Lorsque l’on parle de théâtre et de Révolution, la tendance première serait sans doute d’évoquer Figaro, le personnage du Mariage ayant, selon la conscience collective, porté sur les planches les revendications des Lumières cinq ans avant la prise de la Bastille1. Les historiens de la période romantique ont ancré dans les pensées que la Révolution Française découlait presque naturellement des idées des Montesquieu, Voltaire, Rousseau… On sait aujourd’hui combien il s’agit d’un raccourci au service d’une idéologie. Mais cette interprétation ne s’opère pas si tardivement : les Girondins s’en réclament déjà. Les noms des philosophes des Lumières sont scandés dans les textes les plus divers, leurs visages sont sculptés en séries et habitent désormais les lieux publics. C’est le début de la panthéonisation :
Utilisés comme totems dans de vastes liturgies, Voltaire et Rousseau allaient désormais remplir très officiellement ce rôle un peu exorbitant de pères de la nation, qui avait été plus ou moins le leur depuis des années. Leurs bustes disposés dans les monuments publics semblèrent donc acquiescer vaguement à tout ce qui se passait et bénirent même les jeunes mariés qui, dans les mairies, venaient prêter serment devant eux2.
Ce phénomène se crée dès les premiers temps de la Révolution3, période de célébrations, voire d’autocélébrations, comme l’a déjà montré Béatrice Didier à propos des hymnes poétiques et des représentations musicales4. Et, suivant un mouvement qui débute au milieu du siècle, le théâtre en devient alors le lieu consacré, comme le rappelle Pierre Frantz :
Progressivement, au cours du XVIIIe siècle, le théâtre avait été en effet investi d’une mission dans la cité, correspondant à un transfert de la fonction de sacralisation dévolue à l’Église et dont témoignent, notamment, son insertion urbaine et l’architecture, inspirée désormais du modèle des temples grecs5.
Le phénomène se propage sur les théâtres des années 1790, média de la pensée du Peuple réuni autour de l’utopie révolutionnaire. Non seulement on continue de jouer les pièces des philosophes, notamment les tragédies de Voltaire6, mais on assiste surtout à une multiplication de petites pièces mettant en scène ces personnages. Pierre Frantz en a établi une classification en trois catégories : les pièces qui « répètent un moment de la fête nationale », celles qui s’apparentent à un dialogue des morts et celles qui sont fondées sur une anecdote à valeur morale et exemplaire7. Ces types seuls permettraient de distinguer les pièces et non l’identité des philosophes mis en scène car ils « se ressemblent tous »8 et il s’agit même d’en estomper les différences pour établir un culte consensuel et fondateur autour de la figure du philosophe des Lumières9. Mais que s’agit-il de fonder exactement ? Nous verrons que les pièces donnent une vision idyllique qui vient appuyer un idéal révolutionnaire dérivant vers l’utopie – dans tous les sens du terme. Ce culte n’est en effet pas totalement innocent : fondé sur une étrange ambivalence – une fusion dans l’ensemble des grands hommes et une velléité de forte individualisation d’une figure exceptionnelle – il oscille entre reconstitution historique et reconstruction idéologique. Aussi convient-il de cerner les enjeux de cette transfiguration au moment où prétend se former la démocratie française.
Cette étude se concentrera sur la figure de Voltaire, non seulement pour des raisons pratiques, mais aussi parce qu’il s’agit d’une incarnation des différents aspects des philosophes des Lumières : poète et philosophe, révolté et patriarche, penseur et acteur. Les représentations théâtrales ont, semble-t-il, fortement contribué à le figer dans cette image d’« intellectuel » qui définit désormais le philosophe engagé10. Elles oscillent entre célébration du défenseur des Calas, reconstruction téléologique de la paternité philosophique de la Révolution, réécriture de la pensée de l’auteur dans une lecture utopique des Lumières.
