Nombreux sont les travaux qui se sont penchés sur le Paradoxe sur le comédien de Denis Diderot, publié de manière posthume en 1830 après plusieurs réécritures et remaniements. Toutes les approches de ce texte, qu’elles soient théoriques ou pratiques, ont pivoté autour du paradoxe, au sens de l’apparente contradiction, que Denis Diderot énonce pour définir le jeu de l’acteur. Cette lecture est tout à fait naturelle, compte tenu de la genèse du texte et de la tradition littéraire dans laquelle il s’inscrit1. La syntaxe même du titre n’est pas sans rappeler d’autres textes de l’époque qui ont contribué au débat sur le théâtre comme Pensées sur la déclamation de Luigi Riccoboni (1738), Lettres sur la danse de Jean-Georges Noverre (1760) ou Observations sur l’art du comédien de Louis Servandoni d’Hannetaire (1764). Or, aucun d’entre eux n’a eu la portée du Paradoxe, dont la thèse a scindé à jamais le monde du théâtre à partir de la dichotomie sous-jacente à sa formulation : la glace et le feu2, le jeu rationnel et l’interprétation viscérale, l’âme et le jugement. Mais pensées, observations, lettres constituent sinon de véritables genres, du moins des éléments tout à fait conventionnels des titres d’ouvrages à portée théorique. Le paradoxe, quant à lui, est bien neuf. Et peut-être a-t-il été trop souvent réduit à son sens premier, celui si naturel quand on songe à un Diderot philosophe, pour reprendre le titre d’une étude des plus éclairantes3. Mais à regarder de plus près la définition de ce terme, laquelle est double, on s’aperçoit qu’une autre lecture possible a été occultée par la tradition d’un débat qui semble se prolonger à l’infini4.
En effet, et à notre connaissance, les travaux se sont toujours cantonnés à une analyser du texte à partir du premier article intitulé « Paradoxe », publié en 1765 dans le volume XI de l’Encyclopédie :
PARADOXE, s. m. en Philosophie, c’est une proposition absurde en apparence, à cause qu’elle est contraire aux opinions reçues, & qui néanmoins est vraie au fond, ou du-moins peut recevoir un air de vérité. Voyez Proposition.
Ce mot est formé du grec παρὰ, contra, contre, & δόξα, opinion.
Le système de Copernic est un paradoxe au sentiment du peuple, & tous les savans conviennent de sa vérité. Voyez Copernic.
Il y a même des paradoxes en Géométrie : on peut regarder comme tels les propositions sur les incommensurables & plusieurs autres, &c. on démontre, par exemple, que la diagonale d’un quarré est incommensurable avec son côté, c’est- à-dire qu’il n’y a aucune portion d’étendue si petite qu’elle soit, fût-ce de ligne qui soit contenue à-la-fois exactement dans le côté d’un quarré & dans la diagonale. La Géométrie de l’infini fournit un grand nombre de paradoxes à ceux qui s’y exercent. Voyez Asymptote, Incommensurable, Infini, Différentiel, &c. (O)5.
Or, l’entrée suivante nous propose une autre approche, car le terme « paradoxe » peut aussi être entendu dans un sens proche de celui de « mime » :
Paradoxe ou Paradoxologue, (Hist. anc.) c’étoit chez les anciens une espece de mimes ou de bateleurs, qui divertissoient le peuple avec leurs bouffonneries. Voyez Pantomime. On les appelloit aussi ordinaires, à cause apparemment que parlant sans étude ou préparation, ils étoient toujours prêts.
Ils étoient encore appellés nianicologices, c’est-à-dire des conteurs de sornettes d’enfant ; & outre cela arétalogices, du mot ἀρετὴ, un virtuoso, en ce qu’ils parloient beaucoup de leurs rares talens & des merveilleuses qualités qu’ils s’attribuoient6.
