Dans son roman La Paria, l’écrivain franco-suédois Claude Kayat nous présente deux formes de maternité qui s’opposent. La première, intégratrice et vouée à la perpétuation du patriarcat, dresse les femmes à accepter la transmission des valeurs traditionnelles de la culture telles qu’elles existent, sans jamais les remettre en question et sans jamais se révolter contre elles. La seconde, fondée sur des choix individuels, pousse la protagoniste à se frayer un nouveau chemin vers une identité choisie, qui se définit non pas par une appartenance culturelle ou religieuse héritée, mais par des préférences personnelles. La structure du récit se construit sur les tensions qui existent entre la situation familiale de la protagoniste, Fatima, et les décisions personnelles qu’elle prend. La maternité de Fatima la pousse à réclamer son indépendance, ce qui lui permet d’éviter le destin auquel le poids de son appartenance religieuse et culturelle risque de la contraindre.
À travers le parcours de Fatima, Kayat nous conduit à explorer la colonialité du pouvoir en Israël, où se déroule l’intrigue, en même temps qu’il montre la possibilité de dépasser les contraintes familiales, religieuses et politiques présentes dans la société israélienne. Cette étude se propose d’examiner le fait que les rapports familiaux, dans le roman, ressemblent aux rapports colonisé-colonisateur en étudiant la façon dont Fatima cherche à créer une famille fondée sur les préceptes de la transculturalité, idée qui va à l’encontre de la définition de la « famille » que propose la société israélienne. Notre étude explorera la façon dont le cycle d’assimilation-révolte, qu’Albert Memmi décrit dans son essai Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur, se manifeste dans le parcours de Fatima, et la façon dont Fatima y met fin pour créer un nouvel espace identitaire pour elle et sa fille. Comme nous le verrons, cet espace se construit sur la transculturalité et permet à Fatima d’offrir à son enfant la liberté de choisir ses propres attaches culturelles, au lieu de lui imposer les conventions auxquelles sa famille la contraint.
La Paria
Jeune Arabe dont la famille habite en Israël, Fatima habite avec ses frères et sa mère chez son oncle paternel, Karim, depuis la mort de son père. Bien que Karim accepte la famille de son frère et l’héberge sans hésiter, sa présence est une source de ressentiment pour Khadija, la femme de Karim. Khadija en veut à Fatima de ne pas accepter les avances de Brahim, son fils aîné, et croit qu’en le rejetant, Fatima ne cherche qu’à l’aguicher davantage.
Chaque année, Karim et toute sa famille partent passer un mois sur les terres de l’agriculteur juif Arié Applebaum, où ils l’aident à récolter des amandes. Fatima et le fils d’Arié, Yoram, s’éprennent l’un de l’autre et ont une relation amoureuse clandestine qui dure jusqu’à ce que Brahim les découvre ensemble. Fou de jalousie, Brahim crève un œil à Fatima avant de tuer Yoram et d’enterrer son corps dans les fouilles archéologiques où le couple se retrouve. Karim interdit à sa famille de parler du meurtre aux autres, mais lorsque des archéologues découvrent le cadavre de Yoram, la police interroge toute la famille et Fatima le dénonce sous le coup de la douleur et de la tristesse. Brahim est jugé et condamné à la réclusion à vie.
De retour chez eux, la famille de Karim et les frères de Fatima la répudient ; ils l’obligent à dormir dans un vieux réduit et elle n’a plus le droit d’entrer dans la maison. De plus, Khadija surveille la jeune femme de près et lorsque Fatima découvre qu’elle porte l’enfant de Yoram, elle doit se couper le doigt afin de faire croire à sa tante qu’elle a ses règles : en effet, si ses frères savaient qu’elle est enceinte, ils la tueraient pour laver l’honneur de la famille. La mère de Fatima l’encourage à fuir la maison pour aller se réfugier à Bethléem, où la tante maternelle de la jeune femme peut l’héberger et l’aider à avorter. Fatima décide de garder l’enfant et à la dernière seconde elle change de bus et retourne chez les Applebaum au lieu d’aller chez sa tante.
