Les littératures française et francophones du vingt et unième siècle mettent en scène la violence héritée par des familles victimes de génocides comme la Shoah, le génocide arménien ou de génocides postérieurs, tel celui qui a touché les Tutsi au Rwanda, de guerres et de répression dans des pays comme le Vietnam, Haïti ou encore le Liban, parmi d’autres. Les auteur.e.s, appartenant souvent à la deuxième et à la troisième générations des descendant.e.s des victimes, puisent dans la mémoire familiale et construisent des récits et des romans qui dépeignent la façon dont les familles ont vécu le chemin les conduisant de la douleur à la résilience. Ces récits se focalisent, dans certains cas, sur le personnage de la grand-mère, qui devient un objet d’hommage et un sujet qui accomplit un travail d’équilibre entre le passé, le présent et le futur pour protéger sa famille. Ainsi Idiss (2018), récit écrit par Robert Badinter, écrivain français et ancien ministre de la Justice, constitue un hommage à sa grand-mère maternelle, qui, avec ses parents et ses frères, a fait partie des immigrants juifs de l’Empire russe arrivés à Paris avant 1914. Au Québec, Rima Elkouri, écrivaine et journaliste, publie en 2019 Manam, roman inspiré de sa mémoire familiale, blessée par le génocide arménien, et hommage aux femmes victimes du génocide, dont son arrière-grand-mère, survivante, et sa grand-mère maternelle, qui émigra au Canada.
Parallèlement à des récits postmémoriels1 comme les deux cités, écrits par des écrivains dont les ascendants ont subi des traumatismes historiques, d’autres récits sont l’œuvre d’auteur.e.s qui entretiennent avec la Shoah un rapport d’affiliation et une posture empathique. C’est le cas de la poète, essayiste et romancière québécoise Louise Dupré, qui, dans son roman Théo à jamais (2020), dépeint la vie d’une famille à Montréal dont les grands-parents ont été persécutés dans l’Allemagne nazie et dont un oncle a survécu au camp de concentration de Dachau. Cette violence du passé y rencontre une autre violence, provoquée par un fils adolescent, et qui bouleverse définitivement sa famille. S’ensuivent une quête de sens et un travail intense de reconstruction de l’espoir.
Les deux romans que nous allons étudier, Manam et Théo à jamais, explorent et approfondissent une problématique, à savoir la façon dont une « mémoire blessée » issue de la violence de la guerre et de la répression est intériorisée dans le tissu familial. Nous verrons comment elle est assumée comme un legs, ainsi que les sentiments, les représentations et les postures qu’elle déclenche. Nous analyserons également comment, sur le plan de la réception, le « travail de mémoire » fait face au silence et à l’oubli, et comment, à travers la fonction narrative, la mémoire est incorporée à la constitution de l’identité.
Un autre axe d’analyse envisage la mémoire blessée issue de la violence comme un facteur de cohésion ou de tension au sein de la famille et comme un élément susceptible de déterminer la « fragilité de l’identité »2.
La confrontation avec la mémoire blessée héritée par un membre de la famille peut être source de violence, et la famille doit ainsi faire face à l’irruption du tragique, comme dans Théo à jamais. La famille est censée être le lieu de la « sollicitude »3, et permettre de reconstruire le pouvoir de dire, de faire et de s’estimer soi-même. Et parallèlement, elle invite à aborder la dimension éthique et politique inhérente à la responsabilité, qu’il s’agisse de la responsabilité liée à la lucidité et au fait d’assumer un « projet de survie »4 comme de la responsabilité associée à l’éthique du care destinée à en protéger les membres vulnérables.
Manam : tombeau ou roman?
Dans le péritexte, le titre de l’ouvrage – qui est un toponyme renvoyant aussi à la fiction comme l’expose l’épigraphe « Manam : mot arabe qui signifie “songe”» (MA5, 7) –, ainsi que la dédicace « À la mémoire de nos Tétas » (MA, 9), nous introduisent dans un univers où convergent le travail de mémoire et le choix de la fiction. En effet, Elkouri fait le choix du roman comme genre pour raconter la mémoire de sa famille maternelle, une mémoire douloureuse touchée par le génocide des Arméniens en 1915, et une mémoire de l’exil, de l’émigration des survivants au Québec.
La prise de conscience d’avoir des « trous » dans la mémoire familiale pousse l’auteure à faire des recherches auprès des derniers survivants encore présents à Montréal, de même que dans la ville natale de ses ancêtres, pour écouter leurs voix et pénétrer dans le paysage urbain qui avait été témoin du crime commis pas le régime nationaliste des Jeunes-Turcs visant la « turquisation intransigeante » et la destruction du peuple arménien.
