Les problèmes de définition sont une étape habituelle de tout parcours utopologique1, à commencer par la question de l’articulation entre le mode utopique (ou si l’on préfère l’utopisme), aspiration réalisable ou non à une société parfaite, et le genre utopique (ou utopie), forme littérairement codifiée des représentations sociales imaginaire, le corpus choisi pour cette étude étant celui de quelques utopies narratives dites « classiques ». Or, dans cette variété d’utopie, apparue vers la fin du 17e siècle, la notion de perfection devient problématique, car elle s’accorde mal avec la conviction, largement partagée à cette époque, qu’il existe une donnée intangible, la nature humaine, dont l’imperfection intrinsèque fait obstacle à tous les rêves de société parfaite2.
D’où dans ces écrits, qu’on aurait tendance à lire un peu naïvement aujourd’hui comme la formulation d’un idéal social, comme une critique progressiste de l’ordre monarchique ou comme une préfiguration de la pensée des Lumières, beaucoup d’ambiguïtés, de contradictions, des interrogations religieuses, quelquefois des dérives inquiétantes qui remettent en cause la conception usuelle de l’utopie. La question de la perfection ou de l’imperfection y est centrale, sans que la communauté « parfaite » soit forcément conçue comme un idéal réalisable, ni même peut-être souhaitable pour l’homme tel qu’il est. La perfection utopique apparaît alors non pas comme un modèle socio-politique, mais comme un point d’optique imaginaire en vue d’une analyse des sociétés existantes, ou comme une spéculation anthropologico-théologique sur les variables hypothétiques de la nature humaine. Peut-être même la représentation d’un monde parfait que donnent à voir certaines utopies classiques doit-elle se comprendre comme une mise en garde potentiellement anti-utopique contre les dangers dont l’idée de perfection est insidieusement porteuse3.
Ne pourrait-on dégager une typologie des utopies classiques selon leur position face à ces deux notions difficilement conciliables que sont l’idéal de perfection et la réalité de la nature humaine ? On prendra appui pour cela sur les modèles contrastés qu’offrent les œuvres de Veiras, Foigny et Swift. Mais avant d’aborder les textes un rappel méthodologique s’impose.
Préliminaires : rappels, définitions, propositions
Rappelons d’abord le sens à donner au mot utopie, ou plutôt celui qu’il recevra dans cette étude, en précisant bien que ce n’est pas de l’utopisme mais des utopies qu’il sera surtout question. Bien sûr, il y a de l’utopisme dans les utopies, comme il y a du tragique dans les tragédies et du comique dans les comédies, mais le recouvrement partiel des notions n’autorise pas à les confondre, car elles ne sont pas du même ordre. L’utopisme est un mode de l’imaginaire politique, souvent un programme radical de transformation sociale de la réalité existante, plus généralement un « exercice mental sur les possibles latéraux », selon la formule de Raymond Ruyer4. L’utopie, elle, est un genre littéraire correspondant au codage du mode utopique sous une forme écrite et plus précisément narrative, genre qui à la période qui nous concerne (17e-18e siècles) s’apparente à la fois à la fiction romanesque et à la littérature de voyage5.
Utopisme et utopie jouent sur un déplacement par rapport à l’univers « réel », celui de l’ici-maintenant, univers de référence de l’auteur et du lecteur. Mais ce déplacement ne se situe pas sur le même axe : le temps pour l’un, l’espace pour l’autre. L’utopisme sera donc une projection hors du présent, une aspiration à un « monde meilleur » situé dans l’avenir (cet avenir pouvant fort bien d’ailleurs revêtir l’aspect paradoxal d’un retour à un très ancien passé6). L’utopie, elle, est une représentation – d’où le recours habituel à la description –, la représentation d’un ailleurs géographiquement lointain (Terres Australes, îles des Mers du sud) posé comme symétrique et inverse à l’Ici du monde de référence, lequel est européen dans tous nos textes7.
Les principales caractéristiques formelles et thématiques de l’utopie-genre en découlent logiquement. A la différence du monde « autre dans l’avenir » impliqué par le mode utopique, le monde « autre dans l’ailleurs » impliqué par le genre utopique est présenté comme actuellement existant dans le temps de l’écriture. Sa représentation crédible impose les contraintes habituelles à la fiction réaliste. Il faut d’abord qu’il soit cohérent et complet : une utopie est, au moins idéalement, une reconstruction anthropologique totale comportant des institutions, une structure sociale, une économie, une religion, une langue, etc., chaque élément étant corrélé à tous les autres. D’autres contraintes sont spatiales ou narratologiques : confronter l’ici et l’ailleurs nécessite le recours au voyage, obligatoirement circulaire afin de transmettre au monde de départ le témoignage ainsi recueilli. Le voyage à son tour prédétermine un scénario, des motifs topiques (tempêtes, naufrages…), des personnages récurrents8. Celui du voyageur (ordinairement aussi narrateur) projette en quelque sorte par symétrie la figure complémentaire du guide-interprète-porte-parole de la société imaginaire. La structure dialogique inhérente au système des personnages justifie de ce fait l’importance du dialogue comme mode de présentation et de confrontation des systèmes politiques, en alternance avec le commentaire et la description ; quant à la narration événementielle, elle intervient surtout dans les itinéraires d’aller et de retour, mais non au sein du tableau utopique, où ordinairement il ne se passe rien9.
