Gisèle Pineau consacre ses premiers récits pour la jeunesse à de petites héroïnes exilées en France dont l’imaginaire retisse des attaches avec la Guadeloupe, l’île papillon. Ses ouvrages destinés à un lectorat adolescent, qui paraissent durant la première décennie du XXIe siècle, s’éloignent de la veine autobiographique des premiers textes – notamment Un papillon dans la cité et L’Exil selon Julia – et empruntent la voie de la fiction. La cohérence de l’œuvre reste cependant entière puisque, dans l’ordre de publication chronologique, Case mensonge1, C’est la règle2, Les Colères du volcan3 et L’Odyssée d’Alizée4 continuent à faire écho à la littérature générale de l’auteure5 et peuvent se lire comme une tétralogie. La romancière affirme son attachement à la période de l’adolescence, « âge des mutations [où se manifeste] le sentiment de ne pas être aimé […], période de construction, où on grandit d’un coup […] »6.
Les récits abordent ainsi, pour les adolescents et du point de vue d’un personnage adolescent, narrateur homodiégétique, les recompositions familiales au sein de familles caribéennes ou ayant un lien avec la Caraïbe. Ils mettent l’accent sur les reconfigurations de communautés fraternelles et leur élargissement, au-delà des liens strictement biologiques supposés unir les membres d’une même famille. Née à Paris de parents guadeloupéens, Gisèle Pineau a longtemps exercé la profession d’infirmière psychiatrique, ce qui lui a permis de « rester au plus près de la vie et du monde réel »7. Après avoir pris sa retraite, elle a élu domicile à Marie-Galante. Son parcours témoigne d’une conscience aiguë des vulnérabilités des familles caribéennes ou de celles dont l’un des membres est issu de la Caraïbe, qu’il s’agisse de familles recomposées ou adoptantes. À l’instar d’Édouard Glissant qui questionne les « familles sans foyers »8 et insiste sur « l’impressionnante instabilité émotionnelle qui “entoure” la famille martiniquaise actuelle »9, elle accorde une importance aux potentialités créatives de « l’anti-famille originelle »10, susceptible de fournir une « véritable et originale organisation sociale »11.
Les récits que nous proposons d’examiner dans le présent article permettent de nommer les dysfonctionnements inhérents aux relations familiales, en nuançant le caractère biologisant attaché à la famille. Ils incitent à repenser, à recoudre et à redéfinir la logique de ces relations en les replaçant au sein de l’espace caribéen, envisagé dans ses dimensions géographique, anthropologique ou culturelle. Comment ces récits, conçus comme des miniatures de romans familiaux, épousent-ils la forme d’un puzzle, inachevé ou inachevable, à l’intérieur duquel une figure enfantine représente la pièce manquante, excédentaire, incasable ou déplacée ? Comment se manifestent les troubles dans la généalogie ? En quoi la réinvention de la famille se réalise-t-elle sous le signe du rhizome et de l’archipel ?
Puzzles familiaux
Case mensonge met en place un réseau d’indices et de figurations de l’étrangeté que l’on retrouve dans les récits qui suivent. La narratrice Djinala, qui grandit dans une famille monoparentale, cherche à comprendre l’origine du prénom dont sa mère l’a affublée ; cette dernière avoue l’avoir puisé dans un roman d’amour dont elle aurait « oublié le titre et l’histoire »12. Le prénom malséant, dont la résonance est différente de celui des autres membres, inscrit la fillette dans une sorte de hors-lieu. Ses sonorités évoquent une communauté, tout aussi éclectique que cocasse, composée de poissons, de footballeurs et d’un top-model. Ce prénom porte en lui un secret, dont on perçoit d’emblée la nature transgénérationnelle : « au-delà de ce qui est dit, pensé et su, il y a le non-dit, tu, caché comme un secret, indicible et impensable, ce qui rend son pouvoir de mirage inconscient d’autant plus pernicieux. C’est “comme si on ne devait pas oublier et qu’on n’avait pas le droit de se rappeler” »13. La perception d’une étrangeté résulte d’un processus d’altérification interne à la cellule familiale : Djinala est qualifiée d’extraterrestre par son frère qui la compare au personnage E.T.14 et l’incite, sans ménagement, à retourner sur sa planète. Le puzzle familial contient une pièce qui, parce qu’elle semble venue d’ailleurs, apparaît comme excédentaire.
