En contexte insulaire, du fait de la fragilité de ce milieu face aux éléments naturels (cyclone, pluie diluvienne, raz de marée) qui, souvent, se révèlent dévastateurs, la tribu, le clan, la famille, sont perçus comme des structures qui protègent l’individu même si, parfois, cette protection s’organise au détriment des caractères individuels, des volontés personnelles, des projets singuliers. Mais à Mayotte comme en Polynésie française, l’emprise coloniale a bouleversé la donne traditionnelle. La famille, autrefois dépositaire d’une histoire ancestrale2, d’un savoir, de pratiques, d’expériences, d’usages, semble aujourd’hui objet de rejet, voire de haine, car considérée comme obstacle à l’épanouissement d’aspirations autonomes.
Tropique de la violence de Nathacha Appanah3 et Mutismes de Titaua Peu4, dans des contextes historiques, politiques et culturels différents, posent la même et terrible question du devenir de la cellule familiale. Les itinéraires de Moïse (Tropique de la violence) et de la narratrice de Mutismes révèlent des vies, des espérances, fracassées contre une réalité impitoyable. Les deux romans baignent dans un climat de déréliction qui ne laisse subsister à première vue aucun espoir. Les individus ont peine à résister aux pressions diverses (sociales, politiques, familiales) qui les contraignent dans des rôles imposés. Dès lors, l’éclatement est inéluctable, que ce soit le foyer restreint que Marie et Moïse tentent de constituer pour échapper aux aléas d’histoires personnelles tragiques et à leurs destinées respectives, ou bien la famille mise en scène dans Mutismes, où l’impossibilité de se dire conduit ses membres à emprunter des chemins opposés et irréconciliables.
Mais, dans un cas, un nihilisme mortifère imprègne le roman de Nathacha Appanah ; son écriture polyphonique dont les entrelacements renvoient à l’existence chaotique de ses personnages matérialise, dans le texte, l’impossible unité à laquelle aspirait Marie dès les premières pages. Dans le second cas, Titaua Peu met en scène une stratégie subtile laissant entrevoir une recomposition possible. Et l’engagement militant indépendantiste de l’écrivaine tahitienne laisse deviner les formes que pourrait prendre cette restructuration, génératrice, à échelles différentes, d’un renouveau familial et d’une renaissance sociale.
La « modernité » dans laquelle sont entrés des territoires comme Mayotte, département français, ou Tahiti, « Pays d’Outre-mer au sein de la République »5, est le fruit d’un long processus de démantèlement de l’existant. Il fallait faire table rase du passé6 pour mieux imposer un modèle politique, économique, culturel, dont la métropole coloniale était la seule bénéficiaire, quitte, pour cela, à inventer une tradition conforme aux intérêts de la puissance dominante7. C’est dans cet entre-deux, sorte de « clair-obscur » gramscien8, qu’évoluent les personnages des deux romans, animés par un même désir de renouer avec une identité perdue.
Vivre dans la colère d’un pays qui gronde
C’est, avec le recul, un projet insensé que fonde Marie, mère adoptive de Moïse et voix narrative importante dans l’œuvre polyphonique de Nathacha Appanah (3 chapitres, 28 pages), aux côtés de Bruce (7 chapitres, 47 pages) et de Moïse (9 chapitres, 69 pages). Tombée amoureuse de Chamseddine, qui ne sera, avant une douloureuse séparation, qu’un époux éphémère, elle s’éprend également de sa terre natale – Mayotte – qu’elle idéalise à l’excès9, créant ainsi les conditions de sa funeste destinée. Marie entend fonder une famille sur une île où tout appelle à la dislocation des groupes humains. En effet, et pour reprendre l’analyse de Christine Marcandier, Mayotte est une terre « à l’unité paradoxale puisque composée de pluriels »10 qui nous semblent pour le moins irréconciliables, à la lumière de la situation actuelle du 101e département français. Se comprend mieux le constat post-mortem fait par Marie, « ce pays nous broie, ce pays fait de nous des êtres malfaisants »11, auquel répond l’observation de Moïse : « Cette île, Bruce, nous a transformés en chiens »12.