Faut-il intégrer à la définition de l’utopie la notion de perfection ? Sans être toujours présents, les mots perfection, parfait, ou idéal apparaissent souvent10. Une typologie des définitions selon qu’ils y figurent ou non serait sans doute instructive ; il semble bien en tout cas qu’un monde simplement « différent » ne puisse être dit « utopique » ; il faut qu’il soit de plus axiologiquement autre. Il faudrait aussi s’entendre sur le sens du concept de perfection. Dans un essai stimulant, Darko Suvin le récuse comme par trop statique et préfère parler de l’utopie comme communauté organisée « selon un principe plus parfait que dans la société de l’auteur »11, sans toutefois relever l’incongruité sémantique du comparatif de supériorité « plus parfait que », alors que la notion de perfection pose un absolu excluant l’appréciation relative. Une société peut être meilleure que la nôtre sans pour autant être dite parfaite.
Il faut donc distinguer la perfection, qui ne se compare pas et même s’isole dans son unicité – trait en effet caractéristique des sociétés utopiques de Foigny ou de Swift, qui se pensent elles-mêmes comme parfaites – et la supériorité, qui appelle confrontation et comparaison. De même faut-il distinguer entre la perfection, qui est une situation statique et anhistorique par définition non améliorable – conformément à l’étymologie, le premier sens du mot est « achèvement », rappelle Littré – et la perfectibilité, qui implique le cheminement, la dimension du temps et la dynamique historique du progrès. Une société parfaite ne peut se transformer, si ce n’est pour déchoir – donc pour cesser de l’être ; une société perfectible reste évolutive, du moins tant qu’elle n’a pas atteint son point de perfection. Ainsi pourrait-on opposer les utopies originellement « parfaites », donc sans Histoire, qui existent semblables à elles-mêmes de toute éternité (Foigny, Swift), et les utopies originellement « perfectibles » dotées d’un commencement dans le temps et donc d’une Histoire, cette Histoire fût-elle limitée à l’acte fondateur du législateur qui les créa (Veiras).
Mais qu’est-ce qu’une société parfaite ? Et parfaite pour qui ? On peut éliminer les jugements à la fois anachroniques et changeants dont le seul intérêt est de refléter la succession de modes intellectuelles éphémères. La réception critique des utopies en offre bien des exemples. Thomas More, encensé dans les années cinquante comme le précurseur de la Révolution d’Octobre et le prophète de la société sans classes de l’avenir12, a été stigmatisé quelques décennies plus tard comme l’apôtre du totalitarisme si ce n’est l’inventeur du Goulag ! Mais même si l’on s’astreint à poser sur les œuvres un regard historique, il n’est pas facile de donner un contenu objectif à l’idée de perfection. Certaines de ces sociétés sont dites parfaites, mais pour qui le sont-elles ? Pour leurs habitants ? Pour le voyageur européen qui les décrit ? Pour l’auteur du texte utopique ? Ou encore pour ses lecteurs ? Mais lesquels ? Ceux d’aujourd’hui ? Ou bien ceux qui en furent à l’époque les destinataires ? À quoi il faut ajouter les jugements contradictoires d’un individu à l’autre et peut-être même à l’intérieur de chacun de nous. Non seulement, comme le veut le dicton, « ce qui est rêve pour l’un est cauchemar pour l’autre », mais encore l’appréciation personnelle peut fort bien s’appuyer simultanément sur des modèles en principe incompatibles. Où est la perfection ? Du côté d’Athènes – l’aspiration démocratique à l’autonomie individuelle – ou du côté de Sparte – la nostalgie autoritaire d’une communauté holistique ?13 La séduction des utopies tient souvent à ce qu’elles peuvent répondre en même temps à ces deux orientations entre lesquelles nous nous partageons tous.
Quant à l’étiquette « utopies classiques » qui rassemble nos textes, elle correspond à la fois à une périodisation, à une typologie littéraire et à une problématique philosophique14. Ce nouveau type d’utopie est apparu en France dans les années 1675 avec La Terre Australe connue de Foigny (1676) et l’Histoire des Sévarambes de Veiras (1677-79), puis s’est répandu dans l’Europe des Lumières, parfois sous la forme du pastiche ou de la parodie comme dans les Voyages de Gulliver de Swift (1726) ou dans l’épisode de l’Eldorado du Candide de Voltaire (1759). Il s’est perpétué jusqu’à l’époque de la Révolution Française : deux épisodes du roman de Sade Aline et Valcour (1788-1795) s’inscrivent dans le modèle de l’utopie classique et le subvertissent également.
Ce qui le différencie littérairement des utopies antérieures, c’est l’esthétique réaliste plutôt que satirique ou allégorique. Elle implique l’insertion dans une pseudo-réalité géographique, une imitation des procédés narratifs de la littérature de voyage, un développement quantitatif des trajets d’aller et de retour, une valorisation du voyageur comme personnage. Ainsi Foigny consacre-t-il aux voyages de son héros Sadeur, nourris de précisions géographiques certes fantasmatiques mais données pour indiscutables, cinq des quinze chapitres de son livre, alors que chez More ou Campanella le voyage était à peine évoqué, l’île d’Utopie n’étant pas même située et la Cité du Soleil, très vaguement localisée à Taprobane (Ceylan ?), guère plus.
La question de la perfection ou de l’imperfection est liée paradoxalement à la spécificité philosophico-religieuse des utopies classiques. Il existe certes quelques utopies chrétiennes, mais la plupart des textes portent la marque de la dissidence idéologique de leurs auteurs, protestants, ou libertins, ou spinozistes, voire athées ; Veiras fut sans doute un peu tout cela. Et pourtant, dans le contexte du pessimisme de la « crise de la conscience européenne » (Paul Hazard)15, rares sont ceux qui remettent en cause la vision augustinienne de l’imperfection radicale de la nature humaine, soit en raison du fardeau du péché originel, qui nous soumet à l’emprise des passions, soit à cause du mal ontologique de l’individuation ; l’individu moderne, coupé des solidarités organiques de la communauté, vit une sorte d’équivalent de ce passage « du monde clos à l’univers infini » (Alexandre Koyré) résultant de la révolution astronomique copernico-galiléenne.