La genèse de son livre a certains traits communs avec l’ouvrage que l’historienne Annette Wieviorka écrit pour rendre hommage à des membres de sa famille et pour sauver de l’oubli leur mémoire blessée par un autre génocide, la Shoah. C’est le décès des membres de leurs familles, la grand-mère chez Elkouri et la tante chez Wieviorka, qui déclenche leurs projets d’écriture. Toutes les deux entreprennent un travail de recherche, mais le choix du genre est différent. Annette Wieviorka décide d’édifier un « tombeau » dans Tombeaux. Autobiographie de ma famille6 (2022) tandis que Rima Elkouri a recours à la fiction pour « chercher encore plus de vérité »7.
Dans la diégèse de Manam, la narratrice, Léa, est une institutrice montréalaise d’origine arménienne et syrienne dont les élèves sont des enfants réfugiés, dont des enfants syriens. Le personnage de sa Téta, sa grand-mère, sorte de personnage palimpseste inspiré de l’arrière-grand-mère et de la grand-mère de l’auteure, se caractérise par le courage, la générosité et l’espoir, moteurs de sa vie et de ses rapports avec les membres de sa famille.
Téta est arrivée au Québec avec son mari et le processus d’acculturation du couple s’est déroulé avec harmonie : « Téta et Gédo étaient arrivés à Montréal un jour de septembre 1957. Ils avaient tout de suite aimé ce pays. Et le pays les avait aimés aussi » (MA, 90). L’hospitalité et la réciprocité affective issue de l’accueil qu’ils ont reçu ont abouti au sentiment de « chez soi » : « Téta s’est éteinte dans ce pays devenu le sien au moment où la Syrie qu’elle aimait tant se meurt aussi. Elle est morte en paix, après une vie longue et belle » (MA, 22).
L’amour du Québec, l’amour de la langue française et la passion pour le hockey s’avèrent des facteurs d’intégration chez Téta. L’acculturation est passée par l’apprentissage : « Elle a dû apprendre un nouveau pays, une nouvelle langue… Elle a dû apprendre l’hiver » (MA, 191). Mais Téta a dû faire face à une mémoire blessée issue de sa vie tragique lorsqu’elle était enfant : « Elle aura vécu cent sept ans à cheval entre deux univers. La moitié de sa vie en Orient, l’autre moitié en Occident. Une vie comme un pont entre deux rives, surplombant des rapides furieux. Enfant, elle a vu ce qu’aucun enfant ne devrait voir » (MA, 22-23). Elle n’a rien oublié, mais elle a tenu à apprivoiser sa douleur pour assurer sa « survie » (MA, 23) et surtout pour épargner sa famille, en empêchant que son legs ne soit associé au ressentiment et à la haine : « elle refusait de nous faire porter le poids de sa mémoire douloureuse » (MA, 23).
Léa a essayé d’en savoir davantage sur la façon dont sa grand-mère a survécu et lui a posé bien des questions, mais celle-ci « devenait presque muette, comme si elle craignait de réveiller une douleur endormie » (MA, 116). En revanche, Téta s’efforçait, avec toute son énergie, de transmettre à ses proches des sensations agréables, liées à la cuisine, comme les klichas (MA, 109), et aux traditions syro-arméniennes comme le savon d’Alep. Léa se souvient des klichas, des « brioches arméniennes au mahlab, parsemées de graines de nigelle » (MA, 109), dont Téta était « la spécialiste » (MA, 109) : « ma grand-mère […] a sucré ma vie de plusieurs tonnes de klichas » (MA, 109).
Parmi les objets associés à la « mémoire des bonheurs ordinaires […] qui dit le courage, la résistance, la vie, l’espoir » (MA, 112), le savon d’Alep l’emporte. En effet, Téta était friande de ce savon, « au parfum d’olive et de laurier, que l’on dit être le plus vieux savon du monde » (MA, 64). Ce savon réussissait à la transporter dans son enfance après l’exil, où Alep était devenu une ville refuge, et son odeur était ainsi perçue et vécue comme « l’odeur de l’espoir » (MA, 64). C’était l’un des rares cadeaux que Téta acceptait :
Elle ne disait jamais non à un savon, surtout s’il s’agissait d’un saboon ghâr d’Alep. Pour elle, c’était sans conteste le meilleur. Un savon qui est comme le bon vin, aimait-elle rappeler. Plus il est vieux, plus il est bon. […] Elle en cachait dans ses tiroirs. Elle en cachait aussi dans l’armoire de sa salle de bains. Enfouis dans plusieurs sacs, comme s’il s’agissait de pépites d’or (MA, 65-66).
Ce savon lui rappelait son enfance, au quartier des savonneries d’Alep, où elle avait grandi. Elle en fréquentait les ateliers, et aimait particulièrement le moment où la grande surface verte du savon, transformée en patinoire et parcourue par des ouvriers sur des patins de fortune, était découpée et quadrillée. Son parfum lui rappelait aussi le hammam d’Alep, où elle allait une fois par semaine avec sa mère. Dans l’imaginaire de Léa, sa petite-fille, le savon d’Alep traduit une mémoire mais aussi une promesse : « La promesse d’une vie enfin lavée de toutes ces horreurs qui ne se racontent pas » (MA, 68).
