Dans son tout premier poème, publié dans L’Almanach des Muses en 1772, intitulé « Aux Sauvages », Antoine de Bertin feint de plaindre les Bourbonnais pour louer la vie parisienne et ses artifices1. Mais l’épître relève de ce qui est déjà une tradition des Lumières et joue de l’antiphrase pour dénoncer la facticité de la capitale et souligner la facilité de la vie sous les tropiques. En ce sens, il s’inscrit aussi dans la continuité d’une vision de l’île comme locus amoenus, véritable paradis terrestre selon Flacourt qui y avait envoyé des mutins de Fort-Dauphin, devenus les premiers habitants de Bourbon2. Jouant sur la corde exotique alors en vogue à Paris, mais aussi habité d’une nostalgie sincère pour Bourbon qu’il avait quittée à l’âge de neuf ans, Bertin ne cesse ensuite de chanter les perfections de l’île tropicale. Pourtant, grâce à son ami Evariste (de3) Parny, il sait bien que l’île du souvenir n’est pas l’île réelle. Celui-ci, dès 1773 – au moment de la parution du Voyage à l’ïle de France de Bernardin de Saint-Pierre – est rappelé à Bourbon par son père. Il écrit à son frère aîné et à son ami Bertin des lettres qui vraisemblablement formeront le Voyage à l’île Bourbon, en 1777, soit un an avant la parution de la première version des Poésies érotiques. Or l’île Bourbon décrite par Parny durant son voyage, à l’instar de l’Île de France dépeinte par Bernardin, s’avère assez peu idyllique. C’est surtout la société créole, esclavagiste, qui fait l’objet de critiques assez sévères de la part de ces deux auteurs qui contribuent à figer de nouveaux clichés (notamment celui du Créole à la fois indolent et vaniteux). Même la belle Créole ne l’est pas tant que cela, selon Parny qui nuance : « nous avons peu de belles femmes, mais presque toutes sont jolies »4. Mais l’Eléonore qu’il chante dans ses Poésies érotiques relève bien évidemment de la première catégorie. Mus par l’amour, les poèmes du recueil peignent une île redevenue paradisiaque. Plus loin, une fois la rupture consommée, le paysage s’obscurcit à nouveau, donnant lieu à des descriptions aussi sublimes qu’effrayantes, telle celle du volcan5. La relation de Parny à son île, au fil de ses retours, demeure paradoxale. Cette oscillation se retrouve dans l’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre, entre son regard fortement critique dans le Voyage à l’Île de France (1773) et la vision pastorale de Paul et Virginie (1788), quinze années se sont écoulées qui pourraient laisser penser que la nostalgie a enchanté le souvenir de l’auteur. Mais en fait, hors de la petite société établie au cœur de l’île par les mères des héros, l’île demeure dystopique6. Habitants ou voyageurs, les auteurs évoquant les Mascareignes en cette fin du siècle des Lumières paraissent bien jouer du paradigme exotique qui plaît alors tant au lecteur européen, mais cèdent aussi à la sincérité qui donne souvent lieu à une peinture réaliste et alors sans concession : les îles flottent entre deux extrêmes de la représentation, à l’instar d’une écriture qui s’élabore entre le centre et la périphérie.
