Penser la famille autrement, éclairer ses zones sombres, sonder ses non-dits, s’intéresser aux rapports encore peu explorés, en somme démêler l’ensemble des fils qui forment l’écheveau embrouillé des relations psychiques et des constellations textuelles.1
Vers une décomposition queer de la « famille » : introduction à la polyparentalité
Lors d’une conversation avec Pierre, l’amant de son ami Troy, la protagoniste du web-feuilleton Vie de licorne2, Moi/Anne, s’exclame : “Metafiction is my middle name, honey” (VL, ép. 249). S’iels discutent de nouveaux arrangements amoureux et d’un manuscrit que Moi/Anne compte faire publier3, leur intention d’insister sur la métafiction figure un tissu relationnel dépassant le cadre virtuel et, par le sujet même du web-feuilleton, le cadre normatif de la « famille ». Cette entrée in medias res dans l’œuvre d’Anne Archet, principalement publiée au Québec et en ligne4, nous permet d’aborder l’enjeu des nouvelles constellations familiales pensées grâce aux vécus queers. D’un côté, cette relationnalité crée des ramifications familiales qui refusent le stéréotype de la dystopie des « recompositions » familiales ; de l’autre, elle s’attire les foudres de conceptions traditionnelles et normatives de la « famille » comme celles de certaines communautés queers qui, par peur ou mécompréhension, n’osent pas, ou peu, toucher à l’institution familiale5. Ce que Tyler Bradway et Elizabeth Freeman, entre autres, ont appelé “queer kinship” provoque la mouvance de l’espace et du temps6 pour amener à reconsidérer la « famille décomposée » comme vectrice d’une alternative recomposant avec le présent bien réel des communautés queers. Cette « décomposition » n’est nullement négative : elle aspire à repenser à partir et au-delà du système.
Dans ce contexte, la relationnalité queer assume une fonction politique évidente et ouvre la voie à des débats sur la « famille ». La représentation des relations consensuelles non monogames, dont le polyamour, est un cas fort intéressant car, comme le souligne Christian Klesse, si les relations polyamoureuses gagnent en représentativité, force est de constater que la question de la parentalité, voire de la polyparentalité7, reste peu explorée8. Lorsqu’elle l’est, elle demeure stéréotypée et condamnée à n’avoir qu’un effet néfaste sur la « famille » dans le sens où les parent·es sont considéré·es comme « immatures, irresponsables, égoïstes » en créant un environnement malsain pour leurs enfants9. Si de telles affirmations persistent à l’égard des familles polyparentales, cela est surtout dû au fait que, dans notre société occidentale, les relations monogames et les familles composées uniquement de deux parent·es sont les seuls types de configurations légalement reconnus. D’ailleurs, au Québec, ce n’est qu’en 2002 que les familles homoparentales ont été « légitimées ». S’il est vrai que cet événement historique a occasionné à la fois une « éclosion de la pluriparentalité » et une remise en cause des « présupposés naturalistes du modèle familial traditionnel, lequel définissait des rôles parentaux masculins et féminins dont la complémentarité se justifiait en dernière instance sur la base d’une altérité sexuelle procréatrice »10, il n’en reste pas moins que la parentalité légale se limite encore au nombre de deux. Les difficultés auxquelles font face les familles pluriparentales « ne sont ainsi pas tant d’ordre pratique que symbolique, puisque l’absence de lien légal envers l’enfant rend leur lien de parentalité invisible sur le plan social »11. Qui dit invisible dit non normatif et donc marginalisé. Or, Franklin Veaux et Eve Rickert soutiennent que les relations polyamoureuses peuvent influencer de manière positive la vie des enfants en les exposant à de meilleures techniques de communication et à des relations saines, aimantes et multiples12.
