Utopie et esclavage au théâtre français pendant la première moitié du XIXe siècle : l’exemple du Marché de Saint-Pierre d’Antier et Decomberousse (1839)

Barbara T. Cooper

Citer cet article

Référence électronique

Barbara T. Cooper, « Utopie et esclavage au théâtre français pendant la première moitié du XIXe siècle : l’exemple du Marché de Saint-Pierre d’Antier et Decomberousse (1839) », Tropics [En ligne], 2 | 2015, mis en ligne le 01 décembre 2015, consulté le 19 avril 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/356

Au XVIIIe siècle, lorsqu’un dramaturge français voulait faire découvrir un monde idéal, utopique aux spectateurs ou lecteurs de son œuvre, il expédiait ses personnages dans une île, presque toujours imaginaire. Dans cet espace clos et isolé, situé à une distance temporelle et/ou physique du hic et nunc, il mettait en place une situation fictive mais non sans rapport avec des questions réelles et proposait des solutions politiques et des relations socioéconomiques inconnues en Europe pour la résoudre. Certaines pièces de Marivaux (L’île des esclaves, La colonie)1 et de Sylvain Maréchal (Le jugement dernier des rois), entre autres, illustrent cette pratique esthético-philosophique et signalent la foi dans le progrès (ou l’évolution) de l’humanité qui la sous-tend.

Or, à la différence de leurs aînés, les auteurs dramatiques de la première moitié du XIXe siècle ne semblent pas toujours croire que l’égalité et la justice puissent un jour régner dans un univers où certaines gens – des Noirs, par exemple –, sont obligées de se plier sous la tyrannie des autres. Aussi, les îles habitées par leurs personnages, bien repérables sur des cartes géographiques2, sont-elles généralement soumises à des codes d’organisation et de gestion conçus pour assurer la domination politique, économique et sociale des Européens ou des colons blancs sur d’autres peuples et pays3. Dès lors, le monde idéal, dans la mesure où il existe dans leurs pièces, ne se rencontre que dans des séquences clairement délimitées et incapables de perdurer. C’est le cas dans le mélodrame en cinq actes de Benjamin Antier et Alexis de Comberousse, Le marché de Saint-Pierre, joué pour la première fois le 20 juillet 1839 au Théâtre de la Gaîté4. Cette pièce, dont l’action se passe à la Martinique au XVIIIe siècle5, témoigne de façon exemplaire du devenir de l’utopie au théâtre français du XIXe siècle dans ses rapports avec la problématique de l’esclavage et servira ici de cas d’étude.

Une utopie des hauts ?

Le premier acte du Marché de Saint-Pierre se passe à l’intérieur de l’habitation de M. de la Rebelière, riche planteur de la Martinique et commandant de la paroisse du Carbet6. Homme à la fois despotique et lâche, La Rebelière maltraite et punit ses esclaves sans merci et veille sur sa jeune fiancée et pupille, Éléonore de Kerbran, avec une jalousie ombrageuse et un dévouement feint (il l’épouse surtout pour devenir maître de la plantation et des esclaves que lui a légués un oncle). Cette description de M. de la Rebelière permet tout de suite de comprendre que le premier acte de la pièce ne présentera pas un monde utopique libéré des contraintes et des conventions du monde réel, mais bien plutôt un univers où le capitalisme, le colonialisme, le paternalisme et l’esclavage dictent les rapports entre hommes et femmes, riches et pauvres, Noirs et Blancs, colons et métropolitains. Comme on le verra, des actes de cruauté et d’abus de pouvoir y abonderont, tantôt représentés sur scène, tantôt racontés au moyen de récits qui permettent aux auteurs de camper le portrait d’une société marquée par l’inégalité raciale, sociale et politique et par des considérations d’argent. Un tel début n’exclut toutefois pas la possibilité que des séquences utopiques ne se rencontrent plus loin dans la pièce.

En effet, dans son étude de « Paul et Virginie et l’utopie », Jean-Michel Racault parle de certains romans du XVIIIe siècle qui intègrent de brèves séquences utopiques dans un « ensemble romanesque plus vaste qui, pour le reste, ne relève pas du genre utopique »7. Il précise, également que, dans ces séquences utopiques, l’on découvre une « petite société » dont l’existence annoncerait l’impossibilité « […] de changer globalement l’ordre du monde [… et laisserait croire que] la société utopique ne peut plus concerner […] que quelques âmes d’élite »8. Nous verrons plus loin si Le marché de Saint-Pierre reflète cette même tendance. En attendant, il s’agira de déterminer si une séquence utopique existe au cœur de la pièce d’Antier et Decomberousse. À cette fin, nous allons rappeler le schéma que Jean-Michel Racault annonce comme typique de la littérature utopique.

Ce dernier dégage de son étude des micro-utopies dans le roman du XVIIIe siècle une série de développements ou étapes qui, sans toujours se retrouver tous dans chaque texte, se suivent dans un ordre précis. Selon lui, la séquence utopique s’ouvre sur un départ (rupture avec le monde « réel ») et un voyage (marqué d’incidents ou d’épreuves « préparatoires »). Puis, il y a une entrée en utopie (franchissement d’une frontière, mort symbolique et nouvelle naissance) et une description du lieu utopique (rencontres, dialogues, etc.). Viennent ensuite la sortie de l’utopie, le voyage de retour et enfin l’arrivée au sein du monde réel9.

Revenant au premier acte du Marché de Saint-Pierre, on découvre que M. de la Rebelière, usant de son autorité de planteur, veut faire subir le châtiment du piquet à Palème pour avoir indiqué leur chemin à deux esclaves qui s’en allaient marron10. Cette punition est à peine effectuée (hors scène) que Palème, dont le corps saigne des coups reçus du commandeur, revient menacer son maître sous les yeux des spectateurs intra- et extra-diégétiques. Mais au lieu de donner la mort une seconde fois (il a déjà tué hors scène le commandeur qui l’avait fouetté), Palème finira par prendre la fuite11. Peu après, Éléonore de Kerbran, lasse d’être enfermée chez La Rebelière depuis des mois, décidera de partir pour une habitation isolée aux Eaux-Chaudes. Elle sera accompagnée dans ce voyage – « dangereux », selon le planteur – par Mlle Hébert, une Française qui lui sert de gouvernante et d’institutrice, et par ses esclaves. De toute évidence, ces deux départs vers l’intérieur de l’île marquent une rupture avec une société coloniale qui refuse aux Noirs et aux femmes leur liberté et leur autonomie et signalent ce qui pourrait bien être le début d’une séquence utopique telle que Jean-Michel Racault la décrit dans son essai. L’acte II fera-t-il découvrir un lieu isolé, éloigné du monde « réel » où Palème et Éléonore pourront vivre au sein d’une société plus juste et plus respectueuse de leur humanité ?

