L’émergence de problèmes sociaux et politiques au XVIIIe siècle, moment de la naissance de la société moderne, entraîne la prolifération des œuvres à caractère utopique – mêlant théorie et fiction – car comme l’affirme Raymond Trousson et d’autres exégètes dont Werner Kraus1 : « le XVIIIe siècle a été l’âge d’or de l’utopie »2.
Si la notion d’imaginaire est au cœur de la définition de l’utopie au XVIIIe siècle3, sa dimension parfois fabuleuse la distingue de la chimère, acception qui n’apparaît que progressivement au cours du XIXe siècle pour se fixer au début du XXe siècle4. Aussi garde-t-elle alors une forte connotation positive : elle s’intègre dans une pensée progressiste : si certains projets sont alors techniquement irréalisables, ils portent une réflexion critique sur la société de référence susceptible de conduire à un dessein souhaitable.
Mercier, en particulier, définissait l’attitude des utopistes éclairés des Lumières dans la perspective d’une quête du bonheur général, fondé sur l’ordre et l’harmonie, si le bonheur est réalisable au sein d’une société organisée, puisqu’il forme un tout avec la morale et la société comme le signale Robert Mauzi5.
Depuis la fin de la période classique, les « utopies programmes » – à la façon de la République de Platon6 – sont plus que concurrencées par une vogue d’utopies narratives dans la lignée d’Utopia de Thomas More. La mise en récit d’un projet politique et social semble a priori aller de pair avec l’épanouissement de l’idée du progrès ainsi qu’avec l’optimisme du siècle7. Mais les nombreuses études sur ce genre à cette époque ont montré les ambiguïtés de ce mode d’écriture qui paraît relever d’un désir de convertir la fiction en réalité. Nombre de ces textes sont souvent des contre-modèles ou des modèles inaccessibles8.
La question de la représentation de mondes idéaux contamine alors tout logiquement le théâtre, notamment celui des penseurs du siècle des Lumières qui, renouant d’une certaine manière avec la tradition athénienne, voient là un medium visant à répandre outre un discours moral, les idées de progrès. L’écriture théâtrale, la structure des pièces, la fonction même de l’acteur se trouvent ainsi redéfinies.
On abordera l’utopie au théâtre en tant que représentation d’un monde idéal mais irréel, imitable par le monde réel, dans le but de fonder une société où le bonheur trouverait sa place. Le théâtre serait donc une cérémonie rassemblant les citoyens de manière à ce que les spectacles deviennent un élément social déterminant. Si spontanément on peut penser aux récurrentes îles « utopiques » chez Marivaux, il faut se garder de confondre la dimension utopique du théâtre avec la représentation d’une société utopique. D’autant que dans ce cas l’on pourrait remettre en question l’appartenance de ces pièces au domaine utopique. En effet, comme Raymond Trousson le signale, l’utopie chez Marivaux n’est qu’un artifice littéraire9 ; Jean-Michel Racault définit également ces trois utopies comme « décevantes et avortées »10.
Le théâtre utopique est proche du théâtre critique : il présente une réalité, puis offre une alternative. Néanmoins, nous aimerions nous questionner ici sur le caractère utopique du théâtre en soi, en tant qu’institution, dans la pensée de Denis Diderot, auteur qui avait bouleversé le panorama dramatique dès la parution de ses premiers textes à cet égard, en 1757, où il remettait en cause la situation et les conditions de cet art. A partir de la définition de l’utopie au XVIIIe siècle exposée ci-dessus, nous montrerons dans quelle mesure les textes dramatiques de Diderot s’intègrent dans la pensée utopique, d’autant que pour lui le théâtre est un art perfectible. Autrement dit, on va concevoir son théâtre comme une réalité en constante modification, et dans la forme et dans le contenu, avant d’arriver au statut esthétique, mais aussi social, imaginé par l’auteur.