Emblématique d’une littérature des marges, Vie de licorne est une exception à la représentation de la polyparentalité, en ce qu’elle permet d’étendre une réflexion sur la conception familiale polyamoureuse à une famille relationnelle queer. Ayant déjà quatre livres à son actif, Anne Archet continue de se démarquer par ses publications via des canaux alternatifs13, auxquelles Vie de licorne (qui se poursuit depuis 2017) appartient. Ce web-feuilleton métafictionnalise l’image de la famille dans le polyamour, dans des arrangements entre partenaires sous la lumière du consentement à l’enjeu de la polyparentalité qui déconstruit l’attente de la parentalité normative hétérosexuelle à deux, avec un·e enfant ou plusieurs. La protagoniste Moi/Anne y campe le rôle d’une femme pansexuelle polyamoureuse qui est coparente d’une fille, Lou, qu’elle a eue avec Simone, son ancienne compagne, et d’un fils, Liam, qu’elle élève avec Blondine, sa partenaire lesbienne, Ousmane, son partenaire asexuel panromantique, et Elle, son autre partenaire lesbienne14. Par ailleurs, si Lou est déjà présente à l’ouverture du web-feuilleton (elle aurait 11 ans en 2017), le lectorat du web-feuilleton accompagne la conception de Liam. S’il ne s’agit pas de faire de ce public des coparent·es, la communauté virtuelle créée autour de Vie de Licorne subvertit la « famille », car des inconnu·es se lient dans le présent queer de la famille alternative de la figure principale.
Cet article cherchera donc à soulever les enjeux de la relationnalité queer au prisme de la famille dans Vie de Licorne. Le web-feuilleton s’affranchit-il des normes parentales ? Quelle est la valeur ou la non-valeur des institutions dans la reconnaissance des familles polyparentales ? De quelles manières la biologie perd-elle son sens normatif ? Comment l’espace-temps propre au web-feuilleton permet-il de subvertir le présent en un futur queer ?
Une conception en famille : polycule et polyparentalité loin de l’emprise des institutions
Dès les premiers épisodes de Vie de licorne, la protagoniste Moi/Anne nous plonge dans un univers où règne la fluidité. Les personnages Elle, qui se décrit comme « homoflexible » (VL, ép. 2), et Moi/Anne se remettent ensemble (VL, ép. 6). Cette relation renouvelée n’inspire à Lou aucun mépris ; elle se montre plutôt indifférente lorsqu’Elle lui demande son avis (VL, ép. 20). Pour la jeune adolescente, les relations amoureuses ou sexuelles de sa mère Moi/Anne n’ont aucun effet sur sa vie et sur le temps qu’elle partage avec elle et son autre mère, Simone, toutes deux séparées. Certain·es théoricien·nes, comme Paul Yonnet15, croient qu’un·e enfant d’un nouveau couple recomposé ressent parfois de l’angoisse ou de la jalousie à l’idée qu’iel ne soit plus l’enfant désiré·e comme iel l’était dans le couple précédent. Dans Vie de licorne, Lou subvertit cette représentation erronée notamment grâce à l’amour que lui portent ses deux mères16.
L’entente entre Moi/Anne et Simone participe davantage de cette subversion puisque les mères partagent les responsabilités parentales pour prendre soin de Lou. Alors que l’imaginaire et l’injonction sociales considèrent le père comme le gagne-pain de la famille, Moi/Anne et Simone s’arrangent pour gérer les dépenses qui concernent leur fille :
Simone — Alors ? On fait comme l’an dernier ?
Moi — Si ça ne te dérange pas, je préfèrerais plutôt m’occuper moi-même des achats et te refiler ensuite les reçus pour qu’on règle nos comptes. La dernière fois, tu ne t’es pas trop donné la peine de chercher les bonnes affaires et ça m’a coûté la peau des fesses.
Simone — C’est quand même moi qui paye les deux tiers des dépenses.
Moi — Parce que tu fais plus que deux fois mon revenu. On ne reviendra pas là-dessus, n’est-ce pas ?