Sans dire que cette image se fonde totalement à la Révolution, il est intéressant d’analyser comment la représentation du philosophe des Lumières permet de créer en quelque sorte un mythe originel et fondateur de l’utopie révolutionnaire, à l’instar des figures d’Utopus chez More, de Salomon chez Bacon ou de Sévaris chez Veiras11. Les utopies narratives des siècles précédents se construisent en effet sur cette mythification de l’homme providentiel dont l’histoire est généralement racontée au héros-narrateur par son guide12. A la Révolution, moment de table rase du passé, les pièces mettant en scène les philosophes des Lumières jouent en quelque sorte le même rôle : nouveaux « Mystères » exposant au peuple la vie des nouveaux Pères fondateurs, ils disent leurs aventures édifiantes. Et, dans le cas de Voltaire, parmi les faits et les anecdotes puisés dans son parcours pour servir de sujet aux pièces commémoratives, le plus important leitmotiv est bien sûr l’affaire Calas, devenue déjà « référence exemplaire », selon l’expression de Didier Masseau. En effet, comme le rappelle ce dernier, du philosophe des Lumières émerge la figure de l’intellectuel :
L’affaire Calas hante nos mémoires comme une référence exemplaire. Le maître à penser fait retentir sa voix dans l’arène publique, écoute autour de lui le murmure grandissant d’une opinion soulevée par la tempête de l’indignation. Guerre, croisade, sacrifice au nom d’une grande cause, communion dans la même ferveur, adhésion des fidèles et des convertis à une représentation grandiose de la tolérance. Une rupture a eu lieu, car l’intellectuel affirme désormais son pouvoir en revendiquant sa mission morale et en admettant qu’un contrat le lie à la société tout entière. Celui qui n’est plus seulement un homme de cabinet, voué à l’écriture, devient le gardien vigilant d’une conception de l’homme qui mérite combat et abnégation, lorsqu’elle est bafouée par les pouvoirs en place. La relation directe qu’il entretient avec la vérité et le maniement d’un savoir qui n’est jamais enfermé dans les lisières étroites d’une spécialisation l’autorise à prendre parti dans les affaires de la cité13.
Et c’est cette image complète de guide de la nation, investi non plus du verbe divin mais d’une parole de vérité, que les pièces mettent en scène pour faire retentir de nouveau sa voix au fil des représentations.
Si dans les pièces commémoratives qui suivent la mort de Voltaire et qui précèdent la Révolution, c’est davantage le poète qui est consacré, on note toutefois déjà la présence d’une aura philosophique qui entoure le personnage et une progressive mise en valeur de sa dimension contestataire, notamment une position anticléricale qui apparaît plus nettement à partir de 178714. Dans le théâtre de la fin du XVIIIe siècle mettant en scène des philosophes des Lumières, il est courant de voir ces derniers caractérisés par une anecdote récurrente. Ainsi, la série théâtrale consacrée à la bienfaisance de Montesquieu se concentre sur le même épisode du rachat d’un homme devenu esclave chez les barbaresques15. Parmi les quatre œuvres consacrées à Voltaire durant la période 1790-179916, toutes font au moins allusion à l’affaire Calas et deux y sont totalement consacrées : La Bienfaisance de Voltaire, ou l’innocence reconnue (1791) de Villemain d’Abancourt et La Veuve Calas, ou le triomphe de Voltaire (1791) de Pujoulx. La première se déroule en 1764 à Ferney où les Calas attendent, en compagnie de Voltaire, l’arrêt du Conseil. Comme les autres œuvres du corpus, il s’agit d’une pièce de facture assez irrégulière, parfois rimée à la hâte et qui prend quelques libertés avec la réalité historique17. La pièce de Pujoulx se déroule en 1765 dans la prison parisienne où sont enfermés les Calas et leur servante après la mort du père. C’est le jour de leur réhabilitation par la chambre des requêtes et Voltaire – qui s’y rend incognito et feint même de détester Voltaire – est venu pour le « plaisir d’être le témoin invisible de la satisfaction de cette vertueuse famille »18. En l’introduisant dans la cellule des Calas, le Porte-clef ne tarit pas d’éloge sur le « grand homme », louange verbale à laquelle un buste à l’effigie du philosophe19 fait écho, « sur le socle duquel est attachée légèrement une inscription tracée à la main, portant ces mots : Au plus grand Génie, au cœur le plus sensible »20. A la fin, Voltaire est démasqué et reçoit la couronne de chêne qui était destinée à son buste. Les répliques sont généralement brèves et d’une simplicité qui se veut touchante par sa spontanéité. Ainsi, dans l’avant-dernière scène, la phrase exprimant la reconnaissance de la famille Calas à l’annonce de la réhabilitation se complète au fil des répliques pour s’achever à l’unisson :
Madame Calas, avec délire et oppression.
Mon Dieu !
P. Calas, de même.
Reçois l’hommage…
L’aînée, de même.
Du premier instant…
La cadette, de même.
De joie pure…
Jeanne, de même.