Lorsque, quelques jours après les funérailles, Léa pénètre pour la dernière fois avec sa mère dans la maison de Téta pour en vider les placards et les tiroirs, elle constate qu’il n’y a plus aucune trace du parfum de la brioche, de la confiture de pétales de rose ni du savon d’Alep, et que toutes ces odeurs sont remplacées par « une odeur prégnante de naphtaline » (MA, 61). La disparition des parfums qui enveloppaient l’univers de sa grand-mère la bouleverse. Et ce sont des images et des sensations liées à la destruction de la vie dans une ville du Proche ou du Moyen-Orient qui surgissent : « L’écho d’une ville meurtrie dont on dirait qu’il ne reste plus rien ni personne. Ni rose ni savon. Juste le bruit des bombes enterrant pêle-mêle espoirs et souvenirs » (MA, 61).
Silences et secrets familiaux, le traumatisme intergénérationnel
Le bouleversement affectif issu du décès de sa grand-mère détermine, chez Léa, une prise de conscience de sa responsabilité en tant que sujet social et historique, faisant partie des descendant.e.s des victimes d’un génocide qui n’est pas reconnu par le gouvernement turc, héritier de l’Empire ottoman.
Le sentiment de culpabilité, né du fait de « ne pas avoir posé plus de questions à [s]a grand-mère » (MA, 46), et « une soif de savoir » (MA, 46) poussent Léa à entreprendre de mener une enquête en Turquie et en Syrie (pèlerinage que Rima Elkouri a effectué également, dans la foulée de la mort de sa grand-mère et du centenaire du génocide arménien, en 2015) en vue de « retourner les pierres du silence » (MA, 46), de « mieux comprendre » (MA, 52) et de « retracer les lieux de la mémoire » (MA, 82) de sa Téta. Le voyage vers « un pays qui n’existe plus, […] Le pays d’une mémoire niée » (MA, 30)
, d’où sa grand-mère avait été chassée, était censé être la voie la plus pertinente pour gérer le traumatisme intergénérationnel lié à la conscience d’être la dépositaire de la mémoire blessée de sa Téta, « [d]ans l’espoir de faire la paix avec un passé qui s’était mis à me hanter à mesure qu’il s’éloignait » (MA, 46).
Léa commence ainsi un voyage à travers l’espace et le temps, accompagnée et guidée par un cinéaste kurde, Sam, qui la conduit à Manam, « ville natale de ma grand-mère. Ville fatale, aussi » (MA, 43), et qui réussit à lui faire rencontrer des gens aux profils différents dont un archevêque, un savonnier et un historien, qui, à leur tour, lui suggèrent d’écouter d’autres témoignages. Les échanges avec des intellectuels, des artistes, des commerçants et d’autres citoyens ainsi que l’observation des paysages urbains pour cartographier les « caravanes de la mort » de 1915, complètent ses lectures préalables :
À Manam, je savais par où étaient passées les caravanes de la mort en 1915. Là où il y avait un souk prisé par les touristes […] on vendait jadis des esclaves pour quelques sous. Des filles et des femmes arméniennes arrachées à leur famille et traitées comme du bétail. Je savais les rafles nocturnes où les Arméniens avaient été égorgés comme des moutons et jetés dans des puits. (MA, 54)
Avec le concours de plusieurs habitants de Manam dont des personnes âgées, Léa réussit à trouver la maison natale de sa Téta, ravagée par le temps. Elle imagine la tragédie dont ces pierres ont été témoins :
C’était donc là. Une nuit de 1915, des hommes ont frappé à la porte de cette maison. Ils ont arrêté mon arrière-grand-père Youssef. Ils l’ont égorgé. Ils ont ordonné à mon arrière-grand-mère Mounira et à ses enfants de partir. Ma grand-mère et son frère jumeau avaient sept ans. (MA, 87)
Léa cherche en vain des traces, des indices qui auraient gardé la mémoire de la souffrance.