Peut-on changer la nature humaine, ou bien est-elle immuable ? Dans sa Digression sur les Anciens et les Modernes, Fontenelle, adversaire de la thèse de la supériorité des Anciens, se demande « si les arbres qui étaient autrefois dans nos campagnes étaient plus grands que ceux d’aujourd’hui »16 et conclut évidemment par la négative. En d’autres termes, la Nature – y compris bien sûr la nature humaine – n’a pas changé et ne peut changer, ce qui n’exclut nullement la possibilité d’un progrès historique par accumulation des connaissances, développement des Lumières, amélioration de la société, l’homme restant au demeurant identique à lui-même, donc imparfait17.
Cette position correspond à une première catégorie d’utopies classiques qui, partant du constat de l’imperfection humaine, s’efforcent du moins d’inventer une société autre capable d’en corriger les effets et de l’empêcher de devenir pire grâce à une sage législation, par exemple en jouant habilement sur les passions : c’est le cas de l’utopie de Veiras.
Sur la base du même constat pessimiste, d’autres utopies au contraire choisissent d’inventer une nature autre qui, elle, pourrait être une nature parfaite, mais ne serait plus une nature à proprement parler « humaine ». Tel est le cas des Préadamites de Foigny, qui ne descendant pas d’Adam ne sont donc pas soumis à la Chute, ou encore des Chevaux de Swift, qui offrent toutes les caractéristiques de ce que pourrait être une humanité parfaite – à ceci près que ce sont des chevaux et non des hommes. Modèle, certes, mais bien peu imitable ; et peut-on faire cohabiter l’humain et le surhumain sans de graves conséquences ?
Ne faudrait-il pas enfin ménager la possibilité d’un troisième type d’utopies ? Il s’agit de celles qui, sans nier les imperfections de la nature humaine au niveau de l’individu, les intègrent à un niveau explicatif plus global, celui de la collectivité et de l’équilibre des passions au sein du corps social, ou bien celui de l’espèce et de son devenir, ou encore celui de la Nature elle-même et des grands cycles qui régissent son fonctionnement. C’est semble-t-il l’une des interprétations possibles des deux épisodes utopiques d’Aline et Valcour de Sade, apparemment opposés, mais en réalité convergents.
Nature humaine et politique : l’Histoire des Sévarambes
L’Histoire des Sévarambes18 peut servir de paradigme à notre premier type d’utopies classiques, dont le principe pourrait être : « Puisque l’homme est foncièrement mauvais, inventons donc une société qui contienne ses vices et l’empêche de devenir pire ». Officiellement protestant, en réalité déiste et peut-être secrètement athée, Veiras est ouvertement antichrétien : l’histoire de l’imposteur Stroukaras, qui s’impose à la crédulité publique par de faux miracles, est une parodie blasphématoire de celle du Christ. Ce n’est donc pas sur le péché originel que s’appuie sa vision pessimiste de l’homme, mais sur la puissance des passions, d’une part, sur une grande méfiance envers l’individu, d’autre part, un certain optimisme institutionnel corrigeant un peu cette image morale plutôt sombre :
Les Hommes ont naturellement beaucoup de penchant au vice, et si les bonnes Loix, les bons exemples et la bonne éducation ne les en corrigent, les mauvaises semences qui sont en eux s’accroissent et se fortifient » (H.S., III, p. 314-315).
D’où la place très importante consacrée à l’exposé du système politico-religieux qui donne sa légitimité au pouvoir monarchique et fonde tout le système social. Bien que la religion des Sévarambes se présente comme un rationalisme déiste appuyé sur un culte solaire, cette religion « naturelle » est en réalité issue d’une « révélation » (non-chrétienne) apportée par le législateur Sévarias, régulièrement réactualisée par un ensemble de cérémonies et de rituels minutieusement décrits. Elle fonde le pouvoir « héliocratique » du souverain, portant le titre de Vice-Roi, représentant terrestre du monarque théorique, le Soleil. Cette religion d’État, qui évoque à la fois l’empire des Incas selon Garcilaso de la Vega19 et la métaphore solaire sur laquelle repose le pouvoir de Louis XIV, répond à la conviction (qui sera aussi celle de Pierre Bayle) que « naturellement les hommes n’ont pas plus de religion que des bestes » (H.S., V, p. 262) et qu’il faut donc leur en inculquer une.
Qu’elle soit vraie ou fausse importe peu : le but, purement utilitaire et laïque, est de maintenir l’ordre social et l’unité de l’État. Protestant, Veiras prêche pour la tolérance religieuse, mais estime qu’elle doit être garantie par un pouvoir fort et ne la croit nullement incompatible avec une religion d’État unitaire : la religion solaire des Sévarambes est suffisamment accueillante pour ne heurter aucune des croyances privées, comme l’était chez More le culte officiel de Mithra. On trouve même chez eux une petite Église chrétienne (protestante ?), tolérée par les autorités. De même, « une bonne éducation corrige le plus souvent et même quelquefois étouffe les semences vicieuses qu’ont les hommes, et cultive celles qu’ils ont pour la vertu » (H.S., III, p. 316). Confiée à des établissements d’État, cette éducation est collective et s’achève sur la cérémonie de l’Osparenibon, mariage de groupe obligatoire qui est à la fois une entrée dans la citoyenneté et une garantie contre l’entraînement passionnel. En principe du moins, car « la passion regne par tout où il y a des hommes » (H.S., IV, p. 200) et malgré les institutions sages qui les encadrent les Sévarambes n’échappent pas à la règle. La passion amoureuse est la plus difficile à contenir et celle qui entraîne le plus de désordres privés. Elle est le ressort principal de diverses anecdotes ou historiettes galantes qui montrent l’impuissance des lois à endiguer les pulsions individuelles, comme l’explique la conclusion des aventures amoureuses de deux couples de jeunes gens, Bemistar, Pansona, Bemiste et Simmadé :
Voilà comme quelque fois l’amour se joüe de la vigilance des Gardes les plus severes, et porte les Amans aus entreprises les plus hazardeuses. Tout le monde n’obeït pas également aus lois, quelques douces et raisonnables qu’elles paroissent estre, et par tout on trouve des gens qui n’en appréhendent pas tant la severité, qu’ils aiment la passion aveugle qui les porte à les violer malgré la rigueur des chatimens qu’elles ordonnent (H.S., IV, p. 86-87).
