Gisèle Pineau signe Le Parfum des sirènes en 2018 chez Mercure de France et revient sur le thème de la famille, un sujet déjà abordé dans la plupart de ses œuvres, dont L’Exil selon Julia publié en 1996 ou Mes quatre femmes en 2007. Dans un entretien accordé à Chantal Anglade, elle déclare : « J’aime écrire des histoires de famille sur plusieurs générations, les unes s’imbriquant dans les autres. Quelle famille n’a pas connu ni secret ni mensonge, ni douleur »1. La problématique de la famille antillaise joue ainsi un rôle important dans l’univers de Pineau, qui poursuit sa quête en s’interrogeant sur sa composante née durant la période esclavagiste et sur son évolution au vingt et unième siècle. Dans Le Discours antillais, Édouard Glissant définit la famille comme une « anti-famille », dont la composition a été imposée par le système colonial et focalisée sur le rendement économique : il la décrit comme l’» accouplement d’une femme et d’un homme pour le profit d’un maître »2. L’esclavage a conduit à la dislocation des familles, à la dispersion de leurs membres et à une recomposition constante des liens familiaux. Ces derniers se caractériseraient dès lors par une identité multiple qui se traduit selon Glissant par l’élaboration d’une poétique de la Relation et par le recours à une image botanique, celle du rhizome, empruntée à Gilles Deleuze et Félix Guattari. Dans ce sens, le rhizome se définit comme une « antigénéalogie ». Il demeure « étranger à toute idée d’axe génétique, comme de structure profonde » et présente l’intérêt « d’être toujours à entrées multiples »3. Ce système exclut toute forme de liens sanguins et préconise un modèle familial qui se met difficilement en place, même après l’abolition de l’esclavage :
Il faut ajouter, après la libération de 1848, la méfiance vis-à-vis des papiers officiels : les familles ont tendance à se faire et à se défaire selon les fluctuations du concubinage. […] Nous sommes en présence d’un corps social qui ne se structure pas selon des « règles » ataviquement consenties mais qui est tiraillé par des courants contradictoires, fruits du désordre colonialiste.4
Glissant décrit la composition familiale antillaise et laisse entendre que la formation père/mère/enfant semble irréalisable, chaotique aussi bien à cause de son histoire que d’un stéréotype qui persiste encore dans la mentalité des Antillais. Dans ce sens, Stéphanie Mulot, anthropologue et sociologue, précise que :
L’hypothèse souvent avancée pour les Antilles françaises est que l’esclavage et son Code noir auraient formaté des familles dans lesquelles le père aurait été rendu accessoire, voire périphérique, du fait du rapport de domination et de propriété exercé par les maîtres sur les esclaves et leur progéniture.5
En effet, le système esclavagiste a configuré la famille et mis au premier plan le rôle de la mère comme principale actrice de l’éducation des enfants tout en excluant celui du père, faisant naître ainsi un système matrifocal.
Ainsi, particulièrement sensible aux questions de parenté et aux structures familiales héritées du passé esclavagiste, Gisèle Pineau a la volonté de réexaminer l’idée d’» anti famille » avancée par Édouard Glissant et de poser les questions de généalogie et de filiation dans le roman Le Parfum des sirènes. L’auteure se donne pour mission de procéder à une démarche de réappropriation de la famille antillaise : comment établit-elle des liens entre les membres d’une famille antillaise sur plusieurs générations ? Comment interprète-t-elle la structure familiale matrifocale héritée du passé ? Comment conçoit-elle la famille antillaise au vingt et unième siècle ?
La saga familiale
Le poids de l’esclavage et le concept de famille, tels qu’ils sont perçus par Glissant, trouvent des échos finement agencés dans le roman de Pineau Le Parfum des sirènes (2018), ponctués par l’histoire d’une famille guadeloupéenne décrite sur un siècle. Vincent de Gaulejac, prenant en considération la psychanalyse et la sociologie, propose une définition du roman familial en l’associant à ces
[…] histoires de famille que l’on transmet de génération en génération et qui évoquent les événements du passé, les destinées des différents personnages de la saga familiale. Mais entre l’histoire « objective » et le récit « subjectif », il y a un écart, ou plutôt un espace, qui permet de réfléchir sur la dynamique des processus de transmission, sur les ajustements entre l’identité prescrite, l’identité souhaitée et l’identité acquise, sur les scénarios familiaux qui indiquent aux enfants ce qui est souhaitable, ce qui est possible et ce qui est menaçant. C’est dire que le roman familial doit être contextualisé dans un repérage sociologique des positions sociales, économiques, culturelles, que ce soit dans la généalogie ou dans l’histoire personnelle du sujet.6
Pour Vincent de Gaulejac, le roman familial suppose une transmission entre les générations, laquelle est présente dans le roman de Pineau, tant du point de vue intrafamilial qu’intergénérationnel. Le récit débute au présent et recueille peu à peu des souvenirs, des récits vécus qui permettront de déchiffrer le passé et de reconstruire une famille. La succession et l’entrecroisement des séquences, apparemment sans lien entre elles, sont solidement articulés par des dates et des étoiles qui divisent les paragraphes au sein d’un chapitre. Pour ce faire, la narratrice omnisciente se concentre sur un unique personnage féminin, Siréna, puis se focalise sur le reste des membres de la famille, à savoir la sœur Léonne et la cousine Ida, pour finalement retracer l’histoire de la famille Pérole en privilégiant, tout d’abord, les relations parmi les représentant.es d’une même génération. La premier chapitre intitulé « Héliotrope blanc » débute in medias res par la description détaillée de la scène du cadavre de Siréna gisant sur le sol : « Elle était morte en 1980. Le 14 juillet 1980. Ida, sa cousine et voisine la plus proche, l’avait retrouvée au moins trois heures après le coucher du soleil »7 ; « Elle s’appelait Siréna et avait vingt-sept ans. Siréna Pérole… On l’enterra le 17 juillet 1980, à quatre heures de l’après-midi »8.