Simone — Comme tu veux. Essaie quand même de ne pas acheter des trucs cheaps qui fuckent après deux semaines. Ça, ça énerve. (VL, ép. 88)
Si Lou adopte une attitude blasée face aux relations de ses mères, elle interagit plus avec Samuel et Félix, les enfants du personnage Lui, un amoureux de Moi/Anne. Dans l’épisode 61, cette dernière s’occupe des trois enfants et Samuel l’appelle « Maman » même s’il sait très bien que Moi/Anne n’est pas sa mère biologique. L’humour entre en jeu puisqu’on se rend compte que Samuel imite Lou qui dit : « On veut vraiment de la pizza, maman ». S’ensuit le dialogue entre les deux frères, Samuel et Félix, dans lequel Moi/Anne peut être considérée comme une mère sociale, c’est-à-dire celle qui répond aux besoins des enfants. Si la pluralité des relations amoureuses et sexuelles est parfois la cause de conflits parmi les métamours dans l’univers licornien17, l’harmonie et l’entraide définissent la relation entre les enfants (VL, ép. 76, 157). D’ailleurs, lorsque Blondine annonce à Moi/Anne qu’elle voudrait qu’elles aient un·e enfant ensemble, avec l’aide d’Ousmane – qui sera le fournisseur du « matériel génétique » (VL, ép. 239) –, tous les membres du polycule montrent leur soutien.
La polyparentalité chez Anne Archet n’est néanmoins pas exempte de pensées normatives, notamment en ce qui a trait à l’institutionnalisation de la parentalité. Si certains personnages signalent des obstacles possibles auxquels les polyparent·es pourraient faire face, c’est qu’il leur faudrait « être désigné[·es] comme [parent·es] par les institutions »18. Ousmane, par exemple, hésite à adopter le statut de père :
Moi — Je sais, je sais… Mais toi, tu n’aurais pas envie de devenir père, plutôt que simple donneur de sperme ?
Ousmane — Je ne suis pas en couple avec Blondine.
Moi — Et alors ? Tu es dans un V19 avec elle et moi.
Ousmane — Un enfant a besoin de deux parents qui s’aiment. Pas de métamours qui partagent leur blonde20 selon un calendrier aussi complexe de [sic] la théorie générale de la relativité.
Moi — Il n’y a pas un proverbe africain qui dit que c’est d’un village que les enfants ont besoin ?
Ousmane — Je ne sais pas. Je n’ai entendu ce proverbe qu’ici. Faut dire que l’Afrique, c’est grand en querisse…
Moi — […] Je crois que l’authentique faux proverbe africain a raison. Deux parents, c’est insuffisant pour élever un enfant. Ça pourrait être un projet collectif.
Ousmane — J’ai toujours voulu avoir des enfants, c’est sûr. Je m’étais toutefois imaginé que ce serait avec ma future épouse… (VL, ép. 240)
Ici, l’alternance entre les phrases affirmatives et négatives des deux personnages sert à remettre en question la biparentalité normative à la fois d’Ousmane et de la société. Lorsqu’Ousmane utilise l’analogie de la polyparentalité et la complexité de la théorie générale de la relativité, il laisse entendre que ce type de configuration parentale ne correspond pas à ce qu’il attendait par rapport au rôle de père. Autrement dit, le rôle d’un père dans une famille polyparentale dépasse celui du père patriarcal traditionnel, à savoir le chef d’une famille nucléaire. Selon Lori Saint-Martin, il existe des pères patriarcaux qui « incarne[nt] l’autorité masculine parfois abusive », mais il est aussi essentiel de les dissocier des pères « parfois tendre[s] et vulnérable[s], qui se cache[nt] derrière »21. Malgré sa conception normative de la paternité, Ousmane est l’un des personnages ayant le plus d’empathie dans le web-feuilleton. L’ellipse à la fin de sa réplique suggère qu’il réfléchit sur son internalisation des structures patriarcales et qu’il envisage d’adopter le rôle que lui propose Moi/Anne. Ajoutons que le proverbe cité par Moi/Anne – en dépit de l’oxymore des deux adjectifs « authentique » et « faux » qui le qualifient22 – participe à la déconstruction de l’idée selon laquelle un·e enfant aurait besoin de deux parent·es : il contribue ainsi à la désinstitutionnalisation de la polyparentalité. Nous pourrions même voir, dans cette reconfiguration du rôle paternel, une subversion de la domination masculine qu’exercent les pères patriarcaux23.