Qui pénètre l’âme…
Tous.
D’une famille vertueuse21.
A l’inverse, conformément au goût de la période révolutionnaire, certaines répliques ne manquent pas d’emphase, tel cet éloge de Voltaire par l’avocat Beaumont :
(Montrant le buste) C’est à cet homme célèbre, aussi grand par sa bienfaisance que par son génie, que vous devez l’arrêt qui proclame l’innocence d’une victime du fanatisme ; c’est à lui que je dois le bonheur d’avoir plaidé une si belle cause. Allons ensemble poser cette couronne sur son auguste image ; allons joindre ces branches de chêne, emblèmes de la vertu, aux lauriers qui ceignent sa tête22.
C’est depuis un cabinet limitrophe que Voltaire observe la scène. Le philosophe – qui a abandonné toute ironie dans cette pièce pour apparaître dans toute sa sensibilité – reconnaît une part d’amour propre dans ce voyage et ce stratagème, visant à jouir avec pureté du succès attendu et des « larmes de joie »23 qu’il veut partager en toute discrétion. Le procédé n’est pas sans rappeler Marivaux et ses personnages-avatars de metteur en scène ou de marionnettistes cachés. Mais il évoque aussi le personnage de « Moi » dans Le Fils naturel de Diderot, double de l’auteur et spectateur dissimulé du drame familial de Dorval. Et le personnage éponyme, s’il n’est pas directement le dramaturge de cet acte qui se joue en prison, demeure bien l’auteur de la réhabilitation des personnages, l’artisan des larmes qu’il prévoit dès la scène 2. On assiste alors à une démultiplication de la figure de Voltaire : il est d’abord le buste sur scène représentant le philosophe auquel on rend hommage – les Calas à leur bienfaiteur, les spectateurs à un grand homme décédé – ensuite, celui dont on parle tout du long, enfin, le personnage pudique et sensible qui pleure au dénouement de concert avec les Calas et les spectateurs. La scénographie du théâtre révolutionnaire vise ici à créer un sentiment à mi-chemin entre l’empathie totale et l’admiration absolue. Voltaire est alors à la fois sujet et objet de cette catharsis si particulière du drame sérieux, le procédé suscitant simultanément une mise à distance par l’éloge et une identification par la position du personnage en observateur.
La pièce a en outre une dimension historique et la diégèse s’inspire
– librement – de faits réels, dont on peut trouver trace dans le Traité sur la tolérance. « L’article nouvellement ajouté », le chapitre XXVI de l’édition de 1765, est même sans doute une des sources de la pièce. Il mentionne le retour des Calas en prison24. Chez Pujoulx, le porte-clef, à la scène 1, puis Jeanne, à la scène 3, font allusion aux nombreuses visites reçues par la famille25. La liesse populaire provoquée par le verdict est rapportée dans le Traité26 et plus longuement développée par le personnage de M. de Beaumont :
Ma récompense !… Je viens de la lire dans les yeux d’un peuple immense, qui m’a accablé de caresses, qui m’a baigné de ses larmes. Les mères, les enfants me pressaient sur leurs cœurs. Il semblait que c’était de leur époux, de leur père, qu’on venait de réhabiliter la mémoire27.
La dimension commémorative permet au public de renouveler cette joie populaire dans laquelle il se retrouve à travers la représentation dans une communion autour de l’idée de justice qui transcende le temps historique par la mimesis. Les larmes et les faits qui les inspirent acquièrent une dimension intemporelle. L’émotion de l’instant réactualisé sur les planches semble en outre rendre encore plus vrai le moment d’histoire représenté.
Or la construction dramaturgique au service du sentiment le signale déjà : il s’agit non pas d’une reconstitution historique, mais d’une reconstruction de l’histoire. Et le titre de la pièce le montre d’emblée, Pujoulx opère un amalgame entre deux épisodes célèbres : d’une part la résolution de l’affaire Calas qui se déroule alors que Voltaire est à Ferney, mais La Veuve Calas à Paris, en prison, et d’autre part la venue du philosophe à Paris en 1778, qui se voulait discrète mais s’est transformée en un public Triomphe de Voltaire. Ainsi, dans la dernière scène, quand son personnage est démasqué et que les membres de la famille Calas lui rendent hommage, le dramaturge prête à Voltaire les paroles qu’il a prononcées en 1778 quand il succombait sous le poids des honneurs qu’on lui rendait : « Vous voulez donc me voir mourir ? »28. Sous le signe de la commémoration, l’historiographie glisse vers la mythographie.
