En 1937 (dans Fils du peuple), Maurice Thorez célébrait en Jules Verne, ou plus précisément en son personnage de Nemo, l’hommage à « la science qui transformera le monde et les hommes quand elle sera au service du peuple ». Quant à l’académicien soviétique Cyrille Andreev, dans son introduction de 1955 à la traduction russe des œuvres complètes, il voyait dans les romans de Jules Verne « toute l’humanité qui lutte contre les forces du mal dont elle finit toujours par triompher, qui conquiert les régions souterraines et sous-marines, l’atmosphère et l’espace interplanétaire, qui avance irrésistiblement vers le monde grandiose de l’avenir »1.
On peut, au choix, ricaner devant ces visions d’« avenirs radieux » dont on ne sait que trop bien où ils mènent, ou au contraire s’abandonner à la nostalgie de l’âge naïf où cet enthousiasme lyrique était encore possible. Chacun est bien conscient en tout cas qu’il s’agit là d’une réception critique historiquement datée du prétendu « progressisme » vernien. Principal tenant de cette interprétation dans son livre sur Verne dont la première édition remonte à 19712, l’historien Jean Chesneaux a dû entériner son déclin, avec probité et finesse d’ailleurs, au fil des moutures successives de son ouvrage. La dernière, celle de 2001, abandonne avec regret le « beau mythe » d’un Jules Verne « révolutionnaire souterrain »3, peu compatible avec le conservatisme avéré de l’auteur et surtout avec l’infléchissement vers le pessimisme qui marque indiscutablement la dernière partie de l’œuvre ; pessimisme qui a contribué à nuancer l’optimisme conquérant, à base de saint-simonisme et de scientisme, qui lui a été souvent attribué. Chesneaux pour sa part veut croire en un Jules Verne bifrons, qui aurait été d’abord un « patriote loyal de la modernité technique et sociale, un adepte du prodigieux "bond en avant" du XIXe siècle industriel », mais, ajoute-t-il, « nul n’en a ensuite perçu de façon plus aiguë les pièges et les périls, fil rouge qui traverse ses Voyages seconde manière »4. Ne faudrait-il pas cependant reconsidérer aussi l’orientation idéologique des grands romans de la maturité, voire celle des premières œuvres de la série des Voyages extraordinaires ? Du Voyage au centre de la Terre (1864) aux Indes noires (1877), les grands récits verniens du monde souterrain illustrent les ambiguïtés d’un optimisme apparemment conquérant, en réalité démenti par le scénario romanesque censé en vérifier le bien-fondé5.
Au même titre que celle d’autres « points suprêmes » dont la fécondité narrative tient à la structure de quête alimentée par l’inconnu géographique (on y trouve, pêle-mêle, des volcans, des îles, les pôles, les sources du Nil, la face cachée de la Lune), la conquête de l’espace intraterrestre – ou seulement son appréhension par le regard scientifique – est emblématique de l’entreprise d’appropriation humaine de la nature. Il peut s’agir, à la faveur d’une expédition scientifique désintéressée, de valider en somme « expérimentalement » des théories géologiques ou paléontologiques, comme dans le Voyage au centre de la Terre, ou encore de mettre en exploitation les richesses minières du monde souterrain grâce à la technologie industrielle, comme le suggère dans Les Indes noires un titre qui unit dans la même série signifiante le produit du commerce colonial de l’Angleterre impériale et les réserves houillères des îles britanniques.
On appellera « scientifiques », au sens large, toutes les procédures rationnelles d’appréhension humaine de l’espace souterrain mises en œuvre dans ces romans, sans chercher à opposer ce qui est construction d’un savoir désintéressé et ce qui est mise en exploitation des ressources par la technique, et ce avec un double but : montrer d’une part que Verne met bien en scène une conquête à la fois matérielle et intellectuelle de cet espace conforme à l’idéologie optimiste qu’on lui attribue d’ordinaire, puisque c’est grâce à la science que le lieu souterrain est atteint, parcouru et finalement expliqué ; mais souligner aussi que cette maîtrise de l’espace y entre régulièrement en concurrence avec une autre forme de domination, celle d’un sacré inhumain et panique ; d’où l’insuffisance des modèles explicatifs proposés, l’affrontement terrifiant avec des êtres monstrueux qui sont l’incarnation de la puissance de l’irrationnel et la menace d’un cataclysme destructeur marquant l’échec de la Science.
Second roman de la série des Voyages Extraordinaires, le Voyage au centre de la Terre a été publié en 1864, mais la version que nous lisons aujourd’hui est celle de 1867, augmentée d’un très important épisode qui occupe deux chapitres (XXXVIII et XXXIX) et dont le point culminant est la rencontre fugitive dans les profondeurs du globe d’un homme antédiluvien vivant. Avant de revenir à cette séquence qui sera le support principal de notre argumentation, rappelons les données scientifiques du récit. Comme beaucoup de romans verniens, c’est un « roman expérimental », pour reprendre un titre qui appartient à Zola mais qui peut évoquer aussi Claude Bernard ; conformément à la méthode positiviste, l’aventure offre la vérification expérimentale (quoique bien évidemment imaginaire) d’une hypothèse, voire de deux dans la version augmentée de 1867 : la nature interne du globe rend-elle ou non possible l’exploration des profondeurs terrestres ? Et qu’en est-il de l’existence de l’« homme quaternaire » ? Jules Verne répond – partiellement il est vrai – à la première question par le voyage de ses héros, qui toutefois ne les conduit pas jusqu’au centre du globe qui était leur but, et à la seconde en leur faisant entrevoir in vivo un « Protée de ces contrées souterraines »6, très différent cependant des données de la paléontologie humaine naissante.