Quand ils apprennent que Fatima attend l’enfant de leur fils, les Applebaum la laissent vivre chez eux, mais Noémi, la mère de Yoram, fait pression sur elle pour qu’elle se convertisse au judaïsme. Fatima refuse de se convertir et part vivre chez Shoshana, la belle-mère de Noémi, qui accepte la jeune Arabe telle qu’elle est. Shoshana et Fatima s’entendent très bien, mais la présence d’une Arabe chez la vieille dame attire la colère violente du village et Fatima quitte la maison pour se protéger, et pour protéger son amie.
Fatima repart encore, cette fois pour s’installer à Haïfa toute seule, où elle attend l’arrivée de l’enfant, protégée par son anonymat et aussi loin du danger de la vengeance de sa famille que possible. Elle accouche d’une petite fille qu’elle nomme Noémi en hommage à la mère de Yoram. Elle reste en contact avec les parents de Yoram mais elle élève la petite Noémi toute seule, sans la contrainte d’une appartenance religieuse ou culturelle, quelle qu’elle soit.
La Paria et l’œuvre de Claude Kayat
À maintes reprises, les ouvrages de Claude Kayat examinent le dédale de l’identité culturelle, thème qui remonte à ses propres origines judéo-tunisiennes, origines dans lesquelles il a puisé quelques-unes de ses œuvres. Ses romans sont aussi marqués par un humour qui « [soigne] les diverses conflictualités dans lesquelles [ses personnages] se trouvent »1 et qui adoucit un peu ces histoires de conflit et d’exclusion. Son premier roman, Mohammed Cohen, retrace les difficultés identitaires que Kayat a connues lui-même en tant que Juif tunisien sous le protectorat français en Tunisie, et puis en tant qu’originaire d’un pays arabe en Israël. Le cas de Fatima renverse l’espace identitaire que Kayat met en scène dans Mohammed Cohen : cette fois-ci la protagoniste de La Paria est une Arabe qui habite en Israël. Le choix d’une protagoniste au lieu d’un protagoniste permet à Kayat de montrer combien l’appartenance religieuse peut peser sur la maternité dans la société israélienne, et de présenter un troisième choix dans le dilemme identitaire Juif-Arabe à travers les décisions que Fatima prend en tant que mère. De par le fait qu’il se déroule en Israël, le roman de Claude Kayat ne porte pas sur la colonisation dans le sens le plus commun du terme2, mais dans le contexte d’une dynamique majoritaire-minoritaire : « le cas du métissage Juif-Musulman est singulier en ce qu’il ne comprend pas de hiérarchie aussi extrême que celle qui existe dans les formes plus typiques de métissages entre colonisateur et colonisé. Ceci dit, on ne peut pas prétendre qu’il n’existe absolument aucune hiérarchie »3. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une histoire coloniale similaire à celle de la Tunisie, les rapports entre Juifs et Arabes en Israël sont marqués par ce qu’Ánibal Quijano nomme la colonialité du pouvoir, les retombées du colonialisme étant à l’origine des inégalités sociales. Selon Quijano, après que le colonialisme s’est achevé – du moins officiellement – ses séquelles culturelles et sociales continuent à régir les relations entre groupes. C’est cette colonialité qui structure les relations entre Juifs et Arabes en Israël, en fonction d’une domination qui s’est élaborée sur la supériorité d’une culture de type européen, elle-même acceptée comme le paradigme universel du savoir4.
Cette dynamique majoritaire-minoritaire, dans la situation de Fatima, rappelle l’analyse de la situation du colonisé que propose Albert Memmi dans Portrait du colonisé, la deuxième partie de son essai Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur. Dans sa préface, Memmi explique le parcours qui l’a conduit à examiner la relation colonisateur-colonisé après avoir exploré le mariage mixte dans son deuxième roman, Agar : « [S]i je voulais comprendre l’échec de leur aventure, celle d’un couple mixte en colonie, il me fallait comprendre le Colonisateur et le Colonisé, et peut-être même toute la relation et la situation coloniales »5. Nés tous les deux sous le protectorat français en Tunisie, Memmi et Kayat partagent les mêmes origines judéo-tunisiennes et examinent tous les deux les effets de la relation majoritaire-minoritaire sur le couple dans leurs ouvrages.