Ce dernier sens, caché ou oublié, du mot « paradoxe » pose d’emblée la valeur de la pantomime et, en inscrivant le comédien en tant que signe7, propose une sémiologie du jeu théâtral. C’est lui (ou elle) qui octroie tout son sens aux pièces de théâtre, qui autrement demeureraient incomplètes, il est cette toile médullaire qui permet au texte (ou à l’intention du dramaturge, pour reprendre la terminologie d’Umberto Eco) d’advenir et de rencontrer l’imagination du spectateur8. Cette idée, déjà connue, devient encore plus centrale du fait qu’elle apparaît dès le titre. Jean Marie Goulemot signale à juste titre dans son introduction au Paradoxe que « L’acteur parachève le texte du poème dramatique, dont le sens, sans lui, se dérobe »9, comme le démontre l’anecdote de Voltaire avec Mlle Clairon10. Cette focalisation sur l’art de l’interprétation explique aussi que la célèbre thèse diderotienne apparaisse dès le début du texte, car ce que cherche Diderot, ce n’est pas seulement à élaborer une théorie mais aussi à mettre en scène une conversation autour de cette question et à expliquer (au sens propre et au sens étymologique) la valeur sémiologique du comédien.
Aussi le présent article propose-t-il une relecture du Paradoxe qui prendrait en compte l’autre sens du mot paradoxe, ce sens scénique que signale l’Encyclopédie elle-même : ne serait-ce pas là une sorte de pantomime de la pensée de Diderot qui ne peut plus se figer en monologue, qui a besoin non seulement d’un tiers répondant pour évoluer, mais aussi d’une animation, d’une mise en mouvement par la mise en scène ?
Une fiction et son public
Nul ne peut douter de l’importance attribuée par Diderot au public, figure à partir de laquelle il construit sa théorie esthétique11 et dont la présence s’impose pour qu’il y ait du théâtre, ne serait-ce que par l’étymologie « θέατρον ». Dès sa Lettre sur les sourds et muets à l'usage de ceux qui entendent et qui parlent (1751), Diderot s’interroge sur la réception du jeu de l’acteur, se place en tant que spectateur qui observe plus qu’il n’écoute, sans pour autant nier le poids du discours. L’illusion théâtrale se construit ainsi à partir du côté visuel de la pantomime : c’est elle qui donne la couleur au drame12 et qui forge le concept de tableau théâtral13. Il y a bien une continuité entre la théorie développée dans le « roman du Fils Naturel » et le Paradoxe qui semble pourtant en prendre le contrepied sur la question du jeu de l’acteur. Cela amène à saisir la théorie de Diderot comme évolutive, ou plutôt comme un work in progress. D’où le choix fondamental de la forme dialoguée ici, et non plus du traité comme dans le Discours14. Diderot renoue avec le dialogue à la façon des Entretiens sur le Fils naturel, dont le personnage du dramaturge, Dorval, était lui-même un peu pantomime. Contrairement à l’adage de Molière pour qui « les comédies ne sont faites que pour être jouées »15, le Paradoxe donne à lire et donc à imaginer un théâtre de la pensée. C’est une fiction mettant en scène un personnage principal, le paradoxe, le Premier, qui divague sur le comédien, faisant converger la réalité et la fiction, le traité théâtral et sa théâtralisation. Et son écriture fait du lecteur un spectateur, un de ceux « qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre »16.
Cette lecture rejoint la thèse de Sabine Chaouche, quand elle affirme que « […] le Paradoxe sur le comédien est comparable à une scène, à la manière des Entretiens sur le Fils naturel qui présentent un dialogue entre deux interlocuteurs. Il devient en partie fictionnel et change de nature, même si la thèse reste fondamentalement la même »17. La mise en scène conçue par Jacques Baillon en 1976 insiste aussi sur le théâtre dans le théâtre qu’est le Paradoxe, ce que l’on peut déduire dès l’indication scénique proposée en ouverture : « La loge d’une comédienne. La comédienne, en costume XVIIIe siècle, est assise à sa table de maquillage. Tout en se démaquillant, elle écoute la conversation du premier interlocuteur, et du second interlocuteur, qui sont, eux, en costume moderne »18.
L’incipit in media res du Paradoxe sur le comédien, dont la dynamique question-réponse n’est pas sans rappeler le début du roman Jacques le fataliste et son maître, nous annonce d’emblée que l’apparition du lecteur interrompt la conversation entre les deux personnages :
Premier interlocuteur. – N’en parlons plus.
Second interlocuteur. – Pourquoi ?
Le Premier. – C’est l’ouvrage de votre ami.
Le Second. – Qu’importe ?