Plus loin, Moi/Anne dévalorise encore plus la reconnaissance institutionnelle du statut de parent·e par l’État : il serait entièrement possible d’assumer les fonctions parentales à trois et « [l]es parents d’un enfant n’ont pas à être en couple pour être de bons parents » (VL, ép. 241)24. Maurice Godelier soutient également la désinstitutionnalisation du statut de parent·e : « Ce qui compte, c’est fondamentalement le statut que l’enfant aura par rapport aux adultes qui l’élèvent. Ce qui compte partout, c’est moins la naissance d’un enfant que la manière dont on l’élève, les soins, l’affection qu’on lui apporte, les biens matériels et immatériels qu’on lui transmet »25.
Vie de licorne illustre cette configuration polyparentale :
Blondine — Ousmane et moi allons être les parents administratifs, pour l’état civil. En plus de fournir le matériel génétique et la matrice pour la procréation.
Ousmane — Ainsi que le lait maternel…
[…]
Moi — Quant à moi, j’ai proposé d’être la maman des jours ouvrables. Vous avez toutes des jobs de bureau alors que moi, je peux aménager mon temps pour être parent à temps plein pendant les heures d’affaires. Je vais transformer ma chambre d’invités en chambre pour bébé…
Elle — … Avec mon aide. J’ai déjà trouvé un lit et la table à langer incroyablement cuuuuuutes ! Quant à moi, je m’offre pour être la maman des week-ends, des soirs de sorties, des imprévus, des voyages à l’étranger : bref, la MAMAN GÂTEAU ! Je me propose aussi de préparer des repas pour le bébé et pour les parents exténués parce que ce n’est pas avec la bouffe d’Anne qu’on va passer à travers… (VL, ép. 245)
Bien que la proposition de Moi/Anne d’être « parent[·e] à temps plein pendant les heures d’affaires » puisse faire croire à la description d’un emploi non domestique, il s’agit plutôt d’une offre d’aide aux parent·es administratif·ives, et surtout d’une prise en compte des charges mentales et émotionnelles liées à la parentalité. De plus, avec l’énumération « la maman des week-ends, des soirs de sorties, des imprévus, des voyages à l’étranger », énoncée par Elle, on constate que la configuration de la polyparentalité se base non seulement sur le partage des tâches mais aussi sur un équilibre où le bien-être de l’enfant ainsi que de tous les membres du polycule est central.
Vie de licorne déconstruit et reconstruit, tout en la désinstitutionnalisant, la pluriparentalité ; le lectorat fait partie d’un univers où diverses identités sexuelles et de genre forment une relation unique de parentalité. L’harmonie parmi des personnes appartenant à différentes ethnies et ayant diverses croyances religieuses rend cette famille plus remarquable et attachante. Nous pensons plus précisément à Ousmane, un musulman ayant grandi au Sénégal, Elle, une catholique, et Moi/Anne, une athée (VL, ép. 111), qui élèvent Liam sans aucune religion ou culture spécifique. L’acceptation de chaque personnage par les membres du polycule, malgré leurs différences26, met l’accent sur le monde utopique qu’Anne Archet crée à travers le web-feuilleton. Ce dernier devient, de cette manière, l’étendard d’un refus d’une représentation sociale attendue – normative – par l’entremise de personnages cishétérosexuels, blancs et catholiques.