À l’acte II, la scène se passe à l’habitation retirée de Donatien, un mulâtre éduqué en France qui est revenu à la Martinique un an plus tôt. Il y vit avec quelques esclaves noirs qu’il traite avec bonté et qui le servent sans aversion. Le temps est à l’orage et amène à sa porte Palème, qui lui demande un abri et un morceau de pain et qui exhale sa haine des Blancs, dont Éléonore de Kerbran qu’il a vue sur le point de se noyer dans un torrent au bas d’une ravine tout proche12. Amoureux (sans espoir de voir ses sentiments partagés13) de cette belle et riche créole, Donatien, avec quelques-uns de ses Noirs, vole tout de suite au secours de la jeune femme. Il réussira à lui sauver la vie et l’amènera chez lui14.

Les événements rapportés ci-dessus sont typiques de l’étape voyage/entrée en utopie du récit utopique tel qu’il est défini par Jean-Michel Racault. Ayant quitté le monde colonial réel, Palème et Éléonore sont tous deux entrés, non sans mal, dans un espace interne à l’île dont les hommes blancs, avec leurs codes esclavagistes et paternalistes, sont absents. Se voyant traité avec gratitude et respect par Éléonore qu’il a reçue chez lui avec la plus grande politesse, Donatien dira à la jeune femme : « [V]ous voir dans ma demeure, penser qu’aucun danger maintenant ne peut plus vous atteindre, c’est un bonheur si grand qu’on ne doit en éprouver un semblable qu’une fois en sa vie » (II. 1er tabl. VII). Éléonore a aussi l’impression de vivre un moment exceptionnel, transformateur. Elle dit à Mlle Hébert, sa gouvernante :

[…T]enez, depuis que nous avons quitté ces tristes Carbets, malgré l’orage qui a failli me rendre victime, je me sens plus heureuse ! Il me semble que je respire plus librement… que j’existe !… […] D’ailleurs j’y [à ce voyage] aurai toujours gagné quelques heureux moments, et peut-être bien encore de devenir meilleure. Depuis notre départ, je n’ai pas eu une seule de ces impatiences, de ces colères que vous me reprochiez tant ; enfin, je me sens en train de devenir bonne (II. 1er tabl. VI)15.

Mais il reste encore des nuages sombres à l’horizon de ce monde apparemment séparé des inégalités et des injustices raciales, sociopolitiques et économiques. Mû par des sentiments contraires à ceux de son hôte (haine au lieu d’amour, hostilité plutôt qu’hospitalité), Palème fera droguer Éléonore et l’enlèvera de la case de Donatien à la faveur de la nuit. Aussi, au début du deuxième tableau de l’acte II, Éléonore se réveillera-t-elle dans un lieu sauvage, seule avec Palème. Si la traversée des terres et du torrent racontée au premier tableau a signalé la possibilité d’un passage vers un monde meilleur, l’enlèvement tramé par Palème annonce une deuxième épreuve que les personnages vont devoir subir avant d’entrer définitivement en utopie. Cette fois encore Éléonore va frôler la mort – une « mort » symbolique dont Donatien la sauvera de nouveau.

L’enlèvement d’Éléonore par Palème met en péril la réputation, l’honneur de la jeune femme, c’est-à-dire tout ce qui constitue son « prix » dans le monde des Blancs16. Cet acte n’est pas gratuit. Comme l’explique Palème, ce rapt est la réponse à un événement arrivé plus tôt dans le monde « réel » :

Autrefois, j’aimais une jeune esclave, je devais l’épouser… nous étions heureux… un des faiseurs d’affaires de votre tuteur la trouva à son gré, et mon doux maître, pour obtenir de plus gros intérêts, lui fit cadeau de la pauvre créature ; j’envoyais une de vos femmes vous implorer et vous parler de notre désespoir à tous les deux… elle n’est pas revenue ; pour toute réponse, on l’avait donnée aussi au faiseur d’affaires… par-dessus le marché (II. 2e tabl. I).

Suite à ce « don » – ou plutôt à cet enlèvement consenti par La Rebelière –, la jeune esclave qu’aimait Palème meurt de chagrin. Quand Éléonore s’en étonne, Palème lui répond, « […V]ous autres créoles ; vous ne comprenez pas ce que c’est que de se soumettre à l’homme qu’on déteste ». Mais, lui dit-il, « Elle [l’esclave morte] sera vengée ! demain vous irez dire à M. de la Rebelière… » (II. 2e tabl. I). Joignant des gestes à ses paroles – il entoure de ses bras les genoux d’Éléonore –, Palème ne laisse planer aucun doute sur son intention de rendre ignominie pour ignominie, flétrissure pour flétrissure à son ancien maître. Heureusement, Donatien survient à temps pour empêcher Palème de passer à l’acte. Sans l’intervention d’Éléonore, il tuerait même son ancien hôte.

DONATIEN. Ne t’avais-je pas ordonné de respecter cette jeune fille ?
PALÈME. Elle est de la race des blancs, et j’avais juré de me venger sur elle de tout ce qu’ils m’ont fait souffrir.
DONATIEN, bas. Et moi, j’ai juré de la protéger, de mourir pour elle ; car cette femme que tu veux poursuivre partout, que tu détestes, moi… je l’aime !
PALÈME. Vous l’aimez ! Ah ! tuez-moi, Donatien, je suis un infâme ! (Tombant aux pieds d’Éléonore) Pardonnez, maîtresse, pardonnez à votre esclave (II. 2e tabl. II).

Comprenant enfin tout ce que subissent et doivent souffrir les Noirs et les gens de couleur, Éléonore est maintenant prête à vivre dans le monde utopique des Eaux-Chaudes avec Donatien. C’est là qu’aura lieu le troisième acte de la pièce.

Au début de l’acte III, Fémi, la servante noire d’Éléonore, s’adresse aux autres esclaves qui les ont accompagnées à Eaux-Chaudes et souligne les diffé­rences entre leur vie présente et leur vie « normale » :

Eh bien ! qu’est-ce que vous dites de notre séjour aux Eaux-Chaudes ? Depuis près de six semaines, plus de corrections, de quatre piquets, ni de Michel pour les ordonner comme à la Rebelière ! On voit bien que c’est mademoiselle qui est maîtresse ici (III. I)17.