Son mariage s’effiloche piteusement, du fait d’une stérilité qui provoque, chez la jeune femme, haine et frustration. Elle pense pouvoir échapper à une « vie nue »13 et trouver enfin un statut de femme et de mère en accueillant dans son foyer Moïse, bébé abandonné par sa mère biologique, arrivée clandestinement à Mayotte en kwassa. Mais, d’entrée de jeu, les dés sont pipés : Moïse sera l’enfant du malheur, réalisant ainsi la prédiction de mauvais augure liée à ses yeux vairons qui le désignent comme fils de djinn.
Marie, Moïse et Bosco, le chien errant, forment une fragile famille qui, au temps du bonheur fugace, se nourrit des chansons de Barbara14, de la lecture de L’Enfant et la rivière et des fragrances d’ylang-ylang ; bonheur dont la précarité, l’instabilité n’échappent pas à Marie : « Pas loin de nous, il y a des cases en tôle, des bangas, où vivent des clandestins, et nous fermons à double tour notre maison, mettons des grilles en fer aux fenêtres et des cadenas à notre portail »15.
Inutile et dérisoire protection contre le malheur car, par un transfert synecdochique, les cases en tôle préfigurent le bidonville de Gaza où Moïse cherchera, en vain, une famille de substitution en s’agrégeant au groupe d’adolescents délinquants dirigé par Bruce. Elles disent également l’impossibilité d’échapper à un destin qui est inscrit dans les corps des personnages : à l’infertilité de Marie qui échoue à devenir mère, donc à fonder une famille, répond l’hétérochromie de Moïse qui le pointe comme pharmakos, bouc émissaire des malheurs passés et à venir.
La destinée de Moïse prend un tour sombre le jour où son questionnement identitaire remet en cause la vie protégée et aimante que lui offre Marie. Un mal-être pernicieux s’installe qui l’éloigne physiquement et affectivement du foyer que sa mère adoptive a tenté de bâtir. Cette vie lui semble factice, car faite pour autre que lui :
Je n’en voulais plus de cette vie protégée, de cette vie de Blanc, de ces vêtements de Blanc, de cette musique blanche qui ne transporte nulle part et de ces livres qui parlent de roseaux et de saules. Je voulais transpirer une sueur d’homme noir, je voulais manger du piment et du manioc comme avant je mangeais des petits Lu et de la confiture, je voulais des tam-tams et des cris, je ne voulais pas être un muzungu, un étranger. Je voulais appartenir à un endroit, connaître mes vrais parents, avoir des cousins, des tantes et des oncles. Je voulais parler une langue qui fait rouler les r et chuinter les s.16
Moïse lui oppose celle que vit La Teigne : « Il me fascinait, j’imaginais qu’il était mon frère, mon cousin et qu’on serait tous les deux des enfants sauvages, à courir, à manger des fruits sauvages, à se baigner dans les rivières. Quand on se séparait à Dzaoudzi j’avais l’impression qu’il partait pour la Vie, la Vraie Vie, et que moi je rentrais dans une maison de mensonges »17. Nourri de la lecture du roman d’Henri Bosco, Moïse se rêve en Pascalet des tropiques mais ni La Teigne et encore moins Bruce ne se révèleront des Gatzo à la hauteur de ses aspirations.
Nous touchons là l’inanité de la double quête de Moïse et de Marie. Tous deux aspirent à une vie (et à une famille) idéalisées pour mettre à distance les lambeaux d’une enfance désolée. Au duo mère/fils, il conviendrait d’ailleurs d’ajouter Bruce, enfant battu pour qui l’intégration au sein d’une bande de gamins délinquants est la seule issue, avant de devenir le très redouté « roi de Gaza »18.
Le malheur qui frappe les trois principaux protagonistes du roman – Marie, Moïse et Bruce – est inscrit dans le nomadisme narratif qui caractérise l’œuvre. Nathacha Appanah confie les rênes du récit à différents acteurs du drame, même les plus secondaires – Stéphane, membre d’une organisation humanitaire, Olivier, le policier, et cette polyphonie traduit l’impossibilité d’écrire une histoire dans sa continuité, tout comme les trois personnages sont dans l’incapacité de construire ou de vivre au sein d’une structure familiale stable et durable19.
La question familiale est fréquemment, chez Appanah, un motif littéraire. Dès son premier roman, Les Rochers de poudre d’or20, elle met en scène un jeune Indien, Badri, qui, pour fuir les colères d’un père tyrannique, s’embarque pour la colonie britannique de Maurice où il espère faire fortune. La Noce d’Anna21, son troisième livre, prend prétexte de la cérémonie de mariage du personnage éponyme pour sonder les relations complexes, tortueuses, d’une mère, Sonia, écrivaine renommée, et de sa fille.