Cette naissance d’une littérature des Mascareignes s’opère donc sous le signe d’une profonde ambiguïté qui tient aussi à ses conditions d’émergence7. C’est aussi en tant que « racines » d’une littérature de la zone que le statut de ses œuvres est devenu de plus en plus problématique. Lorsque Bertin et Parny écrivent, le terme « Créole » désigne le blanc né dans les îles, quand il embrasse maintenant à La Réunion toute une population métissée, une culture et une langue faites de brassages et de mutations incessantes, au fil des évolutions socio-politiques de l’île, tandis qu’à Maurice il renvoie à une « communauté » ethnique, qui est celle des Noirs, descendants d’esclaves, et qu’il reste lié à une profonde sensation de malaise8. Ces « poètes créoles » représentent, tout comme Bernardin de Saint-Pierre, une littérature que l’on célèbre notamment par besoin de mémoire, d’ancrage historique, mais que l’on s’efforce en même temps d’oublier9 : des vestiges respectés mais dont on se tient à distance pour en éviter les fantômes. Ils ont contribué à programmer la représentation que l’on se fait de ces littératures comme d’une production écrite, en langue française, créée et lue au prisme des normes esthétiques de la France. Ils occultent de fait l’ampleur de la littérature orale, profane ou sacrée, qui se développe dans les îles dans diverses langues vernaculaires, et peu à peu, dans les langues créoles qui se constituent alors. À l’époque contemporaine encore, l’on est tenté de chercher d’abord à caractériser ces littératures comme écrites et francophones, ce qui peut contribuer à créer une forte disparité entre une littérature mauricienne florissante, et une littérature réunionnaise peu féconde. Mais la sélection de ce seul corpus écrit et francophone crée un hiatus souvent peu pris en considération avec un processus qui a fait et continue pourtant de faire les beaux jours de la critique, et qui est celui de la créolisation10. Comment penser la créolisation sans penser la multiplicité des langues et des imaginaires, des formes et des genres artistiques pour les exprimer, sans mettre les îles en relation entre elles et avec leurs entours plus ou moins lointains, comment les constituer en nations unilingues sans en réinterroger la formation et sans considérer les divers modes de conflictualité et de subalternisation dont elles continuent de faire l’objet ? Ce sont ces questionnements que portent nombre de fictions (ultra-)contemporaines11, littéraires, cinématographiques ou relevant des arts de la scène. Si, comme on l’aura compris de ce qui précède, la littérature doit s’envisager ici dans la connexion avec les autres discours et pratiques artistiques, les œuvres analysées par les différents contributeurs du volume ont en commun d’interroger conjointement la notion polysémique de représentation, les mythes, les constructions culturelles, historiques et sociales et la possibilité de repenser l’utopie. Procédant d’une forme de réflexivité à l’égard des violences épistémiques – et épistémologiques – imposées par l’histoire, ces fictions, donc, y opposent une résistance qui n’est souvent lisible, audible ou visible, comme on va le lire, que sur un mode « infrapolitique »12, en même temps qu’elles mettent en cause aussi l’obédience au dogme d’une « culture populaire authentique ». Par là même, elles invitent le ou la chercheur-e à revisiter la lecture postcoloniale de l’espace indiaocéanique à partir de l’intersectionnalité historique et politique du genre, de la classe et de la race13. Elles confrontent celle-là à ce que celle-ci dit de la communauté, de l’imaginaire de la nation ou du peuple, du corps et de l’individuation. De l’articulation de l’une et de l’autre, elles font surgir une contribution originale de la littérature et des arts de l’océan Indien à la résistance aux forces du pouvoir biopolitique (Foucault et Agamben) comme à la réponse qu’il s’agit d’apporter aujourd’hui aux enjeux écologiques mondiaux.
Sans anticiper sur les conclusions que l’on tirera des contributions que l’on va lire, nous voudrions donc souligner d’emblée les résonances et transversalités au sein d’une démarche collective de décentrement critique et de renouvellement épistémologique, impliquant de sonder l’articulation entre le discours esthétique et les concepts empruntés aux sciences sociales. La réflexion intermédiale sur la reconstitution / traduction de la voix de l’opprimé chez Ananda Devi, Barlen Pyamootoo ou Abhimanyu Unnuth – l’entretien de Mar Garcia avec le réalisateur mauricien Harrikrisna Anenden et les contributions de Marc Arino, Anny Curtius et Nazir Can – dialogue ainsi avec la politique d’une représentation artistique qui renvoie la condamnation qui est la nôtre à « vivre