Ce numéro de la revue Tropics consacré à la relation entre théâtre et utopie rassemble douze contributions rédigées par onze chercheurs en littérature et arts du spectacle de La Réunion, de France et d’ailleurs. La relation entre théâtre et utopie est, dans ce recueil, envisagée de deux points de vue. Certaines des études questionnent la dimension utopique du théâtre ; d’autres portent sur les alter-réalités théâtrales intégrées à des utopies narratives, à des anticipations. Ces fictions projettent leur rêve social dans un monde autre, situé dans un chronotope particulier - monde perdu hébergeant une société appartenant à un passé idéalisé, ailleurs imaginé et localisé traditionnellement dans une île, une vallée, le monde souterrain ou une autre planète, avenir progressif ou apocalyptique1… Ces fictions explorent l’espace et le temps pour questionner, à partir des inquiétudes et des hypothèses sociales du moment, la place qu’un système de société réformée réserverait au théâtre et aux arts du spectacle.
Message social et conditions de la représentation
Entre les deux approches - l’utopie passée au crible du genre et des pratiques théâtrales, d’une part et, d’autre part, le théâtre idéal tel que l’imaginent les utopistes dans leurs essais ou leurs fictions -, il existe naturellement des points de passages.
Nombreux sont les écrivains et penseurs pour lesquels la configuration des lieux de la représentation, la régie du théâtre, la vie des troupes et compagnies reflètent leur approche des rapports sociaux. Ces données renvoient à leurs conceptions des rapports humains. Ainsi, le théâtre est au centre du phalanstère fouriériste. Lorsqu’il dessine le plan du palais social, Fourier crée, de part et d’autre de l’axe qui traverse le phalanstère, une symétrie entre l’église et la salle de spectacles2. Fourier et ses adeptes ont rêvé de faire du théâtre un moyen de promotion pour les phalanstériens ordinaires3. Il imagine que les succès et cotes des œuvres dépendent du vote de tous les habitants du globe, appelés à statuer sur leur valeur. Fourier réinvente le droit de propriété intellectuelle, créé par Beaumarchais pour les auteurs dramatiques, et l’étend à toutes les productions immatérielles qu’il ne distingue pas, assimilant les sciences et les arts.
On le voit, fictions et discours utopiques s’écrivent sur la trame de l’histoire récente du théâtre et de la société ; ils ont en point de mire le réel, la volonté d’interférer avec la société de référence et d’accompagner évolutions et révolutions des mœurs en termes de divertissements. Qu’elles soient exposées dans le cadre d’une théorie ou d’une fiction, les conceptions dramaturgiques qui ont été examinées dans ce numéro de la revue Tropics recouvrent tantôt une politique de gauche, tantôt une pensée élitiste.
Fonctions du théâtre dans les utopies
L’intégration du théâtre aux utopies ne va pas de soi. La place du théâtre y devient vraiment prépondérante à partir du XIXe siècle, lorsque l’on commence à rêver d’une démocratisation des connaissances, de l’enseignement, du luxe et des arts.
Le prêtre acteur selon Diderot
Dès le XVIIIe siècle, on avait pensé à donner une dimension moderne à la sacralité antique du théâtre. Dès lors, l’acteur était considéré comme un prêtre nouveau, apte à répandre des valeurs de progrès. C’est ainsi que, selon Marina Ruiz4, l’écriture théâtrale, la structure des pièces de Diderot, sa conception du décor et de la scène sont à penser en cohérence avec ses vues sur la fonction civique du théâtre et du comédien, que Diderot réhabilite et sacralise. La microsociété que représente la troupe de théâtre est exemplaire par ses mœurs. Homme de sang-froid, le comédien, propagateur d’une nouvelle religion, serait chargé de communiquer un idéal de bonheur, de répandre le principe d’égalité et, ainsi, de transformer la condition de l’homme en devenir.