Alors que nous sommes actuellement témoins de la montée du fascisme, du racisme, de l’homophobie et de la transphobie au Québec27 et, plus généralement, dans le monde occidental, Vie de licorne est une œuvre essentielle qui sert à la fois à jeter un regard critique sur les institutions oppressives et à créer une communauté solidaire de personnes queer affrontant ces mêmes institutions. C’est notamment par une insistance sur la relationnalité pour ses personnages et son lectorat qu’Anne Archet aiguise sa critique et propose un futur alternatif.
Iel était plusieurs fois… : substitution utopique par la virtualité familiale
Si la famille licornienne revendique la relationnalité queer, elle allégorise sa virtualité au point que le lectorat s’attache à elle. Cette question de l’attachement est primordiale pour saisir le jeu sémantique et littéraire envers les mythes auquel Anne Archet s’adonne. Selon Sara Ahmed, l’attachement queer s’apparente moins à une idylle reflétant le script familial hétéronormatif qu’à un inconfort idéal qui permettrait, lui, de rendre compte que l’émancipation de ce script se déploie dans la négation du système qu’elle reproduit alors. Or, l’échec peut aussi s’épanouir dans la positivité de l’alternative, tout en ayant conscience que cet idéal relationnel queer n’est pas donné à toute personne queer28.
Anne Archet nous offre une réflexion critique sur le mythe familial auquel le lectorat était jusqu’ici attaché. À notre analyse polyparentale ci-dessus, qui illustre la déconstruction du mythe de la famille bourgeoise banlieusarde blanche chrétienne et cishétéronormative, s’ajoute la construction d’un non-mythe : celui d’une utopie queer. Dans la section « À propos » de Vie de licorne, l’autrice ironise : « Vie de licorne est un web-roman à l’eau de rose d’Anne Archet qui raconte en dialogues l’histoire d’amour d’un polycule comme tous les autres, adepte de BDSM et d’arcs-en-ciel en sucre d’orge. Les mises à jour seront irrégulières et erratiques, je vous en fais la promesse ». Ce commentaire suggère deux choses : le détournement du feuilleton audiovisuel et le retournement du conte de fées.
Les aventures du polycule peuvent, d’une part, se lire comme une satire du feuilleton télévisé. Par exemple, les familles cishétéronormatives en décomposition dans Desperate Housewives répètent au public des problèmes de fidélité ou d’enfants rebelles. Anne Archet subvertit ces fils narratifs tout en nous divertissant. Il ne s’agit plus de l’infidélité du mari de Bree ni de la crise d’adolescence de leur fils Andrew dont son homosexualité cachée serait le résultat29. Dans Vie de licorne, le polycule repose sur le consentement du vivre-ensemble et du partage amoureux (qu’il soit romantique, sexuel ou les deux). Anne Archet met en scène le sentiment de « compersion » ressenti par Lui envers Elle alors que celle-ci a un rendez-vous avec une autre partenaire30. Cette « drôle de fébrilité » (VL, ép. 31) se veut le contraire de la jalousie. Qui plus est, la famille polyparentale ne condamne pas l’orientation sexuelle ni l’identité de genre de ses enfants. C’est avec sarcasme qu’Anne Archet aborde l’intolérance que de nombreux·euses enfants queers subissent au sein de leurs familles, en renversant le schéma narratif normatif. Au détour d’un repas, Lou fait son coming-out hétérosexuel à Moi/Anne :
Lou — […] Moi, je suis sûre que je vais me marier, un jour.
Moi — Tant mieux pour toi, si c’est ce que tu veux.
Lou — Avec un gars, en plus.
Moi — Ah ? Es-tu en train de me faire un coming out hétérosexuel ?
Lou — Je pense que oui.
Moi — Et [sic] bien ma chérie, je suis contente que tu m’en parles. Je t’accepte et t’aime comme tu es.
Lou — Merci. Et je vais aussi me marier à l’église.
Moi — Tu n’as pas mis les pieds dans une église plus de trois fois dans ta vie.