Un semblable constat s’impose à la lecture de C’est la règle, l’unique récit du corpus dont la narration est assumée par un adolescent métropolitain blanc qui, suite au divorce parental, grandit également dans une famille monoparentale. Steph est confronté à l’arrivée du nouveau compagnon de sa mère, « un Antillais à la peau très foncée qui avait un sourire style Robocop »15, et de sa fille la « petite souris Gina »16. Cynthia, la narratrice des Colères du volcan, est la cadette de jumeaux fusionnels ; elle se perçoit comme « la troisième roue de la charrette, la roue abandonnée aux termites et aux rats »17. La naissance d’un bébé augmente le sentiment de rejet qu’elle ressent. L’Odyssée d’Alizée évoque la question de l’adoption internationale. Née en Haïti, Alizée a été adoptée par une famille de Français blancs. Son reflet dans le miroir témoigne de sa propre étrangeté, qui frôle la schizophrénie : « je dévisage cette fille belliqueuse dans le miroir qui est moi et une autre à la fois… Je vois une créature débarquée d’une série de science-fiction ou plutôt d’un manga inquiétant. Son regard est glacial, métallique »18. La scène de miroir est un motif central dans de nombreux romans pour adolescents, « très souvent, [elle] donne lieu à un rejet de l’image renvoyée dans la glace : le héros se déclare insatisfait de son apparence physique »19, précise Daniel Delbrassine. Les emprunts à une culture de masse, concrétisés par les allusions aux récits, films de science-fiction et au manga, renvoient à l’univers des références culturelles des lecteurs adolescents qui peuvent ainsi se reconnaître dans le monde du héros. La « scène “culturelle” au sens large […] constitue un espace privilégié où puiser des ressources, des modèles d’identification »20, elle rend l’étrangeté sensible et palpable et permet aussi de la dédramatiser, en introduisant une touche de légèreté.
Les narratrices et le narrateur ne parviennent pas à compléter convenablement le puzzle familial. Présente en creux, perçue comme une communauté naturelle, la famille nucléaire occidentale, fondée sur une vision biologisante, reste le modèle auquel ils sont contraints de se référer, or cet idéal type ne correspond pas à la structuration de leur propre famille dont le fonctionnement n’est pas objectivé. De récit en récit, Gisèle Pineau élabore ainsi un roman familial, au double sens de l’expression : d’une part, en mettant en scène des familles, ses textes sont à lire comme des fictions portant sur la notion de famille, source d’inspiration littéraire et pédagogique ; d’autre part, l’expression « roman familial » renvoie à la notion forgée par Freud que Vincent de Gaulejac définit ainsi : « une élaboration de récits plus ou moins extraordinaires et fabuleux, merveilleux ou terrifiants, que l’enfant va forger »21. Ces récits, qui peuvent emprunter la forme d’un conte ou d’une fable, permettent de pallier le manque et de rétablir le lien malmené. Dès lors, au silence qui entoure une ascendance obscure (Case mensonge), à la (re)composition familiale vécue comme un casse-tête (C’est la règle, Les Colères du volcan, L’Odyssée d’Alizée), répondent des dispositifs, de défense et d’ouverture, d’élargissement des liens fraternels, qui se construisent selon un mode similaire dans tous les récits. Des paires d’alter egos, souvent présentés comme des jumeaux, viennent remédier à la peur de la mise à l’écart ou de l’abandon, tout en redoublant, dans une perspective analogique, des couples déjà existants. Djinala forme un couple amical avec Mildred, la fille d’une voisine amie de sa mère ; ce sont « de vraies sœurs ! Des jumelles, même si [Mildred est] indienne et [Djinala] négresse »22. Cynthia a un ami, Père Francis, un vieil homme sans famille qui fait écho à Monsieur Médouze, l’ami de José dans La Rue Cases-Nègres de Joseph Zobel23: la fillette le considère comme son jumeau bien qu’il soit « très vieux, très maigre, très noir »24. Alizée tisse une amitié avec Jasmine, enfant vietnamienne qui, comme elle, a été adoptée par une famille française et « est persuadée […] que des trafiquants d’enfants l’ont volée à ses parents génétiques pour la vendre – quelques milliers d’euros – à des Occidentaux en mal d’enfant »25. Ces amis tentent de construire une force à partir de leurs vulnérabilités respectives, essayant ainsi de faire communauté, de suppléer aux manquements de l’institution familiale et de se protéger de l’adversité. Cette union dessine une fraternité – ou une sororité – qui, comme le précise Jean-Pierre Pierron, « métaphorise le lien social. La métaphore de la fraternité n’ignore pas que nous ne sommes pas de la “même” famille, mais fait éclater cette pensée du même »26. Elle ne parvient cependant pas à exorciser les drames, individuels ou collectifs, sur lesquels elle se fonde, drames que Gisèle Pineau s’applique à dire, tout en respectant les limites de ce qui est formulable au sein d’ouvrages consacrés à la jeunesse dont le contenu est encadré par la Loi 49-956 du 16 juillet 194927.