Le second élément qui jette une ombre mortifère sur les tentatives de constitution d’une cellule familiale unie et harmonieuse est le choix opéré par Nathacha Appanah d’une écriture autothanatographique, ce « récit doublement paradoxal » que Frédéric Weinmann définit de la manière suivante : « l’autothanatographie serait a priori (en calquant la définition de son antonyme dans le Robert) un écrit ayant pour objet l’histoire d’une mort particulière, racontée par le mort lui-même »22. Marie – « De là où je vous parle »23 –, puis Bruce – « ce corps qui est mon corps mais qui est rouge et qui n’est plus le mien »24 –, par leurs interpellations énigmatiques très tôt dans le roman, situent celui-ci dans une perspective funèbre qui irradie l’ensemble de la fiction25.
En effet, la disparition des trois personnages majeurs intervient dans un climat de désolation qui, crescendo, installe une violence persistante et grandissante. Les trois protagonistes, tous en situation de perlaboration26 d’enfances meurtries à des degrés divers, ne parviennent pas à surmonter leurs questionnements et leurs angoisses. Marie est prise en étau entre deux univers antagoniques, deux temporalités conflictuelles : celle des origines d’une part, « Je repense à la maison dans la vallée. […] Qu’est-ce qu’on sait de nos cœurs et de ces choses de notre enfance qui nous rattrapent par la cheville et nous retournent brusquement ? »27. D’autre part, celle de l’ici et maintenant : « Qu’est-ce que je sais du cœur de Moïse ? Qu’est-ce que je sais de ces choses invisibles et puissantes qui lui enserrent la cheville ? »28.
Sa mort ressemble fort à un auto-châtiment29, une marche vers l’anéantissement désiré d’un corps qui ne lui appartient plus :
Je n’ai pas senti l’artère éclater dans mon cerveau, je n’ai pas senti le dernier spasme de mon cœur. Il faut me croire quand je dis que je n’ai pas eu mal quand ma tête a heurté le sol et que mon bras s’est tordu sous mon corps dans un angle bizarre. Il faut me croire quand je dis que je suis restée debout à côté de moi-même et que le pire est à venir.30
L’anomie dont est victime Marie s’est nourrie, au fil du temps, des différents malheurs qui ont jalonné sa vie : une mère absente, égarée dans sa folie ; une stérilité qui provoque le départ de Cham, son mari ; une adoption qui échoue à constituer une famille.
Dans la chronologie du malheur que le roman égrène, le chien Bosco est une victime collatérale, mais dont la mort recèle de nombreuses significations. Bruce tue ou ordonne de tuer l’animal, faute de pouvoir ou de vouloir s’en prendre à Moïse lui-même. La bande d’adolescents que dirige Bruce d’une poigne de fer a besoin, comme tout groupe social, de règles et de discipline. L’irruption de Moïse, le fils du djinn, dans ce qui peut s’apparenter à une famille, perturbe l’ordre institué par Bruce. Dès lors, le sacrifice d’une victime émissaire, d’un innocent, permet, comme l’a montré René Girard31, de rétablir, temporairement chez Appanah car d’autres victimes seront nécessaires, l’harmonie du groupe.