Dimension somptuaire de certaines utopies
Nombreux sont, depuis l’origine de l’utopie, les projets de société à négliger l’art pour privilégier la satisfaction des besoins, quitte à condamner les divertissements. Les manifestations, modalités et motivations de cette dimension "somptuaire" – présente par exemple dans les sociétés modèles imaginées par Fénelon dans Télémaque (1699) – gagneraient à être interrogées. Les motifs de la condamnation sont-ils économiques, moraux, religieux, sociaux ? À quelles idéologies ce blâme, cette absence renvoient-ils ?
La situation problématique du théâtre en utopie, souvent exclu et, dans le meilleur des cas, asservi à l’endoctrinement des utopiens, met en crise l’utopie elle-même. Politiques et romantiques étaient parfois en désaccord sur la place de l’art dans la société idéale, comme le manifeste le débat entre George Sand et Michel de Bourges dont se fait l’écho l’une des Lettres d’un voyageur5. Dans Le médecin de campagne (1833), roman qu’un critique contemporain de Balzac rapprocha à juste titre de la fameuse utopie de Thomas More, le spectre de l’ennui est évoqué par un visiteur du village alpestre lorsqu’il apprend que la danse et les festivités n’ont pas cours dans le village rénové par un médecin philanthrope qui s’y est retiré pour expier ses péchés de jeunesse. La monotonie du quotidien menace la société du bourg de montagne dont la devise est vertu, religion, ordre et progrès.
Monarchie du peuple et démocratisation de l’art
La critique balzacienne des utopies sans art prend place dans un contexte où le peuple devient le nouveau roi des utopies sociales. Au XIXe siècle, le phalanstère, compris comme un « palais social », est emblématique de la conception des besoins de la population dans une société parvenue au faîte de son évolution, et à l’harmonie6. Aussi Les prodigalités jadis réservées aux monarques lui sont-elle désormais offertes. Le « luxisme » participe de la croyance fouriériste dans le caractère bénéfique du luxe comme incitation au dépassement de soi qui encouragerait les citoyens de la cité idéale à obtenir plus que le minimum garanti par la société. Le luxe est un gage concret du bonheur, du bien-être, qui s’accorde avec la promesse d’une généralisation des distractions jusqu’alors réservées aux plus fortunés. Les utopies sociales du XIXe siècle postulent le caractère indispensable d’un accès aux productions immatérielles.
Pour les saint-simoniens du Livre Nouveau, qui se présente comme le procès-verbal de conversations entre le père Enfantin et ses disciples réunis à Ménilmontant, l’avenir sera dramatique ou ne sera pas. L’art est aussi indispensable à l’homme que le pain. Le théâtre exerce au sein de la société saint-simonienne une fonction sacrée, et l’artialise7.
Théophile Gautier se fait adepte de ces philosophies de « l’idéal en plus », dans une série de textes qu’il rédige dès 1847 et jusqu’au début du Second Empire8. Il veut, dans un but social, la gratuité pour quelques représentations mensuelles ; le théâtre devient à ses yeux un moyen d’éducation populaire et d’expression politique9 ; il entend mettre le progrès technique au service d’une réforme du théâtre, qu’il souhaite voir devenir pour les spectateurs un haut lieu de confort, de luxe et de plaisirs. Usage de la vapeur, jeux d’optique, changement instantané des décors, substitution de l’ingénieur au décorateur, rien n’est épargné dans son opus Paris futur – assorti d’autres textes journalistiques –, pour créer une collaboration entre le progrès technique et l’art10, dans ce palais des illusions qu’est le théâtre. L’imaginaire théâtral de Robida mettra aussi met à profit des outils futuristes : le phonographe permet l’enregistrement de morceaux choisis du théâtre classique permettant de créer un « théâtre de chambre », de recueillir, des plus grands acteurs, la mémoire de voix d’or susceptibles de s’emparer de l’auditeur et de l’aliéner à lui-même l’espace d’une écoute ; le téléphonoscope semble quant à lui annoncer à la fois la télévision et internet (« Des tragédies en cinq clous aux comédiens de chambre » par Claire Barel Moisan). On voit qu’il n’y a pas réellement de solution de continuité entre l’ambition globale que nourrissait Fourier pour le théâtre et les rêves d’une internationale des spectacles permise par le téléphonoscope. D’un bout à l’autre du siècle, le même rêve de globalisation de la culture dramatique subsiste et se concrétise dans les fictions du second demi-siècle grâce à l’essor d’un imaginaire technocratique11.