Évidemment, on ne peut pas dissocier ses propositions dramatiques du reste de son œuvre, qui est d’ailleurs parsemée de fragments utopiques11. Ainsi, ses textes nous offrent un modèle de pièce à suivre, comme c’est le cas, par exemple, avec Le Père de famille, mais aussi un idéal concernant la structure du théâtre, de la construction des pièces au jeu de l’acteur, ainsi qu’en ce qui concerne la place du théâtre dans la société :
J’étais chagrin quand j’allais aux spectacles et que je comparais l’utilité des théâtres avec le peu de soin qu’on prend à former les troupes. Alors je m’écriais : « Ah mes amis, si nous allons jamais à la Lampédouse fonder loin de la terre, au milieu des flots de la mer, un petit peuple d’heureux ! Ce seront là nos prédicateurs ; et nous les choisirons, sans doute, selon l’importance de leur ministère. Tous les peuples ont leurs sabbats, et nous aurons aussi les nôtres »12.
Cela dit, on justifiera dans un premier temps la conception de la scène comme un espace utopique ayant besoin d’être réformé. Ensuite, on examinera quelle est la portée du théâtre dans la société, en tant qu’outil à fonction civique. Enfin, cette idée nous amènera à exposer le rôle du comédien au sein du projet utopique de Diderot, pour qui le théâtre et la société doivent s’imbriquer.
La scène comme espace utopique
Le théâtre français de la première moitié du XVIIIe siècle n’était pas pour le Langrois un bon théâtre : la formation était insuffisante, l’art du comédien artificieux, le contenu des pièces inadéquat et loin de l’esprit du siècle qu’il devait représenter. Mais surtout, les gens du théâtre n’étaient pas du tout reconnus dans la société ; au contraire, ils en étaient exclus, ne pouvant y remplir aucune fonction. Or, Diderot croit au potentiel des spectacles théâtraux dans son projet de bonheur, qu’il veut institutionnaliser – action inhérente à toute utopie – et auxquels il attribue un caractère sacré. L’écart entre la réalité dramatique et les idéaux des Lumières justifie la conception du théâtre du XVIIIe comme utopique, en tant que lieu de rencontre et d’éducation citoyenne où les sentiments restent à l’écart, notamment pour ce qui est du comédien13. Or, l’idée du théâtre comme rassemblement de civilisation et de culture offre des possibilités opposées. Si Diderot conçoit un théâtre civique, Rousseau nie que celui-ci soit possible à cause de la vie dramatique et de son répertoire14. Il le condamne même, en lui préférant la fête populaire15, notamment celle de Lacédémone.
Comme les piliers qui doivent soutenir l’art dramatique sont encore en construction, la professionnalisation n’arrivant que plus tard, les dramaturges se donnent la liberté d’imaginer le théâtre dont ils rêvent. Dans cet esprit, la scène s’élargit et se métamorphose, pour représenter des mondes qui n’existent point, mais que l’on peut créer et modifier suivant un idéal. Dans cet esprit, l’intention de Diderot se rapproche du cinéma, avec une décoration modifiable : « Ah ! Si nous avions des théâtres où la décoration changeât toutes les fois que le lieu de la scène doit changer ! »16
Ainsi, la représentation ne serait qu’une u-topie – au sens étymologique du terme – se déroulant sur la scène ; c’est-à-dire un espace imaginé, irréel. Pourtant, le pouvoir de la scène serait si large que le jeu de l’acteur ferait croire au public que ce qui se passe devant lui est bien possible, engageant tous les spectateurs dans un même projet collectif. De cette façon, le théâtre serait capable d’offrir une vision critique du monde, tout en démontrant que le parterre, composé de citoyens actifs eux aussi, peut changer cette réalité, d’où la valeur politique du spectacle théâtral. Il s’agit donc de renouveler et le théâtre et les mœurs, prenant comme point de départ la nature et l’ordre primitif des choses, véhiculés au théâtre par la pantomime. En effet, l’homme, et en conséquence la société, évolue car « l’homme […] est un être qu’on modifie »17, ce qui démontre que le progrès est envisageable. Or, pour qu’il devienne vraiment un outil de réforme de la société, le théâtre doit atteindre le plus grand nombre, ce qui ne fut pas possible avant 1791 et l’élargissement de la liberté au théâtre18. De plus, tout comme pour son utopie tahitienne, Diderot se méfie des règles, à l’exception de la loi naturelle tempérée par l’exercice de la raison. Le théâtre doit fuir les artifices en respectant la nature, qui doit régir tout le dispositif dramatique : le jeu de l’acteur, l’intrigue des pièces, le décor, les habits…
Si l’utopie désigne aussi bien un espace qui n’existe pas qu’un lieu de bonheur, la proposition de théâtre de Diderot est utopique par nature, étant donné que le théâtre idéal n’existe pas encore et que l’institution du théâtre doit s’ériger comme lieu de transmission d’une morale prônant le bonheur. Dans ce sens, il constituerait un endroit de réunion déterminant pour la société, prenant la place jusque-là attribuée à l’Église. En remplissant ce rôle de véhicule des valeurs morales dans la quête du bonheur, le théâtre adhère au principe que « bonheur, morale et société désormais ne font qu’un »19, ce qui déclenche un conflit entre bonheur individuel et collectif.