Mais les imperfections de la nature humaine sont utiles au législateur s’il sait les utiliser. Partant d’une conception pessimiste de l’homme héritée du calvinisme et des moralistes classiques, Veiras en fait le moteur de son système politique. Comme tous les hommes, les Sévarambes sont superstitieux et crédules, d’où les succès du faux prophète Stroukaras, qui se faisait passer pour le fils du Soleil. Le législateur Sévarias utilisera exactement les mêmes méthodes pour conquérir le pouvoir, ne se différenciant de son prédécesseur que par la pureté proclamée de ses intentions. Ce qui revient à dire que, juste ou injuste, tout pouvoir est fondé sur la manipulation de l’opinion et sur l’exploitation politique de la superstition. À l’origine de l’État utopique, il y a une imposture, assumée comme telle et justifiée dans la perspective « machiavélienne » assez fréquente chez les libertins : les moyens importent peu si les fins sont légitimes20.
Quant au fonctionnement au quotidien du système politique, il utilise au bénéfice de l’Etat l’orgueil, l’ambition et la vanité, principales passions des Sévarambes. Ceux-ci sont plus sensibles aux honneurs et aux blâmes qu’aux richesses matérielles, ce qui les aide à accepter le principe de la communauté des biens – présent ici comme dans la majorité des utopies de l’époque – et les implique fortement dans le système étatique. Il comporte une pyramide hiérarchisée de conseils, de magistratures et de dignités officielles que chacun est invité à parcourir dans un long cursus honorum. Tous, animés par « une honneste emulation, qui leur fait prendre soigneusement garde à toutes leurs actions », se montrent « fort soigneus de s’aquerir l’amour et l’estime de tout le monde, parce que c’est le moyen de parvenir aus charges » (H.S., IV, p. 6) ; habilement exploitées, les passions individuelles – la vanité en l’espèce – produisent le bien collectif, de sorte qu’on pourrait appliquer aux Sévarambes l’axiome de La Fable des Abeilles de Mandeville [1714] : « Private vices, public benefits ».
Reste que l’ordre utopique n’a pas éradiqué les passions, même s’il s’en est servi pour le bien commun. Si perfection il y a – mais le terme n’est guère adéquat – c’est au plan collectif qu’elle est visible, non au niveau des individus. Et, comme le montrent les histoires insérées21, la tension de l’individuel et du collectif n’a pas été résolue. Ces anecdotes, où il est question d’amants infidèles, de femmes ambitieuses, de juges intéressés, reposent toutes sur le conflit entre le désordre des passions individuelles et la rationalité de l’ordre collectif. Certes elles se terminent en général par la restauration de l’ordre ; mais il a bien fallu que cet ordre soit préalablement perturbé. Il est donc fragile, puisqu’il tolère tant de fâcheuses exceptions, et peut-être théorique, puisque lorsqu’on considère non plus la société, mais les êtres qui la composent, c’est le constat du désordre qui s’impose.
Les anecdotes sont en effet le lieu d’émergence privilégié de l’individu en utopie. Pour une fois, les citoyens échappent à leur pure fonctionnalité sociale pour accéder à l’identité personnelle. C’est également la seule occurrence du récit événementiel à l’intérieur du tableau utopique, si l’on excepte le récit de fondation et la prise de pouvoir du législateur qui tout à la fois en commencent et en achèvent l’histoire. L’anecdote est un micro-récit ; quelque chose s’est produit dans un monde où, si ce monde était réellement parfait, rien ne devrait ni même ne pourrait se produire.
Comme toujours dans les utopies, l’intrusion de l’individu et celle de l’événement dans un univers holistique où l’Histoire est censée achevée ne peut que ternir le tableau d’ensemble et sa perfection supposée. La réémergence finale du voyageur-narrateur comme personnage et sa décision de départ confortent cette impression. Le lecteur avait presque oublié la présence de Siden, naturalisé Sévarambe et apparemment complètement intégré à sa communauté d’accueil. L’entendre confesser son inadaptation, dans ce pays où les étrangers ne sont que tolérés, et sa nostalgie de l’Europe, est donc une surprise :
Car aprês avoir demeuré prês de quinze ans dans ce Païs-là ; un violent desir de revoir ma Patrie s’empara de mon cœur malgré toute ma raison (H.S., V, p. 437).
C’est toujours à la puissance des passions que renvoie le conflit des deux ordres pascaliens de la Raison et du Cœur, et si le retour du narrateur dans son pays peut se comprendre, puisqu’il est narrativement nécessaire à la transmission de son témoignage, il implique aussi une critique de l’utopie, ou du moins le constat d’une incompatibilité personnelle. À qui la faute ? À l’imperfection de l’Européen Siden, dont la mauvaise nature – celle de tous les hommes – n’a pas été encadrée dès l’enfance par une éducation appropriée ? Ou bien à celle de l’ordre utopique, nullement parfait puisqu’il s’accommode de la manipulation et du mensonge ?