La narration qui décrit le décès et la résolution de l’enquête représente le fil conducteur de tout le récit. En effet, la mort de Siréna est constamment mentionnée dans tout le roman : « deux années après sa mort »9, « neuf ans que la pauvre fille était morte »10 ; « cela fait 36 ans »11. La narratrice souhaite, par ce procédé, donner un rythme au récit en le faisant évoluer de façon chronologique afin de résoudre l’énigme du décès de Siréna tout en créant un suspense pour le lecteur. Les membres de la famille de Siréna sont, quant à eux, intercalés dans la narration. La cousine Ida est présentée comme une » vieille fille effarouchée »12, âgée de quarante-deux ans, qui « travaille à la mercerie du bourg où elle jouait à la vendeuse pour Mme Sainglas depuis ses dix-huit ans »13. La sœur de Siréna, Léonne, quant à elle, a « trente-deux ans, cette dernière est mère de quatre enfants déjà »14 et elle « a fait un beau mariage en épousant Mathurin Félicité, chauffeur attitré de Monsieur le Maire »15. L’existence de ces femmes est ainsi présentée sous la forme de fragments de vie éparpillés au fil de la narration, permettant au lecteur de reconstruire une biographie (identité, liens familiaux, profession) relative à certaines étapes de leur existence dans un va-et-vient temporel. L’écriture fragmentaire sert à donner au lecteur une vision progressive des différentes personnalités qui ne pourraient se comprendre sans ces couches superposées qui assemblent leur identité. Elle permet de révéler des comportements, des rapports jusque-là tus ou oubliés. La narratrice souligne les liens affectifs qui existaient entre Léonne et Siréna, même si les deux sœurs étaient physiquement opposées : « En dépit de leur dissemblance, les deux sœurs s’aimaient vraiment. Jamais Sissi ne se moquait de Léonne. Certes, elles n’étaient pas coulées dans le même moule ni trempées dans le même brun. L’une était un rêve, et l’autre un cauchemar »16. Force est de constater qu’il y a un équilibre entre deux aspects temporels : la superposition des plans de l’histoire, entremêlant les personnages d’hier et d’aujourd’hui, ainsi que les histoires du présent et du passé transcrites de manière équilibrée, rétablissent une narration globale et cohérente. Ces histoires ne peuvent pas se raconter suivant le fil du temps puisque le passé réapparaît constamment dans le présent avec une force à laquelle l’individu ne s’attendait plus et la narration reprend cet assaut de la mémoire.