De plus, chez Diderot, l’utopie englobe aussi l’architecture du théâtre, notamment l’espace scénique20, décrit comme suit :
Je ne demanderais pour changer la face du genre dramatique, qu’un théâtre très étendu, où l’on montrât, quand le sujet d’une pièce l’exigerait, une grande place avec les édifices adjacents, tels que le péristyle d’un palais, l’entrée d’un temple, différents endroits distribués de manière que le spectateur vît toute l’action, et qu’il y en eût une partie de cachée pour les acteurs21.
Du jeu au théâtre civique
Dans ce contexte, Diderot nous propose sa propre vision du théâtre, notamment dans ses Entretiens sur Le Fils naturel ou son Discours sur la poésie dramatique, où il évoque la fondation d’une société idéale. Celle-ci prend place bien évidemment sur une île22, Lampédouse, où la concrétisation de l’utopie du théâtre rendrait possible à son tour d’autres utopies étroitement liées à la pensée illustrée : le bonheur, la nature ou la raison. Diderot développera plus tard ces mêmes idées dans le Supplément au voyage de Bougainville, où il reconstruit une réalité fictive à partir de l’île de Tahiti, si bien que l’on pourrait associer ce lieu à Lampédouse : la nature y guiderait aussi bien les acteurs que les Tahitiens. De cette façon, il crée des fictions à partir de la réalité, donnant l’apparence d’une réalité concrète à ce qui jusque-là était fictif, dans une dialectique constante entre la réalité et l’illusion.
Les va-et-vient entre nature et société sont aussi évidents chez les insulaires des Bijoux indiscrets, qui arrangent leurs mariages en fonction de leur anatomie, tout en mêlant biologie et normes sociales. Rappelons-nous que la température et la forme des « bijoux » des insulaires déterminaient leur rôle dans la société : époux, célibataires, courtisanes… De plus, cette cérémonie est qualifiée de « spectacle amusant »23, représentant la vie de l’île comme s’il s’agissait d’une pièce organisée au préalable. En effet, elle ressemble au théâtre dans son déroulement, car il y a des pas à suivre comme dans un scénario ; dans ses actants, les prêtres et les prêtresses jouant un rôle comme les acteurs ; et dans le fait qu’aussi bien les temples où cette action a lieu que le bâtiment théâtral sont des endroits de rassemblement social. Enfin, le but de ces deux cérémonies est toujours le bonheur.
La fonction civique accordée au théâtre est indéniable du moment où l’on affirme qu’il s’agit d’une cérémonie, il est sacré et étroitement lié à la morale :
Tous les peuples ont leurs sabbats et nous aurons aussi les nôtres. Dans ces jours solennels, on représentera une belle tragédie, qui apprenne aux hommes à redouter les passions ; une bonne comédie qui les instruise de leurs devoirs et qui leur en inspire le goût24.