Pour Veiras, la politique est un « art du possible » qui cherche à tirer le meilleur d’un matériau imparfait, l’homme, par des moyens eux-mêmes imparfaits, voire frauduleux. Tournant le dos à un idéal de perfection étranger au monde humain, il a semble-t-il cherché à dégager à travers l’utopie sévarambe la moins mauvaise des formes de gouvernement, objectif nullement « révolutionnaire », au contraire de ce qui a été souvent affirmé : le système héliocratique ne diffère guère de l’absolutisme louis-quatorzien, sinon en ménageant une marge politiquement acceptable de tolérance religieuse, ce qui certes n’était pas sans conséquences quelques années avant la Révocation de l’Édit de Nantes.
Fascination et périls du surhumain : Foigny et Swift
L’incompatibilité entre un ordre utopique parfait, conçu pour une race d’êtres eux-mêmes parfaits, et l’homme tel qu’il est, incarné par le voyageur européen, devient l’enjeu essentiel dans notre second type d’utopies : partant du même constat d’imperfection de la nature humaine, elles inventent une nature autre qu’on ne peut plus qualifier vraiment d’« humaine ». On peut examiner conjointement les deux textes majeurs illustrant cette catégorie.
Contemporaine des Sévarambes, La Terre Australe Connue22 (1676) rapporte les aventures d’un homme qu’on pourrait qualifier d’ordinaire, puisque descendant d’Adam et soumis aux passions comme nous tous, s’il n’était porteur d’une double particularité. Né en mer, censé responsable du naufrage du navire et donc de la mort de ses parents et de tout l’équipage, Sadeur inaugure fâcheusement une destinée à la Jonas qui condamne à leur perte tous les bateaux qu’il emprunte. Objet d’« indignation », c’est son terme, se jugeant lui-même « pis qu’un vipéreau » puisque, dit-il « je ne vivois que pour causer la mort à ceux qui travailloient davantage à me conserver la vie » (T.A., p. 72), Sadeur est par excellence le représentant de la condition humaine déchue : cette culpabilité congénitale, profondément intériorisée quoique excluant toute faute personnelle, doit sans doute se comprendre comme le symbole du péché originel.
La seconde particularité est anatomique. Elle fait de Sadeur, selon ses termes, un objet d’« aversion », un monstre en somme : né avec les deux sexes, il est hermaphrodite. Sa bizarre destinée le conduira en Terre Australe, chez des êtres semblables à lui, mais en apparence seulement. Chez les Australiens l’hermaphrodisme n’est pas anatomique seulement, mais aussi ontologique. C’est le signe d’une nature autre, foncièrement différente de la nature humaine – ou plutôt « demi-humaine », diraient les Australiens (c’est-à-dire en réalité animale). La nôtre a été irrémédiablement corrompue par la Chute. Les Australiens, eux, peuvent s’autoreproduire – donc chez eux ni sexualité, ni dépendance, ni désir – et surtout, étant complètement exempts des passions humaines, ils se voient comme des êtres parfaits. Le narrateur souligne l’origine théologique de la séparation anthropologique entre les deux natures :
Il n’est que le péché qui nous ait donné de l’horreur de nous-même et qui, ayant sali notre âme devant Dieu, nous ait rendus insupportables. A voir ces gens, on diroit facilement qu’Adam n’a pas péché en eux, et qu’il sont ce que nous aurions été sans cette cheute fatale (T.A., p. 105).
Foigny le suggère sans le dire : ses Australiens bisexués sont les descendants d’une race préadamitique issue d’une première création et donc indemne du Péché, thèse hérétique issue de l’ésotérisme juif qui s’autorise des contradictions entre les deux récits de la Création présents dans la Genèse (Gen. I, 27-28 ; Gen. II, 21-25)23.
On peut passer sur le contenu de l’utopie, qui se déduit logiquement des prémisses de l’hypothèse théologique. Sous l’apparence de la fantaisie la plus gratuite, Foigny reconstruit avec une extrême rigueur ce que pourraient être l’univers mental et la civilisation matérielle d’une humanité sans péché, donc sans passions, qui serait en réalité une surhumanité en rupture avec notre condition déchue. Libérés des contraintes animales de la reproduction sexuée par l’autosuffisance hermaphrodite, exemptés de l’angoisse de l’individuation par leur immersion dans l’unité du corps social, tous rigoureusement semblables et communiant tous dans la Raison parfaite, les Australiens ne peuvent vouloir autre chose que ce que veut la Raison, c’est-à-dire tous exactement la même chose. L’Australien agit donc nécessairement en harmonie préétablie avec tous les autres, par infusion spontanée de la volonté générale dans les volontés particulières :
Le mot de commandement lui est odieux, il fait ce que sa raison lui dicte de faire ; sa raison c’est la loy, c’est la règle, c’est son unique guide (T.A., p. 106).
Aucune dimension politique dans cette société « anarchique » au sens étymologique, quoique nullement libertaire, qui se passe de lois, d’institutions, d’Etat et même d’administration. Elle se passe aussi d’une Histoire : à la différence de l’empire sévarambe, la société australe semble exister depuis l’origine dans sa perfection inhumaine ; pas de fondation, pas de héros législateur, pas d’Histoire, ou du moins aucune qui soit communicable, puisque leurs Annales sont à la fois interdites et incompréhensibles, seulement une répétition de l’identique figée dans un éternel présent.