Bruce est prédestiné à mourir jeune, son véritable prénom, Ismaël32, lui assignant un destin tragique. C’est au cours d’un combat de mourengué que Bruce est d’abord tué symboliquement, en présence de tous les jeunes de Gaza, avant sa mort véritable. La mort allégorique est d’ailleurs bien plus importante que la mort réelle : deux paragraphes, et une phrase lapidaire, suffisent à résumer le meurtre – « Je [Moïse] suis seul et j’ai tué Bruce, à l’aube, dans les bois »33 –, là où le combat de mourengué bénéficie d’un développement de deux pages34. Il est vrai que le duel entre les deux adolescents prend une dimension fantastique qui transcende le naturalisme de certains chapitres. L’affrontement n’oppose plus deux jeunes hommes semblables par bien des aspects – Bruce, du temps où il était encore Ismaël, a vécu une enfance heureuse, presque identique à celle que Moïse a connue : « J’ai huit ans neuf ans dix ans, je vis dans la maison de mon père sur la colline de Mamoudzou je n’ai jamais faim je vais à l’école française »35 –, mais deux êtres hybrides, mi humains, mi animaux. Ainsi de Bruce : « On ne devient pas le roi comme ça, c’est la jungle ici, il faut être un lion, il faut être un loup, il faut savoir renifler l’air, sentir les proies, sortir les griffes »36. On le voit aussi pour Moïse :
Bosco est venu près de moi et il est entré en moi. Dans une jambe, dans l’autre, dans un bras, dans l’autre, dans ma tête et dans mon cœur, et je suis devenu très grand, un grand chien au poil ras et tacheté et j’ai sauté sur lui [Bruce], un bond prodigieux que j’ai fait d’un coup pendant qu’il continuait de rire et il est tombé et mes bras chiens ont tapé sa tête tandis que mes jambes chiens le maintenaient serré et que mon cœur chien aboyait et que ma tête chien hurlait.37
Une gémellité improbable et inattendue se construit dans ce rapport commun à l’animalité, qui explique la complaisance, pour ne pas dire la sympathie, que Bruce éprouve pour celui qui deviendra son assassin et dont lui-même a été le tortionnaire. Pour rester dans une perspective religieuse, biblico-coranique, l’on pourrait affirmer que Bruce/Ismaël et Moïse sont les Caïn et Abel du roman de Nathacha Appanah.
Le parcours de Moïse s’apparente davantage à une quête cyclique qui le mène de la mer/mère à la mer/mère. Le symbole aquatique associé à l’arche/kwassa, tout comme le prénom que Marie38 lui attribue, font clairement de ce personnage un avatar insulaire du prophète biblique. Mais soulignons également le triple enfermement dont il est une victime consentante – la bande, Gaza, l’île – et qui succède à ce qu’il juge être une réclusion dans une maison, une famille, une identité, qui ne sont pas les siennes, qui lui sont imposées.
Le roman de Moïse, tout comme ceux de Marie et de Bruce, est le récit d’un échec : l’intégration à une famille de substitution et à une identité qu’il estime lui avoir été volée. Dès lors, la fin est prévisible.
La rivalité mimétique qui l’oppose à Bruce engendre fatalement une violence qui met en péril toute l’organisation criminelle mise en place par le chef de bande. Cette mimésis violente, pour reprendre le langage de René Girard, ne peut être arrêtée que par la mort. Le paroxysme de la crise sacrificielle est atteint lorsque la nouvelle de l’assassinat de Bruce balaie Gaza comme un feu de forêt. Tous contre un : la famille délinquante du bidonville se doit de sacrifier le responsable de tous ses malheurs.
ce soir c’est la guerre, ce soir c’est le festin des loups et personne ne pourra me protéger de cette meute. […] Je vois l’embarcadère et j’accélère, je suis poussé par le souffle de chacal de la meute […] Je ne vois pas les autres, je ne crains plus ces autres-là, armés de coupe-coupe, de gourdins et de pierres. […] Je plonge dans la rade de Mamoudzou, je fends l’océan de mon corps souple, mon corps vivant, et je ne remonte pas.39
L’engagement politique, viatique contre la dislocation et la désespérance ?
Titaua Peu, dans la lignée d’autres écrivains tahitiens – Jean-Marc Ter’ituatini Pambrun, Chantal Spitz – s’assigne un projet littéraire qui est en cohérence avec son engagement politique de militante indépendantiste : mettre en pièces la carte postale créée par la bibliothèque coloniale40, en finir avec l’exotisme niais que transporte avec lui le « touriste de bananes »41 posant pour la première fois le pied à Tahiti. Refusant l’imagerie d’Épinal sur la famille polynésienne solidaire42, accueillante, conviviale, Titaua Peu entreprend, dans Mutismes comme dans Pina43, son second roman, un travail méthodique de déconstruction des clichés par une écriture dont la violence avait suscité bien des polémiques lors de la parution du roman44. Dès les premières pages éclate la brutalité du père, « mélange d’alcool et de bestialité »45, dont est victime une mère réduite à l’état animal, petite bête terrorisée subissant un déchaînement de coups. Le processus de déshumanisation déjà à l’œuvre dans le roman de Nathacha Appanah joue ici à plein, mais avec un objectif tout autre. Pour la romancière mauricienne, il s’agissait de dénoncer une situation postcoloniale qui engendre pauvreté, immigration et délinquance, situation provoquée par le coup de force juridique de l’état français en 197546. Le dessein de Peu est autre : tout en dévoilant les conditions historiques, politiques… et littéraires, qui ont profondément bouleversé la société polynésienne, elle souhaite proposer une alternative – indépendantiste, en l’occurrence – pour une réappropriation identitaire.
