« Littérature mièvre » contre « littérature féroce » : Bernardin de Saint-Pierre et Sade romanciers des infortunes de la vertu

Jean-Michel Racault

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Jean-Michel Racault, « « Littérature mièvre » contre « littérature féroce » : Bernardin de Saint-Pierre et Sade romanciers des infortunes de la vertu », Tropics [En ligne], Hors série n°2 | 2018, mis en ligne le 01 juillet 2018, consulté le 28 mars 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/701

Un aveu d’abord : ce sujet sur « Bernardin de Saint-Pierre et Sade romanciers des infortunes de la vertu » n’est pas neuf, loin s’en faut. Commençant alors à m’intéresser aux divers aspects du mythe de Paul et Virginie, je l’avais proposé (sans succès) à Edouard Guitton, qui a beaucoup fait pour la redécouverte de Bernardin de Saint-Pierre, lorsqu’il m’invita il y a plus d’une trentaine d’années au colloque qu’il organisait, le premier consacré à cet auteur1. Il me conseilla fermement de m’intéresser plutôt au plus oublié des livres de ce dernier, les Harmonies de la nature (ce que je fis), peu séduit par mon projet, qu’il qualifia sévèrement de « boulevard de la critique ».

La question n’ayant jamais été abordée par qui que ce fût2, la formule me laissa perplexe. Je crois aujourd’hui en comprendre le sens. Quoique contemporains, Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814) et Sade (1740-1814) ont a priori fort peu en commun, si peu que l’idée même de les rapprocher dans leurs écrits peut-être les plus représentatifs, Paul et Virginie (1788) et Les infortunes de la vertu (1787)3, semble relever de l’opposition rhétorique la plus convenue ou à la rigueur du paradoxe scolaire un peu facile. Ainsi s’explique sans doute le silence de la critique sur une convergence que nul commentateur réputé sérieux n’a, semble-t-il, pris la peine d’examiner.

Comprendre pourquoi cette étude conjointe paraît si incongrue qu’elle en devient un lieu commun est donc la première étape. Celle-ci revient à s’interroger sur des représentations usées : fadeur niaise d’une « littérature mièvre » d’une part, radicalité exigeante d’une « littérature féroce »4 de l’autre. Mais ces clichés ne reflètent guère la complexité des textes et n’expliquent pas le lien qui les unit.

Ce lien tient, croyons-nous, à leur statut de « récits exemplaires » voire de romans à thèse : même scénario de base, l’histoire d’une jeune fille vertueuse affrontée à des malheurs immérités, même thématique des « infortunes de la vertu », même questionnement sur le scandale du mal, la justice divine, la providence et la fatalité, avec des réponses certes idéologiquement divergentes, mais à l’intérieur d’une problématique philosophique commune.

Toutefois ces écrits qui s’apparentent aux « expériences de pensée » par lesquelles la philosophie des Lumières cherche à vérifier imaginairement une hypothèse – par exemple, est-il vrai que la vertu soit la condition du bonheur ? qui gouverne l’existence humaine, la providence ou la fatalité ? – sont aussi des romans. Le passage à la fiction complexifie la théorie, l’entraîne sur d’autres terrains, lui fait produire des effets non prévus ; de sorte que ce qui ressort des récits n’est pas forcément, voire pas du tout, ce qu’ils voulaient montrer. Ce qui les réunit, et en fait autre chose que de simples illustrations d’une thèse, résulte précisément de leur commune déviance romanesque.

Clichés, parallèles, convergences

La réception historique des textes peut éclairer ces images antagonistes. Enorme succès de librairie à sa publication en 1788, en annexe à la troisième édition des Etudes de la nature, Paul et Virginie subit à partir du milieu du 19e siècle un important déclassement critique. « Morceau d’époque » démodé bénéficiant d’une notoriété résiduelle, tributaire des codes esthétiques périmés de la pastorale à l’antique ou du roman sensible issu de La Nouvelle Héloïse, le livre devient aux yeux des critiques un parfait paradigme de la « littérature mièvre ». Ce terme lui-même n’a plus vraiment son sens primitif. Alors qu’il connotait les frasques de la jeunesse – Voltaire parle ainsi des « mièvretés » du chevalier de la Barre, lesquelles comme on sait conduisirent l’intéressé à l’échafaud à l’âge de dix-neuf ans5 – le mot en est venu à désigner le conformisme bêtifiant, l’optimisme niais, le refus de voir en face la cruauté du réel. Appliqué à Paul et Virginie, il stigmatise donc la faiblesse artistique et l’indigence intellectuelle supposées d’« un des livres les plus médiocres et les plus lus de la littérature française »6 au dire d’Etiemble, qui l’a édité dans La Pléiade ; quant à Camus, qui le juge « proprement affligeant » – mais l’a-t-il lu ? – il le range parmi les « romans roses »7, qualification bien étrange pour une « histoire tragique » qui s’achève sur la mort de tous les protagonistes.

De fait la première moitié du récit, jusqu’à l’articulation décisive du « mal inconnu » de Virginie et de la destruction du jardin par l’ouragan – substituts de la Chute et de l’expulsion de l’Eden puisque nous sommes dans une réécriture de la Genèse – correspond assez aux stéréotypes du « mièvre » : bonheur au sein de la nature, exotisme tropical, « vert paradis des amours enfantines ». Mais ce n’est plus le cas dans la seconde partie, qui s’ouvre sur le départ de Virginie pour la France et dont les images finales de naufrage et de mort relèvent d’un tout autre registre.

La réception de Sade a suivi une courbe inverse : une œuvre réputée scandaleuse, longtemps semi-clandestine, bien qu’elle ne soit pas la cause directe des poursuites qui ont conduit l’auteur en prison une bonne partie de sa vie ; puis, grâce aux surréalistes, qui la célébrèrent comme une libération de tous les tabous sexuels, moraux et religieux, une sidérante promotion médiatique et universitaire, contrastant avec le délaissement critique dont Bernardin a pâti. C’est l’origine d’un autre roman rose, si l’on peut dire, celui du « marquis de Sade libérateur de l’amour »8, qui nie ou escamote le fait inquiétant que le sadisme n’est peut-être une activité d’écriture que par défaut. Sade n’a tué personne, assure-t-on (ce qui n’est pas absolument certain), mais il faut dire qu’on ne lui en a guère laissé le choix et que son activité littéraire doit presque tout à cette contrainte…9

Toutefois cette étude s’en tiendra aux deux textes retenus et à leur contenu obvie, fort éloigné dans le cas des Infortunes des véritables intentions de l’auteur. Les infortunes de la vertu – ce sujet et ce titre apparaissent sous diverses variantes dans la littérature romanesque de la fin du siècle10, prenant ainsi une valeur topique qui doit être pour quelque chose dans le lien unissant les deux ouvrages – est un apologue philosophique, écrit en quinze jours à la Bastille du 23 juin au 8 juillet 1787, que son auteur ne semble pas avoir cherché à publier. Sans doute l’aurait-il pu, même légalement, puisqu’il a pris soin de gazer son langage et de garder le ton de la bonne compagnie. Mais il a préféré en faire un texte matriciel, repris, modifié et augmenté pour donner naissance à Justine ou les malheurs de la vertu (1791) puis à La Nouvelle Justine… suivie par l’Histoire de Juliette sa sœur, ou les prospérités du vice (1797). Inspiré des situations traditionnelles du roman libertin, le scénario en forme de « vies parallèles » se prête aux effets d’antithèse et aux disputes philosophiques. C’est l’histoire de deux orphelines jetées à la rue dont l’une, Juliette, ayant opté pour la carrière galante, parvient en foulant aux pieds tous les principes moraux à une réussite sociale brillante et même à la respectabilité, tandis que l’autre, Justine, victime de sa vertu intransigeante, bafouée, souillée et violentée dans une accumulation de mésaventures sordides, condamnée de façon inique par la justice des hommes, finit frappée par la foudre céleste qui la défigure et la tue ; ce qui, de façon pour le moins inattendue, suscite la conversion de sa sœur Juliette, la désormais bien nommée Mme de Lorsange, laquelle se retire au couvent.