Swift a-t-il lu Foigny24 ? Ce n’est pas absolument certain, mais la problématique est étonnamment similaire dans le quatrième des Voyages de Gulliver (1726), sauf pour l’aspect théologique, jamais abordé explicitement. Cette absence de références religieuses, alors qu’il s’agit d’une rubrique obligée des utopies classiques, paraît conforter la thèse (a priori contestable) d’un athéisme secret de Swift. Elle s’explique pourtant fort bien dans le contexte du Voyage au pays des Chevaux25. Que pourrait bien être la religion d’une société chevaline ? Les chevaux n’étant pas soumis au péché originel, bien évidemment, peut-être un rationalisme déiste analogue à celui des Australiens, attitude religieuse dont Swift a toujours été un adversaire résolu. Mais la question ainsi posée fait surtout ressortir le ridicule de l’hypothèse : on ne peut concevoir l’homme autrement que pécheur, contrairement à l’anthropocentrisme optimiste de la philosophie des Lumières naissante, et par conséquent radicalement imparfait.
La fiction des Houyhnhnms, ce peuple de Chevaux Parfaits dont le nom signifie en leur langue « la perfection de la nature » (V.P.C., p. 109), doit se comprendre comme la prise au pied de la lettre sarcastique d’une définition optimiste de l’homme comme « animal rationnel » que Swift entend tourner en dérision : les Chevaux, comme les Australiens, incarnent cette Raison parfaite que l’homme réel ne possèdera jamais. Comme chez Foigny, elle exclut les passions et les vices habituels à toute société humaine et surtout le mensonge, notion incompréhensible à des êtres parfaits, sinon par le détour d’une maladroite périphrase qui est en réalité une contradiction dans les termes : mentir c’est « dire la chose qui n’est pas » (V.P.C., p. 109), ainsi que Gulliver tente de l’expliquer à ses hôtes.
A la faveur d’un autre processus de retournement, le monde des Chevaux Parfaits projette en miroir sa répondante inversée sous la forme d’une répugnante version animalisée de la race « humaine », ce que Gulliver devra finir par admettre, pour sa plus grande honte. Le Yahoo, dont le nom évoque peut-être le « Moi haïssable » selon Pascal (Yahoo = « the odious I ») a donné lieu à de multiples interprétations – image de l’homme à l’état de nature, figuration allégorique de l’homme pécheur… – mais la vraie question est celle de sa relation avec l’homme social réel. Des deux, lequel est le pire ? Lequel est la version dégradée de l’autre ? Il fait hélas peu de doute pour le Maître Cheval, au terme de ses entretiens avec Gulliver, que l’abjecte bestialité du Yahoo est à tout prendre moins répugnante que la perversion morale de l’homme européen, lequel met à profit sa « parcelle de raison pour perfectionner ses vices naturels et en acquérir de nouveaux que la nature ne nous avait pas donnés » (V.P.C., p. 161).
Les deux utopies, celle de Foigny et celle de Swift, sont très similaires si l’on en reste comme nous l’avons fait aux données anthropologico-théologiques, bien qu’elles diffèrent beaucoup par la structure sociale (égalité absolue en Terre Australe, société de castes chez les Chevaux) et la civilisation matérielle (relativement élaborée chez les premiers, archaïque chez les seconds). Aussi anciennes que le monde, sans acte de fondation ni législateur, figées dans une non-Histoire immobile, elles éliminent aussi tout ce qui définit la condition humaine pour la pensée classique, à savoir la malédiction du péché originel et l’imperfection des passions. Elles sont donc peuplées non par des hommes, mais par des races d’êtres parfaits étrangers à la nature humaine, ce que Swift souligne ironiquement en leur donnant une identité chevaline. Pour eux, la conception chrétienne de l’Histoire, fondée sur le scénario Chute-Passion-Rédemption, ne saurait évidemment s’appliquer. D’où la nature a-religieuse de la société chevaline ou, chez les Australiens, le culte muet rendu à un Dieu hypothétique infiniment lointain perçu comme une sorte de despote sadique qui, disent-ils, « fait consister sa toute puissance à nous détruire, autant qu’à nous faire exceller » (T.A., p. 123). Emplis du sentiment intérieur de leur perfection (« Nous savons que nous sommes fort nobles, fort parfaits et dignes d’une éternité », ibid.), les Australiens toutefois sont mortels, bien qu’ils optent toujours pour le suicide dans leur vieillesse ; la tentation de la mort volontaire revient à récupérer leur liberté en retournant cette contradiction contre l’être divin qui en est rendu responsable.
Si la dimension chrétienne est donc bannie des sociétés utopiques elles-mêmes, elle se trouve pour ainsi dire inscrite dans le dispositif narratif par la fonction de médiation entre les deux mondes assurée par le voyageur-narrateur, médiateur entre l’Europe et l’utopie, médiateur aussi, à l’instar du Christ, entre les deux natures, la réalité déchue de la nature humaine, dont il relève et la nature surhumaine des utopiens, dont la perfection le fascine, mais à la hauteur de laquelle il lui est impossible de vivre. La participation simultanée aux deux natures fait du voyageur un personnage clivé, voué tantôt au tragique, tantôt au grotesque, en tout cas toujours au déchirement intérieur. La dimension christique du personnage de Sadeur, dont la destinée terrestre s’achève précisément un 25 mars, « jour de l’Incarnation du fils de Dieu » (T.A., p. 66), est rendue manifeste par tellement d’indices qu’on ne peut plus se satisfaire de l’interprétation déiste encore couramment donnée à ce texte énigmatique26.
À l’inverse, Gulliver, reclus à son retour chez lui dans son écurie, n’est qu’un Christ parodique en proie à la folie misanthropique. Se voulant moraliste et même prophète, unissant en lui également les deux natures – anatomiquement Yahoo, mais spirituellement Houyhnhnm ou s’efforçant de le devenir –, dépositaire de la « Révélation » quasiment religieuse reçue des Chevaux Parfaits, Gulliver se pense investi d’une mission rédemptrice auprès de ses contemporains contenue dans les quatre volumes de ses voyages, sorte de nouveau message évangélique :
corriger tous les vices et toutes les folies auxquels les Yahoos sont sujets, si leur nature avait été capable de la moindre disposition à la vertu ou à la sagesse (V.P.C., p. 71).