Par ailleurs, il met le théâtre au même niveau qu’un état, qu’un lieu social en quête de vertu : « je ne connais point d’État qui demandât des formes plus exquises, ni des mœurs plus honnêtes que le théâtre25. Il s’agit donc d’une forme de théâtre où les acteurs seraient les citoyens eux-mêmes, où les actions seraient cohérentes avec le discours, et où la vérité servirait de loi respectée par les gouverneurs, que ce soient des politiciens ou des comédiens.
Pour Diderot, tout passe d’abord par l’insertion de l’individu dans la société, condition première de la vertu et du salut désirés et dont les principaux ennemis sont la solitude et l’intérêt particulier. L’organisation des troupes autour d’un metteur en scène déjà esquissée par Diderot un siècle avant sa naissance renforcent cette idée. Le dialogue, par exemple entre l’auteur et le comédien, est favorisé, pourvu que cet échange contribue à l’amélioration des pièces, soit dans le contenu, soit dans leur efficacité du point de vue de l’édification des spectateurs-citoyens. Ce fait transparaît dans sa défense de la vie communautaire, dont le noyau basique serait la famille, thème récurrent dans toute son œuvre et qui organise aussi le contenu de ses pièces. Dans Le Père de famille, la famille apparaît comme la base de toute société, idée aussi présente dans son utopie tahitienne, et le théâtre complète sa fonction sociale en devenant aussi une cérémonie privée, comme le signale Pierre Frantz26 en référence au Fils naturel. D’ailleurs, la famille est justement l’un des thèmes à aborder dans le théâtre, qui dévoile l’intimité de cette microsociété et la relation entre ses membres.
Quelques valeurs vantées au XVIIIe siècle, dont l’égalité, se trouvent au cœur de la pensée diderotienne sur le théâtre : il faut rendre tous les hommes aussi égaux qu’ils le sont au parterre27. On ne compte plus les projets futuristes ou réformistes que Diderot imagine, notamment pour doter les pièces d’une fonction pédagogique, voire révolutionnaire28. L’association du théâtre au projet éducatif suppose une émancipation vis-à-vis de l’Église et de ses dogmes, ainsi que la formation des acteurs, jusque-là insuffisante voire inexistante.
Le rôle du comédien dans l’utopie diderotienne
Diderot propose un nouvel ordre social où les acteurs – jusque-là exclus de la société, et dont il défendra la réhabilitation morale dans les Entretiens sur Le Fils naturel –, trouveraient leur place et s’érigeraient en « prédicateurs laïques », capables de fonder une nouvelle communauté et de la diriger. Avec cette attitude, contraire à celle d’autres penseurs de l’époque tels que Jean-Jacques Rousseau ou Nicole, la société modèle gravite autour de cet art et de ceux qui y participent, et les dramaturges aussi bien que les comédiens deviennent donc la clé de voûte de la transformation sociale qui tend à s’opérer.
L’insistance de Diderot sur le caractère fictionnel du théâtre, surtout en ce qui concerne le jeu de l’acteur et sa froideur, confirme que sa théorie dramatique s’inscrit dans le courant utopique : aussi bien l’auteur que le comédien sont conscients que ce qu’ils (re)créent n’est qu’une fiction. Il va plus loin pour affirmer le caractère persifleur du comédien, qui en fin de compte n’est qu’un séducteur et un libertin :
C’est la tête du comédien qui porte quelquefois un trouble passager dans ses entrailles ; il pleure comme un prêtre incrédule qui prêche la Passion ; comme un séducteur aux genoux d’une femme qu’il n’aime pas, mais qu’il veut tromper ; comme un gueux dans la rue ou à la porte d’une église, qui vous injurie lorsqu’il désespère de vous toucher ; ou comme une courtisane, qui ne sent rien mais qui se pâme entre vos bras29.
Nier la place sociale qui correspond à l’acteur serait donc un non-sens, vu que le théâtre est présent au jour le jour.