Les relations intergénérationnelles relatives aux aïeux sont, en second lieu, perçues par une narratrice aussi bien omnisciente que distante. Elle laisse ses personnages s’exprimer librement lorsqu’ils ont été en contact direct avec d’autres membres de leur famille. Léonne retrace ainsi le récit de la vie de ses parents, Justin Pérole et Jeanne Chasal, à travers le souvenir : « Ce n’est pas facile à écrire, mais un sentiment d’indifférence envahissait Léonne quand elle songeait à ses parents. Les deux avaient tôt disparu. Le père, Justin Pérole en 1968 […] La mère, Jeanne, deux ans plus tard »17. La narratrice, quant à elle, décrit l’existence de la grand-tante maternelle de Léonne Pérole18, Léonne Bénin, et du grand-oncle, Stanislas Dorius, car elle appartient à un passé lointain qu’il est impossible de recréer dans la mémoire du personnage :
En 1913, à peine âgée de dix-huit ans, la demoiselle Léonne Bénin épousa le dénommé Stanislas Dorius, coupeur de canne à l’usine Hubert […] à peine arrivé dans l’enfer des Dardanelles, le malheureux perdit sa tête sur un champ de bataille. C’est ainsi qu’en 1915, la [grand-]tante Léonne se retrouva veuve et sans enfant.19
Tous ces récits de vie fictifs font alterner divers aspects des personnages : leur célibat, leur mariage, leur profession etc., décrits à travers des dates qui permettent de reconstituer un arbre généalogique. La filiation se fait en quelque sorte horizontalement et verticalement à travers des liens : Siréna et Léonne Pérole sont sœurs et participent de la grande famille qui comprend leur cousine Ida, les parents et les grands-parents. Ainsi, les relations intrafamiliales et intergénérationnelles sont décrites entre les divers membres de la famille, et se focalisent sur les femmes. La biographie des ascendants apporte un éclairage sur les liens qui se sont créés par la naissance en ligne directe, mais surtout elle permet de comprendre le rôle prédominant des femmes. L’auteure souhaite démontrer que l’existence d’une famille guadeloupéenne, nucléaire, composée d’une mère, d’un père et d’enfants, est possible malgré le brouillage généalogique instauré par l’histoire de l’esclavage, tout en privilégiant des personnages féminins, afin de combler un sentiment de rupture. Le récit consacré à la grand-tante, Léonne Bénin, veuve de Stanislas Dorius fait alterner certains paragraphes qui décrivent son existence avec d’autres, construits à partir de la recherche d’archives :
[…] Une historienne d’origine pointoise installée à Chicago en avait même fait l’objet de ses recherches universitaires à De Paul, épluchant les registres de l’état civil, les journaux de l’époque et les poussiéreuses archives départementales. Un livre était paru en 1998, illustré de quelques photos sépia écornées… […] Stani, jeune soldat moustachu et souriant, en habit militaire et bandes molletières. La stèle du monument aux morts de Saint-Robert, sur lequel apparaissait son nom en lettres d’or. Léonne veuve Dorius à Pointe-à-Pitre en 1947, prenant la pose devant une calèche.20
La narratrice devient une enquêteuse et recourt à l’insertion d’archives en donnant à son récit une assise documentaire. Elle vise ainsi à le légitimer tout en célébrant de façon inédite les oubliés de l’Histoire afin de créer des héros nationaux.
En retournant aux origines, l’auteure crée un lieu de naissance, un sentiment d’appartenance à une île, dont Léonne est le pilier central. Propriétaire d’une plantation et sans enfants, la protagoniste rédige un testament :
2. Les héritières Simone et Jeanne Chasal s’engagent à maintenir la plantation en état. Aucun arbre ne sera abattu sur la propriété, sauf pour cause de maladie, vieillesse ou menace sur les habitations.
3. En souvenir de la légataire, par gratitude et affection, la prochaine fille née de l’une ou de l’autre des héritiers – Jeanne et Simone Chasal – devra être prénommée Léonne. Dans le cas où les héritières n’auraient pas de filles, leur descendance sera tenue de prénommer Léonne le premier enfant de sexe féminin qui viendrait au monde.21
L’extrait de ce document juridique permet de renforcer la validité des arguments afin de combler les manques de l’Histoire de l’île. La narratrice propose de construire un récit des origines visant à instaurer l’ancestralité, l’héritage tant individuel, familial, que collectif transmis par une femme. Comme le souligne Arlette Gautier :
La parenté peut être héritée du côté du père (patrilinéarité) ou de celui de la mère (matrilinéarité). De toute façon la parenté matrilinéaire n’est pas le matriarcat (pouvoir des femmes). Elle suppose certes que l’ancêtre réel dans le cas du lignage ou mythique dans celui du clan, auquel se réfère le groupe de filiation soit une femme.22
L’évocation de ce système matrilinéaire facilite une prise de conscience de la place des femmes dans la société guadeloupéenne. Toute une descendance féminine se crée à partir de Léonne, laquelle est placée au centre d’un réseau de relations. Il est important de souligner que la filiation s’effectue à travers le prénom – Léonne – en dehors du cadre généalogique patriarcal, qui prévoit administrativement la transmission par le nom de famille. Cet enracinement dans la terre de Guadeloupe évoque une raison d’exister et semble témoigner de ce besoin de se montrer en tant que femme et Guadeloupéenne.