Le débat sur la nécessité sociale de l’art – et donc de l’art dramatique – trouve des prolongements dans les fictions utopiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, et notamment dans leur variante futuriste. C’est ce dont rend compte l’article synthétique de Valérie Stiénon sur la représentation du théâtre dans les anticipations françaises au tournant des XIXe et XXe siècles12. Autant la société des « Articoles » imaginée par André Maurois soutient l’importance sociale du théâtre, autant Octave Uzanne (La fin des livres, 1885) perçoit désormais une dichotomie entre la littérature et le théâtre, réduit à sa dimension spectaculaire. L’esthétique du « clou » est aussi dénoncée dans l’œuvre de Robida.
Théâtre et propagande
Mais la scénarisation du quotidien par l’utopie est aussi un procédé typique de la propagande, une stratégie de séduction visant à présenter au lecteur la promesse de lendemains qui chantent. Les festivités organisées par certains Etats totalitaires au XXe siècle ressembleront à cette spectacularisation des masses qui restitue au mot « troupe » sa dualité sémantique.
En face de ces récits dans lesquels est encensé l’art de propagande - et notamment, dans le Voyage en Icarie, une pièce insérée et consacrée à la révolution icarienne - , il en est qui tournent en dérision l’art de propagande. Dans le Voyage de monsieur Mayeux en Icarie, les Icariens se voient infliger la représentation d’un spectacle sur le métier à la Jacquart13. Il y a là un camouflet à tous les « chants modernes » et textes qui, à la même époque, encensent le travail, célèbrent le progrès dans ses applications techniques les plus prosaïques. L’algarade contre le didactisme, considéré comme mortellement ennuyeux, qui fait florès dans les saynettes à valeur pédagogique du temps, est une véritable contre-propagande de type libéral. De la pièce en l’honneur de la révolution icarienne qui prend place dans le Voyage en Icarie de Cabet, à la Celsinore, intermède dramatique qui figure dans Star ou Psi de Cassiopée, par Charles-Ischir Defontenay [1854], l’insertion de pièces complètes dans les fictions utopiques donne corps aux mondes que représentent ces récits ; il s’agit aussi de nouveaux outils de propagande pour ces mondes autres et d’une mise en abyme de l’alter-réalité utopique.
Place du spectateur et théâtre populaire
La dimension utopique du théâtre tient naturellement, tant le théâtre est, par tradition, au centre de la vie publique, à la question du spectateur, à la question de la place du peuple au théâtre. Du peuple spectateur et du peuple inspirateur face à la reconnaissance d’une contre-culture dramatique d’essence et d’origine populaire.
La place du peuple comme matrice et destinataire de la création théâtrale est au centre de la réflexion sur les aspects utopiques de l’art dramatique. Rousseau avait proposé une alternative au théâtre professionnel, la fête populaire. Son intention réformatrice – dont la « fête révolutionnaire » est l’héritage14 – influence jusqu’aux utopies du XIXe siècle. On peut citer, parmi les ouvrages utopiques dans lesquels le peuple se donne en spectacle, Le roman de l’avenir de Félix Bodin (1834) et le Voyage en Icarie de Cabet, publié au début de la décennie 1840. Se fait alors jour une forme de mise en abyme du spectacle, où le public forme une troupe beaucoup plus nombreuse que celle des artistes et comédiens professionnels, dans cette sorte de superproduction festive que forme l’utopie icarienne :
Figure-toi maintenant toute la population réunie, en habits de fête, dans les cirques, dans les promenades ; tu pourras avoir l’idée que les loges de l’opéra de Paris et de Lyon n’offrent rien de plus éclatant ni de plus magnifique, et que ces petites sociétés privilégiées ne sont que des pygmées à côté de toute la population d’Icara15.