L’héroïne de Bernardin, elle, échappe à toute dégradation. Sa mort dans le naufrage du Saint-Géran, alors qu’elle s’apprête à rejoindre Paul sur l’île natale après l’exil en Europe, a aussi quelque chose de surnaturel, mais il s’agit d’une assomption céleste et d’une transfiguration. Reste qu’elle soulève pareillement les questions des « infortunes de la vertu » et de l’arbitraire de la providence, ce dont l’auteur est bien conscient. A ceux qui lui reprochent cette « fin funeste », il répond dans l’« Avis » de l’édition de 1789, première édition séparée du roman (mais il récuse cette étiquette), que, la catastrophe étant véridique, il n’a pas été « libre de tracer à la vertu une carrière parfaite de bonheur sur la terre » (p. 179). Confronté à un projet d’adaptation théâtrale très édulcorée se terminant sur le mariage de Paul et de Virginie11, il le juge incompatible avec le « but moral » de l’œuvre, « parce qu’il est dangereux de n’offrir d’autre perspective sur la terre que le bonheur, et qu’il faut apprendre aux hommes non seulement à vivre, mais encore à mourir » (p. 180-181) ; argument de fond qui, comme chez Sade, pose la question de la providence face à la réalité du mal, en esquisse la solution et en fait le point nodal du récit.

Quant à ce qui peut étayer après tout le rapprochement incongru entre Bernardin et Sade, en dépit d’origines très différentes (Sade est issu d’une lignée prestigieuse appartenant à l’ancienne noblesse, celle du prétendu « chevalier de Saint-Pierre » ne repose que sur de vagues traditions familiales dépourvues de fondement), des similitudes biographiques existent : une carrière militaire avortée commencée sur les champs de bataille de la guerre de Sept Ans, l’expérience de l’exil ou celle de l’enfermement – Bernardin quitte la France en 1761 et n’y rentre définitivement que dix ans plus tard, Sade a été très souvent emprisonné ou interné par décision administrative à la demande de sa famille – et surtout un substrat intellectuel voisin : une solide formation classique chez les jésuites, la lecture extensive des relations de voyages, une vive admiration pour La Nouvelle Héloïse, « livre sublime [qui] n’aura jamais d’imitateurs »12 – Sade y ajoute les romans de Marivaux, Crébillon, Fielding, Richardson et surtout Prévost13, plus une vraie culture philosophique ; pas la même bien sûr – les matérialistes français pour l’un, Plutarque, Montaigne et Leibniz pour l’autre – mais Sade a pris la peine de lire les tenants de l’apologétique chrétienne ou déiste qu’il tourne en dérision, et Bernardin n’ignore nullement la grande tradition matérialiste qu’il réfute dans les Etudes, de Lucrèce jusqu’à Helvétius et Diderot14.

Mais c’est la convergence des textes qui nous intéresse, si frappante qu’on pourrait croire que chacun a été écrit exprès pour réfuter l’autre, hypothèse que l’histoire littéraire conduit néanmoins à écarter formellement. Ecrites en juin-juillet 1787 mais restées inédites jusqu’à leur publication en 1930 par Maurice Heine, Les Infortunes de la vertu n’ont pu avoir aucune influence sur Paul et Virginie, publié en mars 1788 dans le quatrième tome de la nouvelle édition des Etudes, ni sans doute l’inverse, même si la première version manuscrite du récit de Bernardin remonte vraisemblablement à 1777 au moins15. Quant aux auteurs, qu’ont-ils pu connaître l’un de l’autre ? Pour Bernardin, vers la fin des années 1780, le nom de Sade, s’il le connaissait – mais il n’apparaît jamais sous sa plume ni dans les œuvres publiées ni dans la correspondance16 – ne pouvait guère évoquer celui d’un écrivain, l’intéressé n’ayant encore rien publié, seulement celui d’un aristocrate libertin habitué de la chronique scandaleuse. Pour Sade, s’il avait lu les Etudes de la nature dès la première édition en 1784, chose vraisemblable vu le succès du livre, Bernardin devait être un aventurier sans naissance doublé d’un adversaire idéologique.

Deux romans à thèse

C’est en effet la bataille idéologique de la fin des Lumières qui donne la toile de fond de cette (fausse) rencontre. Projections dans la fiction d’un débat philosophique, les deux livres peuvent être considérés comme des sortes de romans à thèse où une idée est illustrée « expérimentalement » par un récit. Comme dans tous les genres relevant du modèle du « récit exemplaire » (fable, parabole, etc.), on peut y distinguer trois plans qui du reste ne sont pas tous nécessairement actualisés : le niveau narratif, celui de l’histoire racontée, le niveau interprétatif, qui en fait apparaître le sens, enfin le niveau pragmatique, ou injonction adressée au lecteur : voici donc ce que vous devez faire17. Le dispositif requiert idéalement une « compétence interprétative » du destinataire supposant une certaine communauté idéologique avec l’auteur, par exemple l’adhésion à l’apologétique chrétienne, ou au contraire au matérialisme athée, ou plus généralement à un code moral du bien et du mal supposé universel (ce qui justement fait problème dans nos textes).

Cet arrière-plan doctrinal, qui aide à décrypter le sens du récit, est chez Bernardin extérieur au roman pour l’essentiel : il s’agit de la philosophie de la nature providentialiste, finaliste et délibérément anthropocentriste exposée dans les Etudes, encore que, à l’intérieur du roman cette fois et particulièrement dans la conclusion, le vieillard narrateur soit aussi producteur d’énoncés philosophiques. Chez Sade, pas d’appel à l’extra-texte, l’imprégnation du discours romanesque par la théorie suffit : Les Infortunes de la vertu relatent sur le mode biographique la suite d’épisodes dégradants ou horribles endurés par l’héroïne, mais au centre de chacun d’eux il y a un personnage de libertin idéologue, tortionnaire ou simplement pervers, qui est aussi un infatigable raisonneur. Non content de brutaliser et d’humilier sa victime, il cherche à justifier philosophiquement ses actes en d’interminables dissertations et même, ce qui est pour le moins paradoxal, à lui faire partager sa vision du monde immoraliste, en somme à la convertir à sa doctrine.

La thèse elle-même est formulée de manière très explicite chez l’un et l’autre. Rappelant que « cette espèce de pastorale » est un prolongement narratif des Etudes, l’« Avant-propos » de Paul et Virginie précise que l’auteur a voulu y mettre en évidence « plusieurs grandes vérités, entre autres celle-ci : que notre bonheur consiste à vivre suivant la nature et la vertu » (p. 169-170) ; déclaration qui soulève bien des difficultés, car l’intrigue ne va pas dans ce sens, c’est le moins qu’on puisse dire. Certes le bonheur est bien présent dans la phase « mièvre » du récit d’enfance centrée sur l’univers autarcique de la « petite société » (p. 169) ; le mal est mis à distance dans le temps comme dans l’espace, étant antérieur à l’installation des deux mères chassées d’Europe par les préjugés sociaux ou extérieur à l’espace protégé de l’« île dans l’île », car propre à la société coloniale violente qu’incarne le mauvais maître de la Rivière-Noire. Comme le dit Madame de la Tour, « le malheur ne m’est venu que de loin ; le bonheur est autour de moi » (p. 202). Ce bonheur de l’ici-maintenant appartient au chronotope de la pastorale, clos comme l’espace de la concession, immuable comme le cycle saisonnier des travaux et des jours. Mais, exactement au milieu de son récit qu’il compare bizarrement à un globe terrestre partagé entre lumière et ténèbres, le vieillard laisse un moment en suspens l’histoire des deux enfants, relancée par une intervention proleptique du narrataire : « Les images du bonheur nous plaisent, mais celles du malheur nous instruisent. Que devint, je vous prie, l’infortuné Paul ? » (p. 252-253). Tout bascule en effet en ce point. Une double crise, l’une physiologique de la puberté, l’autre climatique de l’ouragan destructeur du jardin, ouvre une succession de malheurs : séparation et épreuve de l’absence, ouverture à l’espace externe et au temps événementiel, nouvelle tempête, naufrage et mort de Virginie puis de tous les membres de la communauté.