[to correct every Vice and Folly to which Yahoos are subject ; if their Nature had been capable of the least Disposition to Virtue or Wisdom, V.C.H., p. 70].
Grotesque itinéraire, qui suggère déjà les risques encourus à fréquenter les mondes parfaits. Mais le sont-ils ? Leur degré de développement matériel est plutôt modeste, surtout chez Swift, et on peut les juger intellectuellement très inférieurs aux sociétés réelles : malgré leur perfection rationnelle, ou peut-être à cause d’elle, Australien et Chevaux sont incapables de cerner des notions européennes qui leur sont étrangères telles que le pouvoir, la loi, l’Etat, le mensonge. Prisonniers d’une logique binaire du vrai et du faux, la pensée de la complexité leur est fermée : la nuance, l’ironie, l’hypothèse, la fiction surtout, leur sont des catégories étrangères. De tous les arts, celui du roman serait sans doute pour eux le plus incompréhensible : s’il y a un monde qui est bien incapable de rêver des utopies, c’est sans doute celui des Chevaux ou des Australiens27.
L’intolérance à l’altérité est une autre caractéristique de ces sociétés dites parfaites. L’esprit holistique qui les anime ne se traduit pas seulement par l’absorption de l’individu dans le corps social, mais aussi par la volonté d’éradication des autres formes de vie. Une extraordinaire agressivité marque les rapports des Australiens avec les animaux ou les peuples « demi-humains » situés à leurs frontières, auxquels ils livrent des guerres d’extermination décrites par Foigny comme d’horribles boucheries. Chez Swift, le débat sur l’anéantissement de la race des Yahoo (« Whether the Yahoos should be exterminated from the Face of the Earth », V.P.C., p. 184) s’inscrit dans un imaginaire du génocide dont Claude Rawson a fort bien analysé les inquiétantes implications28.
C’est le narrateur qui, plus ou moins involontairement, met en évidence la face cachée d’une perfection qui le fascine, mais se révèle progressivement incompatible avec sa propre nature. Accueilli par les Australiens comme « frère » sur la base d’un double malentendu, biologique et linguistique (T.A., p. 88), Sadeur trahit vite sa nature « demi-humaine » par des questions gênantes et des comportements scandaleux qui provoquent enfin sa condamnation à mort et sa fuite, se bornant pour toute défense à mettre ses « crimes » sur le compte « des deffauts qui provenoient de [sa] nature » (T.A., p. 151). Le cas de Gulliver est à la fois pathétique et ridicule : fasciné par une société qui le rejette, horrifié par le constat irréfutable d’une identité qui lui est odieuse – il est un Yahoo, hélas – il s’enfonce dans la haine de soi et de ses semblables, souscrivant à la sentence d’expulsion du monde parfait qui le frappe, puisqu’elle est dictée par la Raison. Renvoyé à son monde d’origine qui lui est devenu abominable, assigné à une identité méprisable à ses yeux, Gulliver victime du dangereux mirage de la perfection sombre dans la folie, échouant de surcroît à tirer de son expérience de quoi changer son propre monde, ainsi qu’il l’avoue dans sa lettre-préface.
Un tel espoir était-il d’ailleurs bien raisonnable ? La coupure radicale entre les deux natures, l’humaine et la supra-humaine, se révèle incompatible avec la finalité d’exemplarité attribuée ordinairement aux utopies : pour qui n’est ni préadamite ni cheval, le modèle n’est pas imitable, étant inséparable de la nature des habitants. Et même pour ces derniers la perfection est peut-être un leurre. Parce qu’ils se savent mortels et qu’il est impossible de « se pouvoir aimer sans détester sa dissolution » (T.A., p. 121), les Australiens préfèrent la mort à la vie, ce qu’il justifient par un raisonnement irréfutable, si bien qu’« on » a dû autrefois leur interdire par décret un suicide général immédiat. Mais qui peut bien être ce on, alors que l’Etat n’existe pas ? Comment concilier cette décision imposée avec le principe sacré (T.A., p. 106) de l’absence de toute contrainte ? Comment enfin la concilier avec l’existence même des Australiens, dont la raison est l’unique guide (ibid.), si c’est précisément la raison qui chez eux conduit à condamner le fait même d’exister ? Et peut-on vraiment qualifier de parfait cet univers d’une mélancolie funèbre où la mort devient l’unique objet du désir ?
Si l’on accepte notre interprétation du texte comme allégorie pascalienne, La Terre Australe Connue n’offrirait donc ni un modèle positif à imiter – la chose est impossible –, ni une critique de la société européenne – elle existe, mais, étant formulée du point de vue de la perfection, elle est peu pertinente –, ni même une apologie du rationalisme déiste conformément à la vulgate critique : le discours explicite va effectivement en ce sens, mais le scénario narratif suggère une interprétation toute autre. Nous proposons d’y voir un exercice de théologie spéculative – on pourrait presque dire de théologie-fiction, comme il y a une science-fiction – en même temps qu’une utopie anthropologique dans laquelle des êtres surhumains de pure raison, se passant de l’art impur de la politique, vivraient sans État ni gouvernement. Il y a quelque chose à la fois de fascinant et de terrifiant dans ce tableau de ce que pourrait être un monde sans péché, donc parfait, mais privé également de la dimension de l’espérance de la rédemption et du salut. L’effet paradoxal du culte de la Raison et de la critique de la religion traditionnelle est peut-être de réhabiliter le christianisme comme réponse appropriée au bout du compte à la réalité déchue de la nature humaine.