Troubles dans la généalogie
Comme nous l’avons déjà mentionné, Case mensonge et L’Odyssée d’Alizée envisagent deux situations de généalogie incertaine qui remettent en question la famille nucléaire : celle d’une fillette à laquelle on cache l’identité de sa mère biologique et celle d’une enfant haïtienne adoptée dans le cadre d’une adoption internationale. Il s’agit de rendre compte des violences symboliques subies par des adolescentes sans aborder directement la question des violences physiques, de façon à ne pas heurter la sensibilité du jeune lecteur. Alors que l’auteure évoque l’inceste dans plusieurs romans – L’Espérance-Macadam28, Chair Piment29, Fleur de Barbarie30 – cette forme de violence intrafamiliale, qui impose sa marque dans la littérature caribéenne, ne figure pas dans ses romans pour la jeunesse. Djinala pourrait être le fruit d’une relation incestueuse entre le père de famille – absent de l’histoire – et sa fille, or l’enfant a été conçue par une adolescente, qui lui est présentée comme étant sa propre sœur, et le petit ami de cette dernière – second absent de l’histoire – qui a ensuite disparu en mer. Selon Cynthia Fleury, « le roman familial continue de narrer les rémanences du “Nom-du-père” »31, or Case mensonge n’énonce que des prénoms, généralement féminins, se structure autour de l’omission du « Nom-du-père » et omet de préciser les patronymes. Ainsi, le viol incestueux ne peut pas avoir été commis puisque la figure paternelle est gommée au profit d’une structure familiale matrifocale. L’absence d’un père qui aurait pu être abusif revêt, en apparence, un aspect rassurant ; elle ouvre pourtant un autre gouffre, de nature symbolique. En ne transmettant pas son nom, le père biologique ne peut incarner la loi or, dans « la société humaine […] dominée par le principe du langage, cela veut dire que la fonction paternelle n’est autre que l’exercice d’une nomination qui permet à l’enfant d’acquérir son identité »32. La figure paternelle défaillante ne signe pas le triomphe d’un matriarcat de substitution qui rendrait le concept lacanien inopérant, mais cède la place à des figures paternalistes, incarnées par des hommes politiques clientélistes qui, en utilisant leur pouvoir pour attribuer à certaines familles des logements sociaux et en excluant d’autres familles du mirage de la modernité, divisent la communauté. À sa manière, Case mensonge prolonge La Rue Cases-Nègres de Joseph Zobel : le spectre de la domination post-esclavagiste rôde toujours non loin des cases.
La crise d’adolescence d’Alizée suscite, pour sa part, la remise en question de la bonne conscience qui accompagne le processus d’adoption internationale. Gisèle Pineau aborde un sujet sensible à propos duquel « règne un consensus social unanime qui considère cette pratique comme fondamentalement vertueuse »33. L’adoption d’un enfant répond à la volonté des parents adoptants d’avoir une famille. Ainsi, l’adoption internationale, pratiquée par des couples occidentaux, est devenue le moyen le plus simple pour réaliser ce désir qui, compte tenu des relations internationales asymétriques, prend parfois des allures de droit. Joohee Bourgain, elle-même adoptée en Corée du Sud par des parents français, affirme que le récit de l’adoption internationale relève « d’une écriture à la voix passive »34 : l’agentivité des adoptés est généralement entravée, leur point de vue sur leur propre situation est rarement pris en considération. Publié en 2010, l’année du séisme en Haïti, L’Odyssée d’Alizée semble prémonitoire puisque des adoptions abusives d’enfants haïtiens ont eu lieu après cette catastrophe. De plus, la romancière raconte que lors d’un retour d’Haïti, en 2008, elle a servi d’interprète à des familles adoptantes dont les enfants s’exprimaient en créole35. Le récit d’Alizée fait également allusion à un « cyclone enragé »36 qui a menacé l’île en 1998, l’année de l’adoption de l’enfant.