Le cycle assimilation-révolte
Dans Portrait du colonisé, Albert Memmi nous révèle comment la colonisation agit sur tous les acteurs de la relation coloniale, tout en expliquant comment celle-ci se fonde sur une dialectique privilège-carence, dont la déshumanisation est la force motrice :
La notion de privilège, je l’ai pourtant assez répété, est au cœur de la relation coloniale. Privilège économique, sans nul doute […] Mais le privilège colonial n’est pas uniquement économique. […] Le petit Colonisateur, le Colonisateur pauvre se croyait tout de même, et en un sens l’était réellement, supérieur au Colonisé ; objectivement, et non seulement dans son imagination. Et ceci faisait également partie du privilège colonial.6
Memmi explique que le privilège au cœur de cette relation conduit d’abord à la déshumanisation du colonisé ; le colonisateur commence à le décrire de manière négative en s’appuyant sur ce qu’il n’est pas7. Ensuite, ce que Memmi appelle la marque du pluriel commence à effacer chaque attribut personnel ou individuel du colonisé8 car le colonisateur ne voit les colonisés déshumanisés qu’en tant que groupe homogène dans lequel tous se ressemblent.
En même temps, la déshumanisation provoque chez le colonisé le désir de s’assimiler à la société du colonisateur, dans une tentative de s’échapper du vide auquel est renvoyé l’ensemble de ce qui constitue sa culture aux yeux du dominant. Memmi nous montre que le colonisé désire d’abord s’assimiler à la société du colonisateur, jusqu’au moment où il découvre combien le coût de l’assimilation est élevé, car il demande l’effacement de son identité principale, seule partie de son être qui ne lui vient pas du colonisateur. Cette prise de conscience pousse le colonisé à se révolter afin de sauver son identité : « dorénavant, le colonisateur est devenu surtout négativité, alors qu’il était plutôt positivité. Surtout, il est décidé négativité par toute l’attitude active du colonisé »9. Le colonisé finit par s’opposer catégoriquement à tout ce qui constitue le colonisateur, tout comme celui-ci s’oppose à chaque aspect du colonisé ; ces actions et réactions constituent le cycle d’assimilation-révolte.
La domination politique et culturelle que nous trouvons dans La Paria se fonde sur une différence religieuse qui prescrit les lois et les coutumes de la société et qui aboutit, elle aussi, à la déshumanisation. Quoiqu’il ne s’agisse pas du même contexte politique que le colonialisme européen, on y retrouve des aspects similaires qui inscrivent le roman de Kayat dans un contexte colonial : ainsi, « une histoire d’invasion et du déplacement »10 coïncide avec l’histoire des Arabes en Israël11. De plus, tout au long du récit de La Paria, nous remarquons un même refus mutuel de chaque groupe par l’autre, ainsi qu’un risque de violence interculturelle qui sous-tend le contact entre les deux groupes : ces deux conditions correspondent à la description que donne Memmi de la situation coloniale12.
La promesse de la transculturalité
À la fin de Portrait du colonisé, Memmi nous décrit ce que le colonisé pourrait devenir une fois libéré du joug colonial : « Toutes ses dimensions reconquises, l’ex-colonisé sera devenu un homme comme les autres. Avec tout l’heur et le malheur des hommes, bien sûr, mais enfin il sera un homme libre »13. En 1956, au moment où Memmi a terminé d’écrire le Portrait du colonisé, la colonisation existe encore à grande échelle dans le monde. Si la colonisation politique européenne a, depuis, diminué de manière importante, nous en voyons encore les traces dans les migrations mondiales comme dans les complications de l’identité culturelle que l’ancienne présence coloniale a engendrées. Bien qu’il n’y ait aucun remède au mal du colonialisme et aucun moyen d’échapper à la colonialité du pouvoir qui s’ensuit, Wolfgang Welsch, dans son étude “Transculturality: The Puzzling Form of Cultures Today”, propose la notion de transculturalité comme une manière de faire face aux affres identitaires de la colonialité.
