il s’attaque maintenant à sa famille de sang. D’ailleurs, sa lignée n’est plus tout à fait humaine à son contact : les filles sont des « cailles » (21), des « chattes » (21) et des « sauterelles » (28). Ajoutons que le père dévore psychiquement son entourage en tirant profit de tout un chacun et en n’étant présent que quand il en a besoin. Un vampire est aussi une « personne qui s’enrichit du travail et du bien d’autrui »9. Ici, le père carnassier tente de profiter de l’argent de son ex-femme puis de Mina. Il consomme les biens mais aussi les personnes, notamment sa progéniture car cet ogre cruel « doit manger ». En ce sens, la pièce de théâtre vire au conte – un genre que NDiaye affectionne particulièrement :
Les contes m’ont vraiment formée comme écrivaine, je crois. Ils sont à la base de tout ce que j’ai écrit. […] Il y a quelque chose d’implacable, de cruel, de fatal, de logique, d’irrémédiable dans les contes qui m’a toujours plu, qui m’a toujours fascinée et souvent d’ailleurs une morale trouble aussi, dans beaucoup de contes, qui me plaît par-dessus tout.10
La pièce s’apparente au conte puisque le titre même est « proch[e] du langage des enfants »11. En outre, si l’on considère la première scène comme une introduction à la mise en bouche de l’ogre qu’est le père, il est difficile de ne pas songer au tableau de Goya, Saturne dévorant un de ses fils (1823). Dans cette toile sombre et inquiétante, Goya nous présente un Saturne immense aux yeux exorbités et à la bouche grande ouverte. Si cette peinture rappelle Papa qui désire être rassasié par ses propres enfants, elle invite également à penser qu’il s’apparente à une sorte de Dieu ressuscité : « Papa revient et c’est un miracle » (11) ou bien « je m’élevais pour revenir aujourd’hui dans tout l’éclat de mon succès et de mon apparence » (12). Ainsi, en s’octroyant les pouvoirs divins d’un dieu céleste, ce chef de famille s’impose aux siens. On relève ces sommations : « Papa te commande d’ouvrir » (15) ou bien « je t’en intime l’ordre » en italiques pour accentuer le ton autoritaire du père (18) ; mais aussi des impératifs et de nombreux verbes au futur simple comme « papa entrera » (9) ; « j’entrerai » (9). Par conséquent, c’est un rapport de force qu’il instaure. D’ailleurs, le titre de la pièce constitue une injonction.
La mégalomanie du père tout puissant s’annonce d’ores et déjà dans les premières phrases de la pièce, « C’est moi, mon oiseau. C’est moi. Papa est revenu » (9), qui usent de la répétition et de la troisième personne du singulier. L’usage de l’illéisme indique en outre que le père se distancie de lui-même, révélant qu’il est sans doute un sujet psychotique, c’est-à-dire un sujet vivant dans une réalité différente des autres, proche d’un hors-sens. Cela se vérifie à travers l’incohérence de son discours, son détachement à l’égard des choses, son incapacité à prendre conscience de sa cruauté, n’intériorisant pas ce qui lui arrive et n’ayant jamais aucun remords. Manifestement, il semble vivre dans un monde où les valeurs morales sont inversées. Il se trouve dans un entre-deux, sur un seuil. N’est-il d’ailleurs pas bloqué par Mina au seuil de la porte ?
D’autre part, il n’a peur de rien et « ne craint personne » (18). En réalité, il considère que sa couleur de peau « d’un noir absolu » (16) le rend supérieur, ce qui explique son mépris pour ses enfants métisses. L’amour du même prime chez ce narcissique à la recherche de son semblable – « j’aurai un fils, de nombreux fils pareils à moi » (26) dit-il. Ainsi, et pour détourner l’expression de Frantz Fanon, nous dirions que Papa est un « Peau noire, masque père » sauf que le père met en valeur sa peau noire et ce faisant, se positionne à l’encontre du racisme intériorisé qu’on voit chez Fanon. De plus, le mot « masque » lui sied bien parce que pour arriver à ses fins, il joue le rôle de père. Selon André Engel, le premier metteur en scène de la pièce, Papa « est un acteur »12. Sur le principe de la mise en abyme, il s’agit donc ici de théâtre dans le théâtre. Assurément, à force de répéter « je suis Papa », ce dernier s’accommode de ce costume de père qu’il revêt littéralement puisque c’est un déguisement emprunté. Cependant, son itération constante « c’est Papa » renvoie aussi à une double négation – « c’est pas pas » – en d’autres termes, à une réfutation de son rôle de père. Il incarne ainsi de multiples personnages : il joue une « parodie de la négritude » en « revendiqu[ant] sa couleur noire [et] sa richesse »13. Il est aussi « Ahmed » pour son épouse, toutefois il a francisé son nom et veut se faire appeler « Aimé » car dorénavant il est « un homme d’affaires » (29) et « c’est Aimé que le business a rendu puissant » (31). Mais qui aime encore Papa ?