Pour Éléonore, aussi, la vie est tout autre. Comme le constate Fémi, sa maî­tresse sort quand et où elle veut et s’intéresse maintenant à sa parure. Alors, quand un messager de M. de la Rebelière arrive à l’improviste à l’habitation, Éléonore a peur de devoir reprendre sa vie de « prisonnière »18. Mais en lisant la lettre de son fiancé, elle comprend que la jalousie du planteur va lui permettre de prolonger son séjour aux Eaux-Chaudes et donc de pouvoir retrouver Donatien en promenade comme elle le fait depuis qu’elle est arrivée dans ce refuge séparé du monde. Nous ne verrons jamais sur scène les moments de bonheur exempts des préjugés de la société coloniale qu’Éléonore et Donatien vivent dans les montagnes. Ces instants privilégiés seront plutôt évoqués dans une conversation entre la jeune femme et sa gouvernante qu’il importe de citer longuement.

Mlle HÉBERT. [I]l faut cesser de voir M. Donatien !
ÉLÉONORE. Cesser de le voir, lui que le ciel semble avoir placé dans ces montagnes pour me protéger !… […] Ne s’est-il pas jeté au milieu des flammes pour me conserver ma fortune ? Bien plus, dans cette nuit affreuse où Palème m’avait enlevée, n’est-ce pas lui qui est venu me défendre, me sauver ?… […] Et cet homme, qui a tant fait pour moi, qui nous prodigue tous les jours ses soins, ses prévenances, n’a sûrement pas été invité à passer le seuil de cette habitation ; il est obligé d’attendre au loin que nous daignions avoir besoin de lui. Et comme si c’était encore là une trop grande faveur, vous me proposez de l’en priver ! Ah ! c’est mal… bien mal… vous, si juste autrefois.
Mlle HÉBERT. Eh ! mon enfant, plus que jamais je trouve les préjugés que l’on a ici absurdes, cruels, mais, je vous l’avoue, je me reproche de vous avoir ouvert les yeux… puisque je n’avais pas le pouvoir de les ouvrir en même temps qu’à ceux qui vous entourent, ne devais-je pas comprendre le malheur de vous mettre en opposition avec tout le monde ?… Songez donc à la position de Donatien… à la vôtre ! Vous, l’héritière, la nièce de M. de Kerbran, que dirait-on, que penserait-on, si l’on savait que vous voyez chaque jour comme un égal… comme un ami, celui que tous ces orgueilleux colons n’estiment guère plus, malgré ses nobles qualités, que le dernier de vos esclaves ?… […] Donatien n’est qu’une épave19, il vous l’a dit, sans titre de liberté encore, jugez de tout le parti que le ressentiment de M. de la Rebelière, tout-puissant ici, pourrait tirer de cette situation… Donatien serait perdu ! (III. II).

Voilà donc que le début de l’acte III, tout en marquant l’étape description de l’utopie définie par Jean-Michel Racault, annonce aussi la sortie prochaine de l’utopie. L’arrivée de la lettre et la conversation citée ci-dessus signalent qu’une rupture complète avec la société coloniale, ses codes et structures, n’est pas possible, que l’habitation des Eaux-Chaudes n’est pas suffisamment éloignée du monde « réel » pour échapper à ses contraintes. Éléonore a quelque espoir que Donatien pourra trouver la place qu’il mérite en France, pays où règnent la liberté et l’égalité20, mais elle reconnaît que son destin à elle est scellé par une promesse faite à son oncle d’épouser La Rebelière. Et c’est bien à ce moment où elle pense à lui que son tuteur-fiancé arrive inopinément aux Eaux-Chaudes.

Les retrouvailles d’Éléonore et de La Rebelière marquent un nouveau tournant dans la vie de la jeune femme. Elle a désormais peur de voir arriver Donatien qu’elle avait envoyé chercher par Mlle Hébert. Le planteur, d’abord charmé de découvrir sa fiancée plus belle et apparemment plus complaisante, soupçonne vite que la solitude où elle dit vivre n’est pas complète, surtout quand il constate la présence d’une nouvelle case au sommet d’une montagne toute proche. Il est rassuré quand Éléonore lui dit que son voisin est un mulâtre, n’imaginant pas qu’elle veuille jamais le recevoir, mais quand Donatien arrive peu après, ses soupçons renaissent. Donatien comprend tout de suite le danger que sa présence fait courir à Éléonore et déclare que le but de sa visite est de s’entretenir avec La Rebelière d’une dette à solder et d’une demande de patente de liberté qui doit régulariser les droits qu’il a acquis en touchant la terre de France. Tout semble sur le point de s’arranger quand le planteur découvre un brouillon de lettre d’Éléonore suppliant Donatien de ne pas venir puisque son tuteur est arrivé. La Rebelière déchire alors le document qui atteste les droits de Donatien à l’argent et à la liberté et menace celui qu’il appelle désormais un « esclave » de coups de fouet du commandeur. L’idylle utopique des Eaux-Chaudes est ainsi bien terminée et les codes esclavagistes du monde colonial rentrés en vigueur.

Aussi, aux actes IV et V de la pièce, découvre-t-on les étapes voyage de retour et arrivée au sein du monde réel du récit utopique. Fort de son autorité de commandant de la paroisse du Carbet, La Rebelière fera ramener Donatien à sa plantation où il sera emprisonné jusqu’à ce qu’il puisse être vendu comme épave au marché de Saint-Pierre. La Rebelière prétend y acheter le jeune homme afin de lui faire subir par la suite toutes les tortures et humiliations qu’il pourra lui infliger une fois devenu son maître. Or, il est intéressant de constater que la prison chez La Rebelière (acte IV) et le site de la vente des esclaves à Saint-Pierre (acte V) sont concrètement représentés sur scène alors que le paysage où se sont déroulées les rencontres idylliques entre Éléonore et Donatien à l’acte III n’a jamais été montré. Ce choix constitue-t-il une façon de rendre patent le caractère u-topique (inexis­tant) du lieu où le jeune couple a vécu libre des prescriptions sociales et des préjugés du monde colonial et de marquer le poids des institutions et des codes qui règlent la vie « réelle » outremer ? Nous voudrions bien le croire, même si rien ne permet de prouver qu’il s’agisse là d’une intention des auteurs. Ce qui est certain, c’est que dans les pièces utopiques du XVIIIe siècle, on a rarement affaire à des scènes qui ramènent les personnages au monde qu’ils ont quitté au début de l’œuvre. Le retour au monde colonial « réel » dans les deux derniers actes du Marché est-il aussi destiné à suggérer l’impossibilité « […] de changer globale­ment l’ordre du monde », pour reprendre une phrase de J.-M. Racault citée plus haut ? Ce qui est sûr, c’est que la concrétisation de ces décors qui marquent la remise en place des « normes » coloniales renferme l’épisode idyllique de la pièce dans un espace-temps bien délimité et fort réduit.