Même si Léonne n’est décrite que par des documents officiels, l’intérêt est d’analyser dans son caractère ce qui l’a conduite à prendre certaines décisions : sa volonté de désigner une héritière et de posséder une terre, le morne Dorius. Elle symbolise un exemple de femme dont l’action individuelle permet de comprendre l’affirmation d’une identité culturelle et sociale. Ce faisant, l’écriture va au-delà du simple individu pour s’inscrire dans l’histoire sociale de l’île et produire une énonciation collective. Le sort de Léonne est donc celui de nombreuses Antillaises et sa leçon de vie vaut non seulement pour la collectivité, mais aussi pour les générations futures. Elle représente aux yeux de ses descendants un personnage inscrit dans l’Histoire de l’île, un point de référence de l’histoire familiale, dont l’arrière-petite-fille Rénata se réclame descendante directe :
Rénata avait une pensée émue pour les époux Dorius, Ces deux-là étaient maintenant des légendes aux Antilles françaises. […] Aux yeux de Rénata, ces aïeux de la branche maternelle figuraient les héros d’une épopée fantastique. […] Rénata était pleine de gratitude et d’admiration envers ces vieux parents. Ils incarnaient la race des nègres vénérables qui s’étaient relevés des affres de l’esclavage comme on sort d’un cauchemar. Non, ils n’avaient pas oublié d’où ils venaient…23
Le récit consacré à Léonne Dorius propose une réflexion qui contredit les anciens discours, dominants comme dominés, et qui permet de revisiter le passé. Il dissipe le sentiment de déracinement que la communauté peut éprouver. Cette transmission active et assumée vise à faire circuler l’héritage culturel et historique au niveau intergénérationnel. Dans cette optique, l’aïeule biologique est chargée de transmettre les valeurs et les éléments culturels ancrés au sein de sa communauté qui permettront aux descendants de cheminer dans la société.
La matrifocalité
La reconstruction d’une saga amène l’auteure à s’éloigner de tous les discours relatifs à la famille antillaise, dont l’» anti-généalogie » décrite par Deleuze et Guattari, tout en affirmant sa volonté de créer un récit alternatif dans lequel la généalogie familiale se construit à partir d’une racine unique, celle d’une femme viscéralement attachée à l’île de la Guadeloupe. Ce faisant, la démarche de Pineau renvoie au concept de la « culture atavique » défini par Édouard Glissant, à savoir qu’elle part du principe d’une genèse, d’une filiation, dans l’objectif de rechercher une légitimité sur une terre. L’auteure remonte ainsi à une antécédente en ligne directe et fait de son ancêtre la détentrice d’une identité, tout en conservant les structures familiales héritées du passé esclavagiste.
La famille matrifocale reconnaît un rôle central à la figure maternelle, laquelle est considérée comme la principale, voire la seule responsable de l’éducation des enfants. La sociologue Stéphanie Mulot précise que » [l]a matrifocalité a été constatée dans de nombreuses sociétés de la Caraïbe et des Amériques, qui héritent d’une histoire de l’esclavage et de politiques familiales post-coloniales singulières, et du fracas auquel les familles ont été confrontées »24. Dans le roman, la matrifocalité est décrite sous deux formes : d’une part fonctionnelle, et d’autre part structurelle. Tout d’abord, la matrifocalité fonctionnelle est envisagée, selon Stéphanie Mulot, quand » la mère peut occuper des fonctions paternelles malgré la présence physique du père réel, qui ne revendique pas forcément son autorité »25. La matrifocalité fonctionnelle est représentée dans le roman par le couple de Mathurin et Léonne, parents de quatre enfants. La composition de cette famille père/mère/enfants est apparemment traditionnelle, mais au fil de la narration, le lecteur découvre que le père Mathurin est défini comme « le père silence » ou « taiseux »26, totalement isolé des prises de décisions pour ce qui concerne l’éducation de ses enfants. Selon Stéphanie Mulot, « [l]a matrifocalité aurait ainsi fissuré le patriarcat imposé par les institutions (Église, École, Justice), en imposant la certitude de la primauté maternelle dans la gestion de l’autorité familiale »27. Léonne incarne ainsi le système matrifocal en matière d’éducation : « Avec ses propres enfants, Léonne s’était montrée rigide et si peu affectueuse, intraitable sur la discipline, la politesse et les bonnes manières. Ils avaient été élevés à la dure sous le regard absent de leur père »28. Les commentaires et comportements des enfants attestent et confirment également l’éducation stricte de leur mère : « [Jeannot] avait appris à courber la tête devant sa mère qui n’attendait rien d’autre qu’une marmaille docile »29 ; Rénata, quant à elle, émet un constat sur l’éducation qu’elle a reçue : « ça ne rigolait pas … Enfants, surtout, Jeannot et moi, on prenait des coups. Après y a eu les paroles blessantes. Bob et Melody ont été épargnés… peut-être… »30 ; « En sa présence, Bob filait doux. Il baissait les yeux »31. Le point de vue de la mère et des enfants témoigne d’une absence de rapports affectifs et la relation se résume à une totale soumission.