Dans un premier temps, Mina, l’aînée, est inhospitalière envers cet inconnu qu’est le père. Dans De l’hospitalité, le philosophe Jacques Derrida s’intéresse à la figure de l’étranger et interroge les questions de frontières et d’hostilité face à l’accueil de l’autre. Il écrit : « On n’offre pas l’hospitalité […] à un arrivant anonyme et à quelqu’un qui n’a ni nom, ni patronyme, ni famille, ni statut social, […] [celui-ci est] dès lors […] traité non comme un étranger mais comme un autre barbare »14. Il ajoute que « l’étranger […] doit demander l’hospitalité dans une langue qui par définition n’est pas la sienne, celle que lui impose le maître de maison, l’hôte […] »15. Ces réflexions renvoient aux dynamiques familiales présentes dans la pièce car Papa est tout d’abord un barbare et n’a pas de patronyme. De ce fait, la transmission ne passe pas : c’est un dialogue de sourds entre les deux protagonistes qui ne s’écoutent pas et monologuent, chacun de son côté – surtout dans les scènes une et six. Néanmoins, lorsque Papa annonce qu’il est riche, une fois qu’il parle la langue de l’hôte que nous appelons « langue-pécule », le père devient pour Mina « mon cher papa » (17) et son retour est un vrai « bonheur » (24). L’élément pécuniaire la décide puisque c’est le seul modèle qu’elle connaisse voyant celui qui est à l’œuvre entre Maman et son nouveau compagnon Zelner (nous y reviendrons). Elle suggère d’ailleurs à Maman de raisonner de la même manière : « Parle-lui d’abord de l’argent ma petite maman » (33).
Dans Faire famille, une philosophie des liens, la philosophe Sophie Galabru explique que chez les enfants, « l’enjeu de l’héritage n’est pas seulement financier, il peut aussi constituer pour eux une reconnaissance de l’amour parental »16. Elle précise qu’« [h]ériter commence peut-être par le fait de porter un nom transmis »17. Précisément, Mina, qui négocie le retour du père, insiste pour montrer son appartenance à la famille paternelle en répétant son prénom à plusieurs reprises : « je m’appelle Mina, dite Nana » (16). La permutation des lettres de « Mina », mise en miroir avec « Aimé », le nouveau prénom de Papa, suggère que cette dernière fait partie de la famille du père, qu’elle vient de lui (elle dit avoir ses yeux, son front et ses dents (87)) mais aussi qu’elle est à lui. En effet, il est question de possession ici : « mi » en espagnol signifie « mon » et Mina rappelle le pronom possessif « mine » qui veut dire « le mien » en anglais – du reste, le père use constamment d’adjectifs possessifs (« ma fille » (12), « ma petite » (10)) et de formules telles que « ces deux filles que j’ai là » (23). Mina appartient donc au père, elle est sa Mina, sa « na » ou plutôt sa « Nana », sa petite femme. De surcroît, le deuxième prénom de Mina est Nana. Comment ne pas penser à l’héroïne de Zola qui se prostitue pour vivre ? Car, en un sens, Mina se prostitue : elle négocie l’amour de son père pour de l’argent. Pourtant, cette relation marchandée va se retourner contre elle puisque c’est elle qui, vingt ans plus tard, finit par prendre en charge le père (avec l’aide de son mari). En conséquence, ce n’est pas le père qui la paye, c’est elle qui paye pour lui plaire et se plaint de « ce que [s]on père [leur] coûte » (80). Ainsi, comme le souligne le chercheur Abdoulaye Sylla, « NDiaye [qui] dissèque […] l’état actuel de l’humanité » montre que « la famille est devenue une prison et un marché, […] une bourse des valeurs où l’on trafique des marchandises appelées sentiments »18. Qu’en est-il de la relation Ami-Papa ? La deuxième fille troque-t-elle également de l’amour avec le père ?