Une société comme celle qui est mise en scène dans La Paria, où deux groupes ne se mêlent guère l’un à l’autre, illustre la définition traditionnelle de l’identité culturelle qui, selon Welsch, se base en même temps sur l’homogénéisation intérieure et sur la séparation avec l’extérieur, comme c’est le cas avec l’identité nationale14. Welsch prétend que cette manière de considérer l’identité culturelle produit du racisme. L’idée que chaque groupe culturel ressemblerait à une sphère dont l’intérieur serait homogène et qui n’aurait aucun contact avec les autres groupes, mis à part des conflits, rend impossible toute compréhension mutuelle entre eux et prépare le terrain pour des antagonismes perpétuels15. Face à cette conception, Welsch propose la transculturalité pour décrire les réseaux culturels complexes dans lesquels nous vivons actuellement et l’hybridation qui en résulte, rendant caduque l’idée de sphères isolées que l’on trouve dans la définition de l’identité culturelle traditionnelle : « Dorénavant, il n’y a plus rien de complètement étranger. […] De nos jours il y a autant d’éléments étrangers dans les relations internes d’une culture […] que dans ses relations extérieures avec d’autres groupes »16. En même temps, Welsch reconnaît les difficultés qui existent quand il faut assumer une telle identité, surtout quand cela doit se passer au sein d’un groupe qui s’y oppose :
Bien sûr une telle identité culturelle n’équivaut pas à une identité nationale. La distinction entre identité culturelle et identité nationale est d’une importance fondamentale. […] Détacher l’identité civile de l’identité personnelle ou culturelle est essentiel. […] À chaque fois que des intérêts culturels différents influent sur une personne, la mise en relation de ces éléments transculturels devient la tâche capitale dans la formation de l’identité.17
Dans La Paria est mise en scène une société qui s’appuie sur l’idée d’une identité nationale enracinée dans la religion et qui reste fermée à l’idée de la transculturalité, même au niveau le plus élémentaire, celui du couple. Yoram et Fatima se rendent compte tous les deux combien leur relation est impossible là où ils vivent :
[Yoram] eût volontiers donné dix ans de sa vie pour être né bédouin, ou pour que Fatima, par quelque miraculeuse intervention, fût métamorphosée en Juive. Non qu’il y tînt particulièrement, en soi, mais cela devait, s’en doutait-il prodigieusement simplifier la question des fiançailles, sans parler de celle des noces, le mariage civil n’existant pas en Israël.18
Ne pas permettre le mariage civil veut dire que la transculturalité est interdite de manière officielle en Israël. De par sa relation avec Yoram et sa décision de garder son enfant, Fatima entame un chemin vers la transculturalité, ce qui lui vaut le statut de paria dans le pays où elle vit. La manière dont Kayat traite la maternité dans ce roman nous montre en même temps combien elle est politisée et comment elle peut mener à la transculturalité : « La paria est paradoxalement la figure qui peut renouveler les imaginaires, le roman ne finit pas sur une note pessimiste puisque [l’enfant conserve] la possibilité d’une promesse d’ouverture »19 écrit Christophe Premat. Mais avant de pouvoir réaliser cette promesse d’ouverture, Fatima doit survivre, car la violence politique, culturelle et religieuse inhérente à la société israélienne risque toujours d’éclater dans sa vie. Dans son livre Violence in Francophone African and Caribbean Women’s Literature, Chantal Kalisa souligne combien le risque de la violence familiale perdure dans un contexte postcolonial en raison d’une maternité qui reste politisée depuis des siècles, liant la violence familiale et la violence politique20. Il y a pourtant un pouvoir dans la maternité qui lui permet de contrer la violence politique et la force de l’appartenance religieuse lorsqu’est dépassé le rôle traditionnel de la mère comme exécutrice du message patriarcal21. C’est à ce dépassement que Fatima se voue et pour lequel elle se sacrifice à travers sa relation avec Yoram. Ce genre de sacrifice fait souvent partie de la transculturalité, comme Allison Connolly nous l’explique :
Les représentations de la figure de la mère dans un contexte transculturel montrent que leurs expériences – dont le déplacement, l’exil et les guerres de libération font parfois partie – ne sont pas toujours des plus positives. Au contraire, la maternité dans une société transculturelle représente des traumas qui apparaissent rarement en littérature française.22
La puissance de la maternité
Dans La Paria, il s’agit de deux familles différentes – l’une musulmane, l’autre juive – et dans chacune des deux, nous remarquons que le rôle le plus important et qui a le plus de pouvoir sur la vie de Fatima est celui de la mère. Ce sont les mères qui surveillent au plus près les pratiques culturelles de Fatima, étant donné que la femme est contrainte à un rôle secondaire dans la hiérarchie familiale traditionnelle qui fait d’elle l’intermédiaire entre la nature et la culture23. Selon Lori Saint-Martin, depuis des siècles ce rôle de gardienne des valeurs culturelles a servi de prétexte à l’oppression des femmes : « [I]l faut bien constater que, […] c’est au nom de la maternité que les femmes ont été exclues de tout le reste – du social, du politique, du culturel »24. Mais c’est également dans ce même rôle que se trouve le pouvoir de la maternité : « puisque la maternité a été la principale justification de leur oppression, c’est d’une réflexion sur la maternité qu’il faut partir à nouveau pour refaire le monde et transformer les valeurs »25.