Le gigantisme de cette Icarie-spectacle apparaît à un premier degré comme le signe de la démocratisation de la culture et des loisirs qui a cours dans cette société égalitaire et communiste avant la lettre.
Dans Le château des Désertes, analysé par Olivier Bara16 – et dans lequel les contemporains ont vu une forme dérivée du phalanstère –, George Sand élabore la théorie d’un « contre-théâtre » à vocation critique, d’un théâtre sans spectateurs qui, libéré du regard pesant du prince, rendrait les acteurs à leur propre vérité. Le jeu abolit les frontières entre le réel et l’art tout en contribuant à souder la petite communauté de cette contrée de nulle part. Le récit, rédigé entre 1847 et 1851, correspond à un pari sur la nécessité des utopies et d’un « idéalisme continué » malgré les revers de l’histoire.
Il est question dans ce volume des mutations du théâtre populaire qui ont cours au XIXe siècle. C’est Vincent Mugnier évoquant la nostalgie des romantiques pour l’art de la marionnette17. Un parallèle s’impose entre la présence de la figure subversive de Caragueuz dans le Voyage en Orient de Nerval et les articles dans lesquels, feuilletoniste, Nerval regrette la fermeture des petits théâtres populaires par l’Etat, qui, de la Monarchie de Juillet au Second Empire, lors de phases de modernisation de Paris et de percement des Grands Boulevards, disloque tout tréteau insolent ou perturbateur : logique de compensation entre l’Orient – où le rire et la licence ont encore leur place – et la France, marquée par l’instauration annoncée, en 1851, d’une dictature impériale.
Le grotesque est, si l’on en croit les travaux de Bakhtine, une catégorie de la culture populaire18. Situé dans le droit fil des antiques Saturnales et des peintures rupestres italiennes, le grotesque romantique est le ressort de ce « théâtre de la conversion » que constitue le Théâtre en liberté hugolien. Comme l’écrit, Stéphane Desvignes, ce rire libérateur est au principe d’une inversion des catégories idéologiques et littéraires, dans des pièces dont les forts enjeux socio-politiques sont rattachés à la clôture et à l’invasion de l’espace. Glapieu et Aïrolo, dans Mille francs de récompense, inversent la hiérarchie du monde social au profit des faibles. Leur pouvoir tient – à la manière du bouffon mussettien [Fantasio] – à leur appartenance à une extériorité radicale, à la patrie du « Rien » - alors que Mangeront-ils, une pièce de l’exil, rejoue allégoriquement la tyrannie de Napoléon III par le biais de la persécution qu’exerce le roi de l’île de Man sur deux amants. L’atopie des personnages grotesques du Théâtre en liberté est le signe de l’utopie dont il est porteur. Dans cet ensemble de pièces, l’idéal s’impose malgré les impasses du réel qui révèlent une « mise en perspective critique de l’utopie elle-même »19.
En fin de siècle, comme le rappelle Claire Barel Moisan20, l’agonie d’un certain théâtre populaire21 est consommée, avant que n’apparaissent de nouveaux modes de divertissements destinés au grand public et mettant à profit les ressources du spectaculaire ; avant que ne se fassent jour les tentatives étatiques pour mettre en place des matinées gratuites sous la IIIe République22, puis que Jean Vilar ne donne un nouvel élan démocratique au théâtre. L’œuvre de Robida accompagne cette évolution et anticipe sur les révolutions du petit écran et de la cyberculture. La crainte de voir la culture et la vie de l’esprit tomber en déchéance fait partie des antiennes de la pensée conservatrice de la fin du XIXe et du début du XXe siècles23. Ce cliché pessimiste sur l’évolution du théâtre vers un art du spectacle populaire, envisagée comme une déchéance, se propage dans toutes les sphères de la vie culturelle, et notamment dans les récits d’anticipation.