La France : une utopie métropolitaine ?

Si, comme le suggère Serge Baudiffier dans son étude des « Utopies de Marivaux », « le travail de l’utopie consiste d’abord à lutter contre le poids du passé et de ses traditions », il est évident qu’Antier et Decomberousse ont bien écrit une pièce comprenant une séquence utopique21. Dans Le marché de Saint-Pierre, les deux dramaturges ont mis en scène la lutte des Noirs et des femmes contre les traditions esclavagistes et patriarcales du monde colonial français. Ils ont également signalé l’impossibilité de changer la donne tant que les planteurs blancs, appuyés du gouvernement colonial, continuent à exercer une autorité sans bornes dans les îles22. Faudrait-il alors désespérer de voir reconnaître aux femmes et aux Noirs leur droit à la dignité, à l’humanité pleine et entière sans passer par la violence ? Tout en niant la possibilité d’une transformation de la vie aux îles au moment où ils écrivent, les auteurs du Marché proposent, dans les dernières scènes de leur pièce, une autre solution que la violence23 ou la soumission pour sortir de l’impasse de l’injustice et de l’esclavage. Au dernier moment, alors qu’il ne semble y avoir aucun moyen de soustraire Donatien à la servitude ni d’empêcher M. de la Rebelière de devenir son maître, Éléonore arrive sur le lieu de vente des esclaves. Preuves et Code noir à l’appui, elle fait arrêter la vente de Donatien comme épave et le réclame comme son esclave, déclarant son intention de le libérer aussitôt (V. VII). Mais La Rebelière lui signifie l’impossibilité de rendre Donatien libre de droit :

LA REBELIÈRE, avec ironie. Oh ! mademoiselle, son sort ne dépend pas entièrement de vous. Il faut encore que le gouverneur lui accorde une patente de liberté, et il ne l’obtiendra jamais, jamais, entendez-vous ? vous pourrez le rendre libre de fait et non de droit. Il restera esclave, oui, oui, esclave ! Vous avez invoqué le Code noir ? regardez ; c’est lui qui vous répond.
ÉLÉONORE […]. Mais, non, non, monsieur, vous êtes dans l’erreur… […] la Martinique n’est qu’un point dans le monde : cette liberté qu’elle lui refuse… eh bien… la France… la lui rendra.
LA REBELIÈRE, avec une sourde rage. La France !… oui… en effet, nos lois ne le suivront pas jusque-là… Vous pouvez l’y emmener… mais non pas avant qu’il ait subi la peine à laquelle nul esclave ne peut se soustraire quand il a insulté un homme libre…
ÉLÉONORE. Que voulez-vous dire ?
LA REBELIÈRE. Puisque nous marchons le Code noir à la main, il est bon de le faire valoir jusqu’au bout, pour le maintien de nos droits et privilèges. L’esclave Donatien m’a offensé, injurié, menacé ; tout Saint-Pierre en est témoin. Je demande donc qu’ici, sur l’heure, il soit attaché sur quatre piquets pour y recevoir vingt-neuf coups de lanière. (Présentant le Code à Éléonore) Lisez, mademoiselle, lisez, c’est écrit ; c’est la loi !… […]
ÉLÉONORE, parcourant des yeux le livre avec anxiété […]. Non, non, vous ne toucherez pas à cet homme ! […] À votre tour, lisez… Tout esclave qui épouse une femme libre est libre de droit. Eh bien ! moi, Éléonore de Kerbran, femme libre, femme blanche, femme noble, j’épouse l’esclave Donatien ! L’esclave est libre de droit… (Lui présentant le Code) C’est écrit, monsieur, c’est la loi ! (V. IV)

Frustré de sentir sa vengeance et son pouvoir lui échapper, de voir le Code noir et sa pupille (devenue à l’instant majeure) se retourner contre lui, La Rebelière tente alors de poignarder Donatien. C’est sans compter avec Palème qui a toujours à cœur l’idée de se venger de son ancien maître et qui le tue au moment où le rideau tombe sur la pièce24.

La violence de ce dénouement (et des propos souvent répétés par Palème) souligne les conséquences néfastes de l’esclavage dans les colonies françaises où, leur tyrannie et cruauté aidant, les planteurs pouvaient craindre de voir naître une insurrection chez leurs esclaves. Mais ce qui est plus intéressant pour notre propos ici est la substitution, à la fin du mélodrame, de la France métropolitaine à l’espace insulaire – même le plus réduit et le plus isolé – comme site utopique. Les auteurs du Marché de Saint-Pierre semblent trouver impossible d’envisager la Martinique comme un lieu où l’on pourrait repenser les institutions et relations existantes entre Noirs et Blancs et créer une société plus égalitaire et humanitaire. Tout au long de la pièce, dans les remarques de Mlle Hébert, Française qui refuse de croire à l’infériorité des Noirs et à la nécessité de la brutalité vis-à-vis des esclaves, Antier et Decomberousse représentent la France comme un pays qui reconnaît et apprécie la valeur de chacun selon ses mérites et talents. Éléonore voit la France dans les mêmes termes quand elle envisage la vie de Donatien là-bas, libre du fait de toucher le sol de la métropole et estimé pour ses qualités morales et intellectuelles sans être jugé sur la couleur de sa peau25. Cet idéal d’un monde anti-esclavagiste et non raciste en France se retrouve-t-il dans d’autres pièces de la première moitie du XIXe siècle ?

Dans Le Tremblement de terre de la Martinique de Charles Lafont et Charles Desnoyer (Théâtre de la Porte-Saint-Martin, 14 janvier 1840) Henri de Laroche, planteur blanc vivant dans l’île, et Dominique, un homme de couleur libre devenu commandeur chez M. de Beaumont, échangent leurs idées sur la façon dont il faut percevoir et traiter les Noirs. Alors que Dominique prêche la thèse de l’infériorité des Noirs et la nécessite de la violence dans les rapports avec les esclaves, Henri déclare,

[…] mais en Angleterre, en France, voyez que de supériorités sociales parmi les hommes de couleur ! la patrie leur doit des généraux, des artistes, des poètes… quel est le mérite qui leur a manqué ? quelle est la gloire dont ils n’aient pas eu leur part ? Et chaque jour les feuilles publiques ne viennent-elles pas nous apprendre que de nouvelles couronnes ont été jetées sur des têtes que nous prétendrions ici faire courber devant les nôtres ? Ces hommes, nous les ferions esclaves… là-bas, on les a reconnus maîtres, maîtres par le talent, par le courage, par le génie…26

Cette image de la France comme lieu « utopique » dont sont bannis l’esclavage et le racisme semble pourtant contestée dans Le chevalier de Saint-Georges, de Roger de Beauvoir et Mélesville (Théâtre des Variétés, 15 février 1840)27. Dans cette comédie mêlée de chant, dont l’action se passe à Paris en 1778, la métropole est opposée à l’île de Saint-Domingue (jamais représentée sur scène). C’est dans cette île qu’est née et a grandi Mme de Presle en compagnie d’un petit mulâtre nommé Camille, son esclave. C’est aussi là qu’un jour, à l’occasion d’un baiser donné par Camille à l’épaule de la jeune fille, sa mère (à elle) a fouetté le jeune homme en plein visage. Peu après, il a fui la plantation pour toujours (I. III).