Lou — C’est pas grave. Une église, c’est beau et c’est une belle place pour se marier. (VL, ép. 300)
Ici, l’église devient un mythe déchiffré queerement. Si Barthes définit le mythe comme un système sémiotique qui « s’édifie à partir d’une chaîne sémiologique qui existe avant lui »31 et dont l’origine, s’il en est une, est rendue insaisissable, Anne Archet le détourne pour critiquer l’origine et l’idéal du mariage cishétéronormatif.
De ce détournement découle, d’autre part, un second renversement : les « arcs-en-ciel en sucre d’orge » dont Anne Archet colore son web-feuilleton participent au retournement du conte de fées. L’autrice de Vie de licorne déplace et transgresse le conte cishétéronormatif d’une princesse sauvée par un valeureux prince dont la finalité est le « iels vécurent heureux·euses et eurent beaucoup d’enfants ». Tout d’abord, l’omniprésence de pratiques sexuelles au-delà de la reproduction sexuelle contribue à ébranler le château de la princesse. Par exemple, le donjon BDSM de Maîtresse SD (parfois partenaire sexuelle de Moi/Anne) est un lieu de travail du sexe où plaisir rime avec désir et consentement32 et qui fait office de script alternatif à la sexualité hétéropatriarcale (VL, ép. 235). Ensuite, si le polycule donne l’impression d’une harmonie amoureuse et familiale bienheureuse, il reste soumis aux aléas de la vie, ce que la transformation de la carte des Tendres, dessinée par Moi/Anne, illustre (VL, ép. 60, 270, 341). Le « polycule est devenu complexe en querisse » et en faire une carte permet à la famille non pas de hiérarchiser ses relations, mais d’imaginer la beauté de l’amour « dans toute sa complexité » (VL, ép. 270).
Bien loin d’une lignée familiale par le sang, nous avons affaire à une relationnalité queer qui soulève l’enjeu de l’acceptation sociale. Comme le souligne Judith Butler, le sang « est une métaphore très codifiée et chargée par des règles sociales régissant l’héritage et la relation de propriété »33. Le polycule souffre de discriminations sociales, notamment celle d’obtenir la reconnaissance légale de la pluriparentalité (VL, ép. 245). Cependant, rien n’est sans ironie chez Anne Archet : l’autrice présente les arrangements pluriparentaux comme un « vrai mariage traditionnel, sans sexualité et avec chambre à part » entre Ousmane et Blondine pour insister sur le fait que « nous sommes tous[·tes] des amoureux[·euses] d’Anne… et des métamours entre nous » (VL, ép. 245). Plusieurs éléments coïncident avec la conception narrative d’une utopie queer sans jamais, toutefois, faire du polycule un nouveau mythe. Les attachements polyculaires et polyparentaux se font dans l’inconfort puisque la famille du web-feuilleton ne se résume pas au sang, et en ceci, ils illustrent une critique de « la promesse du bonheur » : Anne Archet approuve une vie queer découlant de l’échec du bonheur cishétéronormatif, comme l’affirmation d’un espoir conscient que les discriminations existent encore34.
Les constellations relationnelles des personnages de Vie de licorne permettent alors de poser les bases d’une utopie queer dans le sens où l’entend José Esteban Muñoz, c’est-à-dire d’une utopie-à-venir : une « futurité queer qui est attentive au passé dans le but de critiquer le présent »35 et qui repose sur l’imaginaire. En proposant un détournement des feuilletons audiovisuels (le présent de notre société galvanisée par des téléréalités consommables et répétant inlassablement le script cishétéronormatif) et un retournement des contes de fées (le passé de nos histoires reflétant un schème attendu par la « lignée »), Anne Archet nous invite à réimaginer la famille. Par sa position inconfortable, la famille virtuelle de Vie de licorne est un non-mythe, infirmant la reproduction humaine normée et genrée de façon purement biologique.