Comment concilier cette série de catastrophes avec la thèse initiale ? Comment les justifier philosophiquement au regard de la théodicée déiste et du finalisme optimiste des Etudes ? La réalité du mal est d’autant plus perturbatrice qu’il s’acharne sur la plus innocente des victimes, Virginie, ce que souligne la réaction des témoins « doutant, par une fin aussi funeste d’une fille si vertueuse, qu’il existât une Providence ; car il y a des maux si terribles et si peu mérités, que l’espérance même du sage en est ébranlée » (p. 292). Si la formule sadienne des « infortunes de la vertu » n’est pas littéralement actualisée, c’est bien la même idée, écho probable des controverses sur la providence entre Voltaire et Rousseau qui firent suite au tremblement de terre de Lisbonne en 1755. La révolte de la raison humaine devant le malheur et même la tentation de l’athéisme affleurent dans ce premier dénouement, qui place les personnages de Bernardin dans la situation où se trouve Zadig lorsque l’ange Jesrad, interprète de la providence, prend son envol sans répondre à ses questions ; Sade, lui, évoque tout à fait explicitement cet épisode du conte voltairien (ouvrage emprunté pour l’occasion à Mme de Sade) dès le début de son récit, ainsi que la réponse classiquement leibnizienne que donne l’envoyé céleste à la question du mal : « il n’y a aucun mal dont il ne naisse un bien » (p. 50).

La mort de Virginie soulève donc frontalement la question de l’injustice de la providence et des « infortunes de la vertu », la faiblesse des justifications de la théodicée de type leibnizien exposée dans les Etudes, enfin, si on devait la considérer comme le dernier mot du roman, la contradiction flagrante avec la thèse que l’auteur disait vouloir défendre, à moins d’admettre que c’est dans la mort que réside le véritable bonheur. Et c’est effectivement ce qu’il va démontrer en passant à un autre plan d’argumentation, celui de la « délégation fictionnelle », pour reprendre une formule de Colas Duflo18.

Sade, lui, expose en incipit ce qu’il présente comme sa thèse. Il s’agit, dit-il, de « jeter du jour sur l’obscurité des voies dont la providence se sert pour parvenir aux fins qu’elle se propose sur l’homme » (p. 49), programme en apparence semblable à celui de Bernardin en plus édifiant, qui implique à l’en croire une doctrine de l’action temporelle de la providence et, puisque les voies en sont obscures et qu’il faut donc les éclairer, une théodicée justifiant les maux apparents par un bien caché, celle précisément de l’ange Jesrad dans Zadig. Mais la suite de la phrase, assez labyrinthique, infléchit sournoisement cette théologie conformiste par divers glissements de vocabulaire : des « décrets de la providence » on passe aux « caprices bizarres de la fatalité » (ibid.), et il est aussi question du « malheureux individu bipède, perpétuellement ballotté par les caprices de cet être qui, dit-on, le dirige aussi despotiquement » (ibid.) ; Dieu, s’il existe – on le dit, mais l’auteur ne se prononce pas sur ce point et d’ailleurs s’abstient de le nommer autrement que par une périphrase – ne saurait être qu’un tyran capricieux et cruel, en somme un Dieu sadique.

Avec la mauvaise foi provocatrice dont il est coutumier et qui fait sa puissance de fascination, Sade retourne donc de façon blasphématoire le discours théologique usuel, mais ce n’est pas du tout pour lui substituer l’athéisme serein de la tradition matérialiste antique. Sous peine de n’être qu’une gesticulation vide de sens, le blasphème exige la croyance, ou du moins la posture de la croyance. Sade maintient donc le principe d’une entité surnaturelle gouvernant la vie humaine, mais animée d’une intention maléfique, une providence à l’envers dont la destinée lamentable de Justine est la parfaite illustration. A la merci d’un monde hostile, l’orpheline est livrée au fil des rencontres à des êtres pervers, encore plus monstrueux lorsqu’ils représentent des professions respectées, comme le chirurgien Rodin, maniaque de la vivisection, ou des institutions saintes supposées secourir les malheureux, comme les moines lubriques et criminels de l’abbaye de Sainte-Marie-des Bois. Justine ne vit pas dans un univers laïque régi par le hasard et la répartition aléatoire des biens et des maux comme le voudrait la logique indifférencialiste du matérialisme athée, mais sous la domination d’une instance surnaturelle persécutrice spécialement acharnée contre elle relevant d’un finalisme inversé : chaque épisode est destiné à illustrer méthodiquement ce que les notes de Sade appellent une « vertu vexée » – pudeur, horreur du mal, pitié, bienfaisance, prudence, compassion, amour du bien et de la vérité… 19 ; chaque épreuve est pire que les précédentes, chaque persécuteur plus monstrueux. Ces derniers, eux, sont toujours récompensés par le Ciel de leurs forfaits, tels le redoutable Père Raphaël, promu par le pape Supérieur général de l’ordre de Saint-François (p. 143), ou le matricide Bressac, bénéficiaire d’un héritage inattendu, qui constate qu’« il n’est rien de tel qu’un crime pour faire arriver le bonheur » (p. 90).

Si l’on s’en tient aux seules données du récit, on ne peut parler ici d’athéisme : il y a bien un Dieu, mais c’est un Dieu du Mal, de même qu’à la théodicée classique justifiant le mal par un plus grand bien Sade oppose une théodicée inverse où le mal est la forme d’accomplissement de la nécessité, le crime étant la loi de la nature, y compris celle de la nature humaine, car « l’homme est donc naturellement méchant » (p. 153), ce qui est du Rousseau (et du Bernardin) à l’envers. Si la base philosophique de la thèse sadienne reste donc métaphysico-théologique, par retournement des normes usuelles, sa morale est utilitariste, comme celle des matérialistes de son temps. Avec une affectation d’hypocrisie ironique qui ne trompera personne, puisqu’il s’agit en réalité d’une composante de la thèse qu’il veut démontrer – la vraie s’entend – Sade présente cette morale de l’intérêt comme un « sophisme » à réfuter :

Si le malheur persécute la vertu, et que la prospérité accompagne presque toujours le vice, la chose étant égale aux vues de la nature, il vaut infiniment mieux prendre parti parmi les méchants qui prospèrent que parmi les vertueux qui périssent (p. 50).

Ce prétendu sophisme, ou plutôt cette nouvelle thèse opposée à la première, met en jeu les mêmes notions que chez Bernardin, bonheur, malheur, vertu, nature, mais leur donne un sens fort différent. La « vertu » sadienne, « partant de nos conventions sociales et ne s’écartant jamais de cette vénération qu’on nous inculqua pour elles dès l’enfance » (p. 49), n’est nullement comme chez Bernardin une exigence éthique intérieure ; c’est une convention, une norme extérieure imposée par le dressage social, ou plus exactement le respect apparent de cette norme, car la société se moque en réalité que l’on soit malhonnête ou vicieux pourvu qu’on s’abstienne de le montrer trop visiblement. L’utilitarisme va de pair avec le relativisme sociologique : dans une société qui serait entièrement (Sade ne dit pas « réellement ») vertueuse, notre intérêt serait sans doute de l’être également, mais dans une société corrompue telle que la nôtre il est seulement de le paraître (p. 162-163).