Mina et Ami sont deux prénoms quasi-symétriques qui semblent se faire écho, toutefois les deux filles sont très différentes. Ami, contrairement à sa sœur, est un personnage que l’on entend peu. Les seuls mots qu’elle prononce pendant toute la pièce sont « c’est dégoûtant » (21). Fait-elle référence aux propos et à l’attitude du père ou aux « pâtes de fruits » (21) que ce dernier lui somme de « v[enir] chercher » (21), l’interpellant comme si elle était un animal ? En tout état de cause, elle ne se laisse pas appâter et ne permute pas son prénom avec le sien, contrairement à sa sœur, refusant ainsi d’appartenir à la famille paternelle. D’ailleurs, Ami ignore le père car lui parler serait le faire exister, le reconnaître. Elle ne collabore pas. Papa le remarque : « L’une des filles, celle qu’on appelle Ami je crois, ne s’est pas laissée acheter malgré les tentatives de sa mère en ce sens. Papa est revenu – ah, oui, la fille devait se vendre à la joie ambiante. Mais non rien à faire » (42). La cadette ne se laisse ni acheter ni vendre. Elle n’est pas une fille de joie comme sa sœur Mina/Nana qui se prostitue et explose de bonheur. De l’argent, Ami va en demander, mais c’est vers sa mère qu’elle se tourne pour ne « rien devoir à [son] père » (86). Il n’y a donc pas de mots d’amour à l’égard de Papa parce qu’elle opte pour « le langage des poissons » (33) : elle est muette comme une « carpe » (25). C’est son corps qui parle pour elle puisqu’elle se réfugie dans la drogue. Doit-on interpréter cette dépendance comme une conséquence de la toxicité et du désamour du père qui s’inscrivent sur son corps ? Car, en manipulant sa sœur et sa mère, le père lui fait perdre ses repères. Pour autant, Papa ne se préoccupe guère de sa déchéance. Il en va de même avec Bébé, son dernier enfant.
Papa est phallocentrique et ne s’en cache pas : « j’ai toujours eu l’habitude de faire peu de cas des filles » (40). Pourtant, le roi Papa ne peut donner son amour à son fils car il représente un « désastre » (45) et un « châtiment » (43). De plus, alors que le père prétend que « la honte n’est pas pour [lui] » (41), il affirme que Bébé « est [s]a honte quotidienne » (43). En fait, l’enfant est malade et est donc incapable de pouvoir, un jour, succéder au règne du père. Dès lors, Papa veut s’en « délivre[r] » (40) car il est une entrave à son succès : « Il faut que Bébé disparaisse dans le premier établissement venu et que j’oublie Bébé pour devenir l’homme que je dois être. Je suis brillant. Je dois être victorieux » (43). Il y a un côté performatif dans cette annonce faite à la mère de Bébé puisque quelques années plus tard, le vœu du père se réalise : on apprend par Mina le décès du fils qui soulage le père. On pourrait attribuer à Bébé un désir de mourir, de préférer la mort au désamour manifeste du père qui le « maudit » (68), pour ainsi « sauver » (46) « [s]on empire » (94). Mais cette interprétation ne tient pas car, d’une part les nourrissons ne sont pas en capacité de mettre fin à leurs jours, d’autre part, si l’enfant manque d’affection paternelle, il est très aimé de sa mère. Quoi qu’il en soit, les trois enfants, tous abandonnés, désemparés, réagissent différemment au contact de Papa : Mina négocie l’affect par la voie pécuniaire ; Ami s’enferme dans un monde mutique et hallucinatoire ; enfin, Bébé pourrait avoir été affecté physiquement par son manque d’amour. Si le père a consumé ses enfants, qu’en est-il de Maman ? Ferait-elle preuve d’un autre amour toxique ?