Le Premier. – Beaucoup. […]19
Il est aisé d’imaginer ce premier tableau sur une scène, où les personnages, conscients d’être vus et écoutés, appliqueraient la théorie du quatrième mur pour faire semblant de changer de sujet de conversation naturellement. Ce n’est pas pour rien que ce texte, à l’instar d’autres œuvres diderotiennes non conçues pour le théâtre, a fait l’objet de plusieurs représentations aussi bien en France20 qu’à l’étranger21. La forme dialogique du texte, si chère à l’auteur, accentue sa théâtralité, tandis que les commentaires du narrateur, faisant basculer le dialogue en narration, confirment la fictionnalité du Paradoxe. La métalepse qu’est cette troisième voix peut être lue tantôt comme une voix narrative, tantôt comme des indications d’un metteur en scène avant la lettre, voire comme la voix-off d’un film :
Nos deux interlocuteurs allèrent au spectacle, mais n’y trouvant plus de place ils se rabattirent aux Tuileries. Ils se promenèrent quelque temps en silence. Ils semblaient avoir oublié qu’ils étaient ensemble, et chacun s’entretenait avec lui-même comme s’il eût été seul, l’un à haute voix, l’autre à voix si basse qu’on ne l’entendait pas, laissant seulement échapper par intervalles des mots isolés, mais distincts, desquels il était facile de conjecturer qu’il ne se tenait pas pour battu22.
L’absence d’une pièce à proprement parler illustrant la thèse proposée par Diderot dans le Paradoxe sur le comédien met aussi à distance son caractère théorique, en particulier dans sa dimension aléthique.
Qui parle ici ?
Si nous regardons les textes dramatiques de Diderot, qu’ils soient théoriques ou pratiques, nous constatons qu’ils forment des binômes : Le Fils naturel (1757) illustre les Entretiens sur le Fils naturel (1757), tout comme Le Père de famille (1758) matérialise le drame bourgeois théorisé dans De la poésie dramatique (1758). Mais, si l’on suit cette apparente logique, quel texte « incarnerait » donc la théorie du Paradoxe ? Quelques passages du Neveu de Rameau23, pris de manière isolée, pourraient certes illustrer des pantomimes sublimes, où les descriptions et commentaires du narrateur hétérodiégétique fonctionnerait comme des didascalies : « Avant que de commencer, il pousse un profond soupir et porte ses deux mains à son front. Ensuite, il reprend un air tranquille »24, « puis se relevant brusquement, il ajouta d'un ton sérieux et réfléchi »25 ou encore « en mettant sa main droite sur sa poitrine »26. L’épigraphe « a Zerbina penserete. La Serva padrona » qui apparaît dans le manuscrit du Paradoxe de Naigeon mais disparue dans la dernière version du texte, et le fait que cette allusion revienne dans le Neveu de Rameau, montre bien la connexion que Diderot établit entre ces deux textes, qu’il retravaille sans doute à peu près en même temps, entre 1770 et 1773. Or, nous ne pouvons pas considérer ces deux textes comme un ensemble.
Considérer le Paradoxe comme un traité sous la forme convenue d’un dialogue (s’inscrivant dans une tradition qui remonte à Bouhours et à Fontenelle) c’est prendre le risque de perdre de vue cette dualité si importante chez Diderot. Au contraire, en prenant ce dialogue pour ce qu’il est fondamentalement, une fiction, l’on saisit mieux ce qui y est en jeu à plusieurs niveaux. D’abord, il s’agit d’une commande de Melchior Grimm, celle des Observations sur une brochure intitulée : Garrick, ou les Acteurs anglais, publiée en 1770 dans la Correspondance Littéraire. Ce texte s’inscrit dans la lignée des autres commentaires ou réfutations (que l’on songe à Hemsterhuis ou à Helvétius) et il constitue le support théorique, dont le Paradoxe est la version fictionnalisée et même théâtralisée. D’où le flou générique de ce texte – un flou annoncé dès le titre, que l’on prenne le mot paradoxe au sens philosophique ou qu’on l’envisage dans sa polysémie : traité ? dialogue ? pièce de théâtre ? roman (puisqu’il y a un narrateur) ? Ce qui relie cette fois le paradoxe aux mystifications littéraires dont Diderot était si friand. Ici comme ailleurs, il semble s’amuser à explorer le champ de possibles et à dérouter le lecteur, qui peut avoir parfois du mal à discerner qui prend en charge l’énonciation. Nous trouvons un exemple de cette indétermination dans l’extrait que nous venons de citer ci-dessus, ainsi que dans le passage suivant :
Eh bien ! n’avez-vous rien à m’objecter ? Je vous entends ; vous faites un récit en société ; vos entrailles s’émeuvent, votre voix s’entrecoupe, vous pleurez. Vous avez, dites-vous, senti et très vivement senti. J’en conviens ; mais vous y êtes-vous préparé ? Non. Parliez-vous en vers ? Non. Cependant vous entraîniez, vous étonniez, vous touchiez, vous produisiez un grand effet27.