Les dédicaces – « À ma mère que j’aime, bien au-delà de la décence, à mon fils Mauitahi, pour quand il comprendra, en mémoire de Pouvana’a Oopa » – inscrivent le roman dans une double perspective : dire une mémoire familiale pour éviter d’en perdre la trace, et, à cet égard, le titre de l’œuvre joue un rôle antiphrastique ; relier cette histoire particulière à un mouvement plus ample de reconquête politique, historique, culturelle de soi dont Pouvana’a Oopa fut l’initiateur et aujourd’hui encore l’une des figures tutélaires47. Ces dédicaces fonctionnent comme un acte de « re-figuration », au sens où l’entend Paul Ricœur, c’est-à-dire « l’intersection […] du monde configuré par le poème et du monde dans lequel l’action effective se déploie et déploie sa temporalité spécifique » 48.
L’itinéraire de la narratrice et de sa famille est ponctué par une série de départs qui sont vécus par les uns et les autres comme autant de crises et de ruptures. L’image inaugurale49 de la famille sur le port de Nouméa embarquant vers Tahiti pour une vie nouvelle, porteuse autant d’inconnu que de regrets, fait office de scène prémonitoire. Le père abandonne les siens pour une nouvelle vie, une nouvelle famille, qui sera aussi brinquebalante que la première, sur l’île de Tahaa, berceau du clan paternel ; le frère aîné, élève brillant malgré des conditions de vie précaires, rejoint la France hexagonale pour y suivre, avec succès, des études d’ingénieur ; la sœur cadette, rebelle et indépendante, dont la proximité avec la narratrice est régulièrement soulignée, quitte le foyer. Chaque séparation déstabilise la cellule familiale qui doit se recomposer pour trouver une nouvelle assise. C’est donc bien un réseau lexical obsédant qui parcourt l’œuvre entière, depuis la « blessure »50 originelle jusqu’au « gâchis »51 terminal.
Néanmoins, des figures lumineuses croisent le chemin de la narratrice, lui permettant, pour l’un, Tutu, de grandir émotionnellement et spirituellement, pour l’autre, Rori, de s’épanouir amoureusement et d’acquérir une conscience de classe et d’identité, créant ainsi un substitut familial uni par des valeurs morales et politiques.
Tutu est un travesti employé dans le même restaurant que la mère de la narratrice, personnage prévenant et bienveillant dont on devine, au détour d’une phrase, que l’amour qu’il porte à tous les membres de la famille lui permet de soigner de profondes blessures personnelles : « On sentait qu’il avait beaucoup souffert. Il avait gaspillé son temps, perdu beaucoup de rêves et avait décidé qu’aucun de ceux qu’il aimait ne vivrait cette vie-là. Il nous manque… »52.
Rori est le deuxième protagoniste qui va influer sur le cheminement de la narratrice. Son entrée dans le roman intervient à un moment charnière : Nina, quinze ans, une amie très proche, vient de se donner la mort et la narratrice choisit de quitter le lycée et de se « perdre »53 dans l’alcool et la drogue. Rori, haut-fonctionnaire du gouvernement local, occupe un poste important dans une institution culturelle jusqu’au jour où il dénonce un scandale immobilier dans lequel sont impliquées des personnalités politiques tahitiennes de premier plan54. Démis de ses fonctions, mis au ban de la société dominante, il s’engage dans l’action militante indépendantiste et anti-nucléaire. Par l’intermédiaire de Rori, la narratrice intègre une nouvelle famille, idéologique celle-là, qui lui offre à la fois une véritable connaissance de son pays – « Tout ce temps-là, j’appris les mots […]. J’appris ma langue aussi. J’appris mon histoire, l’histoire de mon peuple »55 – et une communion intime, profonde avec les siens : « Je m’imprégnais des discours, des chants, des visages. Je sentais la vie, je sentais ma terre. Elle tremblait, elle bouillonnait de colère, car ses enfants ne savaient plus la nommer »56.