Maman affirme avoir toujours éprouvé « un amour inexplicable » (95) pour Papa. À son retour, elle « tremble » (29) car ce trop d’amour la « pétrifi[e] » (33) pourtant elle annonce être « tellement heureuse […] de [l]e voir » (30). De plus, elle le considère toujours comme son mari, le nommant ainsi, or elle ne lui fait pas confiance et confie à ses parents qu’elle n’a « jamais cru un mot de ce qu’il disait » (75). En fait, Maman est tout à fait lucide sur les intentions de Papa qui revient vers elle par intérêt et elle accepte de lui donner les 10.000 francs qu’il demande alors qu’il se dit riche. Dans une certaine mesure, Tante Clémence n’a pas tort quand elle met en avant l’indécision de sa nièce qui n’arrive pas à en vouloir à cet homme nocif. Manifestement, la réaction de Maman relève presque du théâtre de l’absurde car elle aime Papa malgré l’abandon, la trahison et les mensonges. Mais peut-elle seulement songer à ne plus l’aimer ? Elle ne sait que faire de cette passion dévastatrice et irrationnelle qui la fait souffrir mais qui l’aide également semble-t-il. En effet, quand elle répète à plusieurs reprises le prénom de son mari, « Ahmed », on entend aussi « Ah m’aide ». Elle paraît donc se contenter de cette relation néfaste où elle aime et est désaimée, ce qui lui permet de ritualiser son abandon. Cette représentation devient un théâtre qu’elle se joue à elle-même et qu’elle impose aux autres pour qu’on la plaigne. Ne rappelle-t-elle pas maintes fois combien elle a souffert de son départ mais aussi qu’elle a dû abandonner ses études de coiffure par sa faute et élever ses deux enfants seule ? Quel rôle joue Papa dans ce théâtre dans le théâtre ? En définitive, il est proche de Maman car, lui, ritualise son image de Noir narcissique. Mais malgré ce fonctionnement commun, est-ce que cet amour est réciproque ?
Si Papa tire profit de Maman, la faiblesse sentimentale de son ex-épouse l’écœure. Il ne se sent pas responsable de cet amour déséquilibré qui ne le concerne pas. Selon lui, les femmes sont « trop faciles à duper » (62). Pourtant Maman sait qu’elle n’a jamais été « un objet d’amour » (34) pour Papa mais plutôt le symbole de « la France entière » (34) qu’il méprise. D’ailleurs Papa déclare à Mina :
C’est pour me venger de la France que je suis venu […] en France, il y a dix ou quinze ans […]. Je suis venu dans la colère, la frustration, le sentiment de faiblesse et de servitude, en me disant : De toute cette fureur contenue, de cette amertume et de cette sorte de honte indéfinissable, je vais me faire payer. La France entière va payer – je lui ferai rendre gorge. (62-63)
L’homme rancunier veut faire rendre gorge à cette France colonisatrice qui a abusé des siens, et ce faisant, il va tenter de « faire payer » Maman-France. Celle-ci travaille dorénavant chez « Boucle d’or », un salon de coiffure dont le nom renvoie aux têtes blondes qu’elle coiffe mais aussi à la France et à son or que Papa réclame. L’enseigne rappelle également le conte qui est l’histoire d’un vol et d’une réappropriation d’un lieu. De fait, Boucle d’or entre dans le logis de la famille ours sans autorisation, mange dans le bol de l’ourson, casse son fauteuil et finalement, dort dans son lit. Selon la version de l’histoire, la famille ours tue l’enfant ou l’effraie afin de la mettre en fuite. Restitué dans le contexte familial franco-africain, le conte peut se lire sous un prisme postcolonial car, au demeurant, la colonisation française en Afrique est entre autres, une histoire de vol, de destruction et d’appropriation du territoire – comme dans le conte19. Si Papa ours estime que Maman-Boucle d’or « est sans force devant [lui] » (43), cette dernière va pourtant user de violence et le défigurer. En effet, elle lui « crèv[e] une joue, amoch[e] un œil, [et] déchir[e] la lèvre » (71) lors d’un coup de théâtre joué hors-scène et rapporté sous forme diégétique. En somme, de la même manière que la France a pu disséquer l’Afrique, Maman castre Papa. N’est-elle pas coiffeuse de profession ? C’est sa forme de représailles contre le père africain qui a voulu son indépendance et qui l’a abandonnée dix ans plus tôt « avec satisfaction et le sentiment de la justice enfin rendue » (64).