Bien que Léonne apparaisse comme une mère sévère, la narratrice la présente comme une mère « sacrificielle » qui n’hésite pas à prendre sous sa responsabilité son neveu Gabriel afin qu’il puisse grandir au sein de sa famille : « Orphelin, Gabriel n’avait plus qu’eux : sa tante, son oncle et ses quatre cousins. Léonne, c’était son devoir de le recueillir, sans même quérir l’assentiment de Mathurin. Y avait pas à tergiverser »32. Léonne prédomine dans sa famille, mais son rôle se cantonne à son espace privé, notamment celui de la cuisine :
Elle cuisinait chaque jour pour dix, alors qu’ils n’étaient que trois. Cinq jours sur sept, il y avait fruit à pain, riz et haricots au déjeuner, du cochon roussi avec sa couenne bien épaisse, de la morue ou des queues de cochon à peine dessalées, du poisson au court-bouillon qui nageait dans l’huile et le beurre rouge.33
La narratrice évoque cette figure maternelle comme un modèle idéal de femme dans l’imaginaire collectif antillais, mais en même temps, ce stéréotype se mue en un profil figé, propre à une seule et unique génération. Cette catégorie de mère est très limitée au sein de la société contemporaine et crée un pouvoir et un statut qui demeurent toutefois oppressants et étouffants. En effet, le personnage de Léonne se réalise uniquement dans la sphère privée et renonce à toute forme de féminité. Ce manque de reconnaissance sociale se manifeste par une altération de son physique : « Elle avait soixante-huit ans et se laissait complètement aller depuis qu’elle était à la retraite. Combien pesait-elle à présent ? Autour des cent dix kilos »34. Ainsi, bien que la matrifocalité fonctionnelle soit remise en question par la narratrice, la matrifocalité structurelle reste, quant à elle, nuancée dans sa fonction.
La matrifocalité structurelle se définit par une situation dans laquelle « [l]’homme est absent physiquement, moralement et économiquement de ces foyers dont la mère et a fortiori la grand-mère sont les “poto mitan”, les piliers centraux »35. Au sein de la narration, les personnages de Siréna, mère de Gabriel, surnommé Gaby, et de Simone, incarnent ce type de matrifocalité où le père des enfants est inconnu : « En 1938 [Simone] avait jeté le déshonneur sur la famille, accouchant d’un enfant sans père qu’elle surnomma Ida et se garda bien de venir présenter à sa tante »36. Quant à la paternité de Gaby, celle-ci est commentée par la société : « Et on se demandait encore et toujours qui pouvait bien être le père de son enfant chignard, ce petit Gaby qui ne ressemblait à personne et à tout le monde en même temps… »37. Le générique « on » signifie qu’un énonciateur anonyme émet un jugement qui provient de la communauté. Quelle que soit l’époque où le récit de vie est présenté, la matrifocalité structurelle est largement critiquée par la société. Selon Mulot, « [l]’absence de mariage fondait une insoutenable illégitimité de la famille, et l’absence de partenaire fixe entérinait une inquiétante instabilité »38.
Ida est définie certes comme « la fille illégitime de Simone »39, toutefois, à l’âge adulte, ce personnage choisit librement de ne pas fonder de famille et de rester célibataire. Présentée comme une « vieille fille effarouchée, sans doute bréhaigne, Cousine Ida n’avait pas connu d’hommes dans son existence »40, cette femme acquiert néanmoins un rôle important au fil de la narration. En premier lieu, c’est elle qui connaît tous les secrets des membres de la famille ; elle est au courant de l’homosexualité de son neveu Bob mais reste silencieuse : « Ida ne l’avait jamais trahi. Pourtant les occasions n’avaient pas manqué. Elle ne lui avait pas non plus demandé d’explication. Elle avait enfermé ce secret avec ceux de Gaby et Sissi, au fond de sa mémoire… »41. Elle représente en second lieu la connexion entre les générations passées et futures parce qu’elle transmet l’histoire de la famille aussi bien à travers les photographies qu’à travers l’oralité :
Feuilleter les albums et commenter les photos, en noir et blanc, était le stratagème qu’Ida mettait en place, afin de retenir auprès d’elle les enfants et les petits-enfants de sa cousine Léonne. C’était l’arme secrète qu’elle dégainait quand le silence remplaçait les paroles. Si on voulait se pencher de plus près sur la mythologie familiale, il suffisait d’aller s’asseoir chez Ida.42