L’originalité du texte consiste à procurer une voix à une enfant haïtienne adoptée, sans toutefois juger ou dénigrer les motivations de la famille d’accueil, créant ainsi un terrain propice à une mutuelle compréhension et à une patiente construction de l’histoire familiale. Au début du récit, Alizée se perçoit comme une « outsider within »37, une étrangère de l’intérieur, en proie à des formes de dissonances identitaires, comme le montre la scène emblématique du reflet dans le miroir. Sous la surface lisse du résumé de son histoire, perce une pointe d’ironie à l’égard de ses parents et affleurent les grumeaux du bouleversement qu’elle a subi :
Pendant dix ans, ils ont essayé sans succès d’avoir un enfant sorti de leur sang et de leur chair, du ventre de maman […]. Chaque fois qu’une de leurs tentatives échouait, c’était comme si leur vie était anéantie, comme si une pluie de bombes leur tombait sur la tête. Un jour, ils ont décidé d’adopter. C’est ainsi qu’ils sont partis en Haïti pour aller trouver un bébé noir à aimer. Et ils m’ont trouvée, moi, Alizée. En fait, mon premier prénom était Charmine, mon nom : X. J’avais deux ans. Ils m’ont préférée en Alizée. Je m’appelle Alizée Durmont. Voilà mon histoire.38
La narratrice prend en considération la souffrance ressentie par ses parents, sans gommer l’étrangeté de sa propre condition : celle d’un « bébé noir » dans une famille blanche, celle d’une enfant abandonnée dont l’identité première a été effacée – ne reste que le X d’une naissance anonyme ironiquement transformé en patronyme – et à laquelle on a imposé une assimilation. Elle se tient ainsi à égale distance entre une acceptation de la mythologie de l’adoption, écrite du point de vue des adoptants, définie comme « la production d’un discours idéalisant l’adoption, qui engendre un ensemble de croyances et de représentations qui permettent que des pratiques asymétriques se perpétuent au point de faire système »39 et une dénonciation globale de l’adoption internationale, elle-même dépendante d’un système idéologique. L’adolescente raconte elle-même son histoire et « l’acte de se dire permet d’affirmer sa voix et de baliser le chemin vers celui que l’on veut être » précise, à juste titre, Élodie Malanda40. Elle prend aussi en considération les micro-récits forgés par ses parents, tel ce livre, aux allures de manuel de développement personnel, que sa mère souhaiterait écrire dans l’espoir d’aider les familles adoptantes. Les titres pressentis – « Prendre un enfant par la main », « Adoption : l’odyssée », « Les dix commandements de l’adoption », « Les sept merveilles de l’adoption »41… – entérinent la mythologie d’une adoption perçue comme acte humanitaire. Pétrie de bons sentiments, cette intention scripturale constitue aussi l’embryon d’un projet familial qui permettra à Alizée d’accomplir son odyssée et, partant, de se réconcilier avec elle-même et avec les siens.
Inventer des communautés rhizomatiques et archipéliques
La tâche de reconstruire la communauté, en dissipant les mensonges et les silences sur lesquels elle repose, est confiée aux protagonistes principaux, qui doivent faire alliance avec autrui et insuffler une énergie positive afin de sortir de l’impasse. La fragilité semble la principale caractéristique des familles ; elle est intimement liée à une relation malaisée avec l’espace de vie et aux défaillances de la citoyenneté, qu’il s’agisse de la place dévolue aux minorités au sein de la République française au début des années deux mille ou de la condition sociale et politique des départements et régions d’outre-mer. Quartier Roucou symbolise un lieu de relégation sociale, la mère de famille choisit de trahir sa meilleure amie afin de faire partie des élus qui obtiendront un logement neuf et quitteront le « canot de la misère »42 ; le héros de C’est la règle est soumis aux préjugés raciaux qui pèsent sur les couples dits mixtes et ne parvient pas à accepter un beau-père noir ; Cynthia se sent à l’étroit dans la maison familiale ; Alizée souhaite connaître Haïti, son pays natal, pour réparer une faille.