Mais dans ce monde idéal, la théorie des vertus du bon sauvage ne trouve pas sa place. Le bonheur et la société doivent se confondre, en consonance avec l’utilitarisme, mais ceci n’est pas possible si les vertus, notamment la pudeur, règnent en exclusivité. En outre, les vices sont inhérents à l’être humain : l’homme civilisé, l’histoire le démontre, est capable de commettre les crimes les plus atroces. En conséquence, cet acteur qui doit s’ériger en prédicateur laïque n’est pas, malgré tout ce qu’on pourrait penser, un homme vertueux. Il peut prendre des masques, puis les ôter, et c’est justement cette capacité qui contribue à la fondation de l’ordre moral. Car l’homme, « Est-il bon ? Est-il méchant ? L’un après l’autre »30 : accepter cette réalité est indispensable pour pouvoir agir en conséquence.
De la même manière, l’aumônier du Supplément est double, « moine en France, sauvage dans Tahiti »31, et c’est précisément cette dualité qui lui permet de conjuguer nature et convention sociale. Ceci fonde la question de Diderot sur la morale athée, qui entraîne un autre paradoxe : l’individu naturel qui s’oppose à la justice, quant à elle collective32. Dans le même esprit, l’acteur serait aussi capable de s’adapter aux rôles, de manière à ce que son jeu convienne à la société : « Prendre le froc du pays où l’on va, et garder celui du pays où l’on est »33. On pourrait aller même plus loin si l’on considère la propre île de Lampédouse comme une comédienne qui présente plusieurs faces, comme en témoignerait la chapelle que chrétiens et Turcs y partagent, puisque les deux y trouvent asile. Symbole d’une île fortunée et présente dans Roland furieux d’Arioste, Lampédouse est sans aucun doute un cadre utopique.
De plus, dans l’univers de Diderot, l’homme est à la fois nature et artifice, et l’art de feindre des émotions irréelles fait aussi partie du projet utopique, afin de faire croire aux autres que le dessein est réalisable. « L’utile et belle profession de comédiens ou de prédicateurs laïques »34 consiste donc à insuffler des actions utiles aux citoyens, grâce à l’élan des passions énergiques. Dans ce système, les acteurs sont placés au-dessus des penseurs, et ceci grâce à leur sensibilité qui leur permet de juger avec plus de sagacité qu’un philosophe35. Le côté plus humain doit donc se répandre, loin d’un rationalisme radical.
L’illusion scénique se véhicule par une esthétique de l’énergie, en consonance avec le matérialisme diderotien de sa théorie sur le jeu du comédien, exposée dans le Paradoxe. L’effet moral est intrinsèque au théâtre, l’objet d’une composition dramatique est justement « d’inspirer aux hommes l’amour de la vertu, l’horreur du vice »36 : Diderot est donc partisan de la bonne influence du théâtre, qui serait un théâtre de l’unisson comme l’affirme Laurent Versini37, où le côté intime de la scène et le public du spectacle fusionneraient, créant une cohésion entre le caractère privé de la famille et l’ouverture de la société. Alors, la double face du comédien n’exclut pas la possibilité de porter du bonheur, d’autant plus que les valeurs morales caractéristiques de la civilisation sont fondées sur des conventions artificielles. Au contraire, sa dualité anime le rêve utopique et confirme que le changement est possible : c’est « parce qu’il n’est rien qu’il est tout par excellence »38, et c’est donc à lui d’incarner le nouveau guide de la société.