Ces lignes apparaissent à la fin d’une longue tirade du Premier où sont exposées quelques-unes des idées clefs du Paradoxe : l’observation attentive de la société est indispensable pour créer l’esquisse du personnage, le comédien fait sentir ce qu’il ne ressent pas, l’illusion n’est que pour la salle. La fonction phatique interrompt abruptement le déploiement théorique pour questionner l’interlocuteur sur son jeu. Mais qui est cet interlocuteur ? Diderot persiflerait-il encore une fois ? Le Premier ne peut pas s’adresser au Second de cette sorte, puisque celui-ci ne vient d’interpréter aucun rôle. Soit l’interlocuteur a été oublié, soit le personnage du Premier renferme deux rôles : l’un qui joue la comédie, qui fait « un récit en société » de manière improvisée, puis l’autre qui juge cette interprétation par le bais de la théorie du paradoxe. Tout le sens de celle-ci est d’ailleurs déployé dès qu’elle est mise en scène, comme c’est le cas avec n’importe quel rôle :
Comment un rôle serait-il joué de la même manière par deux acteurs différents, puisque dans l’écrivain de plus clair, le plus précis, le plus énergique, les mots ne sont et ne peuvent être que des signes approchés d’une pensée, d’un sentiment, d’une idée ; signes dont le mouvement, le geste, le ton, le visage, les yeux, la circonstance donnée, complètent la valeur ?28
Le jeu complète donc le discours qui, autrement, ne suffirait pas à toucher le récepteur.
Le soliloque à la scène
Ces incertitudes sur le contexte d’énonciation contribuent à duper le lecteur, qui associe en plus les idées du Premier à celles de Diderot à cause de références autobiographiques : « Moi-même, jeune, je balançais entre la Sorbonne et la Comédie »29. Si le Langrois (comme le Premier30) affirme avoir hésité entre les études et la profession de comédien, il n’a jamais affirmé catégoriquement qu’il avait renoncé à la comédie : les thèses qu’on lui attribue ne sont peut-être qu’un rôle qu’il joue, et qu’il joue si bien que nous le croyons. Le lecteur, qui connaît le postulat de Diderot, établit ainsi une corrélation entre ce qui est dit et ce qui est senti. Mais croit-il ce qu’il écrit ? Et surtout, le comédien qui jouerait cette pièce, s’identifiera-t-il au personnage du Premier ? Ceci nous mènerait à une aporie sans issue, telle un ruban de Moebius qui finit et recommence sans fin. Le jeu diderotien en devient vertigineux, à la façon de cette autre mystification mise en scène dans sa dernière pièce, Est-il bon ? Est-il méchant ? : « Est-il bon ? Est-il méchant ? L'un après l'autre »31.
Et les allusions aux scènes de La Pièce et le prologue32 – autre titre de la même pièce – ou l’humour que l’on peut déceler dans le commentaire anecdotique de Sedaine – « Sedaine, immobile et froid, me regarde et me dit : "Ah ! Monsieur Diderot, que vous êtes beau !" Voilà l’observateur et l’homme de génie »33 – accentuent la théâtralité de ce texte tout en prenant Diderot et son ouvrage comme modèle dans la nature. Comme le souligne Barbara Ventarola, l’enchevêtrement des dialogues intra- et intertextuels fait du Premier une fictionnalisation du Langrois34. Il faut donc bien garder en tête que le locuteur n’est pas vraiment Diderot mais un personnage, puis considérer prudemment que le Second joue aussi, parfois, le rôle d’alter ego de Diderot.