Damnatio memoriae versus les Stolpersteine
Sous un soleil assommant, Léa se souvient, avec nostalgie, des Stolpersteine, littéralement pierres d’achoppement, qu’elle avait vues à Rome devant une maison afin d’honorer la mémoire des victimes de la Shoah qui y avaient habité. Ces pierres sur lesquelles on vient buter constituent le travail artistique de Gunter Demnig8, qui consiste en la pose de pavés devant des lieux d’habitation de Juifs et d’autres victimes du nazisme. Ce sont des plaques, de la taille de pavés, qui représentent une personne ou un groupe, selon les circonstances. Cette œuvre vise à nous interpeller, en exhumant des états civils d’habitants exterminés par le régime du IIIe Reich. Léa se rappelle la configuration du texte qui est gravé sur les plaques en laiton et qu’introduit l’expression « Ici habitait », suivie du prénom, du nom, de la date de naissance, de la date de déportation et de la date de décès, ainsi que le nom du camp de concentration ou d’extermination : « Ici habitait Gemma Di Tivoli. Née en 1899. Arrêtée le 21 mars 1944. Déportée à Auschwitz. Assassinée le 23 mai 1944 » (MA, 88). Elle se souvient aussi des paroles d’Elie Wiesel concernant le silence comme facteur d’une « deuxième mise à mort » : « Le génocide tue deux fois. La seconde par le silence » (MA, 88).
Léa compare le travail de mémoire que traduisent les Stolpersteine avec ce qu’elle perçoit comme la « [d]amnation de la mémoire [ou] Damnatio memoriae » (MA, 111-112), l’oubli ou l’effacement de la mémoire des morts qu’on aurait tenté d’infliger à ses ancêtres. Sa revendication est d’autant plus pertinente que la réflexion de Raphael Lemkin – professeur de droit d’origine juive polonaise – qui a abouti à la création du concept de « génocide »9 en 1944, s’est largement inspirée du massacre des Arméniens.
La famille dans l’univers des réfugiés : réparation de soi et construction de l’avenir
Dans Manam, nous repérons un « nous » familial fort10, vecteur d’insertion dans la société d’accueil québécoise et catalyseur de résilience. Les relations intergénérationnelles s’y montrent comme des voies de transmission de valeurs, de sensations et d’une mémoire blessée que la troisième génération essaie de percer, de déchiffrer et de donner à voir et à lire. Dans le projet de son voyage, Léa explicite sa volonté d’écrire un livre.
Téta s’était investie dans sa nouvelle société, et considérait que « son » pays était « là où se trouve le bonheur de [s]es enfants » (MA, 191). Elle accordait beaucoup d’importance aux « liens tissés en route » (MA, 191). Elle était fière de ses enfants, de ses petits-enfants et de ses arrière-petits enfants : « Ils étaient son Amérique » (MA, 193). Grâce à elle, grâce à ses sacrifices, « tous avaient la chance de vivre libres, dans un pays en paix. Un pays où tout est possible. Où ses arrière-petites-filles avaient le même droit au bonheur que ses arrière-petits-fils » (MA, 193).
La troisième génération, et en particulier sa petite-fille Léa, est consciente de ses acquis, de sa chance : « Moi, petite-fille de réfugiés témoins de l’horreur, je ne connais rien à l’exil ni à la guerre. […] Plus que jamais, j’ai l’impression d’appartenir à une génération de privilégiés. La génération de ceux qui ont le luxe de profiter du banc que leurs ancêtres ont posé pour eux, au bout du chemin » (MA, 194).
Dans sa lecture de son expérience et de la mémoire blessée de sa grand-mère, nous constatons certains traits significatifs. Ainsi, la dissociation de la dimension religieuse de son identité personnelle, issue de son immersion dans une société laïque, se révèle dans son récit de la visite d’une église de Manam où elle devait chercher une dame, « la doyenne de la ville et la mémoire de Manam » (MA, 82) : « J’ai beau ne pas être croyante, je m’y suis tout de suite sentie bien, comme dans un refuge. L’odeur de l’encens me rappelait les messes de mon enfance. Même si c’était ennuyeux, je ne m’ennuyais jamais. J’adorais observer les gens » (MA, 84).
La dimension politique que véhicule le regard de Léa constitue un autre aspect intéressant du texte. Dans le récit de son voyage en Turquie, la comparaison entre l’attention accordée à la mémoire de la Shoah et la politique d’oubli et de déni menée par la République turque est exprimée à plusieurs reprises. Elle avoue se sentir souvent « honteuse et impuissante » (MA, 136) lorsqu’elle pense à des réfugiés actuels, « à ces millions de réfugiés qui n’ont nulle part où aller. Parmi eux, des centaines de milliers d’enfants en danger de mort. D’autres qui meurent en mer dans l’indifférence » (MA, 136), et elle se pose une question angoissante : « combien se voient refuser le droit à la dignité ? » (MA, 136).
Théo à jamais : la haine et l’amour
Dans le roman Théo à jamais (2020), la tension entre l’amour et la haine, entre la vie et la mort et entre la volonté de construction et les moteurs d’érosion de la vie familiale apparaît dès l’incipit où la narratrice, Béatrice Hubert, se souvient, deux ans après, de la journée où sa vie et celle de sa famille se sont fracassées : « Deux ans déjà ! » (TAJ11, 9). En effet, du temps s’est écoulé, du temps consacré au travail de deuil et à la reconquête de l’espoir, après cette journée durant laquelle Théo, le fils adolescent de son mari, avait essayé de tuer son père, Karl Glackmeyer, alors que celui-ci était en train de faire une conférence à l’Université de Miami. Karl avait été blessé mais avait eu la vie sauve. Théo, en revanche, avait été tué par un agent de police qui n’avait pas hésité à tirer sur lui.