Cette dimension est particulièrement visible dans les deux autres pièces du corpus, même dans la comédie mêlée de vaudevilles de Piis, Barré, Radet et Desfontaines, dont l’article indéfini du titre suggère pourtant la mise en scène de la banalité du quotidien : Voltaire, ou Une journée de Ferney. Le cœur de la comédie repose sur une mise en abyme de la pièce de Voltaire, L’Enfant prodigue, que le personnage-auteur répète avec ses amis à Ferney. Mais l’intrigue de cette pièce se projette sur M. Firmin et son fils Prospère, personnages d’Une journée de Ferney. Il est question d’un mariage : Jeannette, nièce de Baba, servante de Voltaire, souhaite épouser Prospère. M. Firmin se laissera convaincre par la représentation du Fils prodigue ; donc grâce à Voltaire dont les mots, écrits, prononcés ou joués, résolvent toutes les situations. Mais le philosophe – qui, en passant, règle les problèmes d’argent de son jardinier, à la scène 16 de l’acte I, attentif qu’il est aux besoins de chacun –, est préoccupé par tant d’autres soucis : les attaques de Fréron et de La Beaumelle, l’affaire Calas ainsi que l’affranchissement des serfs de Mont-Jura. Ce qui serait pour d’autres une folle journée, n’est donné à voir que comme un jour ordinaire du philosophe, capable aussi de commenter les pièces de Corneille et de s’intéresser à la politique de Turgot. Comme le résume Baba :
Oh ! il trouve du temps pour tout. Il termine un chef-d’œuvre, il défend un innocent, il combat une injustice, il élève des manufactures, il fait défricher des terres, et tout ça marche à la fois29.
Mais, pour « montrer Voltaire […] dans sa vie quotidienne à Ferney entre 1765 et 1770 »30, malgré quelques realia – les petites représentations théâtrales, les parties d’échec avec le père Adam31, les conseils du docteur Tronchin – les auteurs se sont permis un nombre certain d’entorses à la chronologie. Le Fils prodigue, ou l’Ecole de la jeunesse a été représenté à la Comédie-Française en 1736. La disgrâce de Turgot, dont il est question à l’acte I, scène 15, n’a lieu que le 12 mai 1776. Or, dans la même scène, Voltaire s’inquiète de « la réhabilitation des Calas qui n’arrive pas », alors qu’elle a été proclamée le 9 mars 1765. Mais l’expression de l’impatience de Voltaire est davantage l’occasion d’une généralisation de son combat, hissant une fois de plus le cas des Calas au rang d’exemple universel :
Le temps !… le temps !… demander du temps pour réparer une injustice ! savez-vous que depuis la poursuite de cette malheureuse affaire, je n’ai pas eu un moment de véritable tranquillité, et qu’il ne m’est pas échappé un sourire que je ne me sois reproché comme un crime ? J’ai porté la cause des Calas au tribunal public, juge né et irrécusable des jugements des hommes ; et mordieu ! je ne cesserai d’écrire, de presser, de crier. On dit que je me répète ! oui, je me répète ! je rabâche ! c’est le privilège d’un vieillard, je rabâcherai jusqu’à ce que mes concitoyens se soient corrigés de leurs sottises. Il faut insister, inculquer ; sans quoi, tout s’oublie32.
Même généralisation (qui correspond à la dynamique du Traité sur la tolérance) chez d’Abancourt, à la scène 8 :
L’odieux fanatisme est encor redoutable ;
Je voudrais l’éclairer de ce feu respectable
Qu’allume la raison, qu’éteint le préjugé :
Dans cette nuit d’erreurs où le monde est plongé,
Je voudrais apporter une vive lumière ;
Son éclat blesse encor sa trop faible paupière33.
L’acte I de Voltaire, ou Une journée de Ferney s’achève sur la visite quelque peu burlesque d’un envoyé de Frédéric II de Prusse qui présente des vers de son souverain et le cordon et la croix de chambellan à Voltaire : la rupture entre les deux hommes est consommée, mais l’intermède – en vaudeville – a surtout pour but de ridiculiser le roi de Prusse dont l’ambassadeur dit qu’il a ri devant Zaïre34. Enfin, l’affaire des serfs de Mont-Jura35 n’a débuté qu’en 1770 et ne s’est résolue qu’en 1779 par une ordonnance de Louis XVI : Voltaire n’a donc pu connaître de son vivant cet affranchissement tant attendu dont il se félicite dans la scène finale.