Au début de la pièce, on retrouve la blanche Créole à Paris, veuve et libre d’accorder sa main à qui elle voudrait. On y rencontre aussi le Chevalier de Saint-Georges, homme à qui ses nombreuses qualités et compétences ont assuré une place à la cour sans égard pour sa peau basanée (c’est Camille, mais il n’a jamais révélé ses origines à personne). S’il se moque à l’occasion de son teint sombre et des injures qu’on peut lui faire, il n’a jamais oublié son amour pour la fille de son ancienne maîtresse ni son désir de mériter sa main. De son côté, Mme de Presle n’a jamais oublié Camille et donne au Chevalier (qu’elle n’est pas encore sûre de reconnaître) un document, signé depuis longtemps, qui accorde sa liberté à l’esclave qu’elle regrette toujours28.

Quand, ensuite, le mariage projeté entre Mme de Presle et le Baron de Tourvel est rompu par la jeune veuve, le Baron, dépité, révèle à tous ceux qui sont venus pour la signature du contrat que son rival est « […] un misérable esclave, échappé de nos colonies, à la suite d’une correction méritée ; et qui, sous un nom d’emprunt, sous un titre usurpé, a osé s’introduire dans nos salons, à la cour… tromper la noblesse, les princes, la France entière !… ». Alors, Saint-Georges ne songera plus à cacher sa naissance.

Non, je l’avoue… j’en fais gloire, car je ne dois rien qu’à moi, qu’à moi seul… entendez-vous, Baron !… mais ce Camille, ce fils de Noémi, que vous voulez flétrir, fouler aux pieds, cet homme est libre, Monsieur !… […] Et à un homme libre, vous ne refuserez pas raison de vos outrages, vous l’avez dit ! […] Je vous défie à mort ! (II. XIV pour les deux citations).

Or, selon les personnages du Marché de Saint-Pierre ou du Tremblement de terre de la Martinique cités plus haut, en France le fait d’être Noir ou né esclave dans les colonies ne devrait pas faire obstacle au succès d’un homme de talent comme Saint-Georges, ni mettre en cause sa dignité et son égalité. Ici, pourtant, la révélation faite par le Baron porte clairement atteinte à l’honneur de Saint-Georges et demande une réparation tout aussi éclatante que l’insulte29. À la fin, à la demande du père du Baron, qui se trouve aussi être le père de Saint-Georges (qu’il refuse de reconnaître publiquement), le duel n’aura pas lieu. Le rideau tombera sur l’annonce, faite par Mme de Presle, qu’elle entend épouser Saint-Georges qu’elle décrit comme « [le] plus noble, [le] plus généreux des hommes », mais aussi comme dédaigné, repoussé de tous30. Ce dédain est-il la conséquence des origines raciales de Saint-Georges qui ont récemment été révélées, de son refus de se battre avec le Baron ou des deux choses à la fois ? La réponse n’est pas évidente. Ce qui est clair, c’est que, malgré la manumission et le mariage (annoncé) d’un homme de couleur avec une femme blanche, la France ne ressemble pas autant à un lieu utopique dans cette pièce que dans Le marché de Saint-Pierre.

Conclusion

Il est sans doute hasardeux d’extraire de si peu d’exemples une généralisation sur les rapports entre utopie et esclavage dans le théâtre français de la première moitié du XIXe siècle. S’il existe d’autres pièces pendant cette période où l’on pourrait trouver des séquences utopiques, il n’y a, à notre connaissance, que Le marché de Saint-Pierre qui représente sur scène toutes les étapes typiques d’une fable utopique31. L’opposition entre le monde réel et un monde idéal est clairement exposée dans ce mélodrame d’Antier et Decomberousse. Les codes et conventions d’une société coloniale qui relègue les Noirs et les femmes à l’infériorité légale, socio-économique et politique y sont ouvertement contestés et la reconnaissance de l’humanité et la dignité de tous les êtres humains y est proposée comme base d’une nouvelle société désirable. À la différence des pièces utopiques du XVIIIe siècle, souvent situées hors d’un temps et d’un lieu précis32, Le marché de Saint-Pierre est ancré dans un espace-temps concret et traite des problèmes bien réels et débattus par des parlementaires français et coloniaux, des journalistes et des pamphlétaires de l’époque33. Faut-il abolir l’esclavage et sous quelles conditions ? Les Noirs sont-ils différents des Blancs ? Le métissage est-il néfaste ou bénéfique à la civilisation et à la colonisation ? À la fois œuvre didactique et divertissement spectaculaire, le mélodrame d’Antier et Decomberousse propose une réponse généreuse, humanitaire, à ces questions et présente la France comme un lieu où, à la différence des colonies, l’on avance déjà vers un monde où la justice et l’égalité des chances sont les mêmes pour tous. Le Chevalier de Saint-Georges, dont l’action se passe en France, traite ces mêmes questions, mais offre une réponse plus ambiguë. Dans cette pièce, si le personnage éponyme a réussi à faire valoir ses talents et ses mérites en France, il n’est pas tout à fait à l’abri des préjugés qui marquent encore l’esprit de certaines gens. Dans tous les cas, il est intéressant (et important) de noter la participation des dramaturges populaires aux débats sur l’esclavage et autres inégalités sociopolitiques et économiques de leur époque. En critiquant dans leurs pièces des institutions et pratiques qu’ils jugent peu justes et peu dignes d’une société morale, en mettant sous les yeux des spectateurs l’image d’un monde qui doit et peut changer, ils ont vraisemblablement contribué, à leur façon, à l’avènement de l’abolition de l’esclavage en France en 1848.