Au fil du texte de Titaua Peu, des familles, biologiques, de cœur, de connivence, d’affinités, se créent, se défont, se dispersent parfois pour mieux se retrouver. Ces disjonctions témoignent d’une société aussi fracturée, pour des raisons finalement convergentes, que celle mise en fiction par Nathacha Appanah : une histoire coloniale jamais réellement assumée et qui laisse béants, sous couvert d’appartenance à la République une et indivisible, blessures et traumatismes, malentendus et incompréhensions.
La notion ricœurienne de « re-figuration » était utile pour comprendre l’entrelacement des niveaux de sens qui parcourent l’œuvre de Titaua Peu. Celle de « pré-figuration »57 éclaire utilement la fin du roman. La narratrice se rend à Tahaa avec Espoir, la jeune sœur rebelle. Les deux femmes séjournent chez leurs grands-parents paternels qui sont nés et ont toujours vécu sur cette terre où le pufenua58 de plusieurs générations a été enterré. Le grand-père, de par son métier d’agriculteur, est ce que l’on pourrait appeler un homme-souche (ta’ata tumu). À son contact, sa petite-fille/narratrice renoue avec cette part d’elle-même que la modernité mortifère de Papeete lui avait fait perdre, et reconstruit une nouvelle famille qui combine les liens du sang et ceux de la fraternité militante. Le cheminement qui conclut l’éveil à soi se termine lors du meeting politique dans le village de Tumaraa. Cette réunion dont le texte souligne l’importance dans l’itinéraire et la formation de la narratrice est un moment fort de communion entre tous les participants : les mots et les discours prennent sens et la perspective d’une reprise en main de la destinée mā’ohi ne semble plus utopique. Et surtout, la narratrice retrouve Rori, son amant et son mentor politique.
Cet épisode, par la double recomposition, familiale et politique, qu’il instaure juste avant un explicit fortement référentiel59, laisse à penser que, pour Titaua Peu, la famille ne peut (re)trouver harmonie et sérénité que dans le cadre d’une mutation plus profonde, plus radicale, qui mènera le fenua (pays) vers une indépendance pleine et entière. Les dérives qu’elle dévoile – violences intrafamiliales, consommation immodérée d’alcool, addictions diverses, etc. – ne sont que les stigmates d’une profonde souffrance qui peine à se dire (mutismes). Face à la mise en scène postcoloniale d’une autonomie octroyée, une population sans repères verse soit dans le fatalisme et l’apathie, à l’image de la mère dont le regard étrangement vide semble n’aspirer à rien d’autre qu’à un anéantissement prochain60, soit dans une fureur aveugle et dévastatrice :
Dans le gris des fumées, je vis deux policiers allongés à terre. Autour d’eux, des cagoules, des cris glaçants, le rire macabre d’une victoire pleine de folie. Et ces barres de fer dans le visage, sur le ventre, partout. Du sang coula. Les deux corps gisaient, désarticulés. […] Dans le hall du verre cassé, les vitrines qui s’effondrent, une à une, les rideaux de fer qui cèdent, pitoyables. Le bruit des barres de fer contre les murs, contre des sièges, le bruit de la mort. Et ces cris, toujours. Des cris, perçants, pleins de destruction. Les cris d’excitation de ces hommes qui n’en étaient plus.61
L’espérance indépendantiste semble néanmoins, à brève échéance en tout cas, insuffisante pour reconstruire une société en lambeaux et des familles démembrées. L’unité même insincère de l’incipit – « Les membres d’une famille entière se font prendre en photo. En arrière-plan, un paquebot. Tous sont prêts pour le départ, frais et dispos, souriant […]. Nous sommes sur le quai de Nouméa en Nouvelle-Calédonie. Cette photo a aujourd’hui presque trente ans… »62 – s’est désagrégée au fil du roman, au fil des séparations, jusqu’à l’éloignement final imposé par la mère : « Deux jours plus tard, maman m’a mise dans un avion. C’est pour ça que je suis ici, à Paris »63. La revendication politique s’est (momentanément ?) dissoute dans un déchaînement de violence physique, de brutalité aveugle, soulèvement qui témoigne d’un désespoir sans remède et d’une absence de solution démocratique, au profit de la perpétuation d’un système politico-économico-administratif profitant à une poignée de familles bien en cour. La narratrice, si elle semble avoir trouvé sa voie, celle d’un engagement militant pour l’indépendance, échoue, en définitive, à créer une famille élective qui puisse se substituer à la famille biologique. Rori, le leader de la contestation et l’amant, est arrêté par la gendarmerie aux premières lueurs du jour. Et la narratrice se retrouve en situation d’exil dans la capitale de la puissance postcoloniale si résolument combattue.