La comédie, rythmée par de nombreux vaudevilles, chante la gloire de Voltaire, mêlant le temps des grands combats, des réalisations poétiques et littéraires et des petits bienfaits du quotidien. Les auteurs, s’inscrivant dans cette tradition récente mais fertile, rejouent à leur façon la scène du buste, rendant ainsi contemporaines la lutte voltairienne contre les juges toulousains – sans même attendre sa résolution, comme les Calas de Pujoulx – et sa consécration par le peuple. Or, c’est à la sixième représentation d’Irène à la Comédie-Française, le 30 mars 1778, que Voltaire vit arriver sur scène un buste à son effigie, sous les acclamations de la salle, puis de la foule qui à l’extérieur criait : « Vive le défenseur des Calas ! »
Cette reconstruction historique a certes une dimension commémorative, mais la mythographie théâtrale confine ici à la transfiguration de la réalité, voire à la mystification. Le mensonge théâtral sert en quelque sorte une imposture intellectuelle. Quand Ling-Ling Sheu affirme que ces pièces « relatent une anecdote ou brossent un moment de [sa] vie ; elles n’étaient pas, pièces à thèses, destinées à répandre leurs idées »36, elle se réfère au contenu peu philosophique de ces comédies destinées au grand public. La pensée de Voltaire, telle qu’elle y est donnée à entendre, peut se résumer à des idées assez consensuelles : tolérance et engagement courageux au service d’une cause commune ou d’une persécution particulière selon le principe d’une adéquation entre bonheur collectif et individuel.
Mais il convient de les replacer dans un contexte avant tout idéologique : l’édification du spectateur de l’époque révolutionnaire doit servir à la fondation d’une nouvelle société à partir du mythe du grand homme. Et ce processus de reconstruction de l’image de Voltaire trouve son paroxysme dans la « pièce héroï-nationale » de Joseph Aude, Le Journaliste des ombres, ou Momus aux Champs-Elysées, représentée pour la première fois à Paris le 14 juillet 1790. Si ce nouveau dialogue des morts met en scène notamment Voltaire, Franklin, J.-J. Rousseau et l’abbé de Saint-Pierre, il ne donne pas lieu à un véritable débat philosophique à la façon de Fontenelle, par exemple. Pierre Frantz, généralisant le principe d’écriture de ces pièces et se fondant en particulier sur Le Journaliste des ombres, va même jusqu’à affirmer que « le personnage [du philosophe] est élaboré de façon identique si bien que rien ne distingue plus, par exemple, Voltaire de Rousseau »37. Cependant, ils ne plaisent pas tous deux également aux mêmes moments de la période révolutionnaire. Les dates de leurs transferts au Panthéon en témoignent ; les dates des pièces leur rendant hommage ne coïncident pas : entre 1793 et 1798, période durant laquelle la figure de Voltaire s’absente des planches, quatre pièces sont consacrées au personnage de Rousseau. En outre, Pierre Frantz rappelle que « si la scène montre le philosophe en vie, elle le montre persécuté »38, ce qui, avons-nous vu, n’est guère le cas du « dernier des écrivains heureux »39. Enfin, bien que les scénographies révolutionnaires estompent les différences, il convient de se souvenir que les différends entre les deux philosophes sont déjà légendaires. Leur entente sur scène relève davantage du fantasme, d’une attente du public qui espère une « suite » heureuse40 concernant ses deux héros « prérévolutionnaires ». C’est le choix d’Aude qui l’assume dans ses « Réflexions préliminaires » où il reconnaît avoir sacrifié la vérité41. D’où la dimension quelque peu artificielle et le ton légèrement compassé de la scène de réconciliation à la scène 7 du Journaliste des ombres :
Voltaire.
[…]
Ici l’orgueil se tait, les rivalités cessent ;
Aux erreurs d’un moment tous les hommes s’abaissent.
Ce malheur fait l’humanité.
Un instant contre moi vous fûtes irrité ;
Et j’avais tort, je le confesse.
Rousseau.
Philosophe inquiet et mortel comme vous,
Atteint de la même faiblesse,
Je repoussai votre courroux ;
Ma vengeance dura sans cesse.
Voltaire.
Sans cesse ! Eh ! Quel motif ?… Expliquez-vous ?
Comment ?…
Rousseau, après l’avoir fixé avec respect.