À travers cette scène de défiguration, on entrevoit également l’émergence des concepts d’« anthropophagie » et d’« anthropémie » dont parle l’anthropologue Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques. Celui-ci explique en effet que « plutôt que de consommer quelques-uns de nos semblables [comme dans l’anthropophagie], nous préférons les mutiler physiquement et moralement [comme dans l’anthropémie] »20. Selon lui :
on serait tenté d’opposer deux types de sociétés : celles qui pratiquent l’anthropophagie, c’est-à-dire qui voient dans l’absorption de certains individus détenteurs de forces redoutables le seul moyen de neutraliser celles-ci, et même de les mettre à profit ; et celles qui, comme la nôtre, adoptent ce qu’on pourrait appeler l’anthropémie (du grec émein, vomir) ; […] [qui] consist[e] à expulser ces êtres redoutables hors du corps social en les tenant temporairement ou définitivement isolés, sans contact avec l’humanité, dans des établissements destinés à cet usage.21
Justement, si Papa, cet être redoutable, veut faire rendre gorge à la France entière, il se trouve que la première fois qu’il rencontre Tante Clémence, celle-ci vomit (émein) en présence de l’homme (anthropo) indigeste qu’il est. De même, curieusement, Maman-France ou disons « la mère patrie » a « envie de vomir » (29) au retour de son ex-mari. Ainsi, les deux Françaises semblent rejeter de leur corps (social) le symbole de l’altérité qu’il incarne. « L’homme noir » en tant qu’amalgame idéologique est donc consommé et rejeté comme une commodité. Pour autant, Maman ne va se défaire que partiellement de son emprise. Qu’en est-il de la relation entre Maman et son nouveau compagnon, Zelner ? Choisit-elle à nouveau un partenaire qui va l’abandonner ? Se laisse-t-elle manipuler et va-t-elle à nouveau se venger en usant de violence ? En tout état de cause, elle semble se tourner vers un homme plus à son image puisque Maman, figure de la France, a pour nouveau conjoint un professeur de français, de littérature et de latin.
Il existe entre Maman et Zelner un rapport de marchandage affectif. Mina en est témoin : « Maman doit faire effort chaque jour pour mériter l’intérêt et peut-être même l’espèce d’amour (elle ne sait pas) qu’il éprouve pour elle, ce professeur de lettres » (14). Elle ajoute que Maman est « parfois rompue d’avoir à se montrer digne qu’on la garde auprès de soi » (15). En effet, Maman est aimée du Professeur Zelner dans la mesure où elle accepte son rôle d’élève, en d’autres termes, si elle se plie au chantage malsain que lui impose son partenaire d’« apprend[re] les expressions de la grammaire » (35) et « les impropriétés de langage » (36). Ainsi, son compagnon lui donne des devoirs qui s’apparentent plutôt à des devoirs conjugaux, qui ne passent toutefois pas par la sexualité, mais par le savoir. Dès lors, elle noue à nouveau des relations avec un homme qui lui impose des règles – grammaticales cette fois. Pourtant, elle accepte cet échange, non tant par soif de connaissance mais afin d’être une bonne mère car si elle maîtrise « les accords, les syntagmes, [et] les désinences » (36), « chaque morceau correctement récité [sera] redistribué d’un billet qui paye[ra] la leçon de musique » (35) de ses filles. Il s’agit donc d’un amour tarifé où le savoir est considéré comme monnaie d’échange. Remarquons par ailleurs que Maman paye toujours de sa personne pour les autres : elle accepte de verser 10 000 francs à Papa, « prête [s]on salon » à des musiciens « étrangers » (49), « n’ose pas » demander à des clients de régler les prestations rendues (16) et coiffe gratuitement Tante José et Tante Clémence. Elle assume cette situation : « la question de l’argent est au cœur de ma vie, exactement de même importance que mon amour déraisonnable. Je me suis abaissée, mais comment l’éviter ? » (56). S’y sent-elle obligée ? Contrairement à la France qu’elle incarne, prend-elle en charge un devoir de repentance en payant pour les autres ? Qu’en est-il de Zelner avec Papa ? S’inscrit-il, lui aussi, dans un mécanisme de dette morale envers l’Africain ?