Il faut enfin garder à l’esprit que le projet scripturaire de Titaua Peu s’inscrit en rupture, brutale et irrémédiable, avec toute une littérature exotique dont Le Mariage de Loti est l’archétype64. La famille, chez elle, loin d’être une communauté apaisée, irénique, est un lieu de tensions que l’on tait, par crainte ou par pudeur, ou simplement par habitude, car « chez nous, on n’a jamais appris à dire, surtout lorsque ça touche le cœur, les sentiments »65. L’écriture, nécessairement violente et crue, car elle doit surmonter bien des obstacles, se débarrasser de nombre de traumatismes pour naître enfin, ne peut surgir qu’éruptive, à l’image des explosions, familiales et sociales – les deux sont intimement liées – que le texte donne à connaître. La confirmation de ce projet scripturaire vient avec la publication de Pina en 2016. Dans ce roman-liane, les vies, les destins, les désespoirs se rencontrent, se croisent, s’entremêlent, pour le meilleur – les bonheurs éphémères et fragiles que Ma connaît aux côtés de John, son amant ; la relation d’amour et de respect mutuel que vivent Pauro et François – et pour le pire – Pina, petite fille au corps dévasté par les pulsions bestiales de son père.
Depuis Les Rochers de poudre d’or et, de manière plus manifeste, La Noce d’Anna, la question familiale est au cœur de l’œuvre de Nathacha Appanah. Dans ce second roman particulièrement, la réconciliation entre Sonia, la mère, et Anna, la fille, devient possible par la vertu d’une parole retrouvée :
Pense-t-elle […] à ce jour où je lui ai dit que son père était un amour de jeunesse et qu’il m’était impossible de le rechercher, ne sachant où commencer ? À ce jour où je lui ai avoué que son père ne savait rien de sa venue au monde et qu’elle a pleuré en me traitant d’égoïste ? À ce prénom qu’elle m’a arraché et qu’elle a fait danser dans sa tête et dans sa bouche des jours et des jours entiers ?66
Avec Tropique de la violence, c’est l’impossibilité de la famille, dans un univers violent, déshumanisé et déshumanisant, qui est pointée. Mayotte, île à l’identité malheureuse et problématique, prise en étau entre une mater respublica qui l’accepte du bout des lèvres et une mère comorienne dévorante, précipite ses enfants, biologiques (Bruce) ou adoptifs (Mo), dans un tourbillon de fureur, faute de pouvoir leur dessiner un quelconque avenir.
Titaua Peu inscrit, pour sa part, son itinéraire personnel dans ce que Benoît Denis appelle une « littérature de la participation »67. En d’autres termes, le texte autobiographique devient l’occasion, à travers une histoire familiale particulière qui prend valeur emblématique, de dire toutes les autres histoires singulières et ainsi de permettre l’émergence d’une « conscience historique »68.
La représentation de corps en souffrance, violentés par des familles, biologiques ou électives, tortionnaires, dit la nécessité d’une société nouvelle, autre, dont l’avènement ne peut advenir que par le sacrifice rédempteur de certains personnages : Mo qui retourne à la mer/mère originelle ; Pina victime du moloch paternel ; la sœur aînée dans Mutismes qui, à onze ans, endosse des responsabilités d’adulte. La critique69 a souligné, à juste titre, la résilience dont sont capables les personnages chez Titaua Peu. Avec Appanah, et son héros Moïse, c’est de force morale qu’il s’agit, d’une énergie vitale paradoxale qui, certes, le conduit à la mort mais cette disparition est porteuse d’épiphanie, comme le laisse entendre le prénom Moïse.
En contexte postcolonial, écrire est toujours un geste éminemment politique. Peu et Appanah, chacune à sa manière, disent des sociétés traumatisées70 : par l’omerta qui a longtemps entouré la question nucléaire en Polynésie française71 ; par l’indifférence du pouvoir central à l’égard du 101e département français, désintérêt qui est, pour partie, à l’origine des violences qui sont devenues le lot quotidien de la population mahoraise.
Et ce dire fictionnel est d’autant plus urgent et nécessaire que seule la littérature peut permettre de sortir de la « subjugation postcoloniale »72.