Au XXe siècle se pose à nouveau la question sociale de la place du spectateur. Dans son article « En quête d’un idéal spatial », Virginie Vincent retrace, depuis Wagner, l’historique des transformations qui ont permis de reléguer la perspective axiale du théâtre à l’italienne au rang des dispositifs surannés, et de transcender les limites entre le spectateur et les acteurs. Avec son « théâtre total », Walter Gropius impose l’une des révolutions les plus importantes du XXe siècle en ce qui est de l’espace architectural du théâtre - que l’on veut désormais circulaire. Gropius fait de nombreux émules qui mettent à profit les sciences cognitives pour affiner les procédés permettant d’intégrer et d’impliquer le spectateur à la création.
Le théâtre, vecteur ou détracteur de l’utopie
La dimension utopique du théâtre tient aux œuvres dramatiques elles-mêmes. Les pièces de théâtre représentent avec éloge ou de façon critique les entreprises réformatrices ; elles mettent en action pour les faire valoir ou les ridiculiser les idées politiques et sociales, les symboles et mythes attachés aux doctrines utopiques. Les périodes pré-révolutionnaires et révolutionnaires sont propices à l’entrée en scène de l’utopie. 1789-1804, 1830-1848, le tournant des XIXe et XXe siècles sont propices à la mise en scène des idéaux humanitaires et des doctrines sociales de la Gauche et de l’Extrême Gauche - tandis que la période du Second Empire se prête à l’essor des utopies artistes et positivistes dans lesquelles le théâtre occupe une place de choix - Paris futur de Théophile Gautier, Star ou Psi de Cassiopée par Defontenay24.
Les révolutionnaires français ont panthéonisé Voltaire dans des pièces de théâtre qui instaurent un lien logique entre la période des Lumières et la Révolution française, alors que la causalité est loin d’être évidente. Voltaire, présenté comme un père fondateur, bienfaiteur de l’humanité, intellectuel engagé, est à la Révolution ce que la figure du sage et de l’Ancien vénéré était à l’utopie. Homme providentiel pour des auteurs tels que Pierre-Louis Moline, Laharpe ou l’abbé François Mulot, Voltaire se trouve au centre des mystères d’un nouveau culte de l’humanité, comme l’explique Guilhem Armand dont l’article « Voltaire sur la scène de l’utopie révolutionnaire » s’appuie sur un riche corpus.
Sous Louis-Philippe (1830-1848), les auteurs dramatiques favorables à l’abolition unissent leurs forces avec celles de la presse, des politiciens et des artistes anti-esclavagistes. On peut citer le peintre François-Auguste Biard, les romanciers et auteurs de nouvelles (Hugo, Corbière, Sue, Jal, Mérimée, Houat), les poètes, tel le Réunionnais Lacaussade25. On peut assister, à l’opéra26 et au théâtre, à la mise en scène des actes barbares dus à l’esclavagisme pour un public européen que l’éloignement géographique vis-à-vis des colonies pouvait rendre étranger à ces causes. C’est La traite des Noirs de Pujol et d’Alboize27, mais aussi Le marché de Saint-Pierre de Benjamin Antier et Alexis de Camberousse (1839). Barbara T. Cooper28 situe le mélodrame dans la tradition théâtrale de l’utopie insulaire immortalisée par Marivaux. Ici, le déplacement dans les hauts de la Martinique, où l’un des esclaves connus de l’héroïne de la pièce a fait marron, est, comme dans L’Ile des esclaves, l’occasion d’un renversement de situation. La vengeance de l’esclave sur la personne d’Eléonore reste à l’état de fiction mais ouvre les yeux à la jeune femme sur la condition des Noirs de sa plantation. Le soulagement éprouvé par les protagonistes du mélodrame à se trouver loin de la société de plantation qui sévit sans les Bas – et à séjourner dans ce qui pourrait passer pour une micro-utopie des écarts –, est de courte durée. L’idylle entre une affranchie et l’héroïne est vouée à l’échec. La France métropolitaine, décrite ici comme une terre de liberté pour les esclaves qui peuvent s’y réfugier, ne semble pas aussi libérale qu’il y paraît, dans l’autre pièce intitulée Le tremblement de terre de la Martinique (par Charles Lafont et Charles Desnoyer, Théâtre de la Porte-Saint-Martin, 14 janvier 1840). Les unions mixtes et l’élévation des Noirs ou métisses affranchis y est possible ; mais ces deniers encourent la désapprobation générale et sont ostracisés. Ces pièces et l’article qui leur est consacré montrent que, dans le contexte de la société esclavagiste, l’utopie ne saurait être que provisoire et illusoire.