La narratrice établit le moyen de diffusion de l’histoire de la famille : la photographie. Celle-ci est à la fois une représentation détaillée et documentaire, ayant vocation de témoignage, et une manière de réveiller l’imagination par les images. Elle permet d’instaurer un dialogue, des commentaires afin de restituer une lignée familiale. La transmission de la parole de la tante Ida, forte d’une mémoire orale, se fait à une jeune génération, celle des enfants et des petits-enfants, lorsque les parents n’assurent pas leur rôle de vecteurs de mémoire. Tout concourt à la mise en valeur de la voix et du vécu des ascendants de la famille, pour lesquels Ida fait office de généalogiste. Il s’agit de sauvegarder une mémoire guadeloupéenne et de transmettre le savoir et la tradition aux jeunes générations pour ne pas créer l’oubli. Enfin, Ida ouvre le roman en découvrant le corps de Siréna et le clôt en révélant la coupable : « Son enquête était terminée – l’affaire bouclée de façon magistrale – et elle avait révélé, bien sûr, à Louisette ce qui l’avait trahie : son parfum, Héliotrope blanc de Louis-Toussaint Piver, repéré le soir de l’homicide, le 14 juillet »43. Ce rôle de détective permet à la protagoniste non seulement d’identifier la criminelle mais aussi de recomposer la famille. En effet, c’est Ida qui informe Léonne des résultats de son enquête et qui réconcilie le couple de sa cousine :
Je vais te raconter comment Siréna est morte. Tu sauras qui était là le 14 juillet… Déjà, je te dis que c’est pas Mathurin, même s’il lui tournait autour. Et tu vas me promettre de lui foutre la paix après ça… Le pauvre bougre a réglé plus qu’il n’en faut pour ses erreurs de jeunesse. Il n’a rien à payer dans la mort de Siréna.44
Gisèle Pineau fait ainsi évoluer la matrifocalité : la femme incarne avant tout un rôle de conteuse, c’est-à-dire qu’elle reconstitue l’enchaînement des événements tout en étant porteuse d’une parole, d’un message et de tout un héritage culturel qu’elle transmet aux membres de la famille. Elle est gardienne d’une mémoire à partager par un travail de reconstitution du passé. L’auteure rappelle ici l’importance de l’oralité, qui fut la première forme de transmission de la culture pour les esclaves et leurs descendants, alors qu’ils n’avaient pas accès à l’écrit.
La matrifocalité est également revisitée à travers la perspective de la nouvelle génération, à savoir les enfants et petits-enfants de Léonne Pérole, qui ont reçu une éducation et qui vivent l’exil. Ces nouvelles expériences de vie permettent par conséquent d’aborder dans la narration de nouvelles structures familiales.
Des familles modernes en quête d’identité
Les membres des familles contemporaines deviennent des sujets qui s’interrogent, qui cherchent une identité en dehors du parcours existentiel des parents, notamment de la mère. En effet, l’image de la figure maternelle est remise en question à travers le point de vue des enfants. Dans le roman, Rénata symbolise les femmes qui ont connu une ascension sociale mais qui ne sont pas reconnues dans la sphère familiale par leur mère : « Elle gagnait sa vie sans rien demander à personne. Les gens la respectaient sur son lieu de travail. […] Et sa mère la traitait sans égard aucun, comme une enfant, et toujours avec cette insupportable condescendance qui ne s’était pas effritée au fil des ans »45. Le contraste générationnel apparaît clairement et suppose un refus des clichés instaurés par la société. De nos jours, la matrifocalité perd de son statut et est perçue de façon beaucoup plus négative par les générations éduquées aux modèles d’égalité des sexes. Les femmes ne veulent plus être réduites à ce stéréotype, au contraire, elles s’efforcent d’assumer des responsabilités sur le plan économique et social et elles sont à la recherche d’une reconnaissance sociale mais aussi individuelle. Rénata incarne les femmes qui ont ce désir de se libérer des clichés et des conventions socio-culturelles hérités du passé afin de réhabiliter une personnalité propre, une image de femmes modernes.
Dans ce schéma de rejet maternel, d’autres protagonistes choisissent l’exil : la sœur, Melody, et le frère, Bob, vivent en France, alors que Jeannot habite au Canada. Chacun a délibérément choisi de s’éloigner de l’île natale pour échapper à l’emprise de la mère. Bob « savait et comprenait. Il connaissait la rudesse et le mauvais caractère de leur mère »46 ; à Paris, « il avait découvert la liberté. Et cette liberté était son butin. Au pays, il se tenait sur ses gardes, surveillant ses gestes et ses moindres mimiques »47. Jeannot, quant à lui, « n’avait rien oublié des humiliations subies durant l’enfance, les coups de ceinture, la raideur de sa mère et la couardise de son père »48. Le fait de vivre à l’étranger représente pour les enfants une libération, loin de la figure maternelle oppressante ; cette nouvelle existence leur permet non seulement d’affirmer leur propre identité dans le pays d’accueil, mais aussi de se confronter à des réalités socioculturelles différentes. Melody, par exemple, fait le choix de rester en France ; elle accepte son exil : « Sa vie était en France et elle n’avait pas l’intention de s’installer au pays »49. L’exil n’est donc pas vécu comme un conflit intérieur, au contraire, il représente une intégration de la tradition antillaise et d’une autre culture. L’expérience du déracinement de l’île natale se caractérise, pour la nouvelle génération, par une acceptation des origines de la famille et par un processus de création identitaire.