Je vous admirai constamment42.
Leur admiration réciproque redouble celle du spectateur. Mais leur statut d’ombres leur permet d’abandonner la vanité propre à l’humanité et de se hisser au rang de modèles inatteignables. Le déictique « ici » désigne bien les Champs-Élysées, mais il vaut aussi pour un hic et nunc du moment de la représentation. C’est la Révolution Française, qui est le grand catalyseur des énergies et qui se trouve célébrée en ce jour de la Confédération de la France, qui réunit ces deux philosophes. Mais la pièce n’a pas pour seule vocation de célébrer les philosophes des Lumières. Elle exprime plutôt une idéologie révolutionnaire assez ambiguë43. Certes, Ling-Ling Sheu et Pierre Frantz l’ont déjà signalé, « à la lecture des décrets de l’Assemblée nationale […] Voltaire et Rousseau applaudissaient tour à tour selon que ces décrets s’accordaient avec ce qu’ils avaient eux-mêmes fait ou écrit »44. Et tous deux citent cet extrait de la scène 7 :
Rousseau, parcourant les Décrets.
Ils ont l’art d’y tout réunir :
La modération s’y joint à l’héroïsme ;
Ils ne veulent plus conquérir.
Non plus d’ambition, d’orgueil, de fanatisme.
D’une paix éternelle ils vont enfin jouir.
D’accord avec Louis, qui doit la maintenir,
La liberté suffit à leur patriotisme.
Ô le sublime monument !
Il doit vivre à jamais.
Voltaire.
Il est inébranlable ;
Le Contrat social en est le fondement.
Rousseau.
Mon ami, j’ai donc fait…
Voltaire.
Un ouvrage admirable45.
Mais se superpose à cet éloge celui de la France révolutionnaire, celle qui, suivant ces exemples glorieux, est passée du dire au faire. Ainsi le paysan Olivier explique à Momus pourquoi il n’ose pas aborder Voltaire, à la scène 13, en rappelant ses discours contre le servage :
[…] Voltaire avait fait l’impossible
Pour que le malheureux qui labourait les champs
En recueillît les fruits, et nourrît ses parents.
En voulant nous soustraire à ce fléau terrible,
Il perdit son latin, sa poursuite et son temps.
A ce qu’on fait en France, oh ! qu’il sera sensible !
Car tout est bien changé ; mes enfants plus heureux
Après avoir semé recueilleront pour eux46.
Il rappelle ainsi que la réalisation de toutes ces belles idées des philosophes leur a été postérieure et l’union sacrée autour de leurs idéaux fut le fait de l’ensemble de la nation – « un seul ordre, une armée seule, une seule famille », chante Momus dans la dernière scène – : « d’autres ont réussi, lui n’a fait que le dire »47. L’hommage final est pour le Parlement, émanation du peuple, qui œuvre pour la paix en France et dans le monde :
Du masque des vertus il dépouille les crimes ;
L’humanité qui veille à ses travaux sublimes,
Et qui seule a dicté ses décrets triomphants
Sous sa garde immortelle a remis ses enfants48.
L’Assemblée est ainsi présentée comme une émanation agissante de la pensée des philosophes des Lumières, sans les querelles. Voltaire et les autres philosophes des Lumières ne sont plus que des ombres bienveillantes que l’on honore d’un culte laïc. Et c’est notamment le rôle de ce théâtre, comme le proclame l’ombre d’Adrienne Le Couvreur49 à la scène 10 :
[…] mais des arts, plaignez moins le destin ;
Ils ne quitteront point leur superbe Patrie :
Des orages civils éprouvant la furie,
On a pu de leur règne annoncer le déclin ;
Mais quel beau jour pour eux se lève sur la France.
La Tribune va s’ennoblir,
Le Théâtre agrandir son utile influence.
La liberté conquise a le droit d’enrichir
La poésie et l’éloquence50.
La notion d’« utile influence » a davantage rapport au présent et à l’avenir qu’au passé. Quelle est donc la véritable fonction de cette célébration de Voltaire et des autres philosophes des Lumières ?
Dans le drame héroï-national de Joseph Aude, la Révolution française est bien donnée comme la mise en application des grands idéaux des philosophes des Lumières – et Voltaire est mis au premier plan. Ces derniers en apparaissent comme les saints patrons, aussi les louer revient-il à faire l’éloge de la Révolution et réciproquement. La louange est toutefois paradoxale puisqu’elle suggère, du moins chez Aude, que l’on n’a alors plus besoin d’eux. C’est le sens de la réponse de Benjamin Franklin, nouvellement arrivé51, à Voltaire :
Voltaire.