De façon générale, le roman pour adolescents emprunte souvent la voie du roman de formation qui, comme le rappelle Daniel Delbrassine, est « centré sur les grands moments de la vie intérieure et l’évolution psychologique de son héros »43, la tétralogie de Gisèle Pineau outrepasse cette vision psychologisante et individualiste en montrant comment le « faire famille » relève « d’un processus opératoire, dynamique et symbolique, qui demeure, en fait, la véritable institution “famille” »44. La construction de la communauté, familiale ou citoyenne, et la formation du héros ne peuvent advenir qu’à condition d’incorporer l’archipel caribéen à ces processus, jusqu’à en faire leur point nodal. La prise en compte du lieu caribéen, dans ses dimensions archipélique et rhizomatique, est garante de la créativité familiale. Dès lors, petites et grandes histoires se trament dans la connaissance de la géographie insulaire et de la diversité des cultures créoles.
Inspirée par l’Antillanité d’Édouard Glissant et par le mouvement de la créolité, auquel elle s’est rattachée dans les années 1990 lorsqu’elle a commencé à publier ses textes, Gisèle Pineau reconsidère elle aussi « la politique de la filiation »45. Elle ne se contente cependant pas de prolonger ces « discours antillais » en leur conférant une dimension pédagogique et en introduisant une perspective liée au genre46, elle implique des adolescents – personnages et lecteurs – dans l’effort de « faire pays »47 et de « faire famille », deux constructions ici indissociables. À l’instar d’Édouard Glissant, elle formule une « pensée de la relation [qui] déjoue le système de filiation, en s’attaquant à son fil conducteur, la transmission de l’ascendant vers le descendant, la temporalité verticale et continue »48, selon les termes de François Noudelmann. Il s’agit alors d’envisager une co-construction des savoirs et de dessiner une cartographie rhizomatique, pour reprendre le concept de Gilles Deleuze et Félix Guattari49 réinvesti par Édouard Glissant50. Il s’agit d’échapper au morcellement géographique et historique, de faire émerger les cultures populaires caribéennes et de relier entre eux les habitants des îles de l’archipel.
Les adolescents sont à l’origine d’une éthique relationnelle. Djinala porte son regard au-delà de la misère ; depuis son lieu, elle contemple la beauté de la nature insulaire : « On voit la mer avec ses îles, et aussi le volcan de la Soufrière et les mornes envahis par les plantations de bananiers »51. Bidonville marqué par le naufrage des vies humaines, blessé par les manœuvres politiciennes et par la trahison, Quartier Roucou échappe à l’enfermement grâce à la mer ; l’enfant nage « en direction de l’île de Marie-Galante, la Galette, comme la surnomment ses habitants »52. Un lien se tisse entre des personnages populaires aux destins fêlés, profondément attachés à la Caraïbe, tels ces vieux pêcheurs dont les « longs discours [sont] comparables à ceux de Fidel Castro »53. C’est grâce à la culture populaire créole que les liens malmenés se recousent et que la vérité éclate. La voisine trahie se fait conteuse pour éventrer le secret de son ancienne amie : elle dévoile, dans la transparente opacité de sa parole, « l’histoire d’une Bonne dame. Belle figure. Bouche menteuse »54 et révèle la véritable ascendance de Djinala. Ce conte cruel possède des vertus curatives : en brisant le mensonge, il aide la fillette à énoncer sa généalogie. Le carnaval permet aussi que la communauté se ressoude dans la fraternité festive d’un arc-en-ciel.
Déjà fortement ancré dans Un papillon dans la cité et Caraïbes sur Seine – les deux premiers romans pour la jeunesse – le voyage de la France vers l’île papillon constitue un motif récurrent que l’auteure qualifie de réaliste55. Le narrateur de C’est la règle réussit à trouver sa place au sein de sa nouvelle tribu grâce à des vacances enchanteresses en Guadeloupe. Le séjour se décline sous le signe de l’affection – Steph apprend à aimer son beau-père et la famille de ce dernier, du dialogue – le grand-père « évoqu[e] sa vie de pêcheur avec des mots simples et des gestes grandiloquents »56, de la joie et du partage. L’adolescent s’initie aux charmes de la vie insulaire et communautaire : la nourriture créole est abondante, la nature omniprésente, la grande famille guadeloupéenne s’élargit davantage en intégrant les nouveaux membres. Un changement de perspective s’accomplit : alors qu’en France métropolitaine, le « beau-père black »57 et sa fillette « café au lait »58 lui semblaient incongrus, en Guadeloupe, Steph devient à son tour minoritaire, de fait, il doit apprendre à changer son regard sur le monde. Le roman d’apprentissage intègre des caractéristiques propres au roman d’initiation : Steph est initié à une nouvelle forme de vie et, en sauvant de la noyade sa petite sœur, il honore un pacte conclu avec l’aïeule.