Les utopies classiques peuvent donc se répartir schématiquement en deux types. Dans la première configuration – celle de l’Histoire des Sévarambes – l’Etat se sert de l’imperfection de la nature humaine en la retournant contre elle-même afin d’en corriger autant que possible les mauvais effets. Dans le second type, chez Foigny ou Swift, la dimension du politique est rendue inutile par la nature rationnelle des habitants, ce qui n’est possible qu’en sortant des limites de la condition humaine. Toutefois cette perfection fictivement réalisée se révèle irrespirable pour les êtres imparfaits, et il n’est même pas sûr qu’elle soit vivable pour les utopiens eux-mêmes.
Ce clivage se prolonge dans les textes ultérieurs avec des inflexions spécifiques. Ainsi Gaudence de Lucques29 (1737), du prêtre catholique anglais Simon Berington, est conforme au modèle de Veiras, mais le culte solaire y est vu comme une préparation à une révélation chrétienne à venir, non comme un aboutissement ultime : le déisme n’est qu’une étape. Les Mégamicres de l’Icosaméron30 de Casanova (1788) reprennent les données de La Terre Australe Connue – il s’agit d’un peuple de Préadamites androgynes vivant dans l’ancien Paradis terrestre, localisé au centre de la terre – mais l’esprit est très différent de celui de Foigny. On trouve même une superposition bizarre des deux modèles avec les Ajaoiens de Fontenelle (1768), qui à l’exemple des Australiens « peut-être ne descendent point d’Adam, puisqu’ils ne ressentent point la violence des passions insensées »31, mais forment une société politique comme les Sévarambes.
On peut s’arrêter un instant pour conclure sur les deux épisodes utopiques d’Aline et Valcour32 (1795), où Sade, qui a probablement lu Veiras, reprend tout à fait à la fin de la période le modèle de l’utopie classique, le soumettant à divers détournements et esquissant aussi son dépassement vers des problématiques nouvelles. Construites en diptyque, les deux micro-utopies de Butua, royaume africain anthropophage « dont les mœurs et les cruautés surpassent en dépravation tout ce qui a été écrit et dit » (A.V., p. 554), et de l’île de Tamoé, monarchie paternaliste d’aspect superficiellement idyllique, sont apparemment antagonistes mais en réalité convergentes. Concernant ce qu’il appelle « la perversité naturelle de l’homme » (A.V., p. 658), Sade surenchérit sur le pessimisme classique, à ceci près que pour lui les notions morales du bien et du mal perdent leur sens si l’on considère le tout et non les parties. La Nature, dont la nature humaine n’est qu’une composante, n’est ni bonne ni mauvaise. Elle se perpétue par un cycle de génération et de destruction autorisant la perversion et le crime, qu’elle légitime par conséquent.
Fondée sur le despotisme politique, l’écrasement des plus faibles et l’esclavage sexuel de la femme, l’utopie de Butua semble exprimer, outre les fantasmes personnels de Sade, une forme extrême de l’idéologie « féodale » de la réaction nobiliaire à la veille de la Révolution. Cette société déjà démographiquement très affaiblie court sans regret vers son anéantissement par auto-génocide de sa propre population, perspective indifférente à l’univers puisque l’homme est inutile à la nature.
Tout en prenant le contrepied de ces provocations scandaleuses, la rhétorique vertueuse de Tamoé, si convenue qu’on ne peut que la juger parodique, exprime à peu près les mêmes idées. Souverain et législateur de Tamoé, le roi Zamé croit, comme Sévarias, que « l’homme est faible » (A.V., p. 637), que l’Etat et la religion peuvent cependant freiner ses vices, que « cette étude [celle de la nature humaine] est le premier art du législateur » (A.V., p. 657), qu’une habile législation peut enrayer le goût pervers de la transgression qui incite à braver les interdits : au lieu de réprimer le crime, il faut donc le dépénaliser et ne considérer que le « bonheur général » résultant de l’équilibre social des passions et de la libre satisfaction des désirs au plan global (A.V., p. 671).
En radicalisant le constat pessimiste de l’imperfection de la nature humaine, coupé toutefois de ses racines théologiques et mis au service d’une psychologie perverse, Sade réoriente l’utopie veirassienne vers des directions nouvelles : d’une part, anticipant ce que le théoricien de l’anarchisme Max Stirner appellera « l’Unique et sa propriété » (1845), une exaltation extrême des droits de l’individu – le fameux « isolisme » sadien – aux dépens de la liberté d’autrui et même de son existence ; d’autre part, une vision matérialiste et holistique de la nature, où le fonctionnement du tout l’emporte sur le sort réservé aux parties qui le constituent. Si la base anthropologique de l’utopie classique est toujours présente, la perspective est autre : elle annonce l’utopisme de Charles Fourier et le jeu harmonique des passions, peut-être aussi un certain anti-humanisme nihiliste qui fait bon marché du sort de l’espèce humaine, car seule compte la Nature, qui « se passerait aussi bien de nous, que de la classe de fourmis ou de celle des mouches » (A.V., p. 589).
Que faire de ces œuvres plus inquiétantes que progressistes, énigmatiques jusqu’au vertige, inspirées par la conception d’une nature humaine irrémédiablement imparfaite ? Le lecteur qui refuse la distinction de principe entre l’utopisme et l’utopie, ou qui projette sur la seconde le dynamisme optimiste du premier, récusera sans doute la vision globalement pessimiste qui ressort de la majorité des utopies classique, ou jugera ces textes étrangers à l’utopie telle qu’il l’entend. On peut estimer au contraire qu’à travers leurs contradictions ils en manifestent clairement la nature de « structure d’horizon » par essence inaccessible : les récits utopiques classiques affirment simultanément la légitimité de l’aspiration à la perfection et l’incapacité tragique à s’élever à la hauteur que cette aspiration requiert33.