Et vous avez quitté la terre !
Franklin.
Qu’avais-je encore à voir sous le ciel qui l’éclaire ?
Tout avait de mon cœur rempli les vœux ardents,
J’ai vu l’égalité, ce supplice des grands,
Jeter dans l’univers ses racines profondes.
J’ai vu la chute des tyrans
Et la liberté des deux Mondes.
Chez d’Abancourt, à la scène 9, le personnage de Voltaire prophétise l’avènement de temps nouveaux, qu’il ne connaîtra pas mais qui seront en quelque sorte les fruits de la philosophie qu’il s’efforce de répandre :
Il me faudra tomber dans la nuit éternelle,
Avant que la raison d’une force nouvelle
Investisse les lois, et de tout l’univers,
Par un heureux accord, brise à jamais les fers ;
Mais il viendra l’instant où la philosophie,
Etablissant partout une juste harmonie,
Tirera la raison des fers du préjugé,
Et nos neveux verront l’homme libre et vengé ;
Ils verront tôt ou tard l’odieux despotisme
Rentrer dans le néant avec le fanatisme,
Et les peuples soumis à de plus justes lois,
Rétablis pour toujours dans leurs antiques droits.
Oui, si j’en crois l’espoir qui ranime mon être,
Un ordre plus heureux et plus simple va naître ;
L’aimable égalité, fille de l’union,
Laissera le champ libre à l’émulation ;
Le génie écartant l’intrigue et la bassesse,
N’aura plus à montrer de titres de noblesse
Pour s’élever au rang qu’il aura mérité.
Ah ! que de ce beau jour la brillante clarté
A tous les cœurs bien nés paraîtra vive et pure !
Je ne le verrai point, mais mon cœur m’en assure52.
La Révolution se fera sans lui, sans doute parce que le citoyen aura ouvert les yeux à la « vive lumière » et atteint cette maturité si chère à Kant. En 1790, la mission des philosophes sur terre est achevée. Leur œuvre se poursuit sans eux. Les citoyens sont non seulement leurs héritiers, mais aussi leurs dignes successeurs. Cet enthousiasme et cet optimisme un peu rapides (Momus le suggère au début de la pièce : la période est instable… les années qui suivent lui donneront raison) traduisent bien une vision utopisante de la Révolution53. La visite aux Champs-Elysées à laquelle invite le drame vaut pour une consultation et une approbation de ces figures tutélaires. Leur culte, rendu facile par le dépouillement de tout véritable développement philosophique, repose sur une adoration ressassée. Dans La Veuve Calas à Paris, Voltaire est à plusieurs reprises assimilé à une divinité, que ce soit par la servante Jeanne (« comme on dit dans notre pays, après Dieu, c’est son sauveur »54) ou par la veuve et son fils qui le nomment leur « dieu tutélaire »55. Lorsqu’il est reconnu par la famille dans la scène finale, Jeanne s’agenouille devant lui56 tandis que Madame Calas veut le montrer au peuple qui arrive en foule.
Il s’agit d’un culte étrange rendu au philosophe déiste – dont le personnage se défend des hommages excessifs… qu’il est toutefois venu chercher par cet étrange voyage. Pierre Calas dit qu’il « l’idolâtre »57. Et le « cœur » est certainement le mot le plus prononcé de toute la pièce, les personnages portant aussi régulièrement la main sur leur poitrine. On glisse en effet progressivement dans un registre proche de celui de la foi, témoin la réplique de Pierre Calas à la scène 8 :
Ses ouvrages, je les livre au public, qui les défendra, à la postérité, qui leur assignera une place honorable ; mais son âme, son caractère, son humanité, je les défendrai contre les attaques des méchants, je les défendrai contre l’univers entier. Je ne puis juger son génie ; je ne suis littérateur, ni connaisseur, mais je suis homme ; je suis sensible ; je suis fils de Calas. A ces titres, je dois connaître, je connais le cœur de M. de Voltaire58.