L’acte de bâtir la fraternité grâce au déplacement, de relier les îles de l’archipel caribéen séparées par la conquête coloniale, puis hiérarchisées par la départementalisation des îles françaises, est au cœur des Colères du volcan. Grâce à leur professeur d’anglais, Mister John Douglas, une figure de l’Antillanité qui a bourlingué dans tout l’archipel, Cynthia et ses camarades se rendent à Montserrat où les familles de leurs correspondants les hébergent. Ils sont accompagnés de Père Francis qui, lui aussi, trouve une âme sœur. En s’emparant du thème du voyage scolaire pour relier l’île de la Guadeloupe à sa petite voisine anglophone, Gisèle Pineau puise dans ses souvenirs familiaux59. La mise en relation, sous forme d’affiliation horizontale, permet de dissoudre des malentendus politiques et linguistiques – les jeunes « Frenchies » cessent de se considérer « au-dessus des Caribéens ordinaires »60 – et d’intégrer à la cartographie romanesque la petite île de Montserrat, soumise aux mêmes aléas naturels et climatiques que la Guadeloupe. L’éruption de la Soufrière de Montserrat61 met fin au rêve de retrouvailles en Guadeloupe avec les correspondants : la joie se dissout dans un douloureux principe de réalité. Le roman de formation intègre une prise de conscience de la dureté des réactions de la nature et des hommes. Cynthia se désole du manque de solidarité des Guadeloupéens face à la catastrophe qui frappe les habitants de Montserrat contraints à l’exil, déplore la trahison du professeur d’anglais qui poursuit son chemin aux États-Unis et s’interroge amèrement : « Est-ce que les êtres humains n’étaient pas aussi terribles que les volcans ? »62. Loin de produire une vision œcuménique, le paradigme de l’archipel invite à un inventaire du réel qui, en conjuguant utopie et lucidité, permet aux enfants de grandir.
L’Odyssée d’Alizée reprend, pour sa part, le paradigme du retour au pays natal qui, depuis l’œuvre fondatrice d’Aimé Césaire, ne cesse de nourrir la littérature caribéenne. Haïti n’existe pas seulement en tant que lieu géographique qui a été perdu, mais comme signifié culturel grâce à une peinture naïve du peintre Tirésias qui nourrit l’imaginaire d’Alizée. Le retour en Haïti passe par un séjour en Guadeloupe qui ressoude la famille en lui faisant entrevoir, comme dans les précédents récits, une archipélité élargie, à la fois réelle et fabuleuse, qui conjugue plusieurs référents culturels et historiques :
Autour, il y a d’autres îles, proches et lointaines, toujours mystérieuses dans mon esprit, des îles au trésor, des îles habitées par des titans, des cyclopes, des fées, des sorcières […] Je sais que mon île Haïti est perchée tout là-haut, près de Cuba, la Jamaïque, les Bahamas – et pas trop loin des côtes de la Floride, de l’Amérique… J’ai lu des pages entières de la grande histoire d’Haïti.63
Ainsi, Alizée ne se contente pas d’accomplir l’odyssée dont sa mère nourrissait le projet, elle réalise un voyage initiatique et collectif dont la créativité, tissée de rêves, de connaissance des arts caribéens et de nombreuses lectures – Pluie et vent sur Télumée Miracle de Simone Schwarz-Bart figure aussi dans la bibliothèque – est garante du « faire famille ».
La littérature pour la jeunesse de Gisèle Pineau dessine une manière de « rêve créole »64 qui se saisit d’un réel souvent brutal pour le transformer en utopie constructive. Le happy end ponctuant les récits n’est pas la seule preuve de la beauté de ce rêve qui se forge essentiellement grâce au cheminement des personnages, à leur voix, à l’écriture et à la lecture. Au sein d’un genre littéraire qui repose sur une « poétique des valeurs »65, la famille acquiert une valeur à condition de se construire sur la vérité, l’ouverture et l’inventivité. Microcosme familial et macrocosme caribéen s’avèrent indissociables, les récits proposent ainsi une réflexion sur la famille intrinsèquement liée à la formation d’une citoyenneté caribéenne.