Conclusions
D’une part, si l’utopie a une forte composante ludique – par exemple avec des masques ou du travestissement – afin de critiquer l’ordre établi, puis d’essayer de le renverser, le théâtre à caractère politique et social que prônait Diderot comporte en soi une utopie. Il se sert des images qu’il veut transposer à la vie réelle. Il s’agit donc d’un jeu, comme c’est le cas de toute mise en scène. D’autre part, ses textes théoriques offrent un modèle de théâtre qui respecte les caractéristiques de l’utopie narrative expliquées par J.-M. Racault39, avec laquelle on pourrait établir un parallèle. En effet, Diderot prône la liaison des événements, excluant le fantastique, ce qui bute sur le réalisme, clé de voûte de tout son projet. De plus, dans sa proposition collective, l’individu est aussi essentiel en tant que partie intégrante d’une communauté, comme par exemple la famille, insérée à son tour dans la société. Or, Diderot veut une scène, à l’image du monde, dépourvue des méchants, réduisant au minimum « les êtres qui sont nuls dans la société »40. Il privilégie le discours41, et il affirme que « [q]uelquefois j’ai pensé qu’on discuterait au théâtre les points de morale les plus importants, et cela sans nuire à la marche violente et rapide de l’action dramatique »42. Par ailleurs, l’ambition de Diderot dépasse largement le théâtre et atteint tous les arts, ce qui contraste avec la République de Platon43. Son projet serait réalisable s’il devenait une entreprise collective, caractéristique de l’esprit de Diderot, et aussi de toutes ses allusions utopiques : « O quel bien il en reviendrait aux hommes, si tous les arts d’imitation se proposaient un objet commun, et concouraient un jour avec les lois pour nous faire aimer la vertu et haïr le vice ! »44
Enfin, si les comédiens se substituent aux prêtres, le théâtre prend quant à lui la place du temple, avec quelques subtilités bien entendu. On ne trouverait pas de représentants du code religieux dans ces nouveaux sanctuaires, ni de représentants du code civil : le seul code serait celui de la nature, dont les règles doivent régir le jeu dramatique, et d’après lequel les assistants seront tous égaux. Dans ce sens, le théâtre pourrait devenir ce temple de bonheur dont parle Diderot en 1769 : « Je suis convaincu qu’il ne peut y avoir de vrai bonheur pour l’espèce humaine que dans un état social où il n’y aurait ni roi, ni magistrat, ni prêtre, ni lois, ni tien, ni mien, ni propriété mobilière, ni propriété foncière, ni vices, ni vertus ; et cet état social est diablement idéal »45. L’idéal théâtral que Diderot projette se trouverait entre ce qui n’était plus et ce qui n’était pas encore. En conséquence, on ne peut pas considérer son drame bourgeois comme le résultat parfait de sa quête. Il en est juste une étape, celle qui est possible à l’époque vues les conditions sociales, mais le théâtre doit continuer à évoluer, aussi bien dans la forme – sa comédie Est-il bon ? Est-il méchant ? le démontre – que dans sa position sociale ou son accueil.
Le spectacle théâtral doit devenir une cérémonie religieuse à fonction civique qui prendrait en charge des missions morales. Pour parvenir à matérialiser ses intentions, il est contraint de situer son type de théâtre sur une île, loin de préceptes artificiels qui l’éloigneraient du naturel. Ainsi, le manque de pudeur qui pousserait les Tahitiens à leurs ébats amoureux en public guiderait le jeu de l’acteur, qui jouerait alors sans penser aux spectateurs, « comme si la toile ne se levait pas »46. Finalement, le théâtre a besoin d’élargir ses murs, de dépasser ses propres limites et de trouver un peuple qui puisse assimiler tous les principes qui constituent un rassemblement civique, but que le parterre n’accomplit pas. C’est ainsi que le comédien, porte-parole des philosophes, instruirait le peuple en lui transmettant les valeurs des Lumières sur lesquelles la société heureuse pourrait enfin être fondée.
Si le monde représenté dans une utopie, par exemple dans le Supplément au Voyage de Bougainville, doit se servir de la fiction pour provoquer le désir d’un changement de la société, comme l’indique à juste titre Laurent Loty47, la réalité mise en scène dans le théâtre doit, quant à elle, remplir la même fonction. La pièce montrera donc un monde fictif dont les codes seront acceptés par le public afin de les intégrer dans leur vie réelle.
De plus, et pour conclure, le texte théorique Entretiens sur Le Fils naturel montre par le biais du personnage de Dorval que l’on doit s’interroger à propos de nos actions si on veut s’améliorer. Dans ce sens, l’usage du dialogue dans les pièces diderotiennes, mais aussi dans les paratextes théoriques comme Paradoxe sur le comédien et Entretiens sur Le Fils naturel, ou encore dans d’autres textes en prose – le Neveu de Rameau, le Rêve de d’Alembert, le Supplément au voyage de Bougainville –, contribue à la réflexion et donc à la création des modèles imaginaires servant à modifier la réalité48.