Quant à la notion sadienne du bonheur, elle n’a rien à voir ici avec cet état de perfection sensible et de plénitude intérieure de l’enfance que célèbre rétrospectivement la prosopopée de Virginie (« Ô Paul ! ô mon ami ! souviens-toi de ces jours de bonheur, où dès le matin nous goûtions la volupté des cieux, se levant avec le soleil sur les pitons de ces rochers […] », p. 306). Sade identifie (ou feint d’identifier) tout au contraire ce qu’il appelle le bonheur à ces mêmes valeurs sociales d’argent, de naissance et de convenances qui chez Bernardin ont été la cause du malheur par l’entremise de leurs représentants intraromanesques, le gouverneur Labourdonnais, l’aumônier porte-parole de l’Eglise institutionnelle, la vieille tante de France et son héritage. Le « bonheur » dans Justine, c’est le succès – réussite financière et reconnaissance sociale – que les libertins reçoivent en récompense de leurs crimes pour peu qu’ils aient appris « l’art de frayer la route générale », car « celui qui s’écarte a toujours tort » (p. 161-162). C’est cette route que la Dubois, philosophe scélérate qui a elle-même échappé à la pauvreté en écrasant les plus faibles qu’elle, reproche à Justine de n’avoir pas su emprunter ; car secourir les pauvres par exemple, « c’est anéantir l’ordre établi, c’est s’opposer à celui de la nature » (p. 158). Il n’est pas certain, comme cherchent à s’en convaincre certains commentateurs bien intentionnés soucieux de faire de Sade un esprit progressiste, que ce conservatisme cynique relève d’une antiphrase indignée. En tout cas ce pourrait être une réponse cinglante à la devise de Bernardin placée en tête des Etudes puis reprise en épigraphe de Paul et Virginie : « Miseris succurrere disco » (« J’apprends à venir en aide aux malheureux »).

Les infortunes du roman à thèse ou la philosophie à l’épreuve de la fiction

Telles sont donc les « thèses » liminaires des deux romans formulées dans leur paratexte ou leur incipit. Sont-elles bien validées par l’action romanesque et confirmées par la conclusion, comme le supposerait le schéma circulaire, de type formulation d’une hypothèse – vérification expérimentale – énoncé d’une loi générale, auquel obéit le roman à thèse ? Or le passage par la fiction, substitut d’une expérimentation, n’est pas sans risque : il complexifie l’argumentation, en change les données, y fait surgir des apories et des questions nouvelles.

La thèse de Bernardin tenait en une équation à trois termes : nature + vertu = bonheur, bien peu satisfaisante si la mort de Virginie est le vrai dénouement. Mais le récit se poursuit ensuite sur une vingtaine de pages qui obligent à reconsidérer le sens de cette mort et celui du mot bonheur au sein d’une nouvelle problématique. Chez Sade, la mort horrible de Justine brûlée et défigurée par la foudre du Ciel ne s’accompagnait – pour elle en tout cas – d’aucune espérance eschatologique en une survie dans l’au-delà. En revanche la mort sublime de Virginie, comme aspirée vers le ciel sur le pont du Saint-Géran, est un accomplissement esthétique et une transfiguration spirituelle : « levant en haut des yeux sereins, elle parut un ange qui prend son envol vers les cieux » (p. 292). La métamorphose angélique de la victime est aussi un transfert vers un autre espace, celui de l’autre monde, et un déplacement de la théodicée classique, impuissante à vraiment justifier les « infortunes de la vertu » et l’apparente injustice de la providence, vers une eschatologie, c’est-à-dire une théorie du devenir des âmes des justes après leur mort terrestre.

Cette eschatologie est exposée à la faveur d’une double « délégation fictionnelle », une délégation de parole ou prosopopée, puisque Virginie nous parle par la voix du vieillard (« Ah ! si du séjour des anges elle pouvait se communiquer à vous, elle vous dirait […] », p. 305) et aussi un transfert de monde : c’est depuis l’au-delà qu’elle s’adresse à nous désormais. Le but est également double. Il s’agit d’abord de dépasser la théodicée rationnelle leibnizienne, dominante dans les Etudes, avec ses démonstrations classiques de l’existence de Dieu et de la bonté de la Providence, pour rejoindre en imagination le « lieu où la vertu reçoit sa récompense » (ibid.), en somme un Paradis céleste qu’on ne peut pas vraiment décrire, mais qu’on peut se représenter par projection analogique du paradis perdu de l’enfance de la première partie, à présent retrouvé et éternisé :

Nous éprouvions un ravissement dont nous ne pouvions comprendre la cause. Dans nos souhaits innocents nous désirions être tout vue, pour jouir des riches couleurs de l’aurore ; tout odorat, pour sentir les parfums de nos plantes ; tout ouïe, pour entendre les concerts de nos oiseaux ; tout cœur, pour reconnaître ces bienfaits. Maintenant, à la source de la beauté d’où découle tout ce qui est agréable sur la terre, mon âme voit, goûte, entend, touche immédiatement ce qu’elle ne pouvait sentir alors que par de faibles organes. Ah ! quelle langue pourrait décrire ces rivages d’un orient éternel que j’habite pour toujours ? (p. 306)

Ce paradis céleste n’est pas non plus véritablement démontrable. La seule preuve de son existence ne résulte pas d’un raisonnement, encore moins d’une révélation religieuse, mais de l’exigence intérieure que nous en éprouvons : pour que notre vie échappe à l’absurde, il faut que la vertu soit reconnue, et elle ne peut l’être que dans l’au-delà, lequel ne peut être démontré, mais seulement postulé, comme une sorte de pari du sens.

L’autre but de la fiction eschatologique est de parvenir à un second dénouement capable, lui, de confirmer la thèse initiale. Il faut pour cela montrer que, malgré sa mort, ou plutôt à cause d’elle, Virginie a été heureuse et qu’elle l’est encore :

Ah ! si Virginie a été heureuse avec nous, elle l’est maintenant bien davantage […] Sans doute il est quelque part un lieu où la vertu reçoit sa récompense. Virginie maintenant est heureuse (p. 304-305).

La thèse est donc validée (si l’on veut bien admettre qu’une postulation équivaut à une démonstration et conférer une valeur de certitude au « sans doute », qui peut aussi vouloir dire qu’au contraire il y a doute) : la mort est ce qui donne accès au bonheur véritable, celui que connaît Virginie à présent « pure et inaltérable comme une particule de lumière » (p. 306). D’où l’aspiration de Paul (« Puisque la mort est le plus grand des biens, et que Virginie est heureuse, je veux aussi mourir pour me rejoindre à Virginie »), imité par Madame de la Tour (« La mort est le plus grand des biens ; on doit la désirer » p. 307-309), et la contagion funèbre qui conduit au second dénouement, le vrai, présage d’une future réunion et d’une reconstitution dans l’au-delà de la « petite société ».

Mais le déroulement romanesque fait surgir au regard de la thèse une autre difficulté. Elle concerne d’abord la compatibilité entre la nature et la vertu. Dans la première moitié du roman, la nature est « un temple divin », siège d’« une Intelligence infinie, toute-puissante et amie des hommes » (p. 224). Elle se confond donc avec une Providence bienveillante, ainsi dans l’épisode où, à la prière des enfants perdus dans la forêt, surgissent immédiatement la source qui les désaltère et le cresson qui les restaure ; instrument de la bénévolence divine, la nature ainsi comprise illustre le finalisme anthropocentriste des Etudes. Toutefois c’est une autre conception de la nature, violente, dangereuse, voire perverse et, comme chez Sade, ennemie de l’homme, qui émerge dans la seconde partie du récit. Elle préside au « mal inconnu » qui s’empare de Virginie adolescente. C’est elle également qui accompagne les cataclysmes climatiques des ouragans, le premier destructeur du jardin, le second responsable du naufrage et donc de la mort de l’héroïne20. Comment expliquer cette inversion du positif au négatif ? On peut risquer une hypothèse : à l’épreuve de la fiction, la philosophie tombe dans la zone d’attraction du mythe, ici celui de l’expulsion hors du Jardin d’Eden, qui modifie sa logique interne et altère ses valeurs. La nature-providence est devenue une nature tentatrice puis meurtrière.