Le roman de Kayat présente trois mères qui acceptent d’être les exécutrices de la maternité intégratrice et qui exercent directement un pouvoir de vie ou de mort sur Fatima : Khadija, la femme de son oncle paternel, chez qui Fatima, sa propre mère, et ses frères habitent depuis dix ans suite à la mort du père de Fatima ; Aïcha, sa propre mère, veuve, et la grand-mère maternelle de l’enfant que porte Fatima ; Noémi, mère de Yoram et donc grand-mère paternelle de l’enfant que porte Fatima. Chez chacun de ces personnages maternels, nous trouvons une représentation différente du pouvoir maternel, mais une représentation qui, dans chaque cas, se lie étroitement à une tradition culturelle figée qui exclut la possibilité de la transculturalité.
Chez Karim, par exemple, c’est Khadija qui établit les critères auxquels Fatima doit répondre afin de s’assimiler à sa propre famille. Ces exigences de la part de Khadija nous font penser à la fonction du colonisé dans le monde du colonisateur qui conduit le colonisé à cesser d’exister en tant qu’être humain et à exister plutôt comme un objet destiné à subvenir aux besoins du colonisateur : « [Le colonisé] n’est sûrement plus un alter ego du colonisateur. C’est à peine encore un être humain. Il tend rapidement vers l’objet. À la limite, ambition suprême du colonisateur, il devrait ne plus exister qu’en fonction des besoins du colonisateur, c’est-à-dire s’être transformé en colonisé pur »26. Tel est le rôle que Fatima joue chez son oncle. Au moment où nous la voyons pour la première fois, au tout début du roman, son cousin la traite comme un objet destiné à assouvir ses désirs sexuels. Pour Khadija, cet incident n’est pas une agression sexuelle de la part de Brahim, mais plutôt un exemple de la façon dont Fatima néglige le rôle qu’elle devrait remplir :
[Khadija] accabla sa nièce, à ses yeux, une garce provocante qui, après avoir enflammé les sens du fils chéri, posait aux vierges intraitables et refusait même d’épouser son cousin, lui qui en mourait d’envie. […] La tante, outrée, la taxa d’ingrate. Karim s’était montré trop bon de la nourrir et la loger sous son toit, elle et sa famille.27
De par le fait qu’elle est la nièce de Karim, l’appartenance familiale de Fatima ne devrait jamais être remise en question, mais elle l’est, en raison de la maternité même de Khadija. Chez Khadija et Aïcha, nous voyons comment les effets de la colonialité du pouvoir agissent sur la maternité, puisque pour ces deux mères vivant dans un contexte colonial, le plus important est de transmettre les règles culturelles telles qu’elles les ont elles-mêmes reçues afin que leur culture puisse survivre à la domination culturelle. Aïcha et Khadija ne font qu’accepter leur identité culturelle sans jamais la remettre en question. Cet aspect de la maternité souligne le statut inférieur de la femme vis-à-vis de la culture, qu’elle soit arabe ou juive, étant donné que dans chaque culture la mère ne fait que transmettre la culture telle qu’elle la reçoit, sans la former ni l’influencer elle-même28.