Faisant appel au motif du voyage, la vérification de la première hypothèse met en jeu divers modes de prise de possession de l’espace. A l’appropriation optique de l’inconnu par le simple regard dans ce récit où l’injonction scopique est régulièrement rappelée (« Regarde, Axel, regarde ! » ; cette formule de Lidenbrock y fait figure de refrain)7 s’ajoute fréquemment ce qu’un théoricien du paysage comme Alain Roger appellerait une « artialisation in visu »8, autrement dit une appréhension culturalisée du décor :
Parfois une succession d’arceaux se déroulait devant nos pas comme les contre-nefs d’une cathédrale gothique. Les artistes du Moyen Age auraient pu étudier là toutes les formes de cette architecture religieuse qui a l’ogive pour générateur. Un mille plus loin, notre tête se courbait sous les cintres surbaissés du style roman, et de gros piliers engagés dans le massif pliaient sous la retombée des voûtes (VCT, XIX ; 161-162).
Appliqué à la galerie souterraine qui s’enfonce vers le centre de la Terre, le vocabulaire de l’architecture religieuse convertit l’œuvre de la Nature en artefact humain.
C’est également un glissement de l’inconnu au connu et un transfert du naturel au culturel que vise l’appropriation linguistique du réel, qu’il s’agisse de la nomination des sites (mer Lidenbrock, port Graüben, île Axel) ou de la description ordonnée appuyée sur une taxinomie scientifique. La référence à la classification géologique en roches sédimentaires, éruptives ou « primordiales » (c’est-à-dire granitiques) réduit la diversité naturelle à un ordre intelligible, celui du cabinet minéralogique du professeur Lidenbrock. Face aux apparitions les plus déconcertantes de monstres antédiluviens, ce dernier est à même de fournir immédiatement leur nom latin – c’est un ichthyosaurus ou un plésiosaurus (VCT, XXXIII ; 272) –, ce qui les rendra déjà moins monstrueux, puisque ces étiquettes savantes les intègrent à un système de classement élaboré par la rationalité humaine. On pourrait rattacher à la même perspective de domination intellectuelle de la nature la prédilection bien connue des héros verniens pour la ligne droite, dont la rectitude tendue vers le but à atteindre s’oppose au désordre capricieux des tracés naturels ; Lidenbrock, « homme des verticales » (VCT, XXXIV ; 196), considère comme du temps perdu tout parcours qui ne le rapproche pas de son but, le Centre.
En revanche la vraisemblance scientifique du voyage souterrain lui-même est singulièrement peu convaincante, car il y a contradiction entre les données de l’hypothèse scientifique et le scénario narratif censé la vérifier : indépendamment de toutes les autres raisons qui rendent l’aventure peu croyable, l’existence du gradient géothermique – « un degré par cent pieds » (VCT, XVIII ; 159), précise Verne – rend le voyage radicalement impossible, puisque les explorateurs devraient être logiquement vitrifiés par la chaleur bien avant d’avoir atteint le point central. L’auteur se trouve donc contraint d’inventer une « exception » scientifiquement improbable à la loi d’accroissement proportionnel des températures (VCT, XXV ; 204), ou encore de renoncer à la théorie plutonienne du feu central (d’ores et déjà très majoritairement admise en 1864) pour opter en faveur d’une théorie adverse périmée et qu’il sait fausse, la théorie du volcanisme superficiel développée au début du siècle par Humphry Davy à partir des thèses neptuniennes de la géologie du XVIIIe siècle9 ; c’est malheureusement la seule qui rende le voyage possible. Etrangement, loin d’escamoter ces contradictions internes, Verne semble prendre plaisir à les mettre en évidence : faisant de Lidenbrock un disciple d’Humphry Davy et de son neveu Axel un partisan du feu central – et qui, bizarrement, le reste au terme d’une expédition qui aurait dû lui en démontrer la fausseté – l’auteur multiplie les vains affrontements entre les deux théories et, ce faisant, suggère à la fois l’impuissance de l’explication scientifique et sa contradiction avec la fable censée l’illustrer10.
Ce sont des apories du même ordre qui résultent des chapitres XXXVIII et XXXIX, ajoutés ou remaniés dans l’édition de 1867 afin de tenir compte des récentes découvertes en paléontologie humaine. Ici encore, le point nodal est la concordance ou la discordance entre la théorie scientifique et le scénario narratif. L’élément inducteur est, au cours de l’exploration de la cavité souterraine, la découverte de vestiges fossiles, animaux, puis humains, d’abord de simples ossements épars, puis des cadavres entiers, momifiés mais intacts. Ainsi s’établit une progression du minéral à l’organique et de l’animal à l’humain dont le terme ultime, conformément à la thèse de l’« homme quaternaire » défendue par Boucher de Perthes, est annoncé sous une forme interrogative dans l’ultime phrase du chapitre XXXVIII : « Quelque homme de l’abîme errait-il encore sur ces grèves désertes ? » (p. 314). La réponse, bien évidemment, est oui.
Tout le tableau descriptif, en effet, est construit sur deux procédés structurants, l’annonce et la progression. Les découvertes successives sont préparées, souvent par des questions, selon une démarche dont l’interrogation liminaire d’Axel fournit le modèle :
Quelles autres merveilles renfermait cette caverne, quels trésors pour la science ? Mon regard s’attendait à toutes les surprises, mon imagination à tous les étonnements (XXXIX ; 314).