C’est aussi dans le second volet du récit que s’affirme cette valeur nouvelle, la vertu, définie comme « un effort fait sur nous-mêmes pour le bien d’autrui dans l’intention de plaire à Dieu seul » (p. 280) ; une anti-nature donc, qui prône la résistance à la spontanéité du désir et la contrainte qu’on s’impose à soi-même. Explicitement rattachée à la période de l’absence de Virginie, comme la nature-providence l’était à sa présence, elle justifie le renoncement charnel et même la soumission inspirée par l’esprit de sacrifice à des autorités extérieures, fussent-elles illégitimes (le gouverneur, l’aumônier, la tante riche). A la suite de Rousseau, Bernardin l’intègre à une dialectique : lorsque l’innocence naturelle n’est plus, la vertu en recrée par la tension de la volonté un substitut artificiel qui doit être dépassé à son tour ; « La vertu qui nous sépara sur la terre, nous réunira dans le séjour éternel », écrit Julie à son ancien amant Saint-Preux dans sa lettre testamentaire21.

La mort, que Bernardin ne voit pas comme une fin mais comme un passage vers un monde de lumière, l’« orient éternel » où les antinomies sont réconciliées, n’est tragique que pour les superstitieux et les athées comme la parente de Madame de la Tour. On comprend alors pourquoi « il est dangereux de n’offrir d’autre perspective sur la terre que le bonheur » selon l’« Avis » de l’édition de 1789 (p. 180-181) : un bonheur purement terrestre, qui se confondrait avec un matérialisme hédoniste, serait à tous égards insatisfaisant. D’une part il serait voué ordinairement à être démenti par l’expérience, les « infortunes » et la réalité terrestre du mal étant indiscutables. D’autre part, nous fermant l’espérance d’un autre monde, il nous rendrait encore plus sûrement malheureux dans celui-ci, à l’image de la vieille tante, « tour à tour athée et superstitieuse, ayant également en horreur la mort et la vie » (p. 311).

Si la thèse liminaire de Paul et Virginie se trouve ainsi vérifiée à la fin moyennant un remaniement de l’idéologie, qu’en est-il chez Sade du ou plutôt des dénouements de Justine, puisqu’il y en a trois ? Ils se succèdent dans les dernières pages comme des rebondissements conventionnels sans vraisemblance – car l’ironie sadienne s’exerce également contre la topique romanesque – dont chacun apporte à la thèse initiale (mais elle-même était double) une réponse différente.

Le premier, en forme de happy end outrageusement faux, paraît donner raison en dépit de tous les malheurs de Justine à la morale religieuse courante, puisque la vertu est enfin récompensée : les deux sœurs se dévoilent leur véritable identité et tombent dans les bras l’une de l’autre, Justine opportunément graciée par le roi passe « de l’excès du malheur au comble de l’aisance et de la prospérité » (p. 183). Le second dénouement imite celui de Dom Juan de Molière : la foudre céleste, annoncée par de sombres pressentiments, s’abat sur elle et la défigure, mort terrifiante et hideuse qui, pourrait-on croire, prend délibérément le contrepied de la transfiguration angélique de Virginie22 et rétablit la norme idéologique sadienne. Le troisième est un épilogue : Juliette, la sœur survivante, abjure ses fautes, se convertit et entre aux Carmélites, décision bien difficile à justifier en termes de psychologie, si les personnages de Sade en avaient une. Le livre s’achève sur une adresse au lecteur des plus édifiantes, sans équivalent chez Bernardin, qui correspond au niveau pragmatique du « récit exemplaire » et formule donc l’enseignement que chacun est invité à en tirer pour soi-même :

Ô vous qui lirez cette histoire, puissiez-vous en tirer le même profit que cette femme mondaine et corrigée, puissiez-vous vous convaincre avec elle que le véritable bonheur n’est que dans le sein de la vertu et que si Dieu permet qu’elle soit persécutée sur la terre, c’est pour lui préparer au ciel une plus flatteuse récompense (p. 186).

Traités en accéléré à la limite du burlesque sur un mode délibérément mélodramatique, ces trois dénouements difficiles à prendre au sérieux sont contradictoires, voire incohérents, s’ils correspondent bien au niveau interprétatif, celui de l’exégèse autorisée du récit à thèse. Faut-il admettre (premier dénouement) qu’il y a bien après tout une providence, malgré les « infortunes de la vertu » et les malheurs de Justine ? Ou au contraire (second dénouement) que cette prétendue providence, qui punit la vertu en sa représentante, manifeste la cruauté de l’être suprême ? Ou enfin (troisième dénouement) que la souffrance de l’innocent pourrait être justifiée au nom d’une théorie sacrificielle de la réversibilité des mérites à la De Maistre23, cette souffrance, est-il suggéré, servant à la conversion et au salut du coupable (p. 185) ? Quant à l’injonction finale, qui pastiche le ton sentencieux des ouvrages de dévotion (« cette femme mondaine et corrigée »), elle reprend un lieu commun de l’apologétique, la récompense dans l’au-delà des souffrances d’ici-bas, invoqué après bien d’autres par le vieillard de Paul et Virginie (« Sans doute il est quelque part un lieu où la vertu reçoit sa récompense. Virginie maintenant est heureuse », p. 305).

Que faut-il en conclure ? La réaction spontanée est de se dire que Sade se moque de son lecteur en ouvrant des pistes contradictoires, qu’il tourne en dérision le discours religieux et ses clichés, enfin qu’il parodie la topique du conte moral et du récit édifiant – celle de Paul et Virginie serait-on tenté de préciser, si la chronologie des textes n’excluait cette hypothèse. Sade étant un virtuose de l’humour à froid et de l’antiphrase ironique, son ambition affichée d’éclairer l’action de la providence dans la vie humaine semble relever de la plaisanterie sacrilège. S’il y a – parodies exclues – quelque chose qu’on puisse à la rigueur qualifier de « religieux » dans Les Infortunes, c’est seulement la contemplation fascinée du Grand Tout où s’accomplit à chaque instant le cycle de la vie et de la mort. L’amor fati sadien inclut l’acceptation du mal, loi de la nature, et le consentement de l’individu à sa propre destruction, simple changement de forme. Or, dit Bressac, « toute forme est égale aux yeux de la nature, rien ne se perd dans le creuset immense où ses variations s’exécutent » (p. 86).

Cette interprétation, apparemment évidente et très généralement acceptée, soulève quand même certaines difficultés. On peut se demander pourquoi Sade semble prendre plaisir à parodier voire à ridiculiser un livre qu’il admire : Justine emprunte abondamment aux lettre de la sixième partie de La Nouvelle Héloïse portant sur l’espérance eschatologique en l’au-delà, tout comme Paul et Virgine d’ailleurs, cette référence commune expliquant sans doute l’illusion d’une corrélation directe entre les deux récits, non validée par l’histoire littéraire. Mais chez Bernardin le texte de Rousseau est vraiment un modèle inspirateur alors que l’intention parodique paraît (peut-être à tort) évidente chez Sade. Quant à l’athéisme de ce dernier, tenu pour une certitude par presque tous ses commentateurs, sa compatibilité avec le projet même de Justine fait problème. Le thème des « infortunes de la vertu », supposant une intentionalité perverse et toute-puissante, s’accorde mal avec le jeu aléatoire du hasard et de la nécessité des matérialistes.