Tout d’abord, Fatima essaie de s’assimiler à la culture de sa famille en se pliant à ses exigences, par exemple lorsqu’elle accepte de répéter à la police l’histoire que son oncle lui dicte sur la disparition de Yoram. Ce que Fatima subit chez son oncle après la réclusion de Brahim pour le meurtre du jeune Juif montre son désir d’assimilation, mais quand elle se rend compte de sa grossesse, sa révolte commence. La grossesse de Fatima change tout pour sa propre mère également, car lorsqu’elle voit que sa fille est enceinte, son pouvoir maternel se met en marche et, aussi limité qu’il soit, Aïcha agit tout de même pour la sauver. C’est la maternité qui pousse Fatima à se séparer définitivement de sa famille ; fuir les siens est la seule manière de garder son enfant, et sa vie. Comme l’explique Memmi : « Le candidat à l’assimilation en arrive, presque toujours, à se lasser du prix exorbitant qu’il lui faut payer, et dont il n’a jamais fini de s’acquitter. Il découvre aussi avec effroi tout le sens de sa tentative »29. La maternité pousse Fatima à demander refuge à la famille de Yoram, dans une nouvelle tentative d’assimilation. Néanmoins, ce n’est pas le privilège culturel que Fatima cherche en faisant cet effort d’assimilation, mais plutôt la possibilité d’avoir son enfant et de l’élever en sécurité.
Quant à Noémi, elle aussi ne fait que transmettre sa culture, puisqu’elle exige que Fatima se convertisse au judaïsme. Sa maternité et le fait que Fatima soit une femme rendent sa conversion au judaïsme encore plus importante pour l’identité culturelle de l’enfant. Noémi renforce l’idée que ce sont les mères qui déterminent l’identité culturelle et religieuse des enfants quand elle dit, « […] pour que l’enfant de Yoram soit juif, selon notre loi, il faut bien qu’elle le soit aussi ! Et comme hélas elle ne l’est pas, il faudra bien qu’elle le devienne »30. Alors que Fatima cherche tout simplement où vivre en sécurité pour attendre la naissance de son enfant, Noémi cherche à imposer sa religion et sa culture à la jeune femme, preuve qu’elle voit la jeune Arabe comme un être de carence : « Pourtant, dans une société coloniale ou postcoloniale, l’oppresseur a le pouvoir d’affaiblir la culture indigène, créant ainsi une hiérarchie des cultures »31. En exigeant que Fatima se convertisse au judaïsme, Noémi dévalorise clairement l’appartenance culturelle de la jeune femme et rend sa maternité inférieure à toute maternité juive. Par son désir de transformer Fatima en Juive, Noémi succombe aux mêmes forces du privilège qui existent dans la dialectique colonisateur-colonisé.
Ces deux cultures entre lesquelles Fatima doit naviguer suite à sa relation avec Yoram créent des circonstances qui l’inscrivent dans un cycle d’assimilation-révolte. Tout comme pour le colonisé, la déshumanisation que Fatima subit dans sa famille provoque en elle le besoin de la fuir et de s’installer dans la famille de Yoram. Tout comme le colonisé qui croit pouvoir échapper à cette déshumanisation en s’assimilant à la société du colonisateur, Fatima se réfugie chez Noémi. Pourtant, après avoir fait des efforts pour s’assimiler à cette société de privilège, le colonisé se trouve rejeté tout simplement parce qu’il est colonisé32, exactement comme Fatima, qui ne peut pas s’assimiler à la famille de Yoram et qui se voit refusée chez Noémi parce qu’elle n’est pas juive, et ne veut pas le devenir.
La création de la transculturalité
Le roman de Kayat nous présente des personnages dont l’identité culturelle se fonde sur l’identité religieuse – elle-même produit du hasard de la naissance – en même temps qu’il nous montre deux approches de la maternité, l’une prisonnière de la tradition et du contexte culturel et l’autre créatrice et fondée sur la transculturalité. Dans le contexte du roman, l’identité culturelle et religieuse est binaire ; chaque personnage est soit musulman, soit juif, et chaque groupe reste de son côté, sans jamais se mélanger à l’autre33.