1 Voir, entre autres, Jean-Michel Racault, Nulle part et ses environs, voyages aux confins de l’utopie littéraire classique (1657-1802), Paris, PUPS

2 Il y a certes des exceptions comme L’Isle des Noirs, ou les deux ingénues, comédie-vaudeville en un acte d’Armand d’Artois et [Xavier Boniface de]

3 Pour nos propos ici, le plus important de ces codes (écrits ou non) est bien évidemment Le Code noir, publié pour la première fois à Paris en 1685

4 Benjamin Antier et Alexis de Comberousse, Le marché de Saint-Pierre, Paris, Marchant, coll. « Magasin théâtral », 1839. Toute citation de la pièce

5 Aucune date n’est mentionnée dans leur mélodrame, mais le nom de M. de Feuquières, gouverneur-général de la Martinique, y est cité, ce qui permet

6 Dans Les Épaves, de Mme Charles Reybaud, Revue de Paris, t. 50 (fév. 1838), p. 73, on lit : « Il était commandant de la paroisse du Carbet sur

7 Jean-Michel Racault, « Paul et Virginie et l’utopie : de la "petite société" au mythe collectif », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century

8 Ibid., p. 427.

9 Ibid., p. 429.

10 « LA REBELIÈRE. […] Ah ! tu favorises la désertion au lieu de la dénoncer, comme c’est ton devoir ! PALÈME. Moi, livrer des malheureux ! des

11 Voir cette conversation à l’acte II : « DONATIEN. Quoi ! parti marron, errant, sans ressource ? PALÈME. Oui, pour ne pas rester meurtri, déchiré

12 « PALÈME. […] Vous ne savez pas comme moi ce que c’est que le sang européen fécondé dans ces climats ; vous ne vous figurez pas ce qu’il y a de

13 « DONATIEN. […] J’aimais la fière créole qui me mépriserait quand même je pourrais lui apporter toutes les richesses de la terre ; je l’aimais […

14 « DONATIEN, portant dans ses bras Éléonore, Mlle HÉBERT, NOIRS les suivant. DONATIEN. Un siège ! (Après l’avoir assise.) Mon Dieu ! elle est sans

15 Voir aussi cette autre réflexion d’Éléonore : « […L]orsque je songe qu’hier encore je n’aurais pas tendu la main à celui qui s’est si

16 Il met ainsi en évidence la valeur « marchande », et l’équivalence des corps des esclaves et des femmes, qu’elles soient noires ou blanches.

17 Cette allusion à Michel est-elle une inadvertance de la part des auteurs ou doit-on supposer que Fémi ignore le meurtre de ce commandeur ?

18 « ÉLÉONORE, à elle-même. Ah ! ici, j’étais trop heureuse ! il veut m’enlever à ma solitude, à ma libre volonté » (III. I).

19 « Epave » : homme qui est incapable de prouver qu’il est libre.

20 « ÉLÉONORE. […J]e lui dirai aussi qu’il y a un pays où l’homme de talent et de cœur est toujours sûr d’obtenir le rang qu’il mérite… un pays où l

21 Op. cit., p. 63.

22 Voir cet échange entre Donatien et M. de la Rebelière : « LA REBELIÈRE. Je te dis de te lever, si tu ne veux pas apprendre ce que c’est qu’une

23 Comme toujours, Palème propose de répondre à cet état de fait par la violence. « PALÈME [s’adressant à des mulâtres]. Dites donc, l’abus de

24 Ce meurtre n’est pas présent dans la nouvelle de Mme Reybaud, op. cit.

25 Rappelons aussi cette observation de Donation déjà citée (n. 13, supra) : « En France, tout peut se racheter avec du talent, du courage, du génie

26 Charles Lafont et Charles Desnoyer, Le tremblement de terre de la Martinique, Paris, Mifliez, 1840 ; rééd. présentée par Barbara T. Cooper, Paris

27 Roger de Beauvoir et Mélesville (pseud. Anne-Honoré-Joseph Duveyrier), Le chevalier de Saint-Georges, Paris, Mifliez, 1840. On doit à Sylvie

28 Nous rappelons qu’en touchant le sol de la France, l’esclave serait libre de fait, mais pas de droit. Ce document lui accordera une liberté

29 « Moi, qui croyais m’être placé à l’abri de toute insulte !… qui avais juré que mon bras ne se lèverait jamais dans une lutte sérieuse ! Mais

30 « Mme de Presle, avec âme. Et, maintenant, au plus noble, au plus généreux des hommes, à celui qui est dédaigné, méconnu, repoussé par tous !…

31 Il serait intéressant d’étudier Le tremblement de terre de la Martinique d’Adolphe Dennery, drame en quatre actes, précédé d’un prologue, Paris

32 Pour des exceptions, voir la thèse d’Anne-Rozenn Morel, « Les fictions utopiques pendant la Révolution française. Enquête sur les interactions

33 Voir, entre autres, J. Odolant Desnos, « De l’émancipation des esclaves dans nos colonies », L’Écho du commerce, 1er année, no 28 (5 mars 1835)

1 Voir, entre autres, Jean-Michel Racault, Nulle part et ses environs, voyages aux confins de l’utopie littéraire classique (1657-1802), Paris, PUPS, coll. « Imago Mundi », 2003, p. 319-337 et Serge Baudiffier, « Les utopies de Marivaux », Modèles et moyens de la réflexion politique au XVIIIe siècle, Lille, Publications de l’Université de Lille III, 1977, t. 2, p. 55-78.

2 Il y a certes des exceptions comme L’Isle des Noirs, ou les deux ingénues, comédie-vaudeville en un acte d’Armand d’Artois et [Xavier Boniface de] Saintine, Paris, Mme Huet, 1823 dont « la scène se passe dans une Isle habitée par des nègres » (s.p.), mais il n’est pas évident que cette pièce ait des visées utopiques.

3 Pour nos propos ici, le plus important de ces codes (écrits ou non) est bien évidemment Le Code noir, publié pour la première fois à Paris en 1685 et réimprimé sous le titre Le Code noir, ou Édit du Roy servant de règlement pour le gouvernement et l’administra­tion de justice et la police des isles françoises de l’Amérique, et pour la discipline et le commerce des nègres et des esclaves dans les dits pays, Paris, 1718. Voir, sur ce code, Louis Sala-Molins, Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, Paris, PUF, 1987 et Robert Chesnais, L’esclavage à la française : le Code noir, 1685 et 1724, Paris, Nautilus, 2006.

4 Benjamin Antier et Alexis de Comberousse, Le marché de Saint-Pierre, Paris, Marchant, coll. « Magasin théâtral », 1839. Toute citation de la pièce renvoie à cette édition et sera indiquée entre parenthèses dans notre texte (par acte, tableau – quand il y a lieu, scène). Le nom de de Comberousse s’écrit aussi Decomberousse, graphie que nous utiliserons dorénavant. Nous allons publier une réédition de cette pièce dans la collection « Autrement Mêmes » (Paris, L’Harmattan) en 2016.