Dans un premier temps, Papa et Zelner sont en compétition pour garder l’attention de Maman. L’un déclare être revenu et, qui plus est, riche. L’autre rivalise sur le plan langagier mais aussi sexuel, martelant que Maman et lui ont « une vie sexuelle équilibrée » et « satisfaisant[e] » (36). Cette rivalité masculine semble toutefois cacher une forte attraction de Zelner envers Papa puisque le professeur affirme : « J’ai mené ma petite enquête, je connais tout de cet homme. Je suis plein de lui. Je suis envahi par lui » (65). Il va, en effet, jusqu’à retrouver le véritable domicile de Papa et questionner sa nouvelle compagne sur ses faits et gestes. Faut-il voir dans cette fascination un amour du même, c’est-à-dire une sorte de relation, de désir « homo-social » – terme que j’emprunte à la critique littéraire Eve Sedgwick22 ? Car même si Zelner affirme « haï[r] » et « méprise[r] » Papa, il paraît magnétisé par le père et finalement « voudrai[t] être lui » (67). Cela peut s’expliquer par le fait que Papa a un savoir que le professeur n’a pas, alors que ce dernier se présente comme le sujet sachant. En l’occurrence, Papa a le talent de mentir, est toujours aimé de Maman et connaît mieux l’Afrique que Zelner. Un rapport de force intellectuel s’installe donc entre eux, comme avec Maman. Zelner, mal attifé, personnifie la vieille puissance coloniale qui se veut civilisatrice tandis que Papa, l’Africain bien mis qui s’exprime de manière intolérable, est la jeunesse incarnée. Pourtant, le nouveau mari de Maman se laisse charmer par le fringant Papa et, malgré son comportement nocif et intrusif, il soutient finalement ne rien avoir contre lui car, en tant que noir de peau, Papa est selon lui une victime :
La couleur de sa peau m’a abusé. Je croyais n’avoir pas le droit de le haïr. […] Il s’est mal comporté soit. Mais un Noir, […] n’est pas responsable de ses actes car un Noir est avant tout, et essentiellement, une victime. […] Ce Noir ne peut avoir ni caractère ni personnalité. Comment, alors, lui demander des comptes ? […] Tout est de notre faute, pensais-je. Et c’est bien sans doute aussi […] de sa faute à elle s’il l’a abandonnée. (65-66)
Papa peut avoir mal agi mais le condamner serait un acte raciste. Zelner, cette caricature du gauchiste, lui pardonne tout et s’apitoie sur son sort parce que le père est victime de l’Histoire coloniale. Sauf qu’en le réduisant à sa couleur de peau et en l’infantilisant, la pensée dite tolérante et humaniste du professeur s’avère raciste et essentialisante. Zelner se considérerait-il comme responsable de ce passé colonial trouble et sanglant par mauvaise conscience ? Ce parti pris s’apparente au concept du « sanglot de l’homme blanc » du philosophe Pascal Bruckner qui, dans son essai, blâme le sentiment de repentance des anciennes puissances coloniales, qui opère ainsi un renversement hiérarchique du schéma dominant/dominé23.
Visiblement, les parents de Maman ainsi que Tante Clémence et Tante José semblent également louer les étrangers qui « sont des créatures […] divines [qu’ils] respect[ent] » (52). Or dès qu’il s’agit de Papa, la famille s’empresse de le qualifier de « Nègre » (51-52) au « visage inhumain » (53) et à la peau contagieuse, de « bête » noire « comme le diable » (51) à l’odeur « répugnant[e] » (59). À cette haine s’ajoute le refus de garder leurs petites filles métisses « de peur que les voisins ne remarquent qu’elles n’étaient pas tout à fait blanches » (56). Il n’est pas si étonnant, donc, que Mina cherche à montrer son appartenance à la famille paternelle dans ce contexte ouvertement raciste.
L’aînée se raccroche aussi à sa mère qu’elle finit par singer. La jeune fille compare leurs visages et répète ses propos comme l’oiseau myna connu pour parler et imiter. Surtout, elle endosse le rôle maternel puisqu’elle « rend gorge » à la suite de Maman. En effet, l’enfant du couple France-Afrique qui assiste à la violente altercation entre ses parents souffre des répercussions de ce passé colonial et en assume les conséquences. Plus précisément, Mina porte le poids de l’h/Histoire car vingt ans plus tard, elle prend en charge le Père, l’héberge, le nourrit et travaille pour lui. Mais pourquoi s’occupe-t-elle de lui ? Se sent-elle redevable au point de payer la dette d’être née ? Veut-elle sauver Maman de Papa ? Ou est-ce une façon de prendre la place de la mère ? Mina explique :
Maman ne doit rien à mon père. Elle a divorcé de lui […] Maman n’a plus avec mon père aucune espèce de lien légal. Cependant ce lien existe encore et pour toujours entre lui et moi, sa fille Mina, ainsi qu’avec Ami, car si Maman a pu cesser d’être la femme de mon père, nous ne pouvons cesser d’être ses enfants. Cela aussi oui, c’est la loi. (81)
Dans un long monologue, Mina n’invoque pas le lien filial qui existe entre elle et son père mais le lien légal. Le titre de la pièce que, au demeurant, personne ne prononce, s’entend donc comme une « expression d’autorité » de la loi qui dicte aux enfants adultes quoi faire mais aussi comme une « dépendance persistante » de la part du père qui est un personnage toujours en demande24. Mina accepte de s’occuper de lui, d’être son parent finalement, puisque la « loi » le veut et parce qu’elle pense qu’« on [la] voit comme une petite mère active » (24). Mais n’y tenant plus, elle va se plaindre à une administration française pour être délivrée de ce père auquel elle est « contraint[e] de porter assistance » (82). Or, il n’y a pas de justice pour Mina – d’ailleurs, l’administrateur auquel elle s’adresse est hors-scène, désincarné et sans voix. En définitive, l’aînée se sacrifie et remplace la mère qui jusque-là soutenait le père. Avec ce renversement des rôles, la pièce bascule dans un triangle œdipien. Mais Mina se substitue également au père. En effet, à l’instar de Papa dont le désir est d’institutionnaliser Bébé pour s’en débarrasser, Mina veut se décharger du patriarche, vengeant par là-même la fratrie.