Cette volonté surnaturelle persécutrice postule donc, plutôt qu’un athéisme, une théologie négative ou peut-être une démonologie, si toutefois l’hypothèse d’un Dieu du Mal était logiquement recevable. Un Dieu du mal supposerait qu’il existe également un Dieu du bien, donc un système théologique dualiste de type manichéen. Cette situation, sujet de certains contes de Voltaire comme Le Blanc et le Noir, est aussi actualisée dans l’épisode de la contre-société des Bohémiens adorateurs du diable d’Aline et Valcour (où comme dans le satanisme romantique, Satan est le dieu du faible et de l’opprimé), mais non dans Les Infortunes. On peut également concevoir, comme le personnage de Bressac (p. 84) et dans le cadre d’une philosophie moniste, une entité toute-puissante, identifiable à la Nature, qui toutefois incarnerait la Nécessité et non le mal puisqu’alors la distinction du bien et du mal n’aurait plus de sens. Mais le cas de Justine suscite plutôt la représentation difficilement pensable d’un Dieu du mal régnant seul dans un univers non dualiste, comme l’« Etre suprême en méchanceté » évoqué dans l’Histoire de Juliette.

Toutefois la difficulté majeure tient à la contradiction entre l’exigence d’universalité inhérente au roman à thèse, puisque le principe qu’il cherche à vérifier est censé s’appliquer à tous et partout, et la singularité de l’héroïne, seule vertueuse dans un monde dont le vice est la norme et l’intérêt la règle morale. Créée telle pour son malheur par un décret surnaturel – « Sous quelle étoile fatale faut-il que je sois née ? », se demande-t-elle (p. 179) – et contrainte de le demeurer malgré elle par une exigence intérieure, alors même qu’il lui arrive de juger le choix du mal le seul rationnellement justifiable dans le monde tel qu’il est (p. 146-147), Justine est une exception, un « monstre », et d’autant plus qu’elle est pleinement consciente de sa particularité.

La grande force de ce roman en effet, qui disparaît dans les versions suivantes, est d’avoir fait de Justine autre chose qu’un personnage-objet voué au seul plaisir des libertins, comme les habituels « plastrons de débauche » des romans sadiens. Narratrice principale et personnage focal – la plupart des autres sont vus par ses yeux et commentés par elle – elle possède malgré son statut narratologique de « personnage plat », puisque par construction elle ne peut évoluer, une intériorité complexe qui la rend capable de lucidité analytique. Etant la première à relever la contradiction entre le principe vertueux et la suite de malheurs qui en est le résultat, elle se montre souvent à même d’entrer dans la logique de ses persécuteurs pour ruser, les tromper ou les manipuler (p. 89, 94, 168), bien qu’elle se laisse aussi surprendre par ses propres passions en s’éprenant de Bressac alors qu’il est homosexuel, athée et criminel, inconséquence qui la complexifie et l’humanise. Et surtout elle les comprend, tandis qu’ils ne la comprennent pas. Destinataire des dissertations justificatrices des libertins et leur victime innocente, elle sait raisonner, voire retourner contre eux leurs propres arguments tout en les scandalisant par son refus de se laisser convertir à leurs thèses, puisque comme on sait les bourreaux sadiens ont aussi cette étrange exigence de vouloir convaincre leurs souffre-douleurs ; cela jusqu’à mettre en difficulté la Dubois, forcée de reconnaître ses dons singuliers pour le crime (p. 168), malheureusement sans emploi. Redoutable dialecticienne, elle se prévaut habilement de la singularité d’organisation dont elle est porteuse, symétrique inversée de la perversion libertine, pour réclamer au nom de la nature le droit au bonheur de l’exception vertueuse :

Soit, mais raisonnons un instant sur les mêmes principes de philosophie que vous […] ; à quel titre exigez-vous que mon esprit qui n’est pas organisé comme le vôtre, puisse adopter les mêmes systèmes ? […] Le parti que je prends, même dans vos principes, est donc dans la nature ; n’exigez donc pas que je m’écarte des règles qu’il me prescrit, et comme vous trouvez, dites-vous, le bonheur dans la carrière que vous suivez, de même il me serait impossible de le rencontrer hors de celle que je parcours (p. 166).

L’universalisme utilitariste de la morale matérialiste se trouve ici retourné contre lui-même au nom d’un autre universalisme, hautement paradoxal, puisqu’il s’agit du droit équivalent à l’affirmation de toutes les singularités individuelles, y compris celle de la vertu.

L’autonomisation de Justine comme personnage, sa centralité narrative, sa résistance à la fois instinctive et argumentée à la rationalité généralisante du discours libertin, son refus d’abjurer la vertu pour se convertir aux prospérités du vice, et même le châtiment surnaturel qui frappe ce qu’on pourrait appeler, dans une axiologie inversée, son impénitence finale, tout cela altère la démonstration en soulignant que la position sadienne n’est pas universalisable. Applicable aux Infortunes, ce constat ne l’est sans doute pas toutefois aux versions ultérieures, qui modifient le statut narratologique et la signification du personnage de Justine. Mais c’est là un autre débat dans lequel on s’abstiendra d’entrer.

Trois remarques pour finir, la première pour regretter de paraître enfoncer aussi lourdement une porte ouverte : oui, il s’agit bien de deux romans des « infortunes de la vertu », qu’on pourrait croire construits en miroir de façon inversée mais étonnamment symétrique. A moins qu’on ne démontre un jour que Sade avait eu entre les mains le manuscrit de Paul et Virginie (ou Bernardin celui de Justine, si les dates ne rendaient cette hypothèse impossible), il faut admettre qu’un même héritage culturel et une même topique théologique, philosophique, romanesque, sont seuls à l’origine de cette rencontre, conflictuelle sans doute, mais peut-être moins qu’on ne s’y attendrait : les deux livres partent des mêmes prémisses, argumentent selon les mêmes méthodes et, à prendre au pied de la lettre les antiphrases sarcastiques de l’ironie sadienne, aboutissent à des conclusions qui ne sont pas si éloignées.

La seconde réflexion concerne la mise en œuvre romanesque d’une position théorique préexistante et la manière dont celle-ci en ressort profondément altérée. Si Bernardin réussit à sauver sa proposition de départ en faveur du bonheur terrestre, c’est au prix d’un remaniement interne de la problématique – le roman de la nature et du bonheur immanent devenant le roman de la vertu et du bonheur différé – ainsi que d’un saut eschatologique vers l’espérance de l’au-delà. Le récit de Sade, lui, ne vérifie finalement aucune thèse, ni bien évidemment celle de la bonté de la providence et du bonheur par la vertu, ni celle inverse qui fonde philosophiquement les prospérités du vice et les infortunes de la vertu, intérieurement contestée par l’exception morale du personnage qui aurait dû servir à la démontrer.

Abandon de l’ancienne apologétique fondée sur des preuves rationnelles chez l’un, double argumentation contradictoire, de surcroît vertigineusement minée par l’ironie, chez l’autre : dans les deux cas les risques du détour par la fiction sont aussi l’indice d’une crise de la raison des Lumières lorsqu’elle remplace une démonstration par une postulation intérieure forcément hypothétique, et plus encore lorsqu’elle s’autodétruit en niant sa propre exigence d’universalité.

1 Colloque Bernardin de Saint-Pierre, Société d’Histoire Littéraire de la France, 26 novembre 1988. Les Actes ont été publiés dans la Revue d’

2 Elle le fut cependant, au moins indirectement, à l’occasion de ce même colloque grâce à la communication de Michel Delon sur « Le bonheur négatif

3 Les références paginales accompagnant les citations des deux ouvrages renvoient aux éditions suivantes :

Paul et Virginie, édition de Colas Duflo, in Bernardin de Saint-Pierre, Œuvres Complètes, tome I, Romans et contes, Paris, Classiques Garnier, 2014

Les infortunes de la vertu, édition de Jean-Marie Goulemot, Paris, Garnier- Flammarion, 2014.