Bien malgré lui, Voltaire devient un dieu d’une nouvelle religion œcuménique qui réunit les hommes au-delà de tous les clivages (« lorsqu’il s’agit de rendre service, tous les honnêtes gens sont de la même religion »59), excepté celui tout manichéen du bien et du mal : les bons aiment Voltaire, les autres sont les méchants et les fanatiques répètent les personnages (« Le méchant ! ne pas aimer M. de Voltaire ! »60). Dans Voltaire, ou une journée de Ferney, le personnage éponyme, évoquant le projet d’une statue à son effigie qu’il apprend par la presse, se méfie de cette déification, mais principalement parce qu’il en craint le caractère provisoire :
Le public vous comble aujourd’hui
De ces honneurs qu’il prostitue ;
Vous devenez un dieu pour lui,
Il vous élève une statue.
Mais dans ses caprices nouveaux,
Le lendemain, c’est autre fête :
Il met la statue en morceaux,
Pour vous les jeter à la tête61.
Être plein d’« humanité » (le mot est un leitmotiv des trois pièces) mais en même temps prophète et modèle quasiment inimitable, Voltaire est celui qui a accompli des actions glorieuses et produit des textes de référence (le Traité sur la tolérance devient pratiquement un livre saint). Mais, nous rappelle Le Journaliste des ombres, « d’autres ont réussi, lui n’a fait que le dire ». La Révolution n’est pas directement son œuvre, pas plus que les grandes réformes de l’Etat62, même si celles-ci s’inscrivent dans une continuité de sa pensée. La fonction de cette mythification, voire de cette déification de Voltaire – mais aussi de Rousseau et des autres philosophes des Lumières – dans ce théâtre de la Révolution est à peu près la même que celle de la référence au Soleil dans les utopies classiques : une figure de légitimation. À la différence que L’histoire des Sévarambes ou Cleveland donnent à lire une réflexion d’inspiration macchiavélienne sur la nécessaire imposture religieuse à l’origine de l’établissement des Etats, et qu’ici, au contraire, aucune ambiguïté : le théâtre joue le même rôle de mystification du peuple par le sentiment pour fonder un Etat rationnel que la cérémonie par laquelle Sévaris, chez Veiras, demande au Soleil sa désignation à la faveur d’une oraison publique. La fondation proprement dite, dans l’utopie narrative, « est confiée à un héros législateur imposant une transformation civilisatrice »63, dans les années révolutionnaires, à plusieurs « héros » : le Parlement, et quelques figures telles que Danton, Robespierre ou encore Mirabeau64. Et Voltaire est leur dieu tutélaire dont ils hériteraient les vertus. Depuis les Champs-Elysées, son ombre bienveillante s’informe et se satisfait de leur action, comme d’une postérité heureuse. Et le philosophe n’est-il pas celui qui, comme l’a dit Condorcet, « agit à la fois sur tous les esprits, même à des distances très éloignées » ?
Le culte du grand homme assure la cohésion nationale, le maintien de la confiance en ses héritiers et la permanence de ses valeurs devenues celles de tous… mais n’est-ce pas là une illusion théâtrale ? une utopie ? L’utopie révolutionnaire crée ainsi, notamment par le théâtre, un modèle à la fois proche et intangible qui permet de fonder une foi en ses héritiers. Il ne s’agit pas simplement d’une vision idéalisée, mais bien d’une reconstruction qui glisse de l’histoire au mythe et participe de la même dynamique que celle de la fondation de l’utopie. La Révolution Française est ainsi confrontée au même problème que les utopies narratives classiques :
Ce problème, celui de l’assise psychologique de l’autorité, paraît central dans toutes les utopies de cette période. Le débat sur le contenu institutionnel de l’organisation étatique s’y double d’une réflexion sur les modalités concrètes de sa mise en place et de son fonctionnement. La technique du coup d’état et la construction d’une légitimité artificielle qui le rende psychologiquement acceptable en constituent donc les deux axes prédominants.
Dans les deux cas, on aura recours à une manipulation politico-religieuse de l’opinion65.
La rupture que constitue cet événement historique s’accompagne d’une mythification de son origine, légitimée par des principes philosophiques et une grande figure les incarnant et les fixant une fois pour toutes. Le théâtre citoyen devient le temple, le lieu d’expression et de diffusion d’une nouvelle foi laïque en des êtres dont on sait qu’ils ont existé car l’utopie révolutionnaire, qui a trouvé son lieu, se veut non pas fiction, mais programme (et donc, réalisation). Faut-il alors voir dans cette fondation par l’illusion théâtrale et dans l’effacement de la pensée complexe des Lumières au profit d’une adoration de ses figures, une marque de sa fragilité ?