L’expérience, extrêmement troublante et complexe, a entraîné un état de choc auquel les différents membres de la famille ont réagi par une volonté de comprendre et de reconstruire un « nous » soudé et solide, capable de rétablir l’équilibre d’un foyer dans lequel l’amour et la générosité ont été des éléments fondateurs.
L’amour dans une famille recomposée
C’est une action généreuse qui a lié la vie de Béatrice à celle de la famille de Karl, une « histoire inimaginable qu’adorait raconter Théo quand il était petit » (TAJ, 16). Un matin d’automne, Béatrice avait entendu miauler un chaton sous son balcon, elle l’avait recueilli et elle envisageait de l’adopter, mais elle a vu sa photo sur une affiche, accompagnée du message : « S’il vous plaît, rapportez-nous Darwin, les enfants sont inconsolables »12 (TAJ, 16). En arrivant chez Karl, « le chaton dans les bras » (TAJ, 140), elle a pu voir « la joie » (TAJ, 140) des enfants, Elsa et Théo, et « la reconnaissance » (TAJ, 140) dans les yeux de Karl. Un rapport affectif est né, qui a abouti à la constitution d’une nouvelle famille. Karl avait en effet perdu sa femme et la mère de ses enfants, Laurence, décédée dans un accident de voiture.
Lorsque, après la mort de Théo, Béatrice décide d’écrire un récit pour essayer de comprendre le parcours de l’adolescent et sa métamorphose, elle se souvient des moments heureux de sa nouvelle famille et de la façon dont Théo l’avait « adoptée » (TAJ, 67). Elle s’estime chanceuse de ne pas avoir subi le « chagrin » (TAJ, 67) d’un éventuel rejet en tant que compagne de leur père, en tant que « belle-mère ». Elle sent qu’elle a donné à cette famille « tout l’amour [qu’elle] pouvai[t] donner […] [elle] avai[t] besoin d’amour, et [elle] en [a] reçu, reçu beaucoup, même de Théo » (TAJ, 67).
L’une des multiples questions que Béatrice se pose, après l’événement, est de savoir comment il est possible que « de tels drames » (TAJ, 25) arrivent au sein de familles comme la sienne, malgré « un père aimant, les vacances à la mer en juillet, le ski à Noël, les amis qu’on accueille à bras ouverts à la maison, les cours de karaté, de guitare, de tennis, les tournois de soccer, les voyages à New York et à Toronto avec la classe » (TAJ, 25), et malgré tout l’amour qu’elle a donné : « moi qui avais aimé les enfants comme si je les avais mis au monde » (TAJ, 25-26).
Dans l’écriture, Béatrice cherche aussi à « nommer une fois pour toutes ce que [elle a] éprouvé », dont « l’incrédulité » (TAJ, 42). Comment serait-il possible que la réponse de Théo à l’amour de son père, à sa volonté de donner à ses enfants « une belle enfance » (TAJ, 43) ait été la colère ? Elle se demande où se trouve la frontière entre la colère et la haine : « Colère ou haine, comment les différencier ? » (TAJ, 43). Et en y pensant, elle éprouve « un sentiment d’incompréhension. Et d’injustice » (TAJ, 43).
Dans ce processus conduisant à la compréhension et à la lucidité, Béatrice s’efforce de se rappeler tous les indices de la manifestation d’une crise identitaire chez Théo. Elle dépeint son évolution depuis les « mauvaises notes au collège » (TAJ, 30) jusqu’au décrochage scolaire, à la violence dans le discours que traduisent les « insultes [et] les menaces » (TAJ, 30) ou les « injures » (TAJ, 81), à la violence envers les objets qui sont chers aux parents (« Théo […] prend une poterie qu’affectionne particulièrement son père et la lance sur le plancher », TAJ, 65) et même à une certaine violence physique envers le chat Darwin (TAJ, 36). Elle évoque la période où Théo avait « refusé de se rendre à son rendez-vous » (TAJ, 36) avec son psychologue et où il « s’était cloîtré dans sa chambre » (TAJ, 81), et se souvient que le niveau d’incommunication et de silence les « asphyxiait » (TAJ, 37) et les rendait impuissants face à la situation : « nous n’étions plus nous-mêmes, nous nous demandions comment agir » (TAJ, 37).