Dans La Paria, ce n’est pas l’identité qui est en question mais plutôt l’appartenance religieuse qui détermine l’identité culturelle, ce qui rend encore plus difficile la tâche d’établir la dynamique de transculturalité qu’évoque Welsch, puisque la religion touche au cœur de tout en Israël. Adopter certaines attitudes, modes et idées, ou certains plats, reste relativement facile, mais changer de religion équivaut à changer ses croyances les plus intimes et touche au cœur même de l’identité. À travers sa relation avec Yoram, Fatima trouve le chemin vers la transculturalité qui lui permettra de se libérer du cycle d’assimilation-révolte, ainsi que des contraintes que sa situation familiale lui inflige. Fatima décide de se donner à Yoram, et le narrateur nous signale qu’elle sait exactement ce qu’elle fait, sans se faire aucune illusion sur les conséquences de son acte. Le plus important ici est le fait que ce moment marque sa première révolte contre sa famille et devient l’événement qui engendre toutes les révoltes qui suivent :
Son acte, la restituant à elle-même, à sa plus profonde vérité, l’avait, dans un même temps, transformée, brutalement arrachée à son passé. Rompues les amarres qui l’avaient, à ce jour, attachée à son clan, elle venait, lui semblait-il, de pénétrer un monde où les siens n’avaient plus aucune part, ni la moindre prise sur elle.34
Fatima quitte à jamais sa famille et part finalement habiter toute seule en attendant l’arrivée de son enfant, mais elle refuse totalement de se convertir au judaïsme. À la fin de Portrait du colonisé, Memmi écrit que pour atteindre la libération, il faut que le colonisé se retire des conditions qui l’oppriment35. Finalement, en se retirant des deux groupes familiaux, Fatima arrive à accomplir le plus grand saut possible vers la transculturalité quand elle offre à son enfant la possibilité de choisir sa religion : « Juif ? Arabe ? Le jour venu, ce serait à [l’enfant] de faire son choix, et à lui seul. Elle n’entendait nullement s’en mêler »36. En refusant de rester aussi bien dans sa famille que dans celle de Yoram, Fatima recherche cette transculturalité pour elle-même et pour sa fille. À la fin du roman, Fatima poursuit son propre chemin à Haïfa, donc elle dispose d’une certaine liberté, toutefois cette liberté lui coûte le soutien moral, financier et affectif de sa famille qu’elle aurait pu espérer, et sur lequel elle aurait dû pouvoir compter. Qui plus est, même loin des membres de sa famille, l’ombre de la violence qu’ils pourraient lui infliger n’est jamais très loin ni de Fatima, ni de sa fille. Elle doit alors mener une vie plutôt solitaire, sans amis et avec sa fille comme seule source de compagnie37.
L’image de la société israélienne que Kayat nous présente ne permet pas la transculturalité telle que Welsch la décrit ; par conséquent, le fait que Fatima arrive à créer un espace transculturel pour elle et Noémi est encore plus admirable, et lui coûte de grands sacrifices. Avec La Paria, Kayat nous présente un personnage principal féminin qui entame un chemin extraordinaire et finit par se débarrasser de l’oppression religieuse qui l’entoure. Par la force de sa détermination, elle parvient à laisser sa fille vivre comme elle le voudrait, et à vivre comme elle le veut, en dehors de toute contrainte religieuse ou familiale. Le fait que Fatima soit une Arabe musulmane en Israël renforce l’importance des liens religieux et familiaux dans sa vie, et permet au lecteur de mesurer à quel point la religion et la politique influent sur les familles dont elle fait partie. Les contraintes politiques et religieuses israéliennes limitent la composition familiale à deux expressions principales possibles, musulmane ou juive, mais les décisions que prend Fatima la libèrent des étaux familiaux qui la retiennent et lui offrent la possibilité de se frayer un chemin vers une indépendance individuelle, tout en rejetant les appartenances figées que la société israélienne lui impose. Au cœur du roman est posée une interrogation profonde sur la dynamique familiale et Kayat nous montre clairement comment la maternité de Fatima la pousse à dépasser cette mécanique identitaire qui l’enchaîne. En se libérant de sa famille, Fatima parvient à vivre sa propre maternité en dehors de son appartenance culturelle et crée un espace hors des entraves de l’appartenance religieuse et culturelle binaire.