Peu après 1830, le théâtre révolutionnaire se développe et contribue à l’émergence d’une conscience de classe29. Durant la période quarante-huitarde, on peut citer quelques pièces vouées à la célébration de la cause socialiste et populaire. L’ouvrier-poète, drame en un acte, en prose, par Dauphin et Pietra, peut nous apparaître comme un tableau sociologique avant la lettre. La mention de poètes ouvriers ayant réellement existé, et qui composent la bibliothèque du héros de la pièce, crée un jeu de références qui étoffe le personnage principal et l’ancre dans la réalité des types contemporains. Reboul de Nîmes est un boulanger poète dont les vers sont salués par Lamartine, son préfacier, admiratif pour le talent qui n’a d’autre recommandation que « l’impulsion sociale » de son époque30. L’ouvrier-poète a pour thème l’idéalisme d’un poète-ouvrier récompensé pour ses vers, mais bafoué par sa famille et par la société, qui aimeraient le voir chasser « de son cerveau les utopies qu’il professe »31. Son oncle, dont il aime la fille, le traite avec mépris pour son manque de fortune et s’apprête à le renier. Lorsqu’éclate l’imposture d’un rival riche et fortuné que l’oncle aurait aimé marier à sa fille, le poète-ouvrier André Maurel est réhabilité et obtient la main de sa cousine. La pièce cite le célèbre Lachambeaudie, comptable puis poète saint-simonien, Charles Poncy, maçon-poète, et un certain Durand de Fontainebleau. Le mélodrame rétablit la justice parmi les hommes en comblant les vœux des jeunes premiers, et encense « la lecture démocratique ».
Le thème socialiste, d’autres le tournent en dérision, au grand regret de Théophile Gautier32. La propriété, c’est le vol, vaudeville de Clairville et Vaulabelle, offre peu après 1848 la vision absurde et apocalyptique d’un monde sans propriété ; la pièce tourne en dérision les doctrines de Cabet et de Proudhon en imaginant les conséquences concrètes et potentiellement absurdes d’une telle révolution33. La comédie-vaudeville en trois actes de Maurice Ordonneau intitulée Les petites Godin, (théâtre du Palais-Royal, 1884), présente un certain nombre d’indices qui montrent que la pièce vise le fondateur du familistère de Guise. Le nom des personnages éponymes renvoie à l’appellation des poêles fabriqués au familistère, les « petits Godin ». Le titre est donc porteur d’une dérision égrillarde à propos de la descendance de Godin, présenté dans la pièce comme un bourgeois, comme un patron ordinaire. L’apparence de l’acteur choisi pour le rôle est aussi très proche de celle de l’auteur de La richesse au service du peuple (1874)34.
L’anarchisme et le communisme sont au cœur de nombreuses pièces de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle35. Certaines pièces sont militantes. Ainsi en va-t-il de La pâque socialiste, d’Émile Veyrin, qui met le partage au cœur de l’intrigue liée à la faillite d’une entreprise tenue par des patrons aux idées généreuses36. Contrairement à ce que supposent les jugements à l’emporte-pièce sur l’impasse du théâtre socialiste37, le théâtre, quand il met l’utopie en question, sait être aussi subtil que le peuvent l’être les auteurs d’utopies narratives et d’uchronies. Parfois ambigus, ces textes incitent le lecteur à peser le pour et le contre des réformes sociales38. La Clairière de Lucien Descaves et Murice Donnay met en scène une utopie anarchiste et la dissolution de la communauté. Le choc des cultures entre des membres de la société issus de classes différentes est l’une des causes de l’échec. Pour autant, la pièce développe et approfondit les problématiques liées à l’utopie réalisée, qui est concrétisée par la représentation39. Elle fait advenir une expérience sociale en l’inscrivant dans l’ordre des possibles.