5 Aucune date n’est mentionnée dans leur mélodrame, mais le nom de M. de Feuquières, gouverneur-général de la Martinique, y est cité, ce qui permet de situer l’action entre 1717 et 1727. Voir Liliane Chauleau, Dans les îles du vent, la Martinique, XVIIe-XIXe siècles, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 40-41.

6 Dans Les Épaves, de Mme Charles Reybaud, Revue de Paris, t. 50 (fév. 1838), p. 73, on lit : « Il était commandant de la paroisse du Carbet sur laquelle était située son habitation ; ce grade donnait une autorité immédiate et absolue dont les énormes abus restaient toujours impunis, car on ne pouvait en appeler que devant la suprême juridiction d’un conseil colonial entièrement dévoué au gouverneur [auquel M. de la Rebelière est allié par le mariage d’une proche parente] ». Cette nouvelle est la source de la pièce d’Antier et Decomberousse. Voir notre étude, « Purloined Property : A Study of Madame Reybaud’s Les Épaves and Its Theatrical Adaptation, Le Marché de Saint-Pierre » in Stealing the Fire. Adaptation, Appropriation, Plagiarism, Hoax in French and Francophone Literature and Film, James T. Day, dir., Amsterdam & Atlanta, Eds. Rodopi, « French Literature Series », 2010, p. 73-88. Lesley S. Curtis a réédité Les Épaves dans Quatre Nouvelles antillaises de Fanny Reybaud, Paris, L’Harmattan, coll. « Autrement Mêmes », 2014.

7 Jean-Michel Racault, « Paul et Virginie et l’utopie : de la "petite société" au mythe collectif », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, t. 242 (1986), p. 426. Cet article est repris sous un titre légèrement modifié dans le livre du même auteur, Nulle part et ses environs, op. cit., p. 389-444. Toutes nos citations renvoient à l’article original.

8 Ibid., p. 427.

9 Ibid., p. 429.

10 « LA REBELIÈRE. […] Ah ! tu favorises la désertion au lieu de la dénoncer, comme c’est ton devoir ! PALÈME. Moi, livrer des malheureux ! des frères, à la vengeance d’un maître comme vous, je me ferais plutôt couper la main. LA REBELIÈRE. Je vais payer comptant ton effronterie. […] [À] Michel, qui entre. Michel, qu’on attache ce donneur d’avis aux quatre piquets, et qu’on lui administre vingt-cinq coups de fouet ; de telle sorte que la punition pénètre et s’introduise avec la pointe des lanières » (I. III).

11 Voir cette conversation à l’acte II : « DONATIEN. Quoi ! parti marron, errant, sans ressource ? PALÈME. Oui, pour ne pas rester meurtri, déchiré par le fouet, assommé par le rotin de mon doux maître, M. de la Rebelière. Mais c’est à lui de trembler maintenant : je suis libre » (II. 1er tabl. II).

12 « PALÈME. […] Vous ne savez pas comme moi ce que c’est que le sang européen fécondé dans ces climats ; vous ne vous figurez pas ce qu’il y a de méchanceté sous sa lâche et cruelle apathie ! Pour toute cette race élevée dans une stupide admiration de la blancheur de la peau, un homme de couleur n’est pas un être humain… À peine si elle le juge susceptible de ressentir la douleur des coups qu’il reçoit » (II. 1er tabl. II).

13 « DONATIEN. […] J’aimais la fière créole qui me mépriserait quand même je pourrais lui apporter toutes les richesses de la terre ; je l’aimais […] au point d’oublier quelquefois les préjugés de son rang, sa fortune, ma pauvreté, bien plus… ma naissance. Ah ! oui, c’est l’obstacle insurmontable ! En France, tout peut se racheter avec du talent, du courage, du génie ; mais à la Martinique, rien ne saurait effacer la goutte de sang noir tombée dans mes veines, et je ne serai jamais aux yeux de ces insolents colons qu’un esclave qui a brisé sa chaîne… » (II. 1er tabl. I).

14 « DONATIEN, portant dans ses bras Éléonore, Mlle HÉBERT, NOIRS les suivant. DONATIEN. Un siège ! (Après l’avoir assise.) Mon Dieu ! elle est sans mouvement ! la pâleur couvre son visage… un flacon !… un flacon ! (Un nègre s’empresse.) Elle se meurt !… Ah ! malheureux ! je suis arrivé trop tard ! Mlle HÉBERT. Non, non, rassurez-vous, monsieur ; la fatigue, l’émotion… ce n’est rien… Tenez, déjà elle ouvre les yeux. DONATIEN. Oh mon Dieu ! je te remercie !… » (II. 1er tabl. V). Plus loin, Donatien expliquera à Éléonore ce qui a motivé son dévouement courageux sans déclarer ouverte­ment son amour. « N’étiez-vous pas là, devant moi, déjà entraînée, près de périr ?… » (II. 1er tabl. VIII). Nous avons affaire ici à des incidents « préparatoires » et à une « mort symbolique » qui précèdent ce que Jean-Michel Racault appelle l’étape de l’entrée en utopie.

15 Voir aussi cette autre réflexion d’Éléonore : « […L]orsque je songe qu’hier encore je n’aurais pas tendu la main à celui qui s’est si généreusement dévoué pour moi… je m’en veux, je me méprise. Mlle HÉBERT. Et moi, je vous aime, de reconnaître une erreur dont votre âme n’a jamais été complice… » (II. 1er tabl. X).

16 Il met ainsi en évidence la valeur « marchande », et l’équivalence des corps des esclaves et des femmes, qu’elles soient noires ou blanches.

17 Cette allusion à Michel est-elle une inadvertance de la part des auteurs ou doit-on supposer que Fémi ignore le meurtre de ce commandeur ?

18 « ÉLÉONORE, à elle-même. Ah ! ici, j’étais trop heureuse ! il veut m’enlever à ma solitude, à ma libre volonté » (III. I).

19 « Epave » : homme qui est incapable de prouver qu’il est libre.

20 « ÉLÉONORE. […J]e lui dirai aussi qu’il y a un pays où l’homme de talent et de cœur est toujours sûr d’obtenir le rang qu’il mérite… un pays où l’égoïsme et l’orgueil ne viendront plus se placer entre nous… que mes vœux l’y suivront jusqu’à ce que, libre enfin – libre ! » (III. III).