Mais, une telle lecture a des limites : celles justement de ne plus savoir quelle serait la thèse diderotienne, à force de n’y voir plus qu’un jeu. D’où la nécessité d’adopter un parti-pris de lecture35 – auquel invite l’autre dialogue intertextuel surplombant, celui avec les Observations –, à savoir que ce sont bien là les thèses de Diderot – les indices sont plus que nombreux en ce sens – mais que celui-ci incite quelque peu à un recul philosophique et analytique par l’ironie, par le jeu métatextuel qui repose notamment sur le flou générique évoqué plus haut mais aussi par des allusions ou des saynètes comiques.
Dès le début du soliloque, Diderot nous prévient dans un étrange avertissement : « Les idées de l’homme au paradoxe sont les seules dont je puisse rendre compte, et les voici aussi décousues qu’elles doivent le paraître lorsqu’on supprime d’un soliloque les intermédiaires qui servent de liaison »36. En dépit des efforts pour donner un cadre réaliste à la fiction, dès son ouverture, celui-ci est bien posé comme telle. Mais surtout voilà bien un paradoxe – au sens philosophique, cette fois – énoncé au seuil d’un dialogue, car c’en est incontestablement un sur le plan formel. En revanche, si l’on peut dire que les personnages débattent de différentes notions, il appert que c’est bien Le Premier qui détient ici le savoir, qui adopte régulièrement un ton tantôt sentencieux, tantôt prescriptif. Il n’y a pas, dans le Paradoxe, de véritable opposition dialectique entre les deux interlocuteurs – le Second n’est pas un ardent défenseur de la thèse du jeu sensible – et c’est certainement ainsi que l’on peut lire l’avertissement (« Les idées de l’homme au paradoxe sont les seules dont je puisse rendre compte »). Mais l’emploi du mot « soliloque » n’est pas anodin dans une phrase qui n’est pas sans rappeler les théories de Diderot sur l’art d’écrire un dialogue naturel, de donner à lire un rêve ou ce qu’il se passe dans la tête d’un fou… lui-même se disait « habitué de longue main à l’art du soliloque »37, qui le répète dans sa correspondance ou encore au début de l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Il y a là une écriture à interroger et qui fait scène intérieure, dont la poétique mime l’évolution d’une pensée théorique. Si ici la collaboration des personnages est bien assurée, force est de constater qu’elle n’est pas totale, comme en témoigne ce moment où Le Second reconnaît n’avoir rien écouté de ce que disait Le Premier dans un soliloque au sens propre38. Cette attitude indifférente moque d’ailleurs le dogmatisme du théoricien-pantomime, suggérant bien que ce dogmatisme n’est donc pas celui de l’œuvre elle-même, en dépit du sentiment compréhensible qu’en a Wilson (« il y a dans le Paradoxe sur le comédien un certain dogmatisme, inhabituel chez Diderot »39). Ce qui vit, ce qui s’anime sur la scène du Paradoxe, c’est bien la pensée de Diderot sur le jeu de l’acteur. Elle prend forme (au propre et au figuré) à travers le personnage du Premier, guidé en quelque sorte par les questions du Second, dans une scénographie où les réactions de ce dernier orientent aussi la réception du public, mais aussi sans doute de l’auteur lui-même. Il s’agit d’« une pensée qui semble bien se construire au moment de son énonciation » 40. Pourtant, le discours du Second offre le contrepoids du jaillissement de la pensée diderotienne : si cette dernière se matérialise pendant un processus d’écriture presque automatique41, les questionnements du Second permettent de ralentir ce flux d’idées, de les organiser. Certes, cette invitation au recul s’adresse au récepteur imaginaire créé par Diderot :
celui-ci c’est donc aussi un peu le lecteur ou le spectateur de ce théâtre imaginaire, ce même lecteur que s’invente Diderot dans ses contes ou dans Jacques le fataliste, qu’il manipule et qui le bouscule […] Ce lecteur n’est pas qu’un double du lecteur réel, le signe qu’il convient de penser en lisant, il n’est pas non plus seulement Diderot se lisant lui-même – a-t-il besoin d’un signe qu’il faut penser en (s’)écrivant ? – ; mais il constitue ce tiers permanent, ce « démon de la présence » – pour reprendre la belle formule de Roger Kempf42.