Cet inconfort se transpose sur l’écran même de nos appareils avec lesquels nous lisons Vie de licorne. Le web-feuilleton est en effet le lieu hautement symbolique d’une famille virtuelle, dans le sens propre du terme. Anne Archet y brise les stéréotypes et les obstacles virtuellement. Comme l’observe Loïc Bourdeau par rapport à la représentation nord-américaine francophone en ligne de la maternité, la famille est sous filtre, « menant aux obsessions […] d’être des parent·es parfait·es et d’être reconnu·es et estimé·es comme tel·les par les communautés virtuelles »36. L’autrice se réapproprie ce filtre en jouant l’utopie de la perfection. Ainsi, Moi/Anne clame :
Puisque je ne suis pas quelqu’un qui déborde d’imagination, je me suis dès le départ (très) lourdement basée sur ma propre vie. Constatant que ces petits bouts de dialogues étaient relativement bien accueillis par les gens qui me suivent sur Facebook [,] […] j’ai décidé de transformer ces petits divertissements en web-feuilleton, avec la résolution ferme d’écrire jusqu’à ce que le filon s’épuise. […] Les épisodes pour la plupart se suffisent à eux-mêmes et sont dépourvus du cliffhanger qui tient la lectrice en haleine et lui donne envie de connaître la suite du récit. J’aime trop les chutes rigolotes pour m’en priver au nom de viles considérations de rétention de lectorat. Et puis soyons honnêtes, on n’a pas vraiment affaire ici à un récit, juste le long fleuve tranquille de la vie d’un polycule comme tous les autres. (VL, Intermède 11)37
La fiction de la famille polyparentale dans Vie de licorne se fait le miroir ironique d’une famille normative régie par un capitalisme néolibéral du soi sous le regard constant des autres, c’est-à-dire, par extrapolation, que le web-feuilleton devient satire de l’illusion du selfie où la relationnalité virtuelle repose sur le spectacle du soi. Il n’y a plus de filtre : le polycule est donné à lire sous toutes ses coutures. Le « long fleuve tranquille » est ponctué par des tensions entre les métamours d’Elle, Moi/Anne et Roxane38 (VL, ép. 38, 195), les ruptures sentimentale et sexuelle entre Lui et Troy (VL, ép. 341) ou sexuelle entre Moi/Anne et Troy (VL, ép. 270).
Anne Archet va encore plus loin : si nous lisons bien une fiction, ce genre, virtualisé par la toile, souligne l’importance attachée à l’imaginaire. Le refus du « cliffhanger » permet le développement d’une affection envers cette famille. Nous retrouvons ici l’utopie-à-venir de Muñoz : l’imaginaire est l’architecture d’une « distorsion temporelle collective »39, un design relationnel où les désirs queers sont le futur. En ceci, l’autrice de Vie de licorne contribue au développement des humanités numériques queers. Cette discipline, relativement nouvelle, refuse l’ordre d’un codage propre et accueille le « désordre » par une pratique de la technologie qui n’est ni « straight » ni idéalisée, et conteste donc la réalité normative donnée à voir ou à lire sur la toile40. Au mélange des genres littéraires et des procédés médiatiques (captures d’écran, photos, dialogues, prose, etc.)41 qui participe à la création d’une généalogie alternative, s’ajoute une relation spéciale avec le lectorat. Vie de licorne dépasse la simple « familiarité » de l’audience avec les termes formant le polycule – termes qu’Anne Archet s’attache à expliquer dans la section « Lexique » – et avec la (non-) régularité des épisodes. Il s’agit plutôt d’une ultrarelationnalité tournée vers l’utopie-à-venir du partage de l’expérience affective du web-feuilleton. Les références métatextuelles entre la « fiction » et la « réalité » lors de discussions entre les personnages (par exemple, VL, ép. 257 ou 278) soulignent l’importance ironique qu’Anne Archet accorde au monde : cette brèche rend le lectorat plus actif par l’annulation de la distance littéraire qui prime dans la conception d’une trame narrative.