Force est de constater que le thème de l’exil est exploré de manière récurrente, non seulement dans Le Parfum des sirènes, mais aussi dans les autres œuvres de Gisèle Pineau. Le déplacement des Antillais vers la métropole ou les Amériques est souvent empreint d’espoir, mais aussi de désillusion. Il se manifeste par l’arrachement à la terre natale, que ce soit à cause de l’esclavage, de la migration forcée ou de la quête d’une existence meilleure. Cette rupture engendre souvent un sentiment de perte auquel les personnages se confrontent, affrontant la réalité de l’aliénation et du racisme. Dans L’Exil selon Julia50, l’auteure évoque le départ forcé de sa grand-mère Man Ya vers Paris et décrit comment cet exil géographique bouleverse sa vie et celle de sa famille : la protagoniste ne cesse de penser à sa terre, à son foyer et n’accepte pas son exil loin de son mari. Angélique, dans Mes quatre femmes, rêve de sa terre mère, l’Afrique, et considère la Guadeloupe comme « un papillon de malheur »51. Ces protagonistes vivent entre deux mondes, celui de leurs racines antillaises et celui de la culture française dominante. Ce clivage culturel se traduit également dans La Grande Drive des esprits52 par une perte de repères et une quête d’identité. Les traditions, les langues et les coutumes des Antilles deviennent des souvenirs lointains pour les personnages, exacerbant leur sentiment d’exil intérieur. Avec Le Parfum des sirènes, Gisèle Pineau met en avant la résilience de ses personnages. L’exil devient ici un parcours initiatique, un chemin vers la redécouverte de soi. Il est présenté comme une épreuve enrichissante, voulue par les enfants de Léonne qui y voient une expérience d’épanouissement personnel, une opportunité de se construire socialement et d’affirmer leur identité. Cette acceptation de l’exil a comme conséquence de former de nouvelles typologies de famille.
Au fil de la narration, le lecteur découvre que le mariage apparaît comme l’aboutissement vers lequel tendent les nouvelles générations. Selon Stéphanie Mulot, « le mariage est considéré comme nécessaire à la reproduction sociale des générations en fournissant un cadre moral et culturel à la reproduction biologique des individus et à la transmission du patrimoine familial et social »53. Dans le roman, Rénata a épousé un Guadeloupéen et « ses deux fils de vingt-trois et dix-huit ans vivaient sous le toit familial […] »54. Jeannot et Melody, quant à eux, se sont mariés respectivement avec des personnes natives du pays où ils se sont exilés, en France et au Canada, et ils ont eu des enfants,
se réjouissant de voir réunis pour la première fois les cousins d’ici et d’ailleurs : ceux du Canada, Steven et Clarisse, ses jumelles nantaises et les deux fils de Rénata, Yan et Fred, les authentiques made in Guadeloupe, les seuls petits-enfants de Léonne qui parlaient le créole et savaient danser le zouk et le gwo ka.55
La narratrice dresse, à travers les petits-enfants de Léonne et Mathurin, un constat des valeurs de la nouvelle génération : d’une part, les jeunes restés au pays revendiquent une identité acquise, liée aux traditions. Patricia Braflan-Trobo déclare que » le gwo ka est devenu la musique nationale en Guadeloupe, le créole, la langue officielle à côté du français, […] beaucoup de Guadeloupéens ont la capacité aujourd’hui de dire qu’ils sont fiers d’être Guadeloupéens »56. D’autre part, l’autre génération se caractérise par une identité qui ne se limite pas à la Guadeloupe et va bien au-delà. Il s’agit d’une relation dont les multiples racines amènent les personnages à vivre l’ici et l’ailleurs. L’auteure adopte un point de vue plein d’espoir sur l’exil et prône la richesse d’une identité traversée par des influences culturelles diverses qui se réfèrent à la créolisation. Édouard Glissant définit cette dernière comme » un mouvement perpétuel d’interpénétrabilité culturelle et linguistique qui fait qu’on ne débouche pas sur une définition de l’être »57. La créolisation permet non seulement de concevoir un nouveau mode d’être au monde, mais aussi de le percevoir comme un ensemble relationnel ouvert aux échanges où les cultures et les identités sont en constante transformation. Elle suppose également de se tourner vers l’avenir et de faire émerger de nouvelles dynamiques imposées par la distance et les changements du contexte culturel et socio-économique, permettant ainsi de faire évoluer et naître diverses composantes familiales, notamment la famille homosexuelle.