exposés les uns aux autres »14 à une phénoménologie du corps comme archive – l’expérience du théâtre Taliipot, analysée par Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo – et à une dichotomie du high et du low désormais invalidée – les contributions de Vicram Ramharai, sur le dramaturge anglophone et créolophone Azize Asgarally, et de Marie-Manuelle Da Silva, sur la « graphiation » (Philippe Marion) des histoires « clandestines » dans la bande dessinée réunionnaise. Sans doute serait-il possible d’exhumer une figure paradigmatique « locale », entendue comme construction artistique répondant à un imaginaire collectif, de ce « peuple qui manque »15 que Gilles Deleuze invitait l’auteur de cinéma à inventer, contre les histoires du dominant, mais aussi contre les mythes élaborés en réaction par le dominé. Documenté par diverses archives, dont les lettres adressées à la régence du roi Louis XIV par le nouveau gouverneur de Fort-Dauphin, Étienne Flacourt, quelque dix ans avant L’Histoire de la grande isle, l’opéra Maraina16 (2005), fruit du travail de longue haleine du compositeur Jean-Luc Trulès et de l’auteur et metteur en scène Emmanuel Genvrin au sein du Théâtre Vollard, montre comment la société contemporaine interroge le mythe des origines, tandis que la partition est présentée, dans les discours d’escorte, comme l’alliance de la « musique populaire de l’océan Indien et [de la] musique symphonique occidentale ». Non content de substituer une légende à une autre, française et coloniale – qui fait entrer en scène la fameuse Françoise Châtelain de Cressy, « la grand-mère des Réunionnais » –, Emmanuel Genvrin imagine sans mal de présenter la Malgache Maraina comme l’amante de deux hommes, le Français Louis Payen et le Malgache Jean Managna, ce qui revient à introduire le ver dans le fruit du métissage. Et le librettiste de faire remarquer avec jubilation, dans le documentaire de César et Marie-Clémence Paes17, que le premier enfant né sur l’île Bourbon, le fameux métis, n’était peut-être qu’un Malgacho-Malgache : « Madagascar pourrait alors revendiquer La Réunion. Alors qu’avec un enfant ayant du sang français dans les veines, la France peut attester de sa prééminence sur le territoire ». En élaborant une fiction autour du personnage de Maraina, l’opéra met alors au jour la manière dont la narration de la nation renvoie tant à la « généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française », pour reprendre le sous-titre de La Matrice de la race d’Elsa Dorlin, qu’au « discours dominant et pacifiant sur
le métissage de la société réunionnaise »18. Que les résistances opposées, à La Réunion, au projet du Théâtre Vollard concernent précisément son ambition « élitiste » permet de comprendre que ce qui est en jeu relève davantage du clivage. N’est en effet pas anodin le choix de l’opéra, dont, au-delà de l’étiquette de « genre élitiste », il est aussi implicitement dit que, par ses sujets, son « classicisme », la diversité des médias qu’il emprunte, il bénéficie d’une réception « populaire », large, internationale, là où la culture « populaire authentiquement créole » de la « nation métisse » peine à traverser la mer et entérine la subalternité du vernaculaire, en dépit de l’inscription du maloya au patrimoine immatériel de l’Unesco. Le métissage stratégique emprunte le médium de l’opéra pour mettre au jour le potentiel subversif de la culture populaire créole, potentiel que réduisent au silence le métissage de la pacification comme le recours aux grands genres de la littérature non vernaculaire19.
Plus encore, fortes d’un « savoir qui puise dans la précarité et la vulnérabilité toute son énergie créatrice » (Magali Compan), les œuvres de l’océan Indien, pour certaines longtemps confinées à un « non-espace critique » (Nazir Can), ne se limitent pas à une généalogie du global selon un point de vue décentré.20 Elles invitent à une « heuristique transdisciplinaire et inclusive » (Marie-Manuelle Da Silva), dans la perspective d’une « histoire connectée »21 qui s’affronterait à la prétendue irréductibilité de la littérature, à l’intraduisible comme à l’implicite des histoires « égales mais séparées ». C’est bien à de tels exercices que se livrent encore, dans ces pages, Ritu Tyagi, Farhad A.K. Sulliman Khoyratty, Ireena Kanhye et Stéphane Hoarau, dont les contributions, sur Shenaz Patel, sur une réécriture très contemporaine de Paul et Virginie ou sur le fonnkézèr André Robèr, repensent efficacement la notion d’intertextualité à partir de la relation politique des arts au monde. À l’instar du travail de Nazir Can sur le champ artistique mozambicain, ils entrent ainsi en résonance étroite avec les recherches en cours dans d’autres espaces de la « francophonie ».