Cette préparation dramatique qui tout à la fois crée l’attente et en désamorce les effets – car une surprise à laquelle on s’attend n’en est plus vraiment une – peut prendre d’autres formes, par exemple celle du raisonnement par induction (« Puisque la nature avait fait là les frais d’une alimentation végétale, pourquoi les redoutables mammifères ne s’y rencontreraient-ils pas ? », p. 317) bientôt confirmé par l’apparition du troupeau de mastodontes, ou encore celle de la dénégation elle-même démentie par les faits. « Nulle créature humaine ne peut braver impunément la colère de ces monstres » (p. 318) s’exclame Axel avant d’entrevoir fugitivement la silhouette du berger antédiluvien.
La construction par progression, elle, déjà sensible dans le chapitre précédent, envahit ici tous les domaines. A l’intérieur d’une gradation générale du fossile au vivant et de l’inanimé à l’animé, on peut relever une progression à travers les règnes de la nature, du minéral (les champs d’ossements) au végétal (la traversée de la forêt), puis à l’animal (les mastodontes) et enfin à l’humain (le « Protée de ces contrées souterraines », XXXIX, p. 318), mais aussi une progression temporelle à travers les ères géologiques : une fois parcourue « la végétation de l’ère tertiaire dans toute sa magnificence » (p. 316) apparaissent les populations plus tardives de mammifères, puis l’« homme quaternaire » dont la science paléontologique vient d’établir l’existence. Inversant la démarche régressive du grand rêve cosmologique du chapitre XXXII qui a fait remonter Axel par l’imagination jusqu’à la création du monde, le modèle scientifique sous-jacent relève ici d’une épistémologie transformiste ou évolutionniste. S’il est douteux qu’à l’époque Verne ait lu Darwin – De l’origine des espèces n’a été publié qu’en 1859 en Angleterre – la progression même du texte mime bien un mouvement d’évolution des espèces dont l’homme serait l’aboutissement11. Et la démarche plus inductive que déductive résultant du procédé de l’anticipation hypothétique (« puisque X, pourquoi pas Y ? ») illustre bien la méthode positiviste commune à la science darwinienne et, plus tard, au roman policier du type Conan Doyle.
Quant au discours scientifique qui imprègne la représentation du décor, on peut lui assigner d’abord une fonction didactique adaptée au public adolescent qui est celui de Jules Verne. Rationnellement ordonnée par la double progression, taxinomique à travers les règnes de la nature, temporelle à travers la succession des ères géologiques, cette description ambulatoire qui promène le lecteur d’abord dans l’« ossuaire » abritant les vestiges fossiles, puis au milieu de « la végétation de l’ère tertiaire » pour aboutir, selon la plaisante formule de Christian Chelebourg, à des animaux non plus « en os » mais « en chair » et enfin à une créature humaine12, relève du parcours didactique et même de la leçon de choses éclairée par de savants commentaires pédagogiques à la lumière des découvertes les plus récentes.
Celles-ci satisfont à une seconde fonction du discours scientifique : garantir la vérité ou du moins la vraisemblance du tableau fictionnel. Les mastodontes « non plus fossiles mais vivants et semblables à ceux dont les restes furent découverts en 1801 dans les marais de l’Ohio » (XXXIX ; 317) ou le « mésopithèque semblable à celui que découvrit M. Lartet dans le gîte ossifère de Sansan » (XXXIX ; 321) attestent la parfaite continuité du monde du fictif à celui du vrai et les valident l’un par l’autre : les mastodontes fossiles de l’Ohio rendent plausibles leurs congénères vivants de la forêt intraterrestre et inversement.
Mais, si la référence scientifique au réel donne une pseudo-garantie de véracité au récit romanesque, c’est précisément que celui-ci en a le plus grand besoin. Comment croire un instant à ce décor qui, à y regarder d’un peu près, regorge d’incohérences : « explications » pseudo-scientifiques qui n’expliquent rien, comme cette lumière qualifiée de « spéciale » que Verne attribue aux merveilles commodes de l’électricité (XXX ; 235), absurdités biologiques, comme ces plantes sans fonction chlorophyllienne « d’une teinte uniforme, brunâtre et comme passée » (XXXIX ; 316), impossibilités botaniques que le texte souligne au lieu de les estomper, comme ce rassemblement de végétaux de différents climats :
Puis apparaissent, confondus et entremêlés, les arbres des contrées si différentes de la surface du globe, le chêne croissant près du palmier, l’eucalyptus australien s’appuyant au sapin de la Norvège, le bouleau du Nord confondant ses branches avec les branches du kauris zélandais. C’était à confondre la raison des classificateurs les plus ingénieux de la botanique terrestre (XXXIX ; 317).
On ne peut plus croire ici à une reconstitution scientifiquement plausible du monde antédiluvien : ce microcosme total où coexistent tous les climats, toutes les époques et tous les règnes est plutôt l’un de ces « points suprêmes » caractéristiques de l’imaginaire vernien.