21 Op. cit., p. 63.

22 Voir cet échange entre Donatien et M. de la Rebelière : « LA REBELIÈRE. Je te dis de te lever, si tu ne veux pas apprendre ce que c’est qu’une lanière neuve au bout d’un bambou. DONATIEN, la voix tremblante de colère. Voilà une lâche et cruelle menace, monsieur ; il faut que vous soyez bien sûr de l’impunité, pour oser me la faire ! LA REBELIÈRE. Tais-toi, et considère la bassesse et l’infamie de ta position devant l’homme auquel, dans quelques minutes peut-être, tu vas appartenir comme esclave » (V. III).

23 Comme toujours, Palème propose de répondre à cet état de fait par la violence. « PALÈME [s’adressant à des mulâtres]. Dites donc, l’abus de pouvoir qu’on commet envers cet homme [Donatien] est un avertissement pour vous. DEUXIÈME MULÂTRE. C’est vrai ; il était libre comme nous de droit et aux mêmes titres. PALÈME. De plus, il avait touché la terre de France, et parce qu’il n’a pu fournir de preuves écrites, ce gueux de commandant des Carbets le fait vendre ! Eh ! quel est celui qui peut se promettre d’échapper au même sort, s’il vient à perdre ses titres de liberté par incendie ou autrement ? DEUXIÈME MULÂTRE. Il a raison ! Quel parti prendre ! PALÈME. Le plus court serait de vous rendre maîtres de Saint-Pierre, d’égorger tous les blancs » (V. II).

24 Ce meurtre n’est pas présent dans la nouvelle de Mme Reybaud, op. cit.

25 Rappelons aussi cette observation de Donation déjà citée (n. 13, supra) : « En France, tout peut se racheter avec du talent, du courage, du génie ; mais à la Martinique, rien ne saurait effacer la goutte de sang noir tombée dans mes veines, et je ne serai jamais aux yeux de ces insolents colons qu’un esclave qui a brisé sa chaîne… » (II. 1er tabl. I).

26 Charles Lafont et Charles Desnoyer, Le tremblement de terre de la Martinique, Paris, Mifliez, 1840 ; rééd. présentée par Barbara T. Cooper, Paris, L’Harmattan, coll. « Autrement Mêmes », 2012. Nous citons d’après notre édition (II. III) et c’est nous qui soulignons ici.

27 Roger de Beauvoir et Mélesville (pseud. Anne-Honoré-Joseph Duveyrier), Le chevalier de Saint-Georges, Paris, Mifliez, 1840. On doit à Sylvie Chalaye une réédition de cette pièce, Paris, L’Harmattan, coll. « Autrement Mêmes », 2001.

28 Nous rappelons qu’en touchant le sol de la France, l’esclave serait libre de fait, mais pas de droit. Ce document lui accordera une liberté pleine et entière.

29 « Moi, qui croyais m’être placé à l’abri de toute insulte !… qui avais juré que mon bras ne se lèverait jamais dans une lutte sérieuse ! Mais cette fois, il le faut ! L’insolent qui m’a déshonoré aux yeux de la femme que j’aimais, aux yeux du monde entier, ne peut vivre un jour de plus ! » (III. I).

30 « Mme de Presle, avec âme. Et, maintenant, au plus noble, au plus généreux des hommes, à celui qui est dédaigné, méconnu, repoussé par tous !… moi, comtesse de Presle, je viens dire : Chevalier, je vous supplie d’accepter ma main… je serai fière de vous appartenir » (III. VIII).

31 Il serait intéressant d’étudier Le tremblement de terre de la Martinique d’Adolphe Dennery, drame en quatre actes, précédé d’un prologue, Paris, Marchant, coll. « Magasin théâtral », 1840 ; rééd. par Barbara T. Cooper, Paris, L’Harmattan, coll. « Autrement Mêmes », 2014 comme une pièce anti-utopique. Dans ce drame, l’utopie – un bon maître qui ne punit pas ses esclaves, épouse peu avant sa mort l’esclave qu’il avait déjà libérée et qui lui a donné un enfant qu’il reconnaît juste avant de mourir – cède la place au monde « réel ». Homme tyrannique et cruel, le neveu du planteur décédé enferme dans une prison souterraine l’esclave qu’avait épousée son oncle. Il cherchera pendant des années à trouver et à détruire les documents qui prouvent le statut d’épouse et de femme libre de la mère et d’héritière légitime et légitimée de l’enfant. Un tremblement de terre et les efforts d’un esclave victime des sévices du neveu rétabliront à la fin l’utopie du début (L’utopie dans cette pièce ne représente pas un monde parfait puisque l’esclavage y est maintenu, mais la servitude est rendue plus « douce » par un bon maître ou une bonne maîtresse qui traite ses esclaves avec humanité).

32 Pour des exceptions, voir la thèse d’Anne-Rozenn Morel, « Les fictions utopiques pendant la Révolution française. Enquête sur les interactions entre réalité révolutionnaire et modèles politiques imaginaires », écrite sous la dir. d’Isabelle Brouard-Arends et soutenue le 3 déc. 2007 à l’Univ. Rennes 2-Haute Bretagne.

33 Voir, entre autres, J. Odolant Desnos, « De l’émancipation des esclaves dans nos colonies », L’Écho du commerce, 1er année, no 28 (5 mars 1835), [p. 1-2], l’article sur la « Convention pour l’abolition de l’esclavage », publié dans Le Constitutionnel, no 172, 20 juin 1840, p. 2 et l’introduction à notre édition du Tremblement de terre de Lafont et Desnoyer, op. cit. Françoise Sylvos, L’Épopée du possible ou l’arc-en-ciel des utopies (1800-1850), Paris, Honoré Champion, coll. « L’Atelier des voyages », 2008, passim, souligne le caractère pédagogique des utopies de cette première moitié du siècle dans leurs rapports avec des questions d’actualité.

Barbara T. Cooper

Université du New Hampshire
Professeur émérite de français, elle est spécialiste du théâtre français de la première moitié du XIXe siècle. Elle s’intéresse non seulement aux grands auteurs romantiques, mais aussi à la représentation des Noirs sur les scènes populaires à Paris. On lui doit la réédition de Cora ou l’Esclavage, La Traite des Noirs et de deux pièces intitulées Le Tremblement de terre de la Martinique (L’Harmattan, coll. « Autrement Mêmes »). Elle a aussi assuré l’édition de Sélico, ou les Nègres généreux dans le t. 1 du Théâtre complet de René-Charles Guilbert de Pixérécourt, sous la direction de Roxane Martin (Paris, Classiques Garnier, 2013). Elle a dirigé, avec O. Bara, un numéro de la Revue d’Histoire du théâtre, « L’autre théâtre romantique » (2013)