Béatrice estime qu’elle et Karl ont été « bien naïfs » (TAJ, 37), qu’ils n’ont pas su évaluer le niveau d’agressivité et de destructivité que manifestait Théo et qui l’a transformé en jeune meurtrier. Elle avoue qu’ils n’ont pas pu repérer le degré de ressentiment et la volonté de vengeance exprimés dans les menaces à son père ni le risque de passage à l’acte. Elle se sent coupable :
Notre enfant chéri, notre petit Théo, qui avait décidé de bousiller sa vie et la nôtre. Et nous ne l’en avions pas empêché. Nous ne l’avions pas protégé contre lui-même, nous ne nous étions pas protégés non plus. J’avais beau me répéter que les parents ne sont pas des boucliers pour leurs enfants, la pensée d’avoir failli à ma mission me poursuivait comme l’œil de Dieu. (TAJ, 144)
Béatrice ne renonce pas à connaître la vérité, et parallèlement à l’écriture de son récit, elle cherche à rencontrer des professeurs et des camarades et amis de Théo afin de mieux connaître « le Théo de la dernière année » (TAJ, 167), car elle reconnaît, avec douleur, qu’elle « n’av[ait] pas su décoder ses appels à l’aide muets » (TAJ, 167). Après avoir rencontré des questions plutôt que des réponses à sa recherche, elle commence à trouver des éléments qui lui permettent d’émettre des hypothèses sur les causes de l’extrême violence de l’adolescent.
L’un des professeurs de Théo, Félix Messier-Ruiz, lui montre la dernière dissertation qu’il lui avait remise, une dissertation qui aurait dû porter sur la nature dans Les Fous de Bassan, d’Anne Hébert. Théo n’avait pas respecté la consigne et « le roman avait été un prétexte pour cracher sa rage » (TAJ, 196). Théo y exprimait son identification avec le personnage de Stevens Brown, 20 ans, cousin de deux jeunes filles et auteur de leur double meurtre, bourreau et victime de sa propre violence, personnage qu’il avait défendu dans sa copie. Félix se rend compte qu’en tant que professeur, il n’avait pas saisi la gravité de la situation.
Béatrice parvient à rencontrer Samantha, qui avait eu une relation amoureuse avec Théo. Dans une lettre que celle-ci lui avait adressée, elle lui disait de la rejoindre dans l’Ouest, après avoir appris de lui qu’il s’asphyxiait à Montréal : « Tu étouffes au cégep, tu étouffes chez tes parents, tu étouffes à Montréal. Tu vas finir par y laisser ta peau »13 (TAJ, 212). Samantha montre à Béatrice la lettre de Théo à laquelle elle avait répondu en lui suggérant de partir, et sa lecture l’ahurit. Béatrice y découvre « une colère terrifiante, une sorte de volcan qui s’était réveillé dans ses entrailles et s’était mis à cracher de la lave en voulant tout anéantir. Théo était furieux contre Karl, contre le collège, contre Elsa et moi, contre la terre entière, contre lui-même, seule Samantha semblait mériter un peu de considération » (TAJ, 215-216). Malgré son attachement initial, Théo l’avait quittée sans lui en dire la raison. Samantha avait compris que Théo « n’était plus capable d’amour » (TAJ, 217), qu’il s’enlisait dans un gouffre auquel personne n’avait accès : « Théo avait des yeux fantômes, a-t-elle dit, il n’était plus avec nous »14 (TAJ, 217). En lisant ses dernières lettres, elle avait eu peur qu’il ne se suicide.
Béatrice commence à penser que la souffrance et la détresse sont associées à la violence de Théo. Elle tient à sa théorie du suicide pour éloigner l’hypothèse de la « tuerie de masse » et même celle du « parricide » (TAJ, 173) : « La haine de Théo envers Karl demeurait pour moi une blessure incurable » (TAJ, 173).
Du drame à la résilience : le travail de deuil
Le parcours menant les membres de la famille à la résilience a été empli de douleur et d’angoisse. Les sentiments de culpabilité, de honte et de colère ont tardé à s’éloigner d’eux, mais dès le début, la confiance en un « nous » solide leur a apporté de l’énergie : « Nous, il faut que nous tenions le coup » (TAJ, 99).
La première étape après le drame, l’hospitalisation de Karl et la crémation de Théo à Miami, a été le retour à Montréal. La maison est perçue comme un refuge mais, parallèlement, comme un lieu lié à une mémoire potentiellement destructrice. L’idée de rentrer, de retrouver « notre chez-nous, nos habitudes » (TAJ, 97) semble une voie pour que la vie reprenne ses droits. Mais le mot « Rentrer » (TAJ, 104) suscite l’angoisse et l’anxiété inhérentes au fait de faire face, dans la maison, au « souvenir omniprésent de Théo » (TAJ, 104).