Force est de constater que Gisèle Pineau, abordant pour la première fois le thème de l’homosexualité dans son œuvre romanesque, a voulu tracer un lien étroit entre son texte et le contexte social actuel de l’île. En effet, la narratrice reconstruit dans le roman le parcours de Bob depuis son adolescence, lorsqu’il prend conscience qu’il aime les hommes, jusqu’à la décision de se marier. Le personnage décide de rentrer en Guadeloupe pour mettre fin à son silence et informer la famille de ses intentions : « On était au XXIe siècle. À quarante-cinq ans, Bob n’était plus un enfant. Il ne devait rien à personne. Il avait maintenant faim de transparence et de clarté »58. Cette relation homosexuelle sera soutenue par ses frères et sœurs qui partageront son idée de lutter pour l’égalité des genres dans l’objectif d’être reconnu aussi bien par sa famille que par la société : « Avec cette loi, la monstruosité d’antan entrait dans la normalité mieux qu’un fil dans le chas d’une aiguille »59. L’auteure a souhaité lever le tabou en libérant la parole des minorités réduites au silence par une société caractérisée par le machisme :
Afficher ses conquêtes, son pouvoir de séduction, narrer ses exploits sexuels ou savoir se mettre en valeur en travaillant son apparence, son langage ou sa gestuelle sont donc autant de codes comportementaux que les hommes antillais doivent savoir maîtriser. Ils leur permettent de gagner leur place au sein de la communauté des pairs […].60
La société antillaise impose aux hommes des règles de comportement qui ne leur permettent pas de sortir du rôle qu’ils y occupent. Frantz Fanon prétendait aussi dans Peau noire, masques blancs (1952) que l’homosexualité n’existait pas aux Antilles. Pineau a voulu ici remettre en question les stéréotypes et les propos de Fanon en dévoilant la diversité de la sexualité humaine. La composition familiale n’est plus uniquement formée d’un père et d’une mère, mais elle peut aussi comporter deux individus de même sexe. Stéphanie Mulot affirme qu’» en cette fin de siècle et de millénaire, les nouvelles formes conjugales et familiales ont obligé les observateurs à plus de relativisme et de tolérance envers d’autres unions […] »61.
Le changement des composantes familiales a comme conséquence de faire émerger de nouvelles relations intrafamiliales, où des liens affectifs et sanguins se maintiennent mais où chacun a une expérience de vie et une manière de penser différentes de celles des autres qui sont restés dans l’île. Rénata a une sœur et des frères mais elle est « tenue à l’écart, telle une pestiférée. Ainsi, elle n’était pas des leurs, ni digne de confiance. Bien sûr, ils vivaient à Montréal, Paris et Nantes. Ils évoluaient dans des pays civilisés, tandis qu’elle était restée en Guadeloupe »62. Le fait de conserver un contact avec l’île suppose toutefois pour les enfants exilés aussi bien une certaine stabilité dans la relation familiale qu’un retour aux racines de la Guadeloupe. Ce lien se manifeste dans le roman par la réunion de famille, où « tout le monde était là »63, et par les plats traditionnels :
Le festin à venir était grandiose. En entrée : salade composée, christophines farcies, chiquetaille de morue bien pimentée. Plats de résistance : gigot d’agneau et son gratin de fruits à pain et banane jaune, cochon roussi et coq local en fricassée accompagnés de riz blanc et pois rouges, daurade grillée et sa sauce chien, giraumonade aux lardons fumés. Desserts : flanc au coco nappé de caramel, compotée de mangue Julie, sorbet maracudja, gâteau fouetté et chaudeau au fruit à pain.64
Le choix des plats convoque une plénitude du vivre authentique, et fait de Léonne, la mère, la gardienne des traditions culinaires. L’alimentation ritualise l’échange et le partage, de sorte qu’elle cimente les liens de cette famille. Le rapport à la nourriture permet également de clamer l’identité et de souligner la différence à l’égard des autres modes alimentaires, auxquels les familles sont confrontées.
Le Parfum des sirènes offre une exploration riche et nuancée de la famille antillaise et contribue à une meilleure compréhension des structures familiales et des rôles des femmes dans la société guadeloupéenne. En mettant en lumière l’histoire, les figures féminines, l’exil et les liens intergénérationnels, Gisèle Pineau restitue la complexité et la profondeur de la vie familiale aux Antilles. L’auteure a également élucidé les relations qui existent au sein des membres de la famille, tout en remettant en question les stéréotypes hérités du passé, dont la matrifocalité, et en décrivant de nouvelles configurations familiales. Les rapports sociaux, de sexe et de genre sont redéfinis par des évolutions politiques, économiques et culturelles à l’échelle locale et globale qui engendrent des composantes familiales diverses, résultant d’une ouverture sur le monde, non seulement vers la France mais aussi vers l’Amérique. Le roman permet de voir les dynamiques culturelles et identitaires dans un monde globalisé. Gisèle Pineau construit les fondements d’une littérature nouvelle et crée un format narratif de représentation de la réalité de son île et d’ouverture vers le monde.