De la sorte, la famille ritualise l’abandon. D’ailleurs, Maman ne se soucie guère de Mina mais se concentre sur Ami qui a disparu. Si la mère s’inquiète de son sort, elle se dit néanmoins « négligente » (35) et n’est pas tendre avec ses filles. Mina explique : « souvent, elle nous dit : vous avez le rire difficile, chères petites mortes » (12). Maman, qui n’émet jamais le regret d’être mère, s’interroge pourtant sur son comportement. En somme, elle pense remplir son rôle de mère en offrant un certain confort à ses filles, toutefois son grand amour reste celui qu’elle ressent pour Papa car ses filles sont mortes à ses yeux. D’ailleurs, à la suite du décès de Zelner plusieurs années plus tard, Maman semble céder à son désir puisqu’elle quitte la scène avec Papa qu’elle finit par appeler Aimé en concluant sur ces mots : « j’ai toujours eu pour toi, oui… un amour inexplicable » (95). En réalité, Papa partage aussi cet amour inexplicable pour Maman car il revient vers elle alors que cette dernière l’a défiguré. La violence, qu’elle soit physique ou psychologique, est donc réciproque dans ce couple toxique.
Chez Marie NDiaye, on trouve souvent des familles qui mentent, abandonnent, manipulent et s’aiment par intérêt ou arrangement. Dans Papa doit manger, l’amour consommation et/ou négociation reste le facteur commun de la « famille » qui selon Andrew Asibong « utilise le concept d’“amour familial” comme outil de commerce, d’échange et, surtout, d’évitement des responsabilités »25. Comme le chercheur britannique, nous observons que l’autrice complique l’histoire en y imbriquant un contexte postcolonial où les relents racistes perdurent au sein de la famille prise dans la toxicité d’un passé colonial qui ne passe pas. Et même si NDiaye se défend « d’écrire avec aucune espèce d’intentions »26 lorsqu’on lui demande si sa littérature a une portée politique, elle dénonce pourtant les répercussions persistantes du colonialisme dans les familles interraciales où les enfants prennent en charge le poids de l’H/histoire entre la France et l’Afrique27.
Dans le même temps, la dramaturge montre que la complexité des relations de (dés)amour dans ce clan familial concerne tous les corps et dépasse la couleur de l’épiderme. Maman est une femme blanche dangereuse qui s’attaque physiquement à Papa qui est lui-même odieux, cruel mais dont la couleur de peau ne fait pas de lui un monstre ou en tout cas, pas plus que Maman. L’autrice se rapproche ainsi de la démarche de la réalisatrice Claire Denis avec qui elle a co-écrit le scénario du film White Material28, car selon elle, Denis est « la première à avoir mis en scène des Noirs, mais des Noirs qui se trouvent être noirs sans que ce soit important dans l’histoire. Ce sont juste des êtres humains qui se trouvent être noirs, voilà […] des êtres humains à part entière, c’est-à-dire complexes, ambigus, bons et mauvais »29. En effet, les personnages blancs et noirs de NDiaye pris dans des rapports de classe et de race, de pouvoir et de domination, ritualisent l’abandon et la vengeance et restent jusqu’à la fin de la pièce impénétrables et incompréhensibles. Victimes l’un de l’autre, un amour inexplicable les lie.