Le XXe siècle montre, bien après la faillite de cet idéal en 1848, un repli encore plus radical, qui laisse penser que la philosophie humanitaire, loin d’être un signe de progrès, était le dernier sursaut d’une conscience altruiste dans la pensée occidentale, peu avant son enterrement de première classe procuré par Nietzsche. Ce choc, doublé d’une crise de la notion même d’humanité et lié aux événements historiques, entraîne l’apparition, au théâtre, d’un type d’utopie/dystopie paradoxale.
Utopie et dystopie
Le théâtre d’Edward Bond, présenté par Johanna Krawczyk dans l’étude intitulée « Agresser le spectateur, une quête d’utopie politique ? Éclairages sur la dystopie bondienne », anéantit le rêve d’une humanité solidaire, férocement concurrencé par l’Etre pour la mort ; l’Histoire et la chronique des faits divers posent la question même de l’humain. On se rend compte que ce rêve humanitaire était bâti sur du sable, quand l’humain lui-même est ce qu’il peut : fragile, trop fragile d’une part, débordé, d’autre part, par l’expression brute des pulsions venant de ceux qui sont en position de force.
Aux frontières de la dystopie et de la science-fiction, R.U.R. de Karel Capek – auteur de textes politiques engagés et d’anticipation, inventeur du terme « robota » dans De la vie des insectes -, pose à nouveau la question de l’humain. Ici, le théâtre est un lieu d’épreuve pour ainsi dire insulaire qui met à l’épreuve les découvertes modernes et on découvre un nouvel avatar du complexe de Frankenstein. À travers le décor du laboratoire et les costumes sophistiqués des robots, Carel Čapek décrit le passage d’un imaginaire démiurgique (l’homuncule médiéval) à la production massive de créatures humanoïdes, dépourvues d’émotions et d’affects, mais qui fonctionnent. La pièce est utopie/dystopie puisque les robots, d’abord conçus comme une main d’œuvre à bon marché libérant l’homme de son labeur40, sont, à la suite d’une revendication en faveur de leurs droits, dotés d’une conscience qui leur permet de se révolter. La dynamique théâtrale de R.U.R. permet une relecture moderne et anticipatrice des rapports entre maîtres et valets ; c’est aussi une réécriture de la Bible dans un face à face où la créature détruit son créateur (l’homme-Dieu).
La pièce vise à une action sur le spectateur dans une perspective similaire à celle de Meyerhold, assignant au théâtre une charge psychologique propre à entraîner le public vers une attitude, ou même une action capable de modifier son présent [Écrits sur le théâtre]. Cette conception du théâtre, qui assigne au spectateur la mission de parachever l’œuvre de changement entreprise sur la scène, semble une manière convaincante de conclure sur la dimension utopique du théâtre et son engagement dans l’effectuation dialectique du principe espérance analysé par Ernst Bloch. La « conscience anticipante de l’utopie » a pour complément la « force de négation définie comme faculté d’action dans l’histoire, comme une force motrice au sein du processus du devenir, comme la négativité dialectique dans le processus réel de l’étant »41. Autrement dit, « si la conscience utopique se fonde sur l’idée d’un être en gestation, d’un non-encore-être, d’une non réalisation, elle prend également appui sur la négation de ce qui est »42. En l’occurrence, le théâtre ne nie pas ; il affirme et représente ce qui est ; mais la violence de l’être éclate et, selon le principe d’agression évoqué à propos d’Edward Bond par Johanna Krawczyk43, entraîne dans le spectateur une critique de ce qui est, puis un désir de dépassement. Grâce à l’événement théâtral et à l’absence de rétablissement de l’ordre perturbé par la crise tragique, Bond confie au spectateur, qu’il agresse, la possibilité d’une compensation d’ordre utopique à l’insupportable. L’utopie est absente en tant que réalisée mais virtuellement inscrite dans le devenir du spectateur que l’agression théâtrale doit faire évoluer brutalement, dans la tradition aristotélicienne de la catharsis44.