4 La formule s’inspire du titre d’un article ancien d’Albert-Marie Schmidt, « Duclos, Sade et la littérature féroce », Revue des Sciences Humaines

5 « Un de ces infortunés jeunes gens qui méritait d’être six mois à Saint-Lazare, et qui a été condamné au plus horrible supplice pour une mièvreté 

6 Paul et Virginie, édition d’Etiemble, in Romanciers du XVIIIe siècle, tome II, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1969, p. 1982. Ce jugement

« Je ne suis pas idolâtre de Sade, qu’en son genre j’estime aussi outrancier que Saint-Pierre en sa « pastorale ». L’Ile de France m’ennuie autant que

7 Dans L’Homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 322.

8 Sarane Alexandrian, Les libérateurs de l’amour, Paris, Le Seuil, 1977.

9 Ici s’opposent une certaine sadolâtrie un peu naïve, qui voit dans l’infortuné marquis un pur écrivain, injustement persécuté pour des fantasmes

10 Voir (pour le roman anglais principalement) l’étude de R. F. Brissenden, Virtue in distress. Studies in thenovel of sentiment from Richardson to

11 Vraisemblablement la comédie en trois actes en prose mêlée d’ariettes d’Edmond de Favières intitulée Paul et Virginie (Paris, Brunet,1791).

12 Sade, « Idée sur les romans », préface aux Crimes de l’amour, Œuvres complètes du marquis de Sade, Paris, Au Cercle du Livre Précieux, tome X

13 Les échanges de livres évoqués dans la correspondance avec Mme Poivre à l’île de France en 1768-1770 ainsi que des allusions dans les Etudes de

14 Lucrèce est cité sept fois dans les Etudes. Maurice Souriau (Bernardin de Saint-Pierre d’après ses manuscrits, Paris, S.F.I.L., 1905, p. 164-166)

15 C’est la date retenue comme la plus probable pour la lecture publique dans le salon de Mme Necker de la version primitive du roman intitulée

16 Il est absent de la version (en cours d’achèvement) de la Correspondance en ligne de Bernardin de Saint-Pierre publiée sous la direction de

17 Voir les travaux de Susan Suleiman (« Le récit exemplaire, parabole, fable, roman à thèse », Poétique, n°32, 1977, p. 468-489, ainsi que Le roman

18 Voir Colas Duflo, « La théodicée hétérodoxe des Etudes de la nature et son expression dans Paul et Virginie », revue Wiek Owiecenia, dossier « 

19 Cette liste appartient au cahier préparatoire des Infortunes reproduit dans l’édition de Michel Delon (Sade, Œuvres, t. II, Paris, Gallimard

20 La difficulté philosophique que soulève le constat de la cruauté de la nature est le sujet d’un fragment manuscrit intitulé « Géographie. Air

21 Jean-Jacques Rousseau, Œuvres Complètes, II, La Nouvelle Héloïse, éd. de H. Coulet et B. Guyon, sixième partie, lettre XII, Paris, Gallimard

22 Une note de Michel Delon oppose ainsi à la mort « classique » de Virginie le « sens baroque de l’horreur » de l’épisode correspondant chez Sade (

23 Voir notamment l’Eclaircissement sur les sacrifices [1810], in Joseph de Maistre, Œuvres, édition de Pierre Glaudes, Paris, Robert Laffont, « 

1 Colloque Bernardin de Saint-Pierre, Société d’Histoire Littéraire de la France, 26 novembre 1988. Les Actes ont été publiés dans la Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1989, n°5.

2 Elle le fut cependant, au moins indirectement, à l’occasion de ce même colloque grâce à la communication de Michel Delon sur « Le bonheur négatif selon Bernardin de Saint-Pierre » (R.H.L.F., 1989, n°5, p. 791-801), qui mettait en évidence les affinités entre la cruauté sadienne et le sentiment de « bonheur négatif » dont jouit par exemple chez Bernardin celui qui s’est mis à l’abri de l’orage (voir Etudes de la Nature, XII, « Du sentiment de la mélancolie »), variante du suave mari magno lucrétien (De rerum natura, II, 1), ainsi que le passage possible du « bonheur négatif passif » bernardinien au « bonheur négatif actif » (ou sadisme) lorsque le plaisir du spectateur ne naît plus de la contemplation d’une violence dans laquelle il n’est pour rien (comme celle de la tempête), mais du spectacle d’une souffrance infligée à autrui. Sur les prolongements du « bonheur négatif » dans Paul et Virginie et particulièrement sur le dispositif spatial de la scène du naufrage, qui exonère un peu hypocritement le spectateur de toute cruauté face au sacrifice d’une victime innocente, voir mon étude « Fortune d’un lieu commun : la condamnation de la navigation, des poètes latins à Bernardin de Saint-Pierre », in L’Aventure maritime, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 107-122 (reprise in J.-M. Racault, Bernardin de Saint-Pierre. Pour une biographie intellectuelle, Paris, Champion, 2015, p. 201-217). Cet aspect du sujet ne sera pas abordé ci-après. On peut cependant faire observer que si, bien évidemment, les effets de la monstruosité sadienne sont insupportables à Bernardin, la logique perverse qui les inspire ne lui est nullement étrangère : c’est elle qui nourrit les analyses de l’Etude XII sur la nature sous la pluie comparée à « une belle femme qui pleure », et « d’autant plus belle qu’elle […] semble plus affligée », ou encore les remarques sur les recherches bizarres des voluptueux qui édifient dans leurs jardins des tombeaux factices afin de pimenter leurs plaisirs d’un sentiment de mélancolie funèbre (Etudes de la nature, éd. Colas Duflo, P. U. de Saint-Etienne, 2007, p. 465 et p. 469). En dépit des clichés, Bernardin n’était donc nullement incapable de comprendre Sade, à supposer qu’il l’ait lu.

3 Les références paginales accompagnant les citations des deux ouvrages renvoient aux éditions suivantes :

Paul et Virginie, édition de Colas Duflo, in Bernardin de Saint-Pierre, Œuvres Complètes, tome I, Romans et contes, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 103-434.

Les infortunes de la vertu, édition de Jean-Marie Goulemot, Paris, Garnier- Flammarion, 2014.

4 La formule s’inspire du titre d’un article ancien d’Albert-Marie Schmidt, « Duclos, Sade et la littérature féroce », Revue des Sciences Humaines, avril-septembre 1951, p. 146-155.

5 « Un de ces infortunés jeunes gens qui méritait d’être six mois à Saint-Lazare, et qui a été condamné au plus horrible supplice pour une mièvreté » (Voltaire, lettre à d’Argental du 25 mai 1767, citée par Littré, Dictionnaire de la langue française, art. Mièvreté).

6 Paul et Virginie, édition d’Etiemble, in Romanciers du XVIIIe siècle, tome II, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1969, p. 1982. Ce jugement en forme d’éreintement précède la bibliographie figurant dans les notes. Si l’appareil critique de cette édition est on ne peut plus sommaire, on lira avec amusement les variations pleines de verve que son aversion à l’égard de Bernardin inspire à Etiemble dans la préface du volume, ainsi que, pour illustrer notre propos sur le caractère topique du parallèle entre les deux auteurs, ses remarques sur Bernardin et Sade, auteur qu’il n’apprécie guère davantage :

« Je ne suis pas idolâtre de Sade, qu’en son genre j’estime aussi outrancier que Saint-Pierre en sa « pastorale ». L’Ile de France m’ennuie autant que le château-foutoir des 120 journées. Non moins moralisateur que Saint-Pierre, le marquis n’est pas moins chimérique ; mais l’éternel embastillé commande plus de respect que l’agent de la secrète [sic ! Etiemble doit confondre, ou affecte de confondre, la police secrète de l’Empire et le Secret du Roi, service de diplomatie parallèle de Louis XV auquel Bernardin appartint vraisemblablement, comme Beaumarchais ou le chevalier d’Eon]. Au chiqué de Paul et Virginie, je préfère donc le tragique de la lettre sur la vanille et la manille. A ces deux malades, qui congédient la raison, préférons néanmoins, en qualité de familiers, des gens équilibrés : Louvet, Denon, ou Crébillon » (op. cit., p. XXXII).