Cette ultrarelationnalité apparaît aussi sous la forme de nombreuses apostrophes au destinataire qui est invité, notamment, à soutenir financièrement le web-feuilleton (VL, les « intermèdes »). Si Anne Archet ne fait pas de son public le père gagnant le pain de la famille « virtuelle » élargie, elle lui laisse une place : le lectorat peut commenter les épisodes et il arrive même qu’Anne Archet fasse des clins d’œil aux personnes analysant son feuilleton (VL, ép. 342). Ces subversions littéraires ne posent pas Anne Archet comme seule autrice ou Moi/Anne comme seule narratrice-protagoniste. Elles sont intimement polyculaires et familiales : Lou prend souvent la parole, en particulier lorsqu’il s’agit de motiver sa mère à reprendre le feuilleton après quelques mois de silence (VL, ép. 219, 246, 275, 306, 315). L’attachement queer dont la source repose sur l’inconfort comme résistance au script du bonheur familial cishétéronormatif propose alors une relationnalité queer alternative à la futurité présente. Iel est plusieurs fois et n’a aucune fin.
Vers une entretextualité archetienne : pour ne pas conclure
Vie de licorne invite à repenser la « famille » par l’intermédiaire d’une relationnalité queer où la décomposition des normes cishétérosexuelles prome(u)t une recomposition alternative. Celle-ci repose sur un inconfort productif d’une utopie-à-venir : en s’abreuvant des marges, elle redessine les contours pour les faire exploser en de multiples relationnels. Le polycule, la polyparentalité et la familiarité sont des thèmes traversant le web-feuilleton tant au niveau narratif qu’au niveau réceptif. Et c’est sur ce dernier point que nous pourrions tisser d’autres liens.
Cette relationnalité fait écho à l’entretextualité propre aux humanités numériques. Définie comme la relation entre plusieurs disciplines et la somme de multiples textes sous différentes formes où ne domine aucun savoir en particulier, l’entretexualité est, selon Franck Cormerais, « [l]e processus d’association signification et sens [qui] se comprend comme un ensemble de synthèses perçu et qualifié par des pratiques de lecture et d’écriture en commun »42. Si l’on peut reprocher à Franck Cormerais de mettre l’accent sur la rationalité à valeur communicationnelle43, il ne reste qu’il pointe, à juste titre, la multiplication sémantique du « corpus »44.
Cette multiplication se fait, chez Anne Archet, le miroir de la famille polyculaire elle-même. Loin d’une famille sémantique, c’est-à-dire le champ lexical et donc la métaphore de la lignée biologique, Vie de licorne est une famille utopique du futur par son refus de l’arbre généalogique et sa technologie (autant métonymique du monde digital que synonyme d’alternative) queerisant l’entretextualité. Après tout, pour jouer archetiennement, l’entretextualité rationnelle et sémiotique rappelle bien l’entre-jambe trop souvent demandé pour théoriser sur la famille45. Ainsi, le web-feuilleton ne se conclut pas avec le dernier épisode en date dans lequel Moi/Anne fait le rêve « terrifiant » d’être habitée par Satan qui rentre dans son corps « en passant par [son] sexe » et s’amuse avec tous ses organes (VL, ép. 344). Si Moi/Anne est envahie par le sperme de Satan, ce n’est que pour dire à Blondine, coparente de Liam, qu’elle « [a] le cul triste », l’invitant à une partie de jambes en l’air et nous incitant à imaginer l’envers : la subversion queer de l’entretextualité digitale.
Épitomé du non-mythe, cet épisode est utopique dans le sens muñozien parce qu’il s’attache à montrer une famille où l’échec d’être dans la norme est une fuite de celle-ci par une esthétique queer de l’alternative possible46. Tel un conte de fées à lire pour ne pas dormir, Vie de licorne se raconte entre nous : c’est un « champ d’expérimentation relationnelle radical et ouvert »47.