L’éthique du care et la sollicitude apparaissent comme une posture constructive chez tous les membres de la famille. Béatrice tient à prendre soin des siens, à aider son mari à rétablir sa santé physique et mentale. Sa volonté de comprendre l’incompréhensible nourrit sa résistance. Elle s’efforce de « réhabiliter [le] mot Amour » (TAJ, 150) et elle revendique le mot « joie » (TAJ, 150) sans nier la « douleur aveugle » (TAJ, 191) qui rôde, particulièrement au cours des premiers mois qui ont suivi la mort de Théo. Le travail entrepris pour faire le deuil et atteindre un « apaisement » (TAJ, 227) dans la tristesse, auquel collaborent Karl, Elsa, Monika, Darwin, ainsi que les amis, aboutit à la « sérénité » (TAJ, 191).
Karl et Béatrice sont conscients du fait que les « cicatrices » (TAJ, 233) du drame ne s’effaceront jamais. Béatrice éveille la « sollicitude » qui, selon la conception de Ricœur (1990), fait appel à la réciprocité, et le désir revient dans leur couple : « Karl a commencé à me caresser et je lui ai rendu ses caresses, […] j’ai tressailli, le désir me revenait, comme il revenait à Karl. Pour la première fois après le drame, nous avons fait l’amour » (TAJ, 201). Ils savaient qu’il fallait apprendre à vivre avec le malheur et apprivoiser la vie.
Mémoire familiale : transmission et réparation
Dès le début du travail de deuil, la recherche de voies de réparation de la souffrance et de sources d’espoir a intégré la mémoire familiale, particulièrement celle de Karl, une mémoire de résistance face au nazisme et une mémoire de courage, en Allemagne et dans le processus de reconstruction des vies que comportent l’exil, l’émigration au Canada.
Lorsque Béatrice songe à l’avenir de la sœur de Théo, Elsa, elle se demande si, malgré la vulnérabilité liée au drame et à son âge, elle hériterait du courage de ses grands-parents : « La résilience, est-ce que ça se transmet ? Peut-être tenait-elle de ses grands-parents, Elsa, un vrai miracle s’ils avaient réussi à échapper aux nazis pour venir s’installer à Montréal, il leur en avait fallu, du courage ! » (TAJ, 41). Elle pense à eux, « Eva Müller et Friedrich Glackmeyer », car elle a « besoin de croire en eux […] [comme] une bouée de sauvetage » (TAJ, 41). Et elle pense aussi à l’oncle Heinrich, « enfermé à Dachau à dix-neuf ans pour ses idées politiques. Toujours vivant, Heinrich Glackmeyer, toujours militant de gauche dans son petit village de Bavière » (TAJ, 50). Béatrice espère également que l’oncle Heinrich, « tout un exemple » (TAJ, 51), transmettrait « assez de force à Karl pour qu’il ne sombre pas » (TAJ, 52).
Elsa semble avoir hérité la force, le courage et la capacité d’atteindre la résilience, et, dans la maison familiale de Montréal, elle participe à la transformation de l’espace qui avait été la chambre de son frère : « Elle était tournée vers l’avenir. […] elle avait chassé de la pièce le spectre de son frère » (TAJ, 213, 219).
La mémoire familiale, celle de Karl, et celle de Béatrice aussi, qui pensait au « courage de [s]es arrière-grands-mères, qui avaient tenu tête à tous les malheurs » (TAJ, 62), apparaît tout d’abord comme une source d’énergie affective positive, mais elle se montre également comme une voie d’articulation et de coconstruction entre l’identité individuelle et l’identité familiale du groupe. L’évocation du courage des parents et de l’oncle de Karl a un effet thérapeutique et de réparation. Karl décide de préparer un voyage en Allemagne pour rencontrer Heinrich : « Son oncle était le dernier lien qui le rattachait à la terre natale de ses parents » (TAJ, 221).
Théo n’avait jamais voulu adhérer à cette mémoire familiale paternelle, qui renforçait la cohésion du nous familial et les appartenances individuelles à ce groupe. Il exprimait un « refus net, catégorique » (TAJ, 220) face à la langue de son père, auquel s’ajoutait le « refus de ses origines paternelles, refus de la douleur qui y était attachée » (TAJ, 220). Béatrice se demande si c’est cela qui l’avait conduit à tirer sur son père, « comme si toute cette douleur menaçait de le détruire » (TAJ, 220). La confrontation avec cette mémoire blessée pourrait ainsi être ressentie par Théo comme une menace, comme un danger pour son identité propre, celle du moi face à celle d’un nous familial, qui intégrait la mémoire blessée dans la trame du vivre-ensemble. La « fragilité de l’identité »15, qui fait basculer Théo de l’accueil au rejet et à l’exclusion, s’avère ainsi génératrice d’une nouvelle forme de violence.