L’effet de réel que pourrait susciter l’injection massive de noms savants et de références scientifiques est en réalité démenti par le caractère manifestement onirique du décor. La tonalité en est funèbre, angoissante même : la mélancolie d’un monde mort imprègne l’« ossuaire » initial ; la lumière sans origine apparente, puisque le soleil est absent, donne aux choses et aux êtres un « étrange aspect » (XXXIX ; 316) ; privés de leur ombre, les voyageurs de l’autre monde deviennent eux-mêmes des spectres, à l’instar de « ce fantastique personnage d’Hoffmann » (ibid.) qu’est Peter Schlemihl, évoqué en effet par le conteur allemand dans La Nuit de la Saint-Sylvestre. En renvoyant au paradigme germanique du récit fantastique, le narrateur renforce l’impression d’« inquiétante étrangeté » émanant du paysage, avec son atmosphère malsaine de serre chaude et sa prolifération végétale présentant paradoxalement les caractères de la mort (feuilles décolorées, fleurs sans parfum), situant par avance dans un contexte semi-hallucinatoire la vision fugitive du Sacré qui marque le terme de la progression.
Car c’est bien d’une vision panique du Sacré qu’il s’agit, nullement de la confirmation in vivo de la thèse scientifique de l’« homme quaternaire » défendue, à la suite de la découverte d’une mâchoire humaine à Abbeville en 1863, par Boucher de Perthes, Milne-Edwards et Quatrefages (XXXVIII, p. 306). Accordé à la taille des mastodontes dont il a la garde, l’immanis pecoris custos – référence virgilienne – n’est pas un être semblable à nous, mais un géant de plus de douze pieds de haut :
Ce n’était plus l’être fossile dont nous avions relevé le cadavre dans l’ossuaire, c’était un géant, capable de commander à ces monstres (XXXIX ; 320).
Or Lidenbrock vient, au chapitre précédent, de réfuter comme fabuleuse la thèse du gigantisme de l’homme primitif, et les cadavres fossilisés découverts sur le rivage lui ont donné pleinement raison. Comment mieux dire que la vision du gigantesque berger antédiluvien se situe sur un autre plan que celui du discours scientifique ?
De nouveau, la voie de la fable et celle de la science divergent : il y a conflit entre la visée épistémologique d’une vérification « expérimentale » (quoique imaginaire) d’une thèse, celle de l’humanité préhistorique, et la puissance d’attraction du mythe imprégné de tout un intertexte culturel. C’est vraisemblablement dans Notre-Dame de Paris de Hugo que Verne a trouvé l’immanis pecoris custos, immanior ipse de Virgile ; la vision fantastique s’inscrit ainsi dans un double registre, celui de la tradition antique du monstre – le Cyclope et surtout le Minotaure, clairement suggéré par cette « tête grosse comme la tête d’un buffle » (XXXIX ; 320) –, celui également de la monstruosité romantique dont Quasimodo est le modèle. Quant à l’assimilation de l’être fabuleux à un « Protée de ces contrées souterraines » (XXXIX ; 318), si elle réfère explicitement cette divinité à sa fonction traditionnelle de gardien des troupeaux de Neptune, elle connote aussi les thèmes qui lui sont non moins traditionnellement associés de la métamorphose, de l’illusion, de l’inconstance trompeuse des apparences, comme pour signaler le coefficient d’incertitude qui affecte la vision :
Non ! c’est impossible ! Nos sens ont été abusés, nos yeux n’ont pas vu ce qu’ils voyaient ! Nulle créature humaine n’existe dans ce monde subterrestre ! (XXXIX ; 320).
La réflexion d’Axel nous transporte du temps de l’aventure en train d’être vécue par le héros, dans lequel nous nous trouvions jusqu’ici, au temps ultérieur de l’écriture rétrospective et au point de vue distancié d’Axel devenu narrateur sur le vécu du personnage qu’il a maintenant cessé d’être. Cette distance est en réalité une contradiction : mettant en question la validité de son propre témoignage, le narrateur se refuse à présent à accepter pour vrai ce qu’il a vécu13, dans une étrange dénégation (« nos yeux n’ont pas vu ce qu’ils voyaient ») qui pose comme inconciliables l’évidence irrationnelle de la vision panique et le discours démystificateur de la science.
Resterait à s’interroger sur la signification de l’épisode qui suit immédiatement celui-ci, l’explosion inconsidérément déclenchée par Axel afin de dégager la voie obstruée qui conduit vers le Centre, acte de démesure qui met fin à la fois au voyage et au monde souterrain. Dans la perspective initiatique14, ce cataclysme peut s’interpréter comme l’équivalent de l’interdiction rituelle du lieu initiatique une fois l’initiation achevée, mais on peut y voir aussi une rébellion de la nature affrontée à la violence de l’effraction technique, comme si l’hubris de l’appropriation humaine entraînait la vengeance des choses et la liquidation catastrophique de l’intrigue, selon un schéma qu’illustre également la destruction finale de l’île Lincoln dans L’île mystérieuse après la découverte et l’exploration de la crypte souterraine où repose le Nautilus. Ici, grâce à la science, l’espace hypogé a bien été investi, parcouru, mesuré, inventorié, décrit, classé ; mais cet optimisme conquérant n’est qu’une apparence puisque la cavité souterraine se referme définitivement sur elle-même comme la quête du récit sur son objet désormais inaccessible : le Centre, but de l’expédition, n’a pas été atteint et ne le sera jamais, puisque le chemin qui y menait n’existe plus.