7 Dans L’Homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 322.

8 Sarane Alexandrian, Les libérateurs de l’amour, Paris, Le Seuil, 1977.

9 Ici s’opposent une certaine sadolâtrie un peu naïve, qui voit dans l’infortuné marquis un pur écrivain, injustement persécuté pour des fantasmes après tout inoffensifs par une société intolérante et hypocrite, « comme si des crimes tracés à l’encre coulait du vrai sang » (Chantal Thomas, Sade, Paris, Le Seuil, « Ecrivains de toujours », 1994, p. 174-175), et une relecture moins complaisante qui restitue la présence du sang sous celle de l’encre, sans forcément en tirer toutes les conséquences : « Il est certain aussi que le marquis de Sade viola, blessa, peut-être même tua […]. Mais qu’est-ce que la criminalité probable sinon avérée de Sade change quant à la possibilité et à la manière de lire ses œuvres ? », se demande Jean-Christophe Abramovici (Encre de sang. Sade écrivain, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 9). On a le droit de penser qu’elle n’est pas étrangère au contraire à ce qui fait la puissance fascinatrice d’une œuvre qui, justement, n’est pas « que » littérature.

10 Voir (pour le roman anglais principalement) l’étude de R. F. Brissenden, Virtue in distress. Studies in the novel of sentiment from Richardson to Sade, London, Macmillan, 1974.

11 Vraisemblablement la comédie en trois actes en prose mêlée d’ariettes d’Edmond de Favières intitulée Paul et Virginie (Paris, Brunet,1791). Accompagnée d’une musique de Rodolphe Kreutzer, elle servit de livret à un opéra-comique représenté par les Comédiens Italiens le 15 janvier 1791.

12 Sade, « Idée sur les romans », préface aux Crimes de l’amour, Œuvres complètes du marquis de Sade, Paris, Au Cercle du Livre Précieux, tome X, 1967, p. 11. Il n’y a pas lieu de mettre en question la sincérité de ce jugement, qui n’exclut pas chez Sade une certaine distance critique, particulièrement envers les imitateurs de Rousseau, qu’il s’abstient de nommer. Il signale cependant une « foule d’écrivains éphémères qui, depuis trente ans, ne cessent de nous donner de mauvaises copies de cet immortel original » (ibid.) ; parmi ces épigones pourrait peut-être figurer Bernardin, nulle part cité dans le palmarès littéraire de l’« Idée sur les romans », mais que Sade « exècre » selon Adrien Paschoud (« L’Afrique au prisme du romanesque sadien : l’épisode de Butua dans Aline et Valcour (1795) », Dix-Huitième Siècle, n°44, 2012, p. 301), lequel toutefois n’indique pas ses sources.

13 Les échanges de livres évoqués dans la correspondance avec Mme Poivre à l’île de France en 1768-1770 ainsi que des allusions dans les Etudes de la nature et dans les manuscrits du Havre suggèrent que Bernardin appréciait au moins les deux derniers, bien qu’il évite en général de faire explicitement référence à la littérature romanesque récente. Lecteur de Clarisse Harlowe, de Grandisson et très vraisemblablement de Cleveland, plus encore que Sade il est surtout un remarquable connaisseur des littératures de voyages, souvent par l’entremise de l’Histoire générale des voyages de Prévost.

14 Lucrèce est cité sept fois dans les Etudes. Maurice Souriau (Bernardin de Saint-Pierre d’après ses manuscrits, Paris, S.F.I.L., 1905, p. 164-166) signale dans les papiers du Havre un manuscrit des environs de 1773 intitulé « De la royauté et des rois » (MS 178, f°8) en réponse à d’Helvétius. Les échos apparents de la pensée de Diderot, nombreux dans les Etudes quoique son nom n’y soit jamais mentionné, mériteraient des recherches approfondies. Ils pourraient s’expliquer soit par les relations assez étroites que Bernardin entretint dans les années 1772-1776 avec d’Alembert et son cercle (voir Irène Passeron, « Liberté, vérité, pauvreté : Bernardin de Saint-Pierre chez d’Alembert et Mlle de Lespinasse », in Catriona Seth et Eric Wauters (éds.), Autour de Bernardin de saint-Pierre : les écrits et les hommes des Lumières à l’Empire, Mont-Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2010, p. 31-51), soit plus généralement par la position charnière qu’il occupait alors entre philosophes et anti-philosophes (voir Jean-Michel Racault, « Philosophie et antiphilosophie dans la crise des Lumières : le cas de Bernardin de Saint-Pierre », in Didier Masseau (dir.), Les marges des Lumières françaises (1750-1789), Genève, Droz, 2004, p. 153-176).

15 C’est la date retenue comme la plus probable pour la lecture publique dans le salon de Mme Necker de la version primitive du roman intitulée Histoire de Melle Virginie de la Tour ; voir l’édition critique du manuscrit par Marie-Thérèse Veyrenc, Paris, Nizet, 1975, p. 46-51. Cette lecture ayant été un échec, il est extrêmement improbable que l’ouvrage ait pu avoir le moindre écho à cette date, surtout au vu de l’état chaotique du manuscrit de la Bibliothèque Victor Cousin contenant cette première version.

16 Il est absent de la version (en cours d’achèvement) de la Correspondance en ligne de Bernardin de Saint-Pierre publiée sous la direction de Malcolm Cook (Electronic Enlightenment, Oxford University Press), bien plus complète que celle publiée par Aimé-Martin (Paris, Ladvocat, 1826).

17 Voir les travaux de Susan Suleiman (« Le récit exemplaire, parabole, fable, roman à thèse », Poétique, n°32, 1977, p. 468-489, ainsi que Le roman à thèse, ou l’autorité fictive, Paris, PUF, 1983), dont nous reprenons la terminologie et les schémas explicatifs.

18 Voir Colas Duflo, « La théodicée hétérodoxe des Etudes de la nature et son expression dans Paul et Virginie », revue Wiek Owiecenia, dossier « Bernardin de Saint-Pierre et sa fin de siècle », Actes de la journée d’études de l’université de Varsovie, n°31, 2015, p. 61-71 et notamment p. 66.

19 Cette liste appartient au cahier préparatoire des Infortunes reproduit dans l’édition de Michel Delon (Sade, Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995, p. 1125-1126).

20 La difficulté philosophique que soulève le constat de la cruauté de la nature est le sujet d’un fragment manuscrit intitulé « Géographie. Air, vents, tempêtes » (B. M. du Havre, MS 82B, f° 101B 49, r°-v°), où Bernardin prend l’exemple de l’ouragan (« Certainement, la première fois que j’ai vu un ouragan dans les beaux climats des Tropiques, j’ai cru que la nature se repentait de son ouvrage ») avant de montrer en quoi cependant ce phénomène destructeur est nécessaire.

21 Jean-Jacques Rousseau, Œuvres Complètes, II, La Nouvelle Héloïse, éd. de H. Coulet et B. Guyon, sixième partie, lettre XII, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1961, p. 743.

22 Une note de Michel Delon oppose ainsi à la mort « classique » de Virginie le « sens baroque de l’horreur » de l’épisode correspondant chez Sade (éd. citée, note 4, p. 1179), sans toutefois mettre en parallèle les deux textes ni établir de rapprochement entre leurs auteurs.

23 Voir notamment l’Eclaircissement sur les sacrifices [1810], in Joseph de Maistre, Œuvres, édition de Pierre Glaudes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2007, p. 786-839.

Jean-Michel Racault

Jean-Michel Racault est Professeur émérite à l’université de La Réunion. Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud et agrégé de Lettres Modernes, il a publié divers ouvrages et articles sur la thématique du voyage, les utopies et robinsonnades, les littératures de l’océan Indien. Il a également consacré de nombreux travaux à Bernardin de Saint-Pierre (notamment Bernardin de Saint-Pierre. Pour une biographie intellectuelle, Champion, 2015), auteur dont il coor­donne l’édition des Œuvres Complètes en cours de publication chez Classiques Garnier.

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