En guise de conclusion : la famille, l’affect et l’espoir
Les deux romans étudiés présentent des différences parmi lesquelles la distance temporelle entre le mal et la réparation, ou la différence entre le drame familial qui mène vers le passé de la collectivité (TAJ) et le mal collectif qui ne trouve une solution que sur le plan individuel (MA). Mais, dans les deux ouvrages, les narratrices expriment la volonté d’entreprendre un travail menant à la lucidité et à la compréhension de la mémoire, synchronique et diachronique, de leur famille. Elles se rapprochent de la philosophie de l’agir de Ricœur, qui est une philosophie de l’être humain souffrant et capable, qui fonde son éthique, indissociable de sa manière de reprendre l’initiative pour se rendre disponible à l’appel des autres. Elles retrouvent les ressources nécessaires pour restaurer la puissance de vie capable d’accueillir la joie. « Souffrir, [c’est] endurer, c’est-à-dire persévérer dans le désir d’être et l’effort pour exister en dépit de… »16.
Les deux narratrices trouvent dans l’écriture une voie leur permettant d’avancer dans leur projet d’espoir. Dans Manam, Léa veut écrire un livre consacré à sa grand-mère, à sa mémoire, en luttant contre le déni et l’oubli d’un pays « d’une mémoire niée » (MA, 30). Dans son grand carnet, elle transcrit des traces des mémoires familiales et collectives enchevêtrées. Dans Théo à jamais, Béatrice poursuit un projet qui s’avère salutaire, tout en veillant au réconfort de sa famille, en alliant fragilité et résistance, mémoire et présent, et volonté de réapprendre à vivre et à aimer.
Les deux romans nous interpellent comme lecteurs et lectrices en nous invitant à réfléchir à la responsabilité concernant le care et la sollicitude, le soin des affects, des sensibilités et des émotions, et le travail de mémoire. Nous avons abordé la gestion du deuil et la solidarité intrafamiliale pour recoudre le tissu familial après un drame incompréhensible et pour faire de la famille un foyer qui accueille la mémoire des aîné.e.s – particulièrement les mémoires blessées – et qui aide les jeunes à grandir en développant leur équilibre et leur épanouissement.
La conception de la famille que les deux ouvrages exposent est celle d’une famille contemporaine qui n’établit pas de différences entre les familles nucléaires et les familles recomposées et qui redéfinit la place et les fonctions respectives des humains et des animaux. On y met l’accent sur ce qui constitue l’un des liants privilégiés de la famille contemporaine, à savoir l’affect, et l’on peut observer comment la fonction primordiale de la socialisation familiale est la sollicitude et l’éthique du care. Dans l’incertitude ontologique actuelle, l’affect s’impose comme le principal ciment des rapports familiaux, comme une « religion séculaire » et il détermine un sentiment de communauté.
Les animaux de compagnie jouent un rôle important dans cette socialisation familiale. Le chaton Darwin, devenu « vieux chat » (TAJ, 233) à la fin de Théo à jamais, participe activement à l’instauration d’un équilibre et au bonheur familial en s’avérant un pourvoyeur de reconnaissance et de solidarité de soin, ce qui correspond à l’approche actuelle des Animal Studies. Dans Manam, Philo accompagne Léo chez elle, et apporte du calme dès le matin, et une sensation rassurante lorsqu’elle rentre de son voyage en Syrie : « Philo, toujours roulé en boule comme s’il n’avait pas bougé depuis deux semaines, dormait encore. La veille, en me voyant arriver à l’appartement, il m’avait accueillie avec son même air rassurant de fausse indifférence » (MA, 215).
La famille qui est dépeinte dans les deux romans est un milieu où chacun des membres, humains et animaux, donne et reçoit. Chaque membre y est perçu et reconnu comme un autre significatif. Lorsqu’un adolescent comme Théo manifeste un repli narcissique au détriment de l’éveil à l’altérité, la relation intime qu’il pourrait entretenir avec le monde qui l’entoure, à savoir ses parents, sa fratrie, les pairs signifiants, en pâtit. La résolution de la crise identitaire de l’adolescent implique que le jeune puisse parvenir à s’identifier à certains objets et à des êtres humains du monde qui l’entoure et qu’il les fasse siens, et que le monde qui l’entoure lui fasse une place avec la spécificité qu’il s’est ainsi appropriée17. Lorsque l’échange entre le jeune et son environnement ne se produit plus, lorsque le mal de vivre devient ingérable, la violence et la destructivité peuvent aboutir au meurtre ou au suicide.
Mais malgré la présence de la violence, la famille apparaît dans les deux romans comme un atelier ou un ouvroir d’espoir et de résilience, où convergent la solidarité intergénérationnelle et la culture de la relève. Sur une toile de fond où les génocides d’autrefois et la violence actuelle coexistent, « la lumière » (TAJ, 234) est perçue à travers le noir ; l’espoir et la confiance sont alors convoqués : « L’être humain est si fragile. Mais si résistant » (TAJ, 234).