Malgré l’importance du thème dans divers romans et notamment dans la troisième partie de L’île mystérieuse, Les Indes Noires (1877) est semble-t-il l’unique autre récit de Jules Verne qui soit à peu près exclusivement souterrain. Ce roman de la mine, antérieur de huit ans à Germinal (1885) dont il est l’antithèse idéologique mais peut-être aussi une sorte de prototype sur le plan de l’imaginaire, diffère du Voyage au Centre de la Terre en ce qu’il n’est pas un roman de la science, mais de la technique. L’appropriation de l’espace interne du globe n’est plus ici une opération purement intellectuelle qui respecte du moins l’intégrité physique de son objet ; l’exploitation minière, elle, est une véritable ingestion du sous-sol qui fouille, absorbe et détruit : le héros, James Starr, ancien directeur des houillères d’Aberfoyle, est représentatif de « ces ingénieurs qui dévorent peu à peu le sous-sol carbonifère du Royaume-Uni » (IN, I ; p. 2). Sur le mode de l’hyperbole plaisante, le même James Starr évoque la pure et simple disparition future, par extraction intégrale des ressources houillères, d’un globe terrestre qui serait entièrement composé de charbon (IV, p. 34). Autrement dit, la civilisation industrielle, toujours plus avide d’énergie, est un insatiable Moloch qui après avoir détruit le sous-sol qui le porte finit par se dévorer lui-même.
La toile de fond idéologique de ce roman qui peut apparaître comme une célébration sans nuances de la société industrielle, tant il donne de l’activité minière une image idyllique (et à cet égard nous sommes évidemment aux antipodes de Germinal), est en réalité profondément pessimiste : la perspective est celle de la victoire de l’entropie et de l’épuisement du globe par « le monstre à millions de gueules de l’industrie », entraînant la disparition de la société humaine sous sa forme actuelle :
La houille manquera un jour, – cela est certain. Un chômage forcé s’imposera donc aux machines du monde entier, si quelque nouveau combustible ne remplace pas le charbon (III, p. 23) ;
catastrophe dont Verne ne manque pas de calculer l’échéance en fonction des réserves disponibles pour chaque pays.
Les Indes Noires sont en réalité et très paradoxalement un roman de l’ère post-industrielle. À l’ouverture du récit, la mine écossaise d’Aberfoyle, vidée de sa substance comme un cadavre qui a perdu son « dernier globule de sang » (I, p. 5) ou comme une « vieille nourrice [dont le] lait s’est tari » (I, p. 7), est abandonnée depuis dix ans. La narration rétrospective15 creuse une distance temporelle qui relègue l’époque heureuse de l’activité minière dans un âge d’or perdu :
À cette époque, la limite de temps assignée par les hommes spéciaux [sic] à l’épuisement des houillères, était fort reculée, et la disette n’était pas à craindre à court délai (I, p. 3).
Livrées à la poésie morne des friches industrielles, les installations minières de surface n’évoquent plus à présent que des images minérales d’abandon – « ruines d’un vieux château de pierre », « restes d’une forteresse démantelée », « bouche de quelque volcan éteint » (IV, p. 36), en contrepoint aux métaphores physiologiques de tarissement des fluides vitaux qui s’appliquent aux « veines », galeries et cavités de l’espace intérieur. Il faudra la « foi du charbonnier » – le jeu de mots est de Jules Verne (VI, p. 60) – de l’ancien porion Simon Ford, qui depuis dix ans ne s’est jamais résigné à l’évidence avérée de l’épuisement du gisement, pour relancer positivement l’histoire minière apparemment achevée ; « pari » quasiment pascalien, si l’on ose filer la métaphore, qui par grâce spéciale conduira à la découverte miraculeuse du Paradis minier de la Nouvelle-Aberfoyle, gigantesque cavité dont les fabuleuses richesses houillères autorisent de nouveau des siècles d’exploitation.
La topographie évoque beaucoup celle du monde intraterrestre du Voyage au Centre de la Terre. Homologue à la mer Lidenbrock, un lac aux eaux noires peuplé de poissons aveugles, le lac Malcolm, en occupe le centre. Il y manque certes l’éclairage, mais les projecteurs électriques y pourvoiront bientôt. A défaut d’être physiquement présents, les vestiges fossiles le sont au moins virtuellement :
On eût dit une ruche, avec ses nombreux étages de cellules, capricieusement disposés, mais une ruche construite sur une vaste échelle, et qui au lieu d’abeilles, eût suffi à loger tous les ichthyosaures, les mégathériums et les ptérodactyles de l’époque géologique ! (IX, p. 86).
Bien que la Nouvelle-Aberfoyle soit « non l’œuvre des hommes, mais l’œuvre du Créateur », on retrouve pareillement l’imprégnation du regard par les codes culturels et l’artialisation du décor naturel par la comparaison architecturale ; celle-ci emprunte à divers modèles, les uns antiques – hypogées égyptiennes, catacombes romaines –, les autres médiévaux, évocateurs des cathédrales gothiques (voûtes, piliers, nefs, contre-nefs, IX, p. 86-87), auxquels il faut sans doute rattacher le terme de crypte, très fortement récurrent tout au long du roman et dont Verne s’était déjà servi dans L’île mystérieuse pour désigner la retraite souterraine de Nemo. Si les autres vocables peuvent s’interpréter comme une appropriation de l’espace par le regard, la crypte, nous semble-t-il, introduit une nuance différente, celle du caché, du secret et du sacré, comme l’indique l’étymologie ; ce qui suggère déjà, mais nous y reviendrons, qu’il existe ici encore deux voies d’approche du monde souterrain, l’une appropriative et humanisante, l’autre initiatique et sacrée.