D’où cette théâtralisation de la pensée qui est bien re-présentation, ce qui constitue une des clefs de son écriture. Tout comme l’acteur – ou l’actrice – qui invente un modèle pour construire le personnage qui sera incarné sur la scène43, Diderot se construit aussi un tiers ou un tiers lieu afin de développer ses idées44.
Le théâtre dans le théâtre vient ainsi renforcer la métathéâtralité du texte. Il en va de même pour les anecdotes et les digressions évoquées pour soutenir la thèse du paradoxe : elles n’y figurent pas seulement pour être lues, mais peut-être surtout pour être jouées.
Poétique et esthétique de la pantomime
Enfin, si l’on revient sur cette seconde signification du mot « paradoxe », il convient de rappeler que ce personnage, le pantomime, subordonne voire exclut le discours, dont il n’a pas besoin, comme l’indique l’article du Chevalier de Jaucourt :
[…] on appelloit pantomimes, chez les Romains, des acteurs qui, par des mouvemens, des signes, des gestes, & sans s’aider de discours, exprimoient des passions, des caracteres, & des évenemens.
Le nom de pantomime, qui signifie imitateur de toutes choses, fut donné à cette espece de comédiens, qui jouoient toutes sortes de pieces de théâtre sans rien prononcer ; mais en imitant & expliquant toutes sortes de sujets avec leurs gestes, soit naturels, soit d’institution45.
Le comédien, au contraire, est défini par la déclamation – « On donne ce nom, en général, aux acteurs & actrices qui montent sur le théatre, & joüent des rôles tant dans le comique que dans le tragique, dans les spectacles où l’on déclame : car à l’opéra on ne leur donne que le nom d’acteurs ou d’actrices, danseurs, filles des chœurs, &c. »46 – , ce qui va à l’encontre du naturel voulu par Diderot, et d’autres actrices de l’époque comme Adrienne Lecouvreur. Le paradoxe prend donc le dessus sur le comédien. Tout comme le bateleur ou le bouffon faisait son spectacle pour convaincre d’entrer dans son théâtre, la parade imaginée par Diderot cherche à faire adhérer l’interlocuteur à une idée novatrice de théâtre, qu’il tâche de développer pour restructurer un art qu’il considère démodé et antinaturel. Quand Le Premier pontifie, le Second n’écoute plus. En ce sens, le pari du Paradoxe et ce qui fait à la fois son ambiguïté fondamentale en même temps que sa séduction, c’est que sa poétique est en miroir de l’esthétique qu’il théorise. Un miroir double d’ailleurs : d’une part une poétique réflexive qui consiste à mettre en scène sa propre pensée, à faire avancer un processus de théorisation ; d’autre part, une poétique théâtralisante qui animant la réflexion, tel le grand fantôme que doit rechercher le comédien, entraîne la séduction et l’adhésion du lecteur devenu spectateur.
Parsemé de dichotomies – la scène et la nature, le chaud et le froid, la pantomime et le discours –, ce texte est aussi dual que son titre. Le personnage du Premier, dont le modèle dans la nature est Diderot lui-même, ne défend pas seulement un paradoxe : il en est un à tous les titres. Cette théâtralisation des Observations prend comme modèle ce discours antinomique sur le comédien, que Diderot adapte pour la scène car son incarnation facilite sa réception. Diderot conçoit ici une performance de son discours, déplaçant ainsi le curseur de la rhétorique vers la théâtralité.
La double lecture qu’on fait du titre insiste sur le rôle capital du comédien dans la communication théâtrale, pilier des innovations dramatiques voulues par Diderot. En même temps, elle souligne la supériorité du pantomime, « un de ces prodiges qu’on a vu quelquefois à la foire ou chez Nicolet »47. Diderot continue ainsi de nous surprendre, et de se moquer de nous, avec une écriture toujours plus ironique que paradoxale, et un débat qui pourrait reprendre d’autres chemins, après le souper.
En définitive, nous avons voulu démontrer que Paradoxe n’est pas seulement un texte théorique, mais aussi, ou avant tout, une fiction où, à l’instar du Rêve de D’Alembert, Diderot fait l’expérience de sa pensée par sa théâtralisation : cela implique non seulement une mise en voix, non seulement un dialogue, mais aussi une mise en gestes, selon une conception de la pensée comme action et pas simplement comme discours48.