Explorons d’abord la première voie. Aussitôt mise en exploitation, la Nouvelle-Aberfoyle est également aménagée, ce qui est plus étonnant, en cité minière souterraine bientôt peuplée par les ouvriers de l’ancienne houillère qui « s’étaient hâtés d’abandonner la charrue et la herse pour reprendre le pic ou la pioche » (XIII, p. 130) à l’imitation de Simon Ford (lequel, ne se résignant pas à abandonner l’ancienne mine, s’y était aménagé un cottage), et plus lointainement des colons de L’île mystérieuse dans leur habitation troglodytique de Granite House : chacun sait à quel point la demeure hypogée appartient aux fantasmes verniens de l’intimité tellurique. Ce qu’on retiendra surtout, c’est l’aspect très nettement utopique de Coal-City – c’est son nom –, même si, comme le note François Raymond, cette utopie ne brille pas particulièrement par l’innovation technologique ni par l’originalité socio-politique16 : la magie de l’électricité règle commodément tous les problèmes techniques, à commencer par celui de l’éclairage – soleil et étoiles sont artificiels –, et une collaboration de classes ingénue tient lieu d’organisation collective dans une atmosphère euphorique d’unanimisme social, voire si l’on peut dire de pastorale minière, qui ne manquera pas de surprendre le lecteur de Germinal :
Cette population, ayant mêmes intérêts, mêmes goûts, à peu près même somme d’aisance, constituait, à vrai dire, une grande famille. On se connaissait, on se coudoyait, et le besoin d’aller chercher quelques plaisirs au-dehors se faisait peu sentir.
D’ailleurs, chaque dimanche, promenades dans la houillère, excursions sur les lacs et les étangs, c’étaient autant d’agréables distractions (XIII, p. 136).
Même si l’on peut juger infantilisant le pouvoir exercé par l’ingénieur James Starr sur son peuple de mineurs, il s’agit bien d’une utopie donnée pour positive, à la différence des autres utopies industrielles verniennes comme Stahlstadt (Les Cinq Cent millions de la Bégum, 1879) ou Blackland (L’étonnante aventure de la mission Barsac, roman posthume publié en 1914 dont l’auteur principal est vraisemblablement Michel Verne), qui sont des anti-utopies17. Toutefois l’optimisme utopique des Indes Noires est à nuancer : le récit, on l’a vu, s’ouvre après l’épuisement de la mine, dans une ère déjà post-industrielle ; l’utopie industrielle de la Nouvelle-Aberfoyle est par conséquent, si l’on se réfère à la distinction classique entre utopies « instauratrices » et utopies « restauratrices »18, une utopie régressive, un retour purement fictionnel vers une situation qui dans l’ordre du réel est donnée pour historiquement dépassée19 : l’euphorie minière de la Nouvelle-Aberfoyle contraste fortement avec la perspective pessimiste, régulièrement réaffirmée, de l’épuisement des ressources et de la fin de la civilisation industrielle.
Peut-être faut-il mettre en rapport cette contradiction entre les deux visions de l’avenir ainsi esquissées, l’une désespérante mais réelle, l’autre rassurante mais fictive, avec le thème lui aussi récurrent de la superposition de deux mondes à la fois symétriques et antagonistes, celui de la surface (autrement dit celui de la géographie empirique) et celui du paradis minier des profondeurs. Le second redouble exactement le premier : au-dessus de la Nouvelle-Aberfoyle, il y a une vallée nommée le Glen d’Aberfoyle, au-dessus du lac Malcolm un lac nommé le lac Katrine, dont on entend même les vagues se briser sur la voûte en période de tempête, détail pour le moins inquiétant qui suggère l’extrême fragilité du monde souterrain, toujours à la merci d’un effondrement qui en effet finira par se produire.
L’optimisme industrialiste de l’utopie minière de Coal-City est donc sérieusement à nuancer, et encore plus si l’on adopte l’approche concurrente de l’univers souterrain comme lieu de l’initiation et du sacré. Les deux optiques sont figurées par les deux personnages de Harry Ford, fils du vieux contremaître, technicien rationaliste comme son père, et de son ami Jack Ryan, « le plus grand partisan du surnaturel qui fût » (VI, p. 59). Verne, qui a voyagé en Ecosse et surtout lu Walter Scott et Nodier20, lui attribue une foi sans limite dans les fées, lutins, « Brawnies » et autres entités fabuleuses du folklore des Highlands, folklore qu’il transpose évidemment dans l’univers de la mine, perçu par le jeune homme comme livré tout entier aux forces du surnaturel. Ce que semble confirmer l’accumulation, comme dans L’île mystérieuse, de mystères et d’énigmes, indices de « la présence dans la mine d’un être inconnu » (VI, p. 63), mais ici chargé d’intentions maléfiques, puisque toute son action semble viser à détourner les héros de la découverte du paradis minier qu’ils sont sur le point d’accomplir.
La révélation de l’identité de la force opposante n’intervient que tout à fait à la fin : c’est le vieux Silfax, habitant solitaire et secret de l’ancienne Aberfoyle, espèce de Robinson de la mine dont il est aussi l’émanation spirituelle, comme une sorte de génie tellurique et même de divinité. Omniscient, omnipotent, présent « partout et nulle part », « il est invisible, lui, mais il voit tout » (XX, p. 225). Son unique apparition finale, accompagné du harfang – sorte de chouette géante – qui ne le quitte jamais, revêt une puissance terrifiante bien rendue par l’illustration de Férat dans l’édition Hetzel (XXI, p. 231). « Roi de l’ombre et du feu » (XX, p. 223), il incarne cette figure presque mythique de l’ancien personnel minier qu’était jadis le « pénitent », chargé au péril de sa vie de contrôler les explosions de grisou. Sa quasi-divinisation, le caractère occulte voire surnaturel de ses interventions, font de lui une autre version de Nemo. Mais c’est en réalité un anti-Nemo, puisqu’il ne tire pas sa puissance de la domination technico-scientifique de la nature, mais du lien magique qu’il entretient avec les éléments. Et c’est un Nemo qui serait resté enfermé dans sa démesure misanthropique, cette « haine contre l’humanité tout entière » (XX, p. 225) que le solitaire du Nautilus a lui aussi connue, mais qu’il a su abjurer en restaurant grâce à la société des naufragés le lien rompu avec autrui ; en somme un « pénitent » qui ne serait pas parvenu à la pénitence, un coupable non rédimé. Mais on ne peut enfermer dans sa négativité ce personnage ambigu qui porte aussi en lui l’aura de « l’individualisme libertaire » (Jean Chesneaux) et qui s’identifie à la poésie élémentaire de la mine telle que la concevait le romantisme allemand21 ; cette poésie que peut-être va irrémédiablement profaner l’ouverture aux appétits mercantiles de l’industrie du monde secret dont il se considérait comme le gardien.
Silfax au demeurant ne se comprend que dans un rapport d’opposition et de complémentarité avec Nell, son arrière-petite-fille22, élevée dans les ténèbres de la mine sans le moindre contact avec l’humanité et dans l’ignorance totale de la réalité extérieure. Plus encore que Silfax, Nell est l’expression visionnaire de l’intimité tellurique, l’émanation non plus terrifiante mais émouvante et fragile du génie du lieu. Bizarrement comparée à un fossile vivant « [enfermé] dans la roche schisteuse, comme un de ces êtres antédiluviens qu’un coup de pic délivre de leur gangue de pierre » (XV, p. 153), ce qu’elle évoque n’est pas pourtant la pesanteur terrienne de Caliban, l’être chtonien de La Tempête, mais la poétique légèreté d’Ariel, le génie des airs. Ce « farfadet » qui « paraissait n’appartenir qu’à demi à l’humanité » (XV, p. 150) est aussi, Christian Chelebourg l’a bien montré, une « enfant sauvage » ignorante de toutes choses qui s’apprête à naître enfin au monde et à elle-même dans l’éblouissement de la lumière qu’elle va contempler pour la première fois23. On ne peut parler ici de sources, elles seraient trop nombreuses et trop incertaines, mais d’un foisonnement intertextuel qui atteste l’extraordinaire richesse mythique du personnage dont Verne est le créateur24. On peut penser aux multiples cas d’« enfants sauvages » qui ont focalisé l’attention de la philosophie sensualiste des Lumières, notamment au plus célèbre d’entre eux, Victor de l’Aveyron, étudié par le docteur Itard dans son rapport de 1801, ou encore à l’énigme de Caspar Hauser, élevé dans un cachot jusqu’à l’âge de dix-sept ans, dont l’aventure fut diffusée dans toute l’Europe par un livre de Feuerbach (le père). Il faudrait sans doute remonter bien en-deçà, peut-être jusqu’à l’expérience de Psammétique relatée par Hérodote, certainement jusqu’à la légende arabo-espagnole de Hayy Ben Yaqdhân, « le Philosophe autodidacte », fixée au XIIe siècle par Ibn Thofaïl dans un roman philosophique largement traduit en Occident à partir du XVIIe siècle, puis diffusée par le Criticón de Baltasar Gracian (1651) et par une foule de romans pédagogiques des Lumières, notamment L’élève de la Nature de Guillard de Beaurieu (1763). Un détail confirme apparemment la pertinence de cette filiation : au fond de la mine, Nell a été nourrie par une chèvre, motif présent dans toutes les versions issues de la fiction métaphysique d’Ibn Thofaïl.
Conformément au scénario canonique du mythe, l’enfant de la nature a vocation à passer du dedans au dehors, de l’enfouissement tellurique à l’illumination solaire, pour revenir ensuite au lieu de confinement initial. Ce scénario, on l’aura remarqué, est aussi celui du mythe platonicien de la Caverne, qui peut-être n’en est après tout qu’une variante. La sortie de la caverne, c’est-à-dire la révélation à la jeune fille de ce monde du dehors dont elle n’a jusqu’ici qu’une connaissance indirecte, suit terme à terme les étapes du récit de La République et en reprend de très près la phraséologie : « Mes yeux peuvent supporter la lumière du jour, et je veux voir le soleil ! Je veux voir l’œuvre de Dieu ! » (XV, p. 160). Et, conformément au platonisme qui imprègne tout cet épisode, c’est la thèse innéiste qui l’emporte sur l’expérimentation sensualiste ordinairement associée au motif du « Philosophe autodidacte » : « on eût dit qu’elle "savait" d’instinct » (XVI, 168) ; l’hymne à la beauté du monde que lance la jeune fille au lever du soleil est peut-être moins une révélation que la confirmation d’une réminiscence.
Mais le personnage de Nell présente aussi des affinités avec d’autres archétypes qui lui confèrent une valeur plus générale de réconciliation des antinomies au sein du roman. La première est, on vient de le voir, celle du dedans et du dehors, du monde de la mine et de la surface terrestre, des ténèbres et de la lumière. L’esquisse d’une permutation cyclique d’un monde à l’autre évoque évidemment le mythe de Perséphone, alternativement reine des Enfers et déesse de la végétation. Son mariage avec Harry Ford, esprit positif peu enclin au surnaturel, vise à concilier l’appréhension poétique et intuitive du monde souterrain avec l’appropriation technique de l’exploitation minière. Quant à ses rapports avec son aïeul Silfax, qu’elle aime et qu’elle craint, ils sont aussi ambigus que son attitude au moins initiale à l’égard de l’utopie industrielle de la Nouvelle-Aberfoyle : où est le bien ? où est le mal ? James Starr est-il un bienfaiteur ou un despote ? S’agit-il de libérer les travailleurs ou de les asservir25 ?
Ces oscillations évoquent un autre scénario aux puissantes résonances mythiques que Verne connaissait bien, celui de La Flûte enchantée. Nell n’est pas sans analogie avec Pamina, fille de la Reine de la Nuit, enlevée – pour son bien, lui explique-ton – par le Grand Prêtre du Soleil Sarastro, prise donc entre la loyauté filiale qui l’appelle à regagner l’empire ténébreux de son enfance et le magnétisme de Sarastro qui l’entraîne vers l’illumination solaire, ou si l’on préfère vers l’idéal des Lumières. L’union de Nell, petite-fille du ténébreux Silfax, et de Harry, fils de l’« overman » Simon Ford, réalise un peu le même rêve de synthèse que celle de Tamino et de Pamina dans l’opéra de Mozart. Mais ici la résolution des antinomies est moins évidente : si le couple marchant en tête de la « grande famille de mineurs » (XXI, p. 230) de la Nouvelle-Aberfoyle est bien désigné comme le symbole unificateur de l’utopie minière, les forces telluriques incarnées par le vieux Silfax restent menaçantes, de même que la violence antisociale que ce dernier incarne.
Certes, à la différence du Voyage au Centre de la Terre, la catastrophe destructrice du monde souterrain n’est ici qu’esquissée : l’effondrement du lit du lac Katrine, dont les eaux se déversent en cataracte dans la houillère, n’est qu’un spectaculaire avertissement sans frais ; et plus tard la médiation de Nell arrêtera in extremis la vengeance du pénitent qui s’apprête à provoquer l’explosion de la cavité souterraine envahie par le grisou. La mort volontaire du vieux Silfax, ou plutôt sa disparition – car après tout, est-il vraiment mort comme on nous l’affirme ? – devrait rétablir la sérénité. Mais, malgré l’idylle nuptiale finale, le vol menaçant de l’oiseau de proie surplombant les eaux noires du lac Malcolm confère à la dernière page une tonalité franchement inquiétante.
Aussi bien dans le Voyage au centre de la Terre que dans Les Indes Noires, les antinomies soulevées par la contradiction entre la fable romanesque et le projet idéologique du romancier n’ont pas été réellement résolues. Si Verne a eu consciemment pour but – ce qu’on ne saurait réellement affirmer – de démontrer l’aptitude de l’homme à se faire « maître et possesseur » de la Nature par les voies rationnelles de la science et de la technique, il faut avouer qu’il a largement échoué. L’expédition intraterrestre que Lidenbrock veut considérer comme un triomphe scientifique est en réalité un triple échec : elle n’a pas atteint son but – le centre –, elle a entraîné la destruction de ce qu’elle a découvert – c’est l’explosion du monde souterrain –, elle a échoué à valider les thèses qu’elle se proposait de vérifier : laquelle des deux théories est la vraie, celle du feu central ou celle du volcanisme superficiel ? l’homme quaternaire était-il de même taille que nous, comme le disent les savants et comme le confirment les fossiles, ou bien était-il un géant mythologique digne des contes fabuleux ? A quoi il faudrait ajouter encore l’énigme de la boussole, qui rend la logique géographique du voyage rationnellement incompréhensible, et qui sera levée par hasard à la dernière page grâce à Axel l’ignorant là où toute la science de Lidenbrock a échoué26.
L’échec est moins flagrant dans Les Indes Noires, peut-être parce que l’ambition scientifique y est infiniment plus modeste. Il ne s’agit pas d’aller au centre de la Terre – l’espace souterrain est tout proche –, ni de vérifier de grandes théories – celles-ci n’ont guère leur place dans ce monde de techniciens –, seulement d’exploiter industriellement une découverte minière, ce qui est fait, et avec succès. Mais le paradoxe, c’est qu’il s’agit d’une entreprise d’arrière-garde : l’âge industriel est déjà dépassé, ou en voie de l’être ; l’utopie de Coal-City est une utopie au sens péjoratif, c’est-à-dire une rêverie nostalgique qui ne crée aucune perspective d’avenir. A défaut d’être concrètement réalisée ici, la destruction du monde souterrain, motif récurent dans ce type de roman – voir L’Ile mystérieuse – pèse comme une lourde hypothèque sur le futur. Et surtout la voie de l’appropriation technique paraît bien prosaïque face à l’aura grandiose de ces génies élémentaires de la mine que sont Silfax ou Nell. Quant aux efforts de Verne pour esquisser dans l’intrigue la réconciliation des deux voies, peut-on vraiment y croire ? On suppose volontiers que de l’union d’Axel et de sa fiancée Graüben naîtra une nombreuse lignée de minéralogistes, paléontologues et autres scientifiques distingués. Mais comment imaginer une postérité au couple bizarre